Chapitre VII. La projection de soi
p. 177-190
Texte intégral
1La construction d’une carrière, soit, la projection anticipée de soi dans un avenir professionnel, mêle inextricablement des temporalités d’origines diverses aux rythmes différents. Le pouvoir de projection des entreprises y croise celui de la vie du travailleur, elle-même indissociable de sa reproduction au sens de la continuation de soi dans et avec l’autre. On a vu comment la montée du chômage des cadres avait joué sur ce nœud de relations. Avec la déstabilisation des plans de carrière, c’est un autre pilier central de la relation de confiance qui unissait les cadres à leur(s) employeur(s) qui viendra à s’effondrer. Un changement de régime s’annonce qui, modifiant les termes de l’échange d’une relation de don/contre-don, augure de la fin d’un système de promotion bureaucratique ayant pour socle une promesse partagée, et ouvre à l’horizon d’un modèle technocratique en passe de devenir norme de l’ascension.
2Ainsi, si l’on peut établir une relation de proportionnalité entre investissement consenti et promesse d’un développement de carrière, il convient alors d’interroger les effets sur le rapport au travail des cadres des modifications des termes de cet échange. Pour atteindre cet objectif, on montrera comment les transformations apportées aux schémas, inséparablement structurels et mentaux, de l’organisation de la production ont joué sur la lisibilité des chemins de la construction des carrières. Mais on verra aussi en quoi les modes actuels de gestion des carrières, en introduisant de nouveaux clivages au sein de la catégorie, parviennent à faire émerger des frontières dont la perception augmente la sensation d’appartenir à des populations d’élus, ou, à l’inverse d’en être exclu. Ces modes d’élection-sélection ne portent-ils pas atteinte à l’un des ressorts de la motivation des cadres ? Poussés devant l’impérieuse nécessité de prendre en main la construction de leur carrière, les individus ne possèdent pas tous les compétences qui leur permettraient d’y parvenir (le cas de Christophe nous fournira l’occasion d’étayer ce constat et d’en évaluer les conséquences). Si certains sont en mesure de maximiser leurs profits en se servant de l’entreprise comme moyen de construction d’eux-mêmes, d’autres voient la production de leur destinée douloureusement bloquée face à ces nouveaux impératifs.
DES DESTINS SÉPARÉS
« Moi je dirais que ce qui distingue les trentenaires des plus âgés, c’est que dans les années 65, on n’avait pas la même perception du temps. On rentrait dans une entreprise, un peu comme dans un monde féodal. On rentrait sous la bannière d’une entreprise, sous une image, donc on était un petit peu vassalisés. On portait les couleurs de la société. Tandis que maintenant, quand on rentre dans une entreprise, on sait qu’on va y rester un certain temps, mais on n’y fait pas carrière. On ne va pas y rester toute sa vie. »
(Assistant de direction, 51 ans.)
Les mutations d’un compromis
3Chez cette figure archétypale du « cadre maison », la projection de soi dans le temps pouvait être assurée – et rassurée – par une forme de loyauté réciproque entre l’individu et l’entreprise, nouant de la sorte l’avenir de l’une au destin de l’autre. Certains d’entre eux (en particulier les ingénieurs) ont pu être animés par le sentiment de servir la société dans son ensemble, d’en être des vecteurs d’avenir. Pour ces raisons, il semble qu’on ne puisse détacher, séparer, dissocier le travail des cadres maison, de leur entreprise, des valeurs qu’elle véhicule, de sa mission sociétale… son projet. Aussi, les risques d’une séparation de ces destins auront-ils des répercussions à la hauteur de la densité de ces liens. L’assemblage constitué par ces relations va pourtant se désarticuler, les destinées se désolidariser.
La déstabilisation d’un compromis statutaire
Ces différentes instances que sont l’individu, l’entreprise, l’économique et le social, ne semblent plus marcher du même pas. La fin des dites Trente Glorieuses, et, plus tard, le tournant de la politique menée par la gauche dès 1983, annonceront à la fois la dissolution d’un compromis social et salarial, mais aussi l’avènement d’un aveu d’impuissance à réguler une économie aux lois jugées naturelles et insaisissables… transcendantes. Cette destruction d’un assemblage – cognitif – entre l’économique et le social a posé les germes d’une dissolution entre destins individuels et collectifs. Le pouvoir de projection des entreprises s’est réduit sous les pressions cumulées des évolutions rapides de la demande et de l’incertitude des marchés. Conjointement, les risques de fusions et acquisitions ont séparé le temps visible du temps « visable », réduisant l’un et l’autre à proportion de la probabilité, toujours méconnue, de voir l’unité dans laquelle on travaille fusionner ou être rachetée par un autre ensemble. Par la réduction de cette capacité de projection, qui touche aussi les entreprises, disparaissent certaines des conditions objectives qui permettent de baliser le chemin des carrières. C’est dans ce contexte que la gestion des carrières s’est individualisée.
Sous les pressions du diktat de l’économique et des tentatives d’adaptation des entreprises, nombre de mesures visant une recherche de flexibilité seront mises en place, qui affecteront la situation du « cadre français1 ».
« Entre 1984 et 1987, [selon une enquête de l’APEC], c’est chez les cadres que les contrats à durée déterminée gagnent proportionnellement le plus de terrain (+ 78 %), et notamment chez les moins de trente ans2. » Cette recherche de flexibilité de l’emploi du côté des entreprises ne fait pas que rompre avec une forme de contrat moral qu’elles ont pu établir avec les cadres, elle annonce aussi la victoire et le primat des intérêts des premières sur ceux des seconds ; les cadres deviennent une variable d’ajustement subordonnée aux performances de l’entreprise « Aux plans de carrière qui garantissaient des perspectives d’évolution balisées, stables et propices à la mise en œuvre de stratégies individuelles d’accès aux promotions, se substitue une gestion à base de “projet organisationnel”, qui privilégie cette fois la participation des candidats à une performance collective. L’avenir des individus est suspendu à celui de l’entreprise, comme les promotions le sont aux performances de la structure3. » Ces mouvements de déstabilisation pluriels scient à la base les ressorts de l’idéologie méritocratique.
Faire face à la séparation
4Comment vivre, dans ces conditions, les contradictions produites par un système qui, d’un côté pousse les salariés vers des modes d’investissement à la fois forts et coopératifs, alors que, d’un autre, voit le jour une panoplie de mesure et d’outils qui ont en commun de porter atteinte – pour le plus grand nombre – à la possibilité de se projeter dans le temps et d’envisager la relation à l’autre dans la collaboration à force de segmentation du lien social ?
« Chez les jeunes, c’est plutôt pour MOI [en insistant] que je bosse. Les anciens sont plutôt dans un esprit où ils vont essayer de faire progresser la boîte et ils font beaucoup d’efforts pour battre les autres concurrents, parce qu’on est toujours en compétition. Alors qu’aujourd’hui, le jeune cadre, pour deux sous de plus, il va changer de boulot. Il n’y a pas de loyauté envers la boîte, il va déménager tout de suite. Ils sont là pour faire une carrière, c’est pour eux et ils ont raison, et malheureusement, aujourd’hui, c’est eux qui ont raison, parce que les boîtes s’en foutent complètement de leur gueule. Ils sont consommables. Quand il sera viré, on va le remplacer par un autre jeune, qu’on va crever aussi. »
(Chef de laboratoire, origine irlandaise, 38 ans.)
Économie de l’avenir et poids du destin
5Par touches successives, les destinées des entreprises semblent se dissocier de celles des salariés4. L’édifice d’une relation de réciprocité se fissure. Du coup, du côté des cadres, se trouvent modifiées les conditions d’appréhension de leur avenir. Dans une période de conjoncture favorable, quand les destins individuels semblaient noués à ceux d’une entreprise, une forme de sentiment de sérénité, à la fois individuelle et collective, pouvait légitimement émerger de cette alliance. Mais, là où les destins se séparent, tout le poids de la construction des carrières et, avec lui, les inquiétudes qu’il renferme, repose sur chacun pris isolément. Se désolidarisant des salariés, les entreprises abandonnent en quelque sorte l’individu à lui-même, et font reposer sur lui la charge du maintien de soi. Nul doute que, dans ces conditions, les moyens économiques dont il dispose comptent parmi les ressources indispensables à sa (re)production… « indispensables », mais pas suffisantes ! Le sentiment d’un abandon de soi par la société est lourd à porter. Il enjoint l’individu à mobiliser l’ensemble des ressources qui le constituent, de l’intérieur, et dont il peut disposer, à l’extérieur (on pense ici aux solidarités familiales, par exemple), afin de minimiser les effets anxiogènes que peut provoquer, chez chacun, la sensation de devoir assumer dans une sorte de solitude sociétale son avenir.
DES PARCOURS INVISIBLES
6Mais, la projection de soi présuppose, en plus de l’identification d’un objectif visé, ici, par exemple, une position professionnelle, la lisibilité d’un chemin pour y accéder. Or, ces voies d’accès se sont brouillées. On a en effet montré comment les transformations du paysage mondial de la production avaient décuplé les échelles spatiales de référence pour chaque salarié. On a aussi vu, qu’en se recomposant, les nouveaux modes d’organisation de la production avaient affecté les moyens dont dispos (ai)ent les individus pour – se – penser – dans – les nouveaux espaces de leur organisation. Ainsi, les possibilités, pour les individus, de se projeter dans l’avenir par les voies de l’espace ont-elles été affectées doublement, de l’intérieur, mais aussi depuis l’extérieur des entreprises… le champ des positions possibles s’obscurcit dans la proximité et le lointain5.
L’effacement des plans
7Mais revenons dans le détail sur l’impact subjectif des transformations objectives de l’organisation spatiale de la production. À l’intérieur d’une organisation pyramidale, les opportunités de promotion pouvaient se lire en verticalité. Mais lorsque l’organigramme s’affaisse, il semble que les déplacements soient voués à tendre vers plus de mobilité horizontale. La littérature managériale, soucieuse de diffuser l’idée de la nécessité d’une prise en charge par les salariés de leur destin professionnel, signale elle-même cette réduction des possibilités structurelles d’ascension par diminution des niveaux hiérarchiques6. Dans ces conditions, le sentiment d’une progression – de soi – est plus difficile à percevoir et à mesurer.
« Cette espèce de mouvance plus informelle »
« Enquêteur : Est-ce que cette diminution des niveaux hiérarchiques a pu avoir de l’influence sur les possibilités d’ascension professionnelle ? C’est peut-être un peu mécanique comme raisonnement…
Directeur d’un cabinet de conseil en recrutement (réservé aux cadres) : Oui, mais c’est mécanique aussi comme évolution. Il y a moins d’échelons, donc il y a moins de places et donc les évolutions pour les jeunes, ça passe plus par des étapes, des niveaux, c’est plus une courbe sinusoïdale, quoi.
Enquêteur : Est-ce que ça peut avoir des influences sur leur rapport au travail ?
Directeur du cabinet : Oui. Ils ne peuvent plus être sûrs d’une carrière ascensionnelle à coup sûr. Ils commencent à intégrer cette espèce de mouvance plus informelle, plus difficile à cerner, ce qui les amène à réfléchir sur eux-mêmes. C’est-à-dire que l’environnement de l’entreprise comporte un certain nombre d’incertitudes et de doutes. L’organisation de l’entreprise comme un râteau, puisqu’il y a moins de niveaux hiérarchiques, ça pousse moins les gens à s’investir, automatiquement. »
Savoir lire entre les signes
8Avec l’effritement d’une représentation stratifiée et hiérarchisée de l’espace au profit d’une conception à géométrie variable de l’organisation de la production, les anciens schémas mentaux de la construction des carrières perdent de leur opérationnalité7.Les transformations des structures imposent donc un réajustement des moyens mis au service de la mobilité. Pour faire carrière, les cadres chercheront, par exemple, à engranger, en latéralité, des compétences plurielles. La réussite à cet exercice, on va le voir, n’est pas indépendante d’une capacité à constituer et à mobiliser un capital social.
9Dans le fragment d’entretien qui suit, Béatrice nous fait part de ses impressions aux moments décisifs de ses changements d’orientation professionnelle. Ses propos nous permettront d’illustrer ces différentes remarques8.
« Je n’avais pas de visibilité »
« Enquêteur : Et, est-ce qu’il y a d’autres choses à travers lesquelles vous avez commencé à ne plus avoir le même rapport à l’entreprise ?
Béatrice : Oui, que je n’avais pas de visibilité à un moment donné. C’est-à-dire que je me suis rendue compte que toutes les fois où j’ai changé de poste, qu’il fallait être en éveil, qu’il fallait bien s’entendre avec le mec du service où vous vouliez aller pour qu’il dise : “Tiens, j’ai un poste à pourvoir, et c’est la petite là-bas que je veux”, donc, quelque chose de l’ordre du réseau relationnel.
Enquêteur : Et vous pensiez que le réseau relationnel, vous ne l’aviez pas à ce moment-là ?
Béatrice : Ah si ! Si. Quand je vous dis que j’étais dans le trip, je savais très bien faire ce qu’il fallait pour, un moment donné, me faire repérer et tac tactac, et c’est ce qui s’est passé, sauf pour le job de consultant comptable. Mais toutes les mutations que j’ai eues, ça a été ça. Donc, [Béatrice se parle à elle-même] “Si t’attends que le RH te trouve un poste, t’es mal barrée, vaut mieux que tu te mettes en chasse et que tu gères tes intérêts”. Je pense qu’il y avait quelque chose dans ma tête de très clair : gérer mes intérêts. »
10Dans le fouillis des nouveaux espaces, la prise de conscience, par les individus, de leurs chances d’ascension, doit être rapportée à une sensibilité toute subjective à la reconnaissance des signes d’une élection potentielle. Cette prise de conscience peut s’effectuer à partir de différentes sources. Souvent tues, elles apparaissent pourtant dans le quotidien. Les bilans d’évaluation, les destinataires des primes, la désignation à des postes, des missions, des pays, les réunions proposées, les types de formations obtenues, le temps passé sur une activité, les façons des uns de s’adresser aux autres etc. offrent autant de signes, d’indicateurs susceptibles de renseigner le lecteur du quotidien sur ses chances d’avenir.
« Enquêteur : Quand vous arrivez au poste de consultante interne en management, là, on est en 90-91, c’est une espèce de consécration, enfin, c’est moi qui emploie ce mot-là, ou une preuve de réussite, ou un passage obligé ?
Béatrice : Non, là, ce n’est pas un passage obligé. Une consécration, je ne sais pas. Mais ça procède du parcours. Parce qu’il y a un journal interne… mais, un parcours qui va bien. Parce qu’il y a un journal interne, qu’on parle de ce truc, que vous êtes pris en photo, que vous animez des groupes de travail, etc. »
Durer
11Savoir naviguer dans ce brouillard aux indices ténus requiert à la fois des compétences et des aptitudes spécifiques, mais aussi la faculté à constituer des réseaux à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur de l’entreprise dans laquelle on travaille. Mais on sait qu’au jeu de la constitution des réseaux, les individus ne partent pas, loin s’en faut, avec les mêmes chances. Les différentes formes de capital (notamment social), par leur volume et leur structure, comptent parmi les conditions qui permettent de structurer et d’alimenter un réseau propice (ou pas) à ces formes de déplacements. Mais que se passe-t-il quand les espoirs d’ascension professionnelle qui aliment (ai)ent l’investissement dans le travail se trouvent réduits en même temps que le nombre de niveaux hiérarchiques, et qu’advient-il quand le réseau manque, qui permettrait d’assurer des déplacements fructueux à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de l’entreprise ? Ce type de questionnement permet de désigner des sources de prises de distances possibles entre les cadres et le travail.
PÉRILLEUSE EXCELLENCE
12Seuls quelques-uns parmi les cadres échappent en partie à ces questionnements. On sait que certaines des pratiques de gestion des carrières mises en œuvre par les services des ressources humaines participent à la production de ceux qu’on nomme les cadres à potentiel. Mais, les élus sont peu nombreux. Ces dispositifs, qui segmentent de l’intérieur, la catégorie cadre, introduisent clivages et rareté au sein d’un groupe aux contours déjà flous.
L’incertitude quant à une appartenance prestigieuse
13En fait, la prolifération de modes de gestions différenciés introduit une hiérarchisation complexe au sein de la catégorie, la réduire à une opposition binaire entre cadres et cadres à potentiel manque probablement l’essentiel : l’application de cette gestion divise le groupe en de nombreuses parties inégales. Pourtant, cette pensée binaire a, dans la pratique, des incidences sur les cadres eux-mêmes.
14Dans l’étude de cas Des effets d’invisibles frontières, l’opposition de Louis et de Thierry nous avait permis de mettre en évidence la réalité d’une conviction partagée dans l’existence de ce groupe dans le groupe, les cadres à potentiel. Si leur existence ne fait pas de doute, les attributs et les critères qui permettent de les définir et de les identifier avec précision varient d’une entreprise à l’autre, d’un individu à l’autre. L’opposition de ces deux individus a aussi permis de montrer que leur perception des distances qui les séparent de ces groupes joue, bien que de façon distincte de l’un à l’autre, sur leur investissement au travail.
15Les parcours de carrière, invisibles pour la grande majorité des cadres, ne le sont donc pas pour tous. Mais, pour ceux que ces outils de gestion auront semble-t-il rangé sous l’appellation cadres à potentiel, ils manquent de lisibilité, de clarté, et ne parviennent pas à procurer la certitude à jamais acquise d’une élection définitive. Là encore, une sensibilité particulière aux signes de l’élection est requise pour l’ensemble des prétendants, fussent-ils involontaires. Elle est à la fois condition d’accès, d’appartenance et de maintien dans ces groupes. La manipulation des chances subjectives de carrière trouve probablement dans ce flou un moteur puissant d’entretien des espoirs et des aspirations. Le flou a ses vertus. Mais, assumer ce déficit d’assurance au quotidien présuppose donc, comme en contrepoids, une certitude de soi non négligeable. La comparaison entre les deux individus cités plus haut nous incite à poursuivre cette réflexion qui envisage de comprendre l’impact psychologique que peut produire sur nombre de cadres l’assurance – en devenir – de ne pouvoir appartenir à ce groupe d’élus provisoires.
Carrière, plafonds de verre, plafonds de terre (étude de cas n° 10)
16Ayant pris conscience que leurs chances d’accéder à des positions plus élevées étaient faibles (donc, que leur identification en tant que cadre à potentiel se faisait par trop attendre), certains cadres ne décident pourtant pas de partir alors qu’ils ne sont pas non plus assurés de pouvoir rester. Quelles conséquences peuvent avoir sur leur rapport au travail ces formes de prises de conscience qui auront recroquevillé dans le présent – et parfois même le passé – par soustraction d’avenir ceux que ces modes de sélection ont laissé de côté ? Les entretiens réalisés montrent que le temps qui s’écoule dans l’évidence de la fatalité peut être à l’origine de revirements d’attitudes parfois radicaux. Les fragments d’entretiens qui suivent permettent de comprendre les relations qui se nouent entre sens de la pente de la trajectoire professionnelle, aspirations contenues, impression de buter à l’entrée de ces groupes, investissement au travail et conceptions de la vie.
Carrière, plafonds de verre, plafonds de terre
Les clefs de l’ethos
« Christophe : Mon chef, parce qu’il parle bien l’anglais, parce qu’il veut bien voyager… Parce que tu vois, il y a un niveau hiérarchique où, l’encadrement… c’est travelling and reporting. Ils voyagent partout, ils font du reporting… ils ne font plus rien. Moi, j’agis encore, je travaille quoi. Tu vois, j’agis sur les choses, c’est ça qui me plaît d’ailleurs. Alors que lui, c’est politique à fond, moi, je fais un peu de politique, mais pas trop… et donc… c’est lui qui est devenu le chef quoi…
Enquêteur : Mais, par exemple, l’anglais, est-ce que ça peut être un frein pour une ascension ?
Christophe : Ah oui, clairement oui. C’est bloquant, c’est clair. C’est-à-dire que tu vois, moi, je sais bien m’exprimer en français, eh bien tout ce qu’il y a dans ma tête, en anglais, je ne sais pas l’exprimer. Je sais parler de choses opérationnelles, mais exprimer des finesses, c’est clair, je ne sais pas le faire, et c’est clairement un frein. Aujourd’hui, pour moi, c’est un frein. Moi, je ne demande pas à progresser. Mais si j’étais amené à progresser, ça serait un vrai vrai frein. »
Sérénité et sécurité
« Christophe : Moi, j’ai atteint un certain niveau de sérénité. Pour moi, j’ai réussi, alors que… Il y a des gens qui ont encore envie et soif de pouvoir, de tout ça, moi non. Le métier que je fais, ça me passionne, au niveau que j’ai, c’est super quoi.
Enquêteur : Tu n’as pas envie d’aller plus haut ?
Christophe : Si si… non, pas aujourd’hui. Non, peut être dans 2 ans, dans 3 ans, peut-être que ça va venir, mais, aujourd’hui, non. Aujourd’hui, j’ai une certaine sérénité… alors que par rapport à tout ce qui se passe, on est sur un point fort aussi. Nous, à la facturation, on est un peu la poule aux œufs d’or, donc, faut pas trop y toucher, faut pas trop casser, alors on est en position de force aujourd’hui. Donc je suis assez serein et… pff… Je pense déjà à sauver mon emploi. »
L’invocation de la morale
« Christophe : Et puis par contre, la crainte que j’ai, c’est que… En fait, on m’a déjà proposé un poste au niveau international, par l’intermédiaire de mon pote, et en gros, c’était pour tuer mon activité quoi… On me proposait un poste quoi, moi, j’ai refusé. Tu vois, ma réaction par rapport à mes convictions, je les mets en pratique… Maintenant, si mon chef ne m’augmente pas… Pour ne pas mettre en péril ma vie de famille et aussi parce que je trouvais que ce n’était pas bon pour l’entreprise N ° 2’ici à Rennes, eh bien, j’ai refusé ce poste-là qui était un poste plus gratifiant.
Enquêteur : Mais qui aurait porté atteinte à l’activité que tu as maintenant ?
Christophe : Oui, ça aurait été un poste international, mais c’était plutôt pour s’occuper des mecs internationaux et puis laisser l’entreprise N° 2’un peu mourir quoi. Alors moi, je pense que c’est un mauvais calcul, donc, ça ne correspondait pas à ce que je pensais, donc, j’ai refusé ce poste. »
Conserver un pouvoir d’opposition
« Enquêteur : Pourquoi tu n’as pas trop envie de grimper davantage ?
Christophe : C’est avant tout l’aspect familial. Après, si j’étais célibataire, pas d’enfant… euh… Moi, j’aime bien la compétition quand même… donc, je ne sais pas ce que je serais devenu… Quand je vois les chefs au-dessus de moi… Les gens commencent à être politiquement corrects, à ne plus s’insurger, un peu comme la grenouille9, tu vois… où tu sens qu’ils ne peuvent plus s’insurger parce qu’en fait, ils ont l’ordre de… Moi, en fait, je suis encore dans une position – ça me convient – où je peux encore m’insurger, je peux encore dire : “Non”. Moi, des fois, mon chef, ou à d’autres, je leur dis : “Non”… Donc ça me va quoi. Par rapport à mes convictions, c’est ça quoi… je sens que… C’est un peu pervers, mais… au niveau où je suis, je peux plus agir pour servir mes convictions que si j’étais resté grouillot. Socialement, je suis à un moment où… Moi, je mets en pratique mes convictions, je mets en adéquation mes pratiques et mes convictions quoi. »
De la compatibilité des contraintes
« Christophe : Parmi tous les ingénieurs, quand on était jeunes, on était plein d’idées, on disait : “Ouais ! on va être machin, machin, machin… !”, mais quand tu as 10 ingénieurs, tu n’as qu’un seul chef… les 9 autres, quand ils ont 45 ans, ils sont peut-être aigris, tu vois. Moi, je n’ai pas encore 40 ans… mais déjà… Ce que ne comprend pas ma femme, enfin, ça y est, elle a compris… J’ai eu une opportunité à mon âge, il y a 4 ans de devenir chef, et c’est peut-être le truc qui me permettra d’être plus chef plus tard… Quand les enfants seront plus grands, on aura plus de temps à la maison, j’aurai plus de temps pour me mettre dans le boulot… Il y a des trains à prendre… sans se griller trop, tu vois. Moi, je gère ma carrière comme ça, c’est-à-dire que si j’avais pris le train de la proposition qu’on m’avait faite, j’aurais pu le prendre, mais… ça m’avançait pas nécessairement, et ça me grillait, et là, on te carbonise ! On te fait voyager tout le temps, et là, tu es carbonisé au bout de 3 ans, et là, ta femme elle s’est barrée… J’en connais plein des comme ça… et puis surtout, au bout de 5 ans, tu n’as rien fait et tu te dis : “Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?” tu as plein de pognon, peut être, et alors… ? Je préfère rester à mon “petit niveau” entre guillemets, moyen niveau, et toujours faire du travail quoi. »
Le cas de Christophe est riche d’enseignements. Il permet de comprendre nombre de logiques qui président et concourent aux « choix » des stratégies de carrière. À travers son exemple, on voit d’emblée qu’une explication des comportements réduite au postulat d’une rationalité universelle visant une maximisation du profit économique est insuffisante. Mais il y a pourtant quelque chose d’universel dans ce cas singulier. Tâchons, brièvement, de décortiquer ce qui, entre le dit et le non-dit de son discours, relève des bonnes, mais aussi des vraies raisons qui permettraient de comprendre ce qui bloque l’ascension de Christophe.
L’équation du sacrifice
L’ascension professionnelle de Christophe semble bloquée, l’au-delà de ce qu’il a déjà atteint indépassable. Les motifs qu’il invoque afin de justifier de ce qui relève, selon lui, de son absence de volonté de gravir des échelons supplémentaires, peuvent se résumer sous forme d’une équation d’un sacrifice à laquelle il ne semble vouloir se résoudre. Le coût du don de soi pour l’ascension semble – trop – lourd à payer. Pour lui, progression signifie acceptation d’une mobilité géographique importante, mais aussi éloignement du travail, de la tâche, du monde de la technique, et séparation, provisoire, avec sa famille. À cela s’ajoute la conscience d’une relative incompétence linguistique et politique. Des éléments moraux viendront s’ajouter à cette balance d’un impossible sacrifice. Accepter une position élevée peut aussi signifier abandonner son service et ceux qui y travaillent ; sa conduite doit être dans le prolongement de sa morale.
Bonnes et vraies raisons
Pourtant Christophe hésite, l’équation du sacrifice peut encore basculer. La tentation est grande de courir le risque de l’ascension, important le regret d’avoir laissé passer une chance, puisqu’il considère que lui a été faite la proposition d’entrer dans le cercle réduit des cadres à potentiel. S’il semble se satisfaire de la position professionnelle qu’il a déjà atteinte, il n’est pourtant qu’à demi résigné et repousse, à plus tard, l’initiative d’une tentative d’ascension. Les barrières que met en place Christophe afin de justifier d’une stagnation – peut-être provisoire – ne sont pas dénuées de fondements objectifs. À titre d’exemple, les codes sociaux de ceux qu’il serait amené à côtoyer lui paraissent éloignés des siens, ils le sont probablement. Mais ce n’est pas tout ! On sait que les principes qui ont présidé à « ses »« choix » d’orientation scolaires et professionnels étaient animés par une recherche du proche, géographique et affectuel. Les échelles spatiales qu’il mobilise ne sont pas adaptées aux itinéraires que doivent emprunter ceux qui parcourent le monde afin de satisfaire aux exigences de leur position. D’un autre côté, on sait aussi que l’alliance qui l’unit à sa compagne scelle et consacre tout à la fois la distance sociale qui le sépare des membres de sa propre famille (par filiation) ; cette alliance matérialise la vérité de sa « réussite », elle en est la preuve. On voit par là ce que ces déplacements géographiques, nécessaires pour qui prétend gravir des échelons, peuvent avoir de périlleux et de douloureux pour Christophe. Christophe est à la fois retenu et contenu par des appartenance plurielles (familiales et culturelles). Le jeu de la mobilité géographique est pour lui lourd d’enjeux ; il risquerait de perdre ce qui n’est peut-être pas encore pleinement acquis.
Le coût de la morale
Chez Christophe, cette forme de nécessité faite vertu qui le pousse à se satisfaire de ce qu’il a déjà obtenu, et l’amène à faire le deuil de certaines de ses ambitions professionnelles, ne s’accompagne pas d’un désinvestissement au travail. À travers ce cas, l’hypothèse d’un désengagement résultant de l’intériorisation de la diminution des chances d’ascension est infirmée. Mais, le produit de ce deuil ouvre la porte à d’autres types de comportements. Par son refus affiché de franchir, par le haut, des barrières symboliques et spatiales, Christophe se sent du même coup autorisé à affirmer, cette fois légitimement, son opposition. Ce qui relève probablement de la difficile acceptation chez lui du sentiment d’une ascension en passe d’être bloquée, se transforme, dans une forme d’arrangement avec soi-même, en une opportunité de conserver une dignité morale ; « Christophe : Je peux encore dire “Non”. » Se contenter de ce que l’on a devient l’occasion de rester ce que l’on pense devoir être.
CEUX QUI BOUGENT, PAR FORCE, PAR DÉFAUT
17Pour la grande majorité des cadres, le problème des carrières cesse rapidement de se poser en termes d’une possible appartenance à la catégorie des cadres à potentiel. Certains, comme Philippe, parviennent à se soustraire, pour partie, de l’emprise temporelle que les entreprises peuvent exercer sur eux. Ils chercheront alors, au gré des occasions, à construire par eux-mêmes leur destin professionnel. Mais on va voir que ce défi n’est pas à la portée de tous.
L’utilitarisme comme morale
18De nombreuses enquêtes attestent d’un changement radical d’attitude des cadres à l’égard des entreprises ; l’attachement aurait cédé le pas à l’opportunisme10. Les organismes qui travaillent à favoriser la mise en contact des cadres et des entreprises témoignent, eux aussi, de l’évolution de ce rapport : « Directeur d’une agence de recrutement : La majorité des cadres qui viennent nous voir travaillent, ils sont en poste. » Certains, parmi les cadres, signalent eux aussi ce changement d’attitude qui, schématiquement, atteste du passage d’un rapport fusionnel à celui d’une forme d’utilitarisme comme morale.
« Il n’y a plus de loyauté »
« Les jeunes cadres, la seule chose qu’ils veulent, c’est de progresser dans leur carrière et gagner plus de sous. Ils sont très clairs, il n’y a pas de confusion. Avant il y avait de la confusion, des cadres qui vous disaient : “Moi, j’aimerais rester dans la même boîte, je voudrais progresser”. Maintenant, ce sont plus des questions qui sont posées, c’est plutôt : “Je vais rentrer, je vais essayer de faire ma carrière là, et quand je ne pourrais plus, je vais changer de boîte, pour faire ma carrière ailleurs et tout de suite.” La grande différence est là. Les boîtes ont changé leur point de vue, donc les cadres changent leur point de vue, et ça va continuer, et changer de job, ça va être comme aller acheter du pain le matin. Il n’y a plus de loyauté, il n’y a plus de sentiment de faire quelque chose ensemble, il n’y a plus rien, seulement : moi, moi, moi, moi, moi, “combien de fric je peux gagner ?” »
(Ingénieur, 39 ans.)
19Mais, de ces changements d’attitude, on ne peut conclure à un désinvestissement des cadres au travail. Pourtant, quelque chose se transforme. La signification que peut revêtir pour eux le travail au sein d’une entreprise subit une mutation quand le temps passé au sein de celle-ci se réduit. Le challenge (modalité en vogue dans la littérature managériale) peut ainsi apparaître comme la forme la plus aboutie d’une morale utilitariste mêlant inextricablement une vision de l’entreprise réduite à un moyen, à une vision de soi comme source de profit. Si la promesse de carrière pouvait agir comme un facteur justifiant l’investissement des cadres au travail, le challenge qu’on se fixe à soi-même déplace, lui, sans les faire disparaître, les sources de la motivation. Ayant pour point de départ et d’arrivée l’individu lui-même, elles tournent en circuit fermé. Mais qui peut se permettre de construire par challenges successifs sa carrière ; que cela présuppose-t-il ?
Les faces cachées de l’utilitarisme
20Parmi les conditions qui concourent, et par là, rendent possible, la recherche utilitariste d’expériences multiples en vue d’accroître le rendement des carrières, on ne peut omettre celles qui concernent la situation familiale des cadres qui s’emploient, selon ces modalités, à construire ce type de trajectoire. Le challenge peut, ou même doit, dans les cas les plus nombreux, s’accompagner d’un déplacement de l’unité familiale dans son ensemble. Aussi, le moment du mariage (mais aussi, et plus largement, la nature de la relation qui lie deux individus) est-il capital pour comprendre les types d’efforts que peuvent consentir à produire les cadres et leur famille. À l’opposé, et même si cela peut sembler trivial de le préciser, celui qui ne se sera pas engagé dans une relation à deux ou à plusieurs, se déplacera avec probablement davantage d’aisance et de facilité, n’ayant de charges et de responsabilités que celles qui lui incombent personnellement. La possibilité d’un détachement des cadres vis-à-vis de l’entreprise ne peut se comprendre en dehors de ces relations et des formes d’investissement (économiques et affectifs) qui souvent les accompagnent, qui, de façon souterraine, alimentent des sources inavouables d’investissement au travail. La possibilité d’envisager sa carrière professionnelle sur le mode du challenge et du défi qu’on se lance à soi-même ne fait donc pas courir des risques identiques à tous les individus du simple fait qu’elle s’élabore sur la base de conditions d’existence différentes ; entre la conscience du gouffre qui pointe à l’horizon d’une telle prise de risque et le privilège de pouvoir la maîtriser, se profilent ceux qui passeront pour timorés ou courageux, fatigués ou ambitieux.
« Il faut repartir à zéro »
« Enquêteur : Quand vous parlez de “mobilité”, c’est de mobilité géographique ?
Ingénieur (marié, 35 ans) : Oui, de mobilité géographique.
Enquêteur : Et pour quoi vous dites que ça vous énerve ?
Ingénieur : Ben ça m’énerve, parce que, être mobile c’est une chose, mais… Vous voyez que dans les CV aujourd’hui, les gens sont mobiles. Mais ça veut dire quoi d’être mobile ? Ça veut dire d’être capable d’aller à hue et à dia. Moi, je suis désolé, moi j’ai vécu jusqu’à 20 ans en province, je suis resté 10 à Paris, je suis redescendu il y a 5 ans à Nantes… Bon, faire ses études à Paris, ce n’est pas déstabilisant, mais, bon, descendre à Nantes, il faut repartir à zéro. C’est-à-dire, qu’on ne connaît personne, il faut se refaire un cercle d’amis. Alors si évoluer dans sa carrière, ça signifie être mobile, ben euh… ça veut dire que je préférerais évoluer peut être un peu moins, mais me poser quoi, profiter un peu de la région, enfin, faire un compromis famille, donc, hors travail et travail. Ça me fait rire. Quand on est capable de traîner sa femme et ses enfants en permanence pour sa carrière, pour son salaire, parce que c’est ça les responsabilités, est-ce que dans l’entreprise on est capable après de réfléchir sur l’évolution des gens ? »
21À la différence de cet ingénieur, Philippe n’est pas marié, il vit seul. On sait qu’il travaille en moyenne trois ans dans chaque entreprise qu’il fréquente, tout le temps en CDI, et, qu’à l’exception d’un licenciement dont il fera les frais, c’est lui, qui, à chaque fois, donnera sa démission. Tout se passe comme si Philippe engrangeait un plus de capital économique et symbolique en passant d’une entreprise à l’autre ; dans cette spirale ascensionnelle, la certitude de sa valeur croît au fil des ces déplacements. Le fragment qui suit montrera en quoi le fait d’oser vivre sa carrière sur le mode du challenge à répétition peut aussi être rapporté à un capital économique accumulé par des prédécesseurs. Ces marches du dessous fonctionnent comme des tremplins qui minimisent les prises de risques et augmentent, par un effet en retour, le sentiment de sa valeur chez celui qui peut en profiter.
« Une assurance vie »
« Enquêteur : Et pour toi, ça signifie quoi de vouloir rester longtemps dans une entreprise ?
Philippe : Ça veut souvent dire… C’est souvent une espèce de confort, un… Je veux pas dire un manque de courage, mais de la facilité, de la facilité, parce que changer, c’est vrai, c’est un effort, c’est un risque à chaque fois.
Enquêteur : Et quand tu dis “longtemps”, longtemps, c’est à partir de combien de temps pour toi ?
Philippe : Je pense que faire deux ans le même job, c’est bon, ça suffit. Moi, j’ai changé tous les deux ans. Même quand j’étais chez l’entreprise N° 3, j’ai changé, j’ai eu deux jobs différents. […]11. Moi, j’ai de la chance de faire partie d’une famille assez aisée, donc je sais que je n’aurai jamais, s’il m’arrivait un coup dur, super dur, je n’aurai jamais vraiment de problème, j’aurai toujours un back up. En revanche, je pense que tout ce que j’ai doit venir de moi et non pas de ma famille. Ça veut dire que, eh bien voilà, moi, ce que j’ai et ce que j’aime il faut que je me le construise, basta ! et je ne dois pas hériter, l’héritage, c’est en plus. Je pourrais même te dire que mon devoir ce serait même de faire en sorte que ce dont je pourrais profiter de mes aïeuls… ce serait de pouvoir fournir au moins la même chose, voire mieux à mes enfants, voilà. Pour moi, c’est comme une assurance, c’est-à-dire que : j’ai une vraie merde, je ne suis pas dans la merde. J’ai une vraie merde, j’ai de quoi me raccrocher. Mais si je veux faire un truc bien, c’est au moins que je refile au moins la même chose, voire mieux aux suivants, comme une assurance vie qui se passe de génération en génération. Tout ce que j’ai construit aujourd’hui, c’est moi. J’ai… Je ne dois rien à personne. »
22En se dissociant de l’avenir d’une part importante de leurs cadres, les entreprises ont participé à ce glissement qui conduit à ce que le souci exclusif de soi remplace l’investissement fusionnel, ce qui n’entraîne pas nécessairement un désinvestissement dans le travail. Bien plus, celui-ci, devenu challenge, condamne-t-il, d’une certaine façon, l’individu à tous les efforts pour se porter à la hauteur de l’image qu’il a de lui-même. Mais, cet idéal – du challenge pour soi – est périlleux, la mise en œuvre d’une morale utilitariste renvoyant en fait à un assemblage complexe et rare de conditions sociales d’existence.
Notes de bas de page
1 Certains auteurs ont parfaitement résumé la spécificité d’un type particulier de relation qui liait le cadre à son employeur : « Un statut original issu de l’histoire sociale et économique du pays, […] un modèle de carrière spécifique caractérisé le plus souvent par un plan de carrière programmé au sein d’une même entreprise, […] une identité professionnelle fondée sur une identification du cadre au destin de l’entreprise et aux valeurs de ses dirigeants. La disponibilité du cadre, sa loyauté et le rapport fusionnel qu’il entretient avec son entreprise constituent le volet psychologique du contrat. » E. Alborgetti, J.-L. Castro et M. Merdji, « La situation du cadre Français : du statut à la compétence ? »,op. cit.,p. 2.
2 F.Etienne, Enquête sur les contrats à durée déterminée chez les cadres, Association pour l’emploi des cadres, Ingénieurs et Techniciens (APEC), 1988, résumé par J. Lojkine in F. Michon et D. Segrestin (sous la dir), L’emploi l’entreprise et la société,op. cit.,p. 178.
3 S. Monchatre, « Les déroulements de carrière en entreprise : variations sur le thème de l’anticipation Le cas des techniciens et cadres », Sociologie du travail, vol 40 (1), 1998, p. 23.
4 Cette désolidarisation – qui ne concerne pas exclusivement les cadres – peut même glisser vers un soupçon généralisé ; voir l’article de M. B.Baudet, « La plupart des salariés européens se défient de leur entreprise », Le Monde, 16 avril 1996, p. 36.« Pour ce qui concerne les cadres, diverses enquêtes effectuées entre 95 et 99 montrent qu’un peu plus d’un sur deux estime que son entreprise ne paraît plus guère s’intéresser à son sort. » G. Régnault, « Les relations cadres-entreprises sur la voie d’un divorce », GDR CADRES, op. cit., p. 35.
5 . L’ensemble de ces transformations joue aussi sur la possibilité de faire circuler la valeur du titre dans ces espaces complexes. Mais, quand l’homogénéisation de l’espace n’est qu’un leurre, quand l’uniformisation nominale (celle du titre) ne s’étend pas à l’ensemble des champs possibles du travail, on voit alors que la capacité à faire valoir son titre d’une entreprise à l’autre dépend plus des compétences personnelles des individus que de supposées propriétés enfermées dans le titre qui suffiraient à elles seules à maximiser son rendement sur tous les points de l’espace.
6 « Si l’organisation du futur comporte seulement quelques niveaux hiérarchiques, trois à quatre par exemple au lieu d’une dizaine, il restera peu d’échelons à gravir pour le candidat aux honneurs. La progression de carrière devra se faire davantage en latéral qu’en vertical : en acceptant de nouveaux domaines d’activité ou un autre type de responsabilités ; donc plutôt par apprentissage et élargissement de son expérience que par accession à un rang plus élevé. » M. Le Saget, 10 conseils pour le manager de demain, brochure du cabinet de conseil Erasme International, 1994.
7 Preuve que les carrières ne s’établissent plus sur le fleuve tranquille d’une régularité au fondement bureaucratique, « À la question : “Comment se décide l’évolution de carrière des cadres dans votre établissement ?”, 65 % des personnes interrogées répondent qu’elle se décide en fonction des opportunités qui se présentent ; 13 % seulement en fonction d’un système organisé de gestion de carrière. » E. Alborgetti, J.-L. Castro et M. Merdji, « La situation du cadre Français : du statut à la compétence ? »,op. cit.,p. 7.
8 Pour des informations complémentaires sur le parcours professionnel de Béatrice, le lecteur pourra se reporter à l’annexe Synthèse des cas retenus et, en particulier, au deuxième volet de son itinéraire intitulé Reprise du parcours professionnel de Béatrice.
9 On reviendra sur cette « grenouille » dans un sous-chapitre consacré au syndicalisme (D’une génération à l’autre. Un engagement modéré).
10 La onzième enquête CADROSCOPE réalisée en 2001 auprès d’un panel de 3 000 cadres en poste au moment de l’enquête apporte les résultats suivants : 51 % des cadres interrogés ont regardé les petites annonces, 21 % ont cherché à changer d’entreprise, 33 % envisagent de changer d’entreprise, 33 % ont refait leur CV, 21 % ont posé une candidature, 20 % ont passé un entretien de recrutement et 20 % ont sollicité leurs relations personnelles, toujours dans l’objectif de changer d’entreprise. Tous ces résultats proviennent d’un tableau intitulé : « Entre volonté et opportunités : des situations différenciées », APEC, Enquête mobilité, Éditions 2001, p. 18.
11 La mise en relation de ces deux fragments est tout artificielle, une année les sépare.
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