Conclusion
p. 149-154
Texte intégral
« Chercheur : Qui est au sommet de la hiérarchie chez vous ?
Ingénieur : [se retournant vers sa DRH] C’est vrai ça, Madame A., c’est qui mon patron ?… Je ne sais pas, on ne le connaît pas ! Maintenant on ne sait plus où on est, un jour tu peux te retrouver en haut et du jour au lendemain, tout en bas ! Tout est plat maintenant, on ne sait plus qui fait quoi dans la boîte. Avant, je travaillais chez X, c’était très hiérarchique [le cadre se lève et dessine une pyramide virtuelle avec ses mains], tu savais où tu étais, là ou là, on savait qui faisait quoi, qui était responsable de quoi. Alors que chez Y on ne sait jamais rien, si tu as un problème, retrouver le responsable prend un temps énorme. »
UNE EXTÉRIORITÉ ÉCLATÉE
1Notre objectif, en commençant cette première partie, était, rappelons-le, d’interroger le pouvoir du monde du travail à produire des identités catégorielles (ayant pour principe une dialectique du Même et de l’Autre) et ce en essayant de saisir les effets de cette production sur le rapport au travail des cadres. L’heure est venue d’apporter quelques éléments de réponses à cet objectif ambitieux. Ce qu’on a obtenu laisse présager d’un affaiblissement du pouvoir de cette dialectique à produire des identités, non par insuffisance des éléments desquels elle s’abreuve, mais bien plutôt, par excès de ceux-ci… par excès de référents donc ; mais précisons.
2La recomposition du paysage mondial de l’organisation de la production a entraîné une prolifération d’échelles spatiales de référence. Le travail des cadres, mais pas seulement, s’est progressivement trouvé inséré dans une constellation complexe d’espaces aux dimensions plurielles. Mais s’ils se brouillent de l’extérieur, les espaces se diversifient aussi de l’intérieur, ajoutant par là à la somme des référents spatiaux à travers lesquels se construisent les distances aux autres, aux choses et à soi. Les effets de ces insertions plurielles sont multiples. On a ainsi montré comment la prolifération des aires de dépendance rendait difficilement perceptible l’identification du pouvoir, des hiérarchies, de même qu’elle obstruait la lisibilité de la destination des produits et des profits. À ces excroissances d’espaces pluriels répond un sentiment croissant de leur interchangeabilité chez les cadres. Mais ce n’est pas tout ! Dans cet enchevêtrement complexe d’emboîtements, l’altérité ne se dilue pas seulement à l’horizon, elle se brouille dans la proximité. Tout se passe en fait comme si l’insertion dans une pluralité d’échelles spatiales de références faisait vaciller jusqu’à la notion même de position, privant ainsi les individus des moyens de penser les autres dans la distance et, comme par reflet, d’identifier leur place au moyen de celle-là ; la diversification des étalons spatiaux de référence trouble jusqu’à la visibilité de leur propre position chez les cadres.
3De leur côté, les transformations des contraintes liées à l’organisation de la production perturbent elles aussi le rapport de soi aux autres. Avec ces réorganisations, l’altérité se fait pressante de toutes parts. Des distances symboliques sont franchies par la transformation des distances objectives. Le dépassement de ces « lignes de démarcation mystiques2 » – qui facilite la mise en contact de populations qui, par le passé, étaient séparées – risque d’entacher, chez certains, la représentation qu’ils se font de leur condition. Si ces rapprochements mettent particulièrement en péril l’existence de la catégorie cadre, c’est que celle-ci puise sa spécificité dans l’histoire d’un écartèlement taxinomique. Mais là encore, parler de rapprochement, c’est raisonner en termes d’espaces identifiables, alors que ce sur quoi l’individualisation croissante de la relation salariale débouche, annonce la prolifération de situations singulières qui empêchent elles aussi la possibilité de penser l’autre dans des systèmes catégoriels stables. Par cette prolifération, la dialectique du même et de l’autre semble même privée d’un de ses appuis ; le sentiment de ma ressemblance à l’autre tend à se réduire à la possibilité, rare, de pouvoir m’imaginer être à sa place, celui de ma différence s’appliquer indéfiniment « au reste » des individus… sorte d’agglomérat confus. Du fait de cette profusion de référents spatiaux, on assiste à un rendement à la baisse de la possibilité de faire de l’autre un semblable. Mais, d’un continuum qui se profile par atomisation de situations singulières, la rareté renaît, instituant de nouvelles lignes de démarcation. Quelque chose de l’ordre du même – du cadre – perdure en se transformant ; les nouvelles figures de l’autorité et les cadres à potentiels témoignent de ces renaissances qui s’extraient sur fond de tendance au brouillage et à la massification.
4Les rencontres avec cette pluralité d’autruis dans une multitude d’espaces se redoublent d’une prolifération de temporalités. Le travail des cadres est en effet pris dans une pluralité d’étalons temporels de références qui l’englobe, le dépasse et le contraint tout à la fois. Ainsi, du fait de leur insertion dans une multitude d’espaces, les cadres sont-ils soumis à des rythmes variés de travail : rythmes des firmes, des entreprises, des contrats, des cellules de projets, des relations individuelles, de la durée de vie du produit, etc. Parce que chacun des espaces qu’ils traversent contient avec lui un pouvoir qui lui est propre de projection et d’anticipation de l’à-venir, cette insertion plurielle joue aussi sur la visibilité d’un temps perceptible pour les cadres ; dans cette multitude de référents, le temps se brouille. Face aux exigences de ces temporalités plurielles s’instaure le règne de l’immédiateté, le culte de la réaction en « temps réel ». À cette juxtaposition de temporalités, vient se greffer l’intime et subordonnée reproduction de soi par la projection de soi. Le projet de soi interfère alors avec un emboîtement d’échelles temporelles qui empêche littéralement de penser la notion de temps comprise comme une succession de périodes régulières ayant un début et une fin, compromettant ainsi jusqu’à la projection de soi dans celui-ci. À titre d’exemple, l’enchevêtrement de projets de durée variable peut entrer en conflit avec la possibilité de projection de soi ; « Thierry : On nous dit que le produit est vivant, donc, il est en perpétuelle évolution, donc, il n’y a jamais de repos » ; ou encore : « Christophe : Là, j’ai une équipe, on est 20, avec des sous-traitants, et donc je suis responsable de l’équipe, et donc, là, il n’y a pas de début ni de fin, sauf quand je serai viré ou quand je m’en irai, ce n’est pas qu’un projet. »
5À cette difficulté à penser la durée semble répondre un resserrement d’intérêt sur l’action, le faire, ou plutôt, l’agir, comme si le mouvement devenait une fin en soi. Mais là encore, cet agir ne va pas de soi. En effet, ce qui caractérise le travail de la majorité des cadres renvoie à une forme d’éparpillement et d’éclatement de leurs activités. La diversification des activités modifie et brouille les limites qui séparent les groupes professionnels les uns des autres. Par là, elle perturbe aussi le ce par quoi on se représente ce que l’on est. À ce flou des marqueurs de différenciation pour soi et pour les autres s’ajoute la nécessité, entretenue, d’administrer les preuves de la possession de compétences plurielles adaptées à chaque situation. Ainsi, à travers le chevauchement de configurations variées de travail, là où le faire et les autres varient et se multiplient, nombre de cadres sont en prise avec l’obligation de composer avec des situations disparates dans lesquelles tout se rejoue à chaque instant. Dans ces conditions, le « devoir-faire-ses-preuves » devient mode normé de l’être au travail, la certitude de sa valeur, toujours rejouée, est remise à des lendemains incertains.
UNE INTÉRIORITÉ FISSURÉE
« Un certain degré d’adaptation extérieure est nécessaire à la survie de l’individu dans n’importe quelle société. L’individu normal vivant au sein d’une société saine est dans une position privilégiée car il peut introjecter (ou intérioriser) les normes culturelles sous forme d’un Idéal-du-Moi subsidiaire, recours qui lui est interdit dans une société malade, sous peine de devenir lui-même névrosé ou pire3. »
6Ainsi, par l’entrecroisement de ce faisceau de circonstances, par cette prolifération et cet éclatement de référents spatiaux, temporels, affectifs et actifs, les cadres se trouvent-ils dans l’obligation de composer par eux-mêmes le puzzle de leur être social, et de confectionner le sens d’une vie, la leur. Cet exercice existentiel ne serait probablement pas si compliqué à réaliser s’il ne mettait les individus dans l’obligation de concilier avec des logiques spatiales, temporelles, individuelles et collectives animées de principes obéissant à des exigences plurielles qui, pouvant entrer en contradiction les unes avec les autres, déposent ainsi au cœur de leur être des tensions issues de leurs combinaisons complexes. Mais, si l’absence de butées temporelles obstrue la possibilité d’une projection de soi, si au « toujours quelque chose à faire » répond le culte de l’instant, si la fréquence des changements rend problématique l’identification et la construction de l’Autre comme semblable ou différent, si la disparition, ou plutôt, le brouillage d’espaces hiérarchisés amène à revoir à la baisse le pouvoir du regard de l’Autre à conférer une identité à ceux qu’il observe, si, pour finir, la prolifération d’espaces traversés oblige à des contorsions adaptatives, comment parvenir alors à une construction de soi ? Ce nécessaire travail de survie qui cherche la cohérence et construit, par tris successifs, le sentiment de son unité – « Je » – dans un éparpillement de référents et de logiques contradictoires, peut-il avoir d’autres issues qu’un soi structurellement morcelé ?
RÉPONDRE À LA QUESTION
7L’éclatement en extériorité des référents spatiaux, temporels, affectifs et actifs annonce, si ce n’est le dépérissement, au moins l’affaiblissement du pouvoir de la dialectique du même et de l’autre à produire des identités catégorielles dans le monde du travail. S’ils ne cessent pourtant de se construire, les individus ne peuvent plus se laisser porter sur les rails, pour partie préétablis, d’une production d’eux-mêmes. Il leur incombe donc de procéder à une forme de re-composition identitaire au milieu d’un éparpillement, souvent contradictoire, de référents. Par là, nous voulons signifier que nos recherches nous ont entraîné vers un endroit imprévu. Pour le présenter de façon abrupte, nous pensons être en mesure d’avancer que cette déficience du pouvoir structurant de cette dialectique amène chacun face à une question, la question, inattendue, douloureuse, anxiogène, existentielle, celle de savoir qui il est.
8Cette question nous introduit dans le champ téléologique de l’existence humaine. De cette interrogation essentielle découle une infinité d’autres préoccupations qui concernent à la fois le rôle, la place et le sens de la contribution de chacun dans le monde du travail et, par contagion, dans la société tout entière. Or, et c’est là un point capital qui justifie par un heureux effet en retour le sens de notre démarche, il se trouve que nous sommes porté à penser que les individus ne sont pas dotés de ressources identiques pour répondre à cette bombe à retardement qu’est la question « Qui suis-je ? » ; de plus à moins l’infini, si certains sont déjà (r)assurés de la certitude de leur être social, d’autres cherchent des réponses et s’interrogent sur la légitimité même de leur existence. Mais, pour expliquer l’amplitude de ces écarts, il nous faut ressortir un instant du monde du travail, puisque nous considérons que les identités catégorielles s’inscrivent dans le prolongement d’identités pour par partie déjà constituées.
9L’analyse souterraine qui nous a conduit à dresser les portraits des six individus retenus nous a permis de comprendre que les mutations sociétales n’affectaient pas l’ensemble des familles avec la même intensité. Certaines semblent en mesure de pouvoir opposer aux processus d’acculturation et d’atomisation en cours une importante résistance, alors que d’autres les subissent de plein fouet. « De son côté », le monde du travail n’échappe pas, lui non plus, à ces vastes mouvements de délitement des catégories pour (se) penser (dans) le collectif. Dans la durée de vie des constructions identitaires, ces processus pluriels se cumulent. Ainsi, en définissant le rapport au travail des cadres au point de rencontre de dimensions individuelles (et donc aussi familiales), catégorielles et sociétales, nous sommes nous doté des moyens de comprendre les effets cumulés de ces processus sur les individus. Les cas que nous avons suivis laissent à penser que là où l’acculturation sociétale rencontre l’acculturation professionnelle, des logiques se renforcent qui rendent particulièrement coûteuse et douloureuse l’adaptation des cadres au travail. Ou, pour le dire autrement, mais pour dire aussi autre chose, là où l’acculturation est double, les individus seraient condamnés à une (re)construction identitaire perpétuelle, alors qu’ils sont peut-être les plus désarmés afin de se porter à la hauteur de cette tâche4. Parfois préparés à devenir cadre, certains ne l’ont pas été à l’être ; « Thierry : Moi, je ne me sens pas cadre, non ! On me dit cadre, je l’accepte comme tel, mais je ne trouve pas que je sois cadre. Alors, ça veut dire quoi cadre ? »
10On voit par là que les prétentions de la littérature managériale qui visent à dessiner les contours de « l’homme le plus adapté au travail » doivent être revues à la baisse. En effet, et même si les résultats qu’on avance écrasent et aplatissent nombre de réalités, le suivi des cas retenus permet de comprendre en quoi la représentation de l’idéal d’un homme détaché, délié, désaffilié, autonome, pour ne pas dire, atomisé, telle qu’elle se diffuse dans cette littérature, est probablement celle qui correspond le moins aux exigences actuelles du monde de la production capitaliste5. Mais cette formulation est induite par un jugement moral qui porte à considérer qu’à la souffrance engendrée par les efforts d’adaptation, on doive préférer la quiétude ; ce problème ne relève sans doute plus de la sociologie.
Notes de bas de page
2 P. Bourdieu, La domination masculine, op. cit., p. 56.
3 G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, op. cit., p. 3.
4 Il convient tout de suite de pondérer la portée heuristique d’une telle généralisation. Notre intention n’est certes pas de faire maintenant des six cas retenus les représentants paradigmatiques de quoi que ce soit, mais simplement d’avancer que les combinaisons des mécanismes qui les ont produits permettent de façonner chez certains une certiduo sui qui, d’une certaine façon, les épargnera de devoir répondre devant eux-mêmes à la question de savoir qui ils sont. Or, il se trouve que, détenant des moyens et des aptitudes différents pour résister à ces processus généralisés d’atomisation et d’acculturation en cours, les familles ne pâtissent pas en des proportions identiques de leurs effets. Par là, elles « détiennent » des capacités différentielles à produire chez les leurs le sentiment d’importance et de certitude de soi. C’est en ce sens qu’on avance qu’une faible capacité – chez les familles – à surmonter les processus d’atomisation sociétaux risque de jeter le soupçon sur le sentiment que les individus ont de leur valeur et, ainsi, augmenter chez eux le coût psychologique de l’adaptation aux réalités actuelles du monde du travail.
5 Au cours de la conclusion générale, on tentera de définir avec précision le type de rationalité qui pourrait faciliter l’adaptation des cadres aux exigences contenues dans les réalités de travail qu’ils rencontrent.
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