Chapitre IV. Le quotidien du travail
p. 107-133
Texte intégral
1L’essentiel des interrogations que nous avons soulevées jusqu’à présent et auxquelles nous avons tenté d’apporter des éléments de réponses, peut se ramener aux questions suivantes : comment s’accommoder du sentiment croissant de son interchangeabilité dans des espaces de production toujours plus complexes ? comment faire face à une hiérarchisation plurielle de décisions qui fait du supérieur immédiat le subordonné d’un autre, lointain, parfois inconnu (Une recomposition des espaces extérieurs) ? comment conserver une identité qui est différence quand ce qui unit et sépare les cadres des autres salariés se réduit à l’existence, pour chacun et pour tous, de situations singulières (Une recomposition interne des espaces) ? comment, quand on est cadre, commander un collaborateur devenu, par la force toute relative d’un discours euphémisant, un semblable (Les métamorphoses des figures du pouvoir) ? Ce qu’on a pu dire au sujet de ces différents points, utilisons-le maintenant afin de mieux donner à comprendre ce que les cadres peuvent vivre et sentir dans leur quotidien.
2Le quotidien des cadres est complexe et protéiforme. Le décrire sous tous ses angles, ses facettes et détails relève, nous semble-t-il, d’un impossible défi. Notre intention restera plus modeste. Nous nous bornerons à présenter ce quotidien sous quelques-uns de ses aspects les plus marquants pour la grande majorité des cadres. On peut caractériser ces aspects par deux grandes tendances : polyactivité et accélération. Les journées de travail des cadres sont touffues, leurs activités éparpillées : préparation, distribution, coordination du travail, mobilisation des collaborateurs, anticipation et résolution de problèmes, soutien des équipes et des individus, encadrement, réunions (régulières, ou pas, organisées, ou pas), rédaction de rapports, bureautique (tâches administratives), prise de contacts et suivi des relations avec les clients, préparation des entretiens d’évaluation, traitement des mails (lire, distribuer, transférer, supprimer), coups de téléphones, etc. Dans nombre de ces activités, l’importance prise par la communication verbale est considérable. La sollicitation des cadres est permanente, leur travail, haché, morcelé, tend vers toujours plus de condensation et d’immatérialité. Du fait des avancées des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), des pressions des clients, du raccourcissement des délais de production, du culte conjoint de l’immédiateté et de l’éphémère, les cadres se voient dans l’obligation de se presser encore d’avantage, de travailler, en même temps, sur plusieurs séquences temporelles. Le temps se rétrécit et s’accélère.
3Ces aspects, caractéristiques du travail des cadres, se sont accompagnés d’un intérêt significatif pour des figures sociales et des configurations spécifiques. Deux d’entre elles seulement retiendront notre attention, la figure du commercial et les cellules de projet. Le choix de la première se justifie par l’extension d’une relation de clientélisation à l’ensemble des relations sociales, celui de la seconde, par le succès croissant remporté par ce type d’organisation du travail dans les entreprises. Après avoir décrit les compétences qui permettent de faire vivre au mieux cette figure du commercial, on se demandera à quelles pressions elle peut être sujette (cet angle d’approche sera marqué par l’entrée en scène de Béatrice). Par la suite, on montrera comment, en mêlant inextricablement autocéphalie et hétérocéphalie1, coopération et concurrence, ces micro-configurations que sont les cellules de projet génèrent nombre de tensions et contradictions qui viennent se déposer en chaque individu (l’opposition entre Philippe et Thierry nous servira ici de support afin d’illustrer deux sentiments opposés d’individus placés dans des situations proches). Sous ses différents aspects, le travail des cadres est évalué. En cherchant à comprendre ce qu’on évalue dans l’évaluation, on mettra en évidence comment ce rite institué participe au sentiment que les cadres peuvent avoir d’eux-mêmes (Un rituel de dépossession).
LA FIGURE DU COMMERCIAL
4Les difficultés que rencontrent les entreprises à se projeter dans l’avenir avec sérénité trouvent, dans le quotidien du monde salarié, de nombreuses traductions (en termes de création de configurations et de figures salariales). La figure du commercial s’est ainsi vue réinvestie de toutes les attentions, notamment du fait de l’importance grandissante accordée à la place du client dans les relations de travail. En tâchant de décrire les caractéristiques idéales de cette figure, on essaiera de faire apparaître distinctement les dispositions dont il convient d’être doté afin de permettre d’en optimiser le rendement. Inversement, on fera aussi apparaître les difficultés que peuvent éprouver ceux qui ne détiennent pas nécessairement les compétences requises.
Le commercial et ses clients
5Le commercial est peut-être le grand gagnant des transformations du monde de la production qu’a connu – et continue de connaître – le troisième esprit du capitalisme. Source de profit, servant et convoitant les clients externes mais aussi internes à l’entreprise, il devient le siège d’enjeux innombrables. De façon archétypale, la figure du commercial parachève l’idéal d’un homme sans attache, mobile, flexible, adaptable, séducteur et joueur.
Place du client et redistribution des pressions
6L’ouverture à la concurrence, l’amélioration des technologies de la production, la diffusion des NTIC, le raccourcissement des délais de production et d’acheminement des marchandises ont joué ensemble pour faire de la relation client un point névralgique pour les entreprises. Ces transformations ont ainsi contribué à déplacer la charge des contraintes vers les producteurs, entraînant, par là, une redistribution des pressions au sein des entreprises. Mais alors que les forces se redistribuent, les pressions se focalisent sur les individus pris isolément. « Aujourd’hui on est dans un monde du client-roi, du client qui est celui qui vérifie directement les compétences et les normes de productivité, etc. de la personne qui est en face de lui, du travailleur qui va lui délivrer, qui va lui fournir le service qu’il attend. […] Ce que subissent aujourd’hui les travailleurs, c’est beaucoup moins la pression de leur patron, concrètement, en pratique, dans la vie de tous les jours, que la pression du client2. » Schématiquement, la relation triangulaire ayant pour sommet la direction d’une entreprise, et, aux deux points de la base, les cadres et les clients, a progressivement laissé place à une linéarisation, à la transversalité d’une relation unissant l’un à l’autre le cadre à son client. On peut sans doute parler à ce propos d’externalisation de la pression3. Cette pression pouvant se faire d’autant plus forte que l’individualisation de la relation salariale se généralise, et qu’il est demandé dans le même temps aux salariés de prendre davantage d’initiatives.
7Mais si la relation au client est devenue essentielle, elle n’en a pas fait pour autant disparaître les liens qui unissent les cadres à leur direction. Cette redistribution des pressions s’est en fait accompagnée d’une recomposition de la toile des relations sociales, qui se caractérise par l’extension d’une relation de clientélisation à l’ensemble des liens qui s’établissent entre les cadres et les individus avec qui ils sont amenés à travailler, à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de l’entreprise. Ainsi, si la pression tend à se personnaliser entre un cadre et son client, il ne s’ensuit pas que les contraintes exercées par les directions ont disparu pour autant. Elles prennent maintenant d’autres visages, se justifient par référence aux attentes présumées du client, et deviennent ainsi les messagères de pressions anonymes… celles du marché, par exemple. En laissant à penser à un transfert du pouvoir de contrôle du côté du client, le déséquilibre inhérent au rapport de force de la relation salariale donne l’impression de bifurquer. Les pressions, invisibles, paraissent s’exercer par la médiation d’une direction qui ne semble plus tenir qu’un rôle de relais. Par ce mouvement de déplacement-transformation des contraintes, on assiste à un radical renversement de la charge de la preuve : le cadre est sommé, auprès d’une direction qu’il doit convaincre, d’administrer, en la justifiant, sa valeur, mesurée à l’aune de la satisfaction du client.
8C’est dans ce contexte d’une clientélisation en passe de devenir la norme de toute relation salariale que va croître l’importance prise par la figure du commercial. « Avec l’exacerbation de la concurrence et la nature de plus en plus capricieuse et exigeante des demandes, les moyennes et courtes séries s’imposent de plus en plus ainsi que le produit sur mesure, à la commande. C’est toute l’entreprise qui se trouve alors tirée par le commercial4. » Par la polarisation d’intérêts qu’elle suscite, la figure du commercial devient le siège de tous les enjeux, mais aussi, et inséparablement, le point d’intersection de toutes les pressions.
Des aptitudes spécifiques
9Contemporaine de l’épanouissement de la figure du commercial, cette omniprésence de la relation client fait de l’art de convaincre, de persuader, de dissimuler, de comprendre, en les forçant, les attentes des autres, des qualités requises par les évolutions actuelles du monde du travail, y compris, donc, pour ceux dont la fonction n’est pas a priori commerciale. Ces compétences font appel à la possibilité de mobiliser diverses ressources et aptitudes : capital social, capital linguistique, courage d’empiéter sur le terrain de l’autre, art de se mettre en scène, pouvoir d’harmoniser les gestes et les paroles… tout cela en se calant sur la représentation que l’on se fait des attentes de ceux qui se trouvent en face de soi. Ces caractéristiques désignent un ensemble de facultés culturelles qui sont inégalement distribuées entre les individus et les groupes professionnels. À titre d’exemple, et comme on le verra dans l’étude de cas ci-dessous, si la majorité des cadres se trouve prise dans cette omniprésence de relations de clientélisation, seule une partie d’entre eux a, au cours de sa formation initiale, reçu une formation commerciale. On peut alors supposer, par exemple, que les ingénieurs pâtissent probablement plus que d’autres de cette généralisation de la clientélisation devenue norme de la relation.
Présentation de Béatrice
10L’étude de cas qui va suivre cette présentation de Béatrice nous permettra de sentir à quel point les tendances qu’on vient de mettre en évidence participent du quotidien des cadres. Mais cette étude sera aussi pour nous l’occasion de chercher à établir des relations entre des dispositions culturelles individuelles et des capacités différentielles à tirer profit de cette clientélisation tous azimuts. Cette étude de cas prendra appui sur les propos tenus par Christophe, Philippe et Béatrice ; penchons nous sur cette dernière.
Portrait de Béatrice
Le sens de la pente de la trajectoire des familles a sa ponctuation et sa direction, celui de Béatrice est rapide et ascensionnel. D’origine agricole, les grands-parents paternels de Béatrice deviendront ouvriers d’un grand site industriel (Z) à Clermont-Ferrand. Le grand-père maternel était militaire, la grand-mère ouvrière. Le père, rentré tôt dans l’entreprise dans laquelle travaillent encore ses parents, deviendra « cadre maison ». Autodidacte, il parviendra au statut cadre en 1962, et effectuera toute sa carrière professionnelle au sein de l’entreprise (Z). Un an plus tôt, il s’était marié avec une femme qui n’exercera aucune activité professionnelle. Béatrice naît en 1962. Cette première épouse décédera en 1973. Le père se remariera avec une femme d’une origine sociale supérieure à la sienne. Brusquement, il change de peau, se métamorphose, bascule, en apparence, dans un autre monde. Bien que tardifs, les germes d’un double habitus se déposent sur le chemin de vie de Béatrice. Cette nouvelle alliance, qui crédibilise l’ascension sociale du père, s’accompagne d’une rupture salariale et familiale. Il s’écarte des siens, de ses proches, et anciens collègues. Dans ces circonstances, l’existence a-t-elle d’autres voies que le reniement ? La configuration psychologique de Béatrice tient certainement pour beaucoup à ces déplacements taxinomiques. À aucun moment n’émerge chez elle un discours qui attesterait d’une appartenance de classe.
Le père de Béatrice est un pur produit des établissements Z, les espaces dans lesquels il séjournera au cours de sa vie portent leur empreinte : l’école (il obtiendra le Baccalauréat grâce au soutien de l’entreprise), le logement (il vivra dans une cité pour cadres de l’entreprise) et, bien sûr, l’entreprise elle-même, qui lui donnera son baptême social. Sa reconnaissance, sa loyauté et son adhésion à l’entreprise seront totales. Ceux qui s’écartent un tant soit peu de la ligne de Z seront rejetés, les syndicalistes, des traîtres. La confusion touche ici à son paroxysme, lui et elle ne font plus qu’un. Mais ce un s’obtient par dissolution du sujet… dans l’oubli de soi. Placé dans l’obligation constante de se montrer digne et reconnaissant envers ses bienfaiteurs, digne de son statut, l’investissement au travail du père relève d’une nécessité existentielle. Il lui faut marquer des distances à l’égard du passé et du bas, mais aussi prouver des affinités. Pourtant un important complexe le ronge : il lui manque le diplôme d’ingénieur qui lui conférerait le vernis d’une légitimité définitive. On pressent ici à quel point le projet parental peut-être investi du désir de faire des siens (de sa progéniture) des Autres ; « deviens-ce que j’aurais-aimé-être ». Mais comment, quelle est la méthode ? Les autodidactes lèguent parfois à leurs enfants des héritages ambigus et conflictuels. Très faiblement pratiquant, le père de Béatrice enverra sa fille dans un établissement public, puis, à leur retour de Belgique, dans un établissement privé, elle y deviendra pensionnaire. Dans cette institution religieuse, elle souffrira d’une norme transcendante qui l’écrase, celle du règlement intérieur, pas celle du père. Mais ce séjour dans cet établissement privé révèlera aussi, chez Béatrice, une sensibilité déjà aiguisée aux marques de distinctions sociales, sensibilité inséparable d’une prise de conscience de sa non-appartenance à certains groupes sociaux, notamment les plus favorisés. Cette prise de conscience se renforcera dans le cadre d’activités extrascolaires, mais là, ce sont ceux du bas, les enfants d’ouvriers des colonies de vacances de l’entreprise Z, qui lui feront sentir les distances qui les séparent. Le risque de retombée, source d’angoisse pour le père, se transformera probablement, chez sa fille, en nécessité d’être en mesure d’identifier et de maîtriser les attributs d’une condition afin de signifier à l’autre, mais aussi à elle-même, la réalité de son appartenance. Sa capacité indéniable à se mouler dans le regard dans l’autre atteste en même temps d’une grande fragilité et d’une soif éperdue de reconnaissance… où est son camp, où est sa place ? Béatrice développe une capacité à jouer – et à être – sur plusieurs réalités. À 17 ans, elle passera par un Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), y développera des compétences à l’animation et à la formation. Après avoir obtenu un Bac C en 1979, Béatrice intégrera une Prépa Sup de Co, elle sortira diplômée d’une École Supérieure de Commerce en 1984. Au cours de ces apprentissages, elle fera une nouvelle fois la douloureuse expérience du rejet du haut et du bas. Un stage de fin d’année la rappellera à l’ordre de la nécessité d’affirmer le projet paternel de façon définitive. Sans empressement, elle trouvera aisément du travail, loin de chez Z, en 1984, et sera embauchée en tant qu’ingénieur commercial.
Béatrice portera en elle l’impossible deuil du père, désir inassouvi qui confine à la frustration. Cette douleur transmise deviendra le moteur de quelque chose… Dans un rapport de filiation à l’entreprise, elle hérite de la soumission du père autant qu’elle repousse toute forme de subordination. Trouver du travail loin de lui, loin d’elle, officialisera, d’une certaine façon, une forme de re-naissance ; le cercle de l’enfermement est rompu, Béatrice en est sortie. Une conjoncture favorable lui permettra, pour le moins, de penser y être parvenue. Mais arrivera-t-elle à affronter le noyau de ses conflits intérieurs ?
Le cadre caméléon (étude de cas n° 5)
Le cadre caméléon
« Les clients du manager ce sont ses salariés »
« Béatrice : Chaque équipe est sa propre entreprise performante, elle a ses clients, ses fournisseurs, même si c’est en interne. Donc : c’est quoi les chartes qualités ? c’est quoi le management ? Même si on travaille tous pour un client final, on a des clients en interne dans l’entreprise, il y a toute cette dimension-là qui est importante, et une partie managériale. C’est vraiment la notion de dire : le service comptable il a des fournisseurs qui sont les différents services, il a des clients qui sont la direction et le contrôle de gestion… Les clients ce sont d’abord les salariés. Normalement, les clients du manager ce sont ses salariés ! En plus, j’intervenais chez des très gros clients, chez X, au Y, notamment, les deux gros clients que je tenais, qui étaient MES [en insistant] clients, enfin, qui étaient les clients du cabinet, mais l’intervenant, c’était moi. Donc, un effet comme ça piégeant, un peu… Donc, il aurait fallu que je donne le chiffre d’affaires à quelqu’un d’autre, ma production, et que je m’investisse dans le commercial. Ça veut dire que vous êtes déjà valorisé par les publics que vous touchez. Dans ce métier-là, c’est vrai. Plus vous tapez haut, dans les gens que vous conseillez ou animez en formation, plus vous… c’est prestigieux, bien sûr. C’est plus prestigieux de travailler avec Benetton, et de rencontrer les cadres dirigeants de Jeannot, que de faire ce que je faisais chez X, où je brassais de l’ingénieur, à moins que vous ne disiez de l’ingénieur polytechnicien, centralien, alors là : “Bien ! Elle intervient auprès de centraliens et de polytechniciens !” Quand vous intervenez auprès d’assistantes maternelles, ou auprès de… eh bien c’est beaucoup moins valorisant. Et je pense quand même que pour moi, le fait de commencer à toucher des directions, ça n’est pas neutre, ça non. Mais il ne faut pas non plus être tarte, c’est aussi que les problématiques sont plus intéressantes, le niveau de réflexion en face est aussi plus intéressant, le niveau d’analyse, de pertinence est plus élevé, donc, il ne faut pas non plus… Excusez-moi, mais moi, j’ai un discours très élitiste. Je préfère, c’est sûr, faire une semaine de formation à des cadres dirigeants d’entreprise, même si c’est une PME que, comme j’ai fait, une semaine à des hôtesses d’accueil sur des points de vente. Je suis désolée, mais je le pense profondément. Mais ça, c’est un des trucs qui fait partie de mon sectarisme social. Enfin, on y reviendra… »
Coller aux attentes de l’autre
« Enquêteur : Mais, pour que vous vous définissiez vous-même comme étant un peu en marge de ce qu’on devrait attendre de vous, il faut que vous ayez une parfaite connaissance de la normalité…
Béatrice : AH PARFAITE ! J’ai une connaissance parfaite. Je peux même vous dire que lors d’entretiens de recrutement, avec l’entreprise X, par exemple, ils m’avaient fait rencontrer un recruteur, et j’avais eu le compte rendu, et là, le recruteur avait dit un truc du type… : “Mme Béatrice est très sociable, etc. fait preuve d’une grande adaptabilité, on peut même penser qu’elle colle en permanence son comportement sur ce qu’elle pense que l’autre attend, sur ce que l’entreprise attend d’elle”, et je pense qu’il avait complètement raison. Ah oui bien sûr ! Je connais… Je suis parfaitement… [cherchant ses mots] consciente de la norme et elle est parfaitement intégrée, et je sais très bien si je suis dedans ou à côté. Oui, oui, je connais parfaitement les règles. Et si demain, je devais rechercher un boulot, je transformerai mon CV, mes comportements. »
« C’est vrai que ça a de la gueule un mec en cravate »
« Enquêteur : Quand je suis arrivé ici, dans les couloirs, j’ai vu des gens en cravate. Toi, tu ne portes pas de costard cravate ?
Christophe : Non. Mais attends, lundi, à la réunion, je vais en porter, je vais en costard cravate.
Enquêteur : Mais dans le quotidien… Enfin, moi, je pensais que les cadres qui avaient des fonctions d’encadrement hiérarchique, en gros, avaient des cravates, mais je devais me tromper…
Christophe : Si, mais… dans l’industrie, dans l’industrie classique, c’est clair. Maintenant, dans une boîte informatique… Mon chef, à chaque fois qu’il vient ici, il est en costard, il est bien fringué, il a des supers fringues, vachement chères, mais il n’a jamais de cravate… parce qu’on est avec des Américains, eux, ils n’ont pas de cravates, ils arrivent en pull quoi. Par contre en France… moi, je fais gaffe… J’ai été longtemps réfractaire, mais maintenant, je me dis que c’est débile de… Moi, quand je vois des gens qui arrivent, des fournisseurs qui arrivent fringués comme moi j’arrive parfois… c’est con, c’est con, mais honnêtement, il y a du respect que tu as moins quoi, c’est vrai que ça a de la gueule un mec en cravate…
Enquêteur : Donc, des fois, tu te sens un peu obligé de…
Christophe : Obligé… mais bon, j’y ai pris goût. L’autre fois, pour voir un client, j’étais en chemise à Paris, et moi-même, je me suis mis une cravate parce que je trouvais que ça faisait nul quoi… C’est pas mal… Ça donne de la force des fois… »
Une « relation bijective »
« Enquêteur : Est-ce que tu as pu constater, depuis le temps que tu travailles, que la place que tu devais accorder au client avait changé, était plus ou moins importante ?
Philippe : C’est une espèce de relation bijective. C’est vrai qu’on dit qu’un commercial, il représente sa société vis-à-vis des clients, mais bien souvent il représente le client vis-à-vis de la société aussi. Ça marche dans les deux sens. L’objectif c’est de faire rentrer des sous. Ça c’est clair, il faut que le client paye. Tu es là pour aller chercher des mecs qui vont signer des chèques, c’est simple. Mais ça, c’est un truc compliqué donc, tu es le seul à savoir faire ça vis-à-vis du client que tu as en face, donc, à toi de mettre en jeu ce qu’il faut pour atteindre ces résultats, c’est tout, de toute façon, tu n’es jugé que là-dessus, tu n’es jugé que sur les résultats. Dans la fonction de commercial, tu apprends à, tu apprends à naviguer dans les contrats, tu te rends compte qu’en fin de compte, vendre, c’est vachement plus complexe que quand tu vends à quelqu’un… Enfin, dans les ventes complexes, il y a peut-être quelquefois 100 personnes qui décident, il faut passer par 100 personnes pour pouvoir décider. Donc, tu apprends à vendre des trucs à des gens qui n’en n’ont pas besoin, qui prennent des décisions, non pas parce qu’ils ont besoin du produit, mais parce que ça assoit des pouvoirs politiques, des stratégies, etc. Tu fais travailler pas mal de gens, tu peux pousser dans un sens pour récupérer de l’autre côté, c’est pas mal [rires]. »
« Aller voir sur le territoire de l’autre »
« Enquêteur : Dans le monde du travail, quels moyens tu mets en œuvre justement pour, comme tu dis : “faire adhérer”, et ne pas justifier ton pouvoir par ta position ?
Philippe : Ce que tu mets en œuvre d’abord, c’est la compréhension des intérêts de chacun, c’est-à-dire, quels sont les enjeux pour chacun ? Donc, d’abord, il faut que tu comprennes quel est l’intérêt du type avec qui tu es en train de bosser, et après, tu joues… Enfin, tu joues, c’est pas histoire d’être manipulateur, mais tu mets en avant les intérêts qui correspondent aux objectifs que toi tu cherches à atteindre et puis, tu pousses de ce côté-là. De toute façon, quand tu fais une vente, il ne faut pas croire que c’est une bataille, parce que le type qui est en face, il a besoin d’acheter. Tu sais, on prend toujours des images de bataille… Si tu restes sur ton territoire, tu as perdu, la seule façon de marcher, c’est d’aller voir sur le territoire de l’autre comment c’est, et de jouer son jeu, parce qu’en fait, on n’est pas des ennemis, c’est rarement une situation d’affrontement, on a parfois des bouts d’intérêts divergents. Par exemple, quand tu vends quelque chose, toi, tu as intérêt à le vendre le plus cher possible, celui qui l’achète, il a intérêt à l’acheter le moins cher possible, OK, mais derrière ça, toi, tu as besoin de vendre ton truc, et l’autre besoin de l’utiliser, de l’avoir. De toute façon, une affaire, ça ne se perd jamais sur le prix. »
À la lecture de ces entretiens, quelques constats d’ensemble s’imposent : la généralisation de la clientélisation semble être une réalité vécue et admise ; les commerciaux ne sont pas les seuls à remplir des fonctions commerciales ; les compétences accumulées lors des formations scolaires ne suffisent pas à elles seules à rendre compte de ce dont disposent les individus pour faire face à ces nouvelles exigences du monde du travail. Philippe et Christophe n’ont reçu ni l’un ni l’autre de formation commerciale, pourtant, en la matière, les compétences du premier ne semblent pas souffrir de doute, alors que chez le second elles sont plus ténues.
Avantages d’un « double habitus »
Du côté de Béatrice, seul individu sur les trois retenus ici à avoir suivi une formation commerciale, on voit nettement, comment, en se personnalisant, la relation-client devient lourde d’enjeux. À force de linéarisation du lien social, la contagion des propriétés5 fait de la relation personnelle qui s’établit entre le cadre et son client, le point nodal de tous les espoirs (d’être grandi par lui), mais aussi celui de tous les risques (qu’il ne vous rabaisse). La linéarisation des relations accentue les effets du phénomène de contagion des propriétés, pour le meilleur et pour le pire. Mais il semble que Béatrice dispose des aptitudes requises pour tirer parti de ce type de relation. On sait que du fait de son remariage, son père aura posé le germe de la rupture, et par là, celui de la prise de conscience des différences sociales au cœur de son éducation. Recevant par ce biais un double héritage culturel, elle hérite surtout, en fait, des moyens de saisir deux mondes et, par là, d’habiter avec une relative aisance chacun d’eux. Béatrice aura ainsi développé un pouvoir d’identification et d’interprétation des attributs de la mise en scène de soi chez des individus provenant d’horizons sociaux différents. Cette aptitude peut jouer à l’avantage de celui qui accomplit une fonction commerciale.
Les difficultés du transfuge
Les choses sont tout autres pour Christophe. Bien qu’il semble chercher à se défaire de ce sentiment, Christophe montre, par son témoignage, quelles relations d’équivalence il établit entre l’apparence et l’essence, l’habit et la valeur de la personne. En tirant quelque peu sur ses propos, on peut même penser que, si ceux qui sont comme lui ne parviennent pas à déclencher en lui un sentiment de respect (mêlé de crainte), c’est peut-être parce que Christophe ne peut éprouver ce sentiment qu’à l’égard de personnes se trouvant à un niveau supérieur au sien. Mais comment réduire sans trop de risques ces distances ? Les métamorphoses physiques auxquelles Christophe se livre semblent mal dissimuler la condition qu’elles recouvrent. Si la cravate « donne de la force », c’est qu’il en manque ! Il y a donc fort à parier que cet artifice ne parvienne pas, chez Christophe, à combler une incertitude quant à son appartenance actuelle, bien plus, la stigmatise-t-il encore davantage. À l’intersection de deux ensembles, de deux mondes culturels, Christophe se noie paradoxalement dans un vide de double exclusion. Transfuge loin des siens, sans confirmation tangible et durable d’une nouvelle appartenance, ayant délaissé les uns, étant délaissé par les autres, l’habit qu’il endosse se trouve alors chargé de toutes les ambiguïtés, de toutes les marques de distances mais, et dans le même temps, de tous les espoirs qui risquent à chaque instant de s’étioler ; chez lui le risque de se perdre est structurant de son ouverture à l’Autre.
Le caméléon, un soi qui se cherche
Du côté de Philippe, on voit clairement que les chances de réussir une affaire dépendent d’un réseau, d’un capital social, externe mais aussi interne à l’entreprise. Mais ce n’est pas tout. Les chances de succès de l’entreprise commerciale dépendent aussi d’une forme de lucidité et d’acuité particulières qui, derrière l’apparence des choses, débusquent l’à-peine perceptible (des rouages du système complexe de la vente, par exemple). On peut aussi noter, comment, chez Philippe, à la différence de Christophe, le risque éventuel de l’ouverture à l’Autre est largement compensé par le succès possible qu’il renferme.
Ce qui caractérise ce cadre commercial, c’est son pouvoir d’adaptation. On sait la faculté de Philippe à se métamorphoser au gré de la représentation qu’il se fait des désirs et attentes des personnes qui se trouvent en face de lui. La manipulation qui consiste à changer de fonction – en modifiant, comme il le fait, sa carte de visite6 – au gré des interlocuteurs, présuppose non seulement de se sentir en mesure d’endosser les rôles qu’elle désigne (cette compétence relève de la technique), mais elle a aussi pour condition de possibilité l’assurance de ne pas se perdre dans ces rôles (ce qui relève de la certitude de soi), de les jouer, au second degré, tout en présumant d’un « pouvoir-se-retrouver ». Le pouvoir-se-retrouver présuppose une tout autre dimension qui, elle, fait référence à la certitude d’un soi, or, ce soi, le sien, n’a, lui, rien de certain.
« Enquêteur : Et toi, comment tu te définis, par un métier, par un statut, tu m’as dit que tu te définissais de façon différente en fonction des individus que tu avais en face de toi ?
Philippe : C’est pas la façon dont je me définis, c’est la façon dont j’apparais, c’est plus de l’empathie qu’autre chose. Moi… je ne sais pas… c’est difficile de se définir soi-même, c’est plutôt aux autres de dire comment ils te ressentent. »
Cette définition de soi par soi, introuvable, dépassée par celle d’un soi-pour-autrui découlant d’une représentation fantasmée du désir de l’Autre, fait de Philippe un individu défini en extériorité par des « autruis » multiples. Pourtant, cet ajustement (qui est aussi une forme d’assujettissement) d’un soi au désir de l’Autre peut passer – dans les contraintes actuelles du monde du travail – pour une réponse adaptée (normale et requise) aux exigences d’une généralisation de relations de clientélisation. On voit par là poindre les contours d’une « normalité » qui interroge7. Produit de ce faire face à un environnement quotidien qui mêle des exigences contradictoires, la notion de «rationalité pathique8 » apparaît comme l’expression de l’adaptation à un monde du travail enclin à des processus de déconstruction des identités individuelles et collectives. On peut ainsi voir dans ce type d’assujettissement (et d’aliénation), dans cette dépossession de soi au profit du désir d’un Autre, une expression possible de ce type de rationalité.
Éparpillement et éclatement
Cette quête d’un soi introuvable se rapproche de ce qu’on peut appeler une « personnalité schizoïde9 », mais elle peut aussi être considérée comme un indicateur, voire comme un symptôme de la difficulté, inégalement répartie en fonction des individus, de s’orienter dans un environnement complexe et changeant. Si l’on voit alors dans la scène, quotidienne, du commercial placé en face de ses clients, comme un condensé de ce que le monde du travail impose de changements variés en des temps courts aux cadres, on comprend alors que certaines adaptations puissent être à la fois coûteuses psychologiquement et sources d’angoisses… même chez ceux qui semblent les plus adaptés10. À vouloir se confondre avec des situations multiples pouvant renfermer, de l’une à l’autre, des logiques contradictoires, l’individu ne risque-t-il pas de voir se déposer en lui les germes d’un écartèlement, ou même d’un morcellement intérieur ?
LE TRAVAIL EN CELLULES DE PROJET
11On va maintenant essayer de décoder la trame des rapports humains qui se noue dans ces micro-configurations de la production que sont les équipes (modules, cellules11) de projet. Parce qu’elles mettent en contact direct des individus d’origines (sociales) et d’horizons (professionnels) variés, parce qu’elles modifient l’itinéraire des flux de communication et qu’elles imposent aux individus de résoudre ou de supporter les tensions que l’organisation génère et dont elles héritent aussi, les cellules de projet comptent parmi les étapes d’un quotidien à l’intérieur desquelles il est important de savoir manœuvrer.
Articuler les compétences
12Les cellules de projet cristallisent, dans un assemblage spécifique, une recherche d’adaptation du système de production aux évolutions de la demande et de la concurrence.
« Pour préparer la conception et la mise en fabrication d’un produit nouveau, pour coordonner les conditions de mise en place d’un gros équipement industriel, des chefs de projet sont chargés de constituer des équipes dont les membres sont prélevés sur toutes les unités concernées et à tous les niveaux de la hiérarchie, et ceci pour une durée qui peut être de plusieurs mois ou années. L’objectif est de mettre en contact direct et en situation de responsabilité conjointe toutes les compétences qui, dans le système hiérarchique traditionnel, interviendraient séparément ou successivement12. »
13À l’intérieur de ces équipes de projet, les conflits antérieurs qui ont pu opposer groupes de métier, classes d’âge, statuts sociaux, etc. doivent céder la place à la cohésion. Ces structures ne se substituent pas nécessairement aux structures déjà existantes. Le plus souvent, elles s’y superposent, ce qui ne peut manquer d’accroître la somme des repères à l’intérieur des entreprises.
14Dans ces micro-configurations, le chef de projet doit être en mesure d’expliquer, de convaincre et de persuader, du bien-fondé de « sa » démarche, les individus avec qui il est amené à travailler de façon passagère et parfois sans différence hiérarchique. Par là, on mesure combien le capital linguistique est indispensable pour qui endosse ce rôle. Dans ce type de configuration, la valeur de la personne s’apprécie, non seulement à ses facultés à pouvoir – faire – travailler en commun, à pouvoir composer avec des individus dont on a vu qu’ils venaient de secteurs différents, mais aussi par sa capacité à s’adapter à différents types de projets, à s’arranger de leur chevauchement et de leur enchevêtrement.
Circulation et diffusion de l’information
15Là où la position de relais des cadres à l’intérieur d’un espace pyramidal de la production leur permettait de construire des poches de pouvoir-savoir13, les cellules de projet contraignent désormais – en théorie – ces derniers à exposer et à dispenser l’ensemble des informations qui se trouvent en leur possession. Ainsi, en réorientant les flux de communication, ces nouvelles configurations de la production ont porté atteinte à certains des attributs qui avaient pu conférer aux cadres autorité et reconnaissance dans des organisations plus hiérarchisées ; secret, pouvoir et valeur se distendent. L’autorité et la valeur de l’individu, assises l’une et l’autre sur la possession et la maîtrise du secret, font-elles bon ménage, par exemple, avec la nécessité de déléguer ? En effet, déléguer signifie aussi que ce qu’un individu pouvait faire, l’autre peut le faire, ce qui, d’emblée, porte atteinte au caractère différentiel de la valeur de celui qui délègue (déléguer porte le doute sur le caractère de mon « irremplaçabilité »), et/ou rehausse la valeur de l’héritier, de celui à qui on délègue.
« Il y a des difficultés à déléguer, notamment chez les seniors parce qu’il y a ce besoin de reconnaissance, d’être celui qui prend la décision, d’être le chef, c’est une notion très forte, c’est tribal. Il y a un besoin de ramener les choses à soi, mais c’est aussi parce que la pression sur les cadres est de plus en plus forte, on leur demande de plus en plus des comptes en permanence. Il y a une pression, un stress de plus en plus fort. Donc, la réaction est de récupérer le plus possible d’informations, comme ça, “si on me pose une question, j’ai tout, je suis capable de répondre”, alors que le fonctionnement normal dans une entreprise, ça ne devrait pas être ça. Mais, comme les cadres sont soumis à cette pression très forte, ils veulent contrôler les choses et ils délèguent moins. »
(Conseil en entreprise et en accompagnement de cadres, 48 ans.)
16En déléguant, les cadres réduisent leur zone d’incertitude, et, par là, risquent de perdre une partie de leur pouvoir. Pourtant les tentatives de maîtrise du secret et la sensation de faire partie des individus mis dans la confidence ne disparaissent pas pour autant, ne serait-ce que parce que, structurellement, les nouveaux canaux de la communication permettent un tri des informations et des destinataires. Il y a donc fort à parier que les relations interindividuelles qui se nouent dans les cellules de projet s’établissent parfois sur un art de la rétention et de la dissimulation d’un savoir qui, avançant masqué, permet la reconstitution de poches de pouvoir.
Le risque de se perdre dans la contagion
17Là où une hiérarchisation stratifiée de l’espace de la production minimisait les risques que comportent, pour chacun, les rapprochements avec d’autres groupes professionnels, les organisations en cellules de projet contribuent à brouiller les frontières mentales – parce que physiques (notamment entre exécution et conception) – qui sépar(ai)ent les individus. Mais les risques encourus à l’intérieur de ces cellules sont inégalement répartis d’un individu à l’autre.
Une coopération décrétée
« Enquêteur : Il y a eu d’autres changements dans ce que font les cadres ?
Directrice d’une agence de l’APEC (Association Pour l’Emploi des Cadres)14 : Oui, je dirais qu’il y a aussi une grande différence, c’est qu’ils ne travaillent jamais seuls, ils travaillent toujours avec les autres dans l’entreprise, c’est le cas de plus en plus. Maintenant on travaille en groupes de projet, maintenant, on va travailler avec des gens qui étaient, de façon ancestrale, des ennemis, on va mettre dans une même équipe le chercheur avec le commercial, avant, on ne communiquait pas, aujourd’hui, on demande au cadre d’être capable de gérer son propre fonctionnement, mais aussi de travailler en équipe.
Enquêteur : Qu’est-ce qui a fait évoluer ça ?
Directrice d’une agence de l’APEC : C’est l’évolution des produits. Aujourd’hui, on est sur des produits qui vieillissent très vite, en plus on est en économie mondiale… donc, la gestion de sa propre autonomie, je crois que c’est ça qui est le plus difficile, son autonomie dans un groupe. On appartient à un groupe, et « ce n’est pas moi tout seul qui avance », on avance ensemble, et en même temps je dois être autonome, ça veut dire que je dois être capable de mener mon propre champ de travail, mais ne pas gêner ceux qui travaillent avec moi sur le même projet, communiquer avec eux. »
Un retour d’essence
18Alors que dans l’espace taylorien de la production, les contours de l’altérité se dessinaient dans la distance (physique), dans les cellules de projet, l’altérité se rapproche, se faisant, elle passe des frontières taxinomiques. La contagion des propriétés peut alors faire courir le risque d’une « infection anomique15 » aux populations qui tirent la valeur de leur existence de la distance qui les sépare des autres. Dans le cadre des ces rapprochements, les « cadres maison » ont probablement beaucoup à perdre. On peut aisément imaginer ce que peut avoir pour eux de redoutablement anxiogène la sensation physique et symbolique de se re-trouver de nouveau à proximité de ceux-là même qu’ils pensaient avoir dépassés. Les enfants de ceux-ci attestent, à leur façon, de ce douloureux héritage.
19Le cas de Béatrice est à ce titre riche d’enseignements. Sa vie semble glisser sur un fil tendu entre deux mondes qui la fait avancer sur le déséquilibre constant de l’incertitude de ne pas appartenir définitivement et de plein droit à l’un et d’être rattrapée par l’autre. Le devoir, presque moral, dont elle hérite, d’entretenir et de poursuivre le travail des générations qui l’ont précédée, et qui n’auront eu cesse de créer, mais aussi de conserver des distances sociales durement acquises, fait du maintien de celles-ci, l’enjeu d’une vie. Cette quête d’appartenance aux catégories sociales élevées prédispose Béatrice à une attention et une sensibilité exacerbées aux signes de distinction qui pourraient venir entériner la certitude de sa valeur. Cette hyper correction de tous les instants se révèle donc particulièrement nécessaire dans le travail en cellule de projet.
Une relation discordante
20En faisant travailler ensemble des individus provenant d’horizons professionnels distincts, les cellules de projet récupèrent d’une certaine façon l’ensemble des logiques d’actions propres aux espaces que traversent chaque individus. Point de rencontre, ce type de configuration risque aussi de devenir l’héritier de contradictions que produit le monde de la production. Ces contradictions sont nombreuses, on ne retiendra ici que l’une d’entre elles.
Le couple coopération et concurrence
D’un côté, le maître mot est la concurrence. Ce terme de concurrence renferme à lui seul des réalités bien différentes. L’une d’elles désigne celle qui s’instaure entre filiales, et oppose les entreprises les unes aux autres dans une sorte de boulimie sans fin qu’accompagnent des slogans belliqueux. Une autre forme de concurrence se diffuse qui, émanant du sommet de la direction, place dans une relation de compétition les équipes entre elles pour l’obtention d’un marché. À un niveau encore inférieur, on trouve une concurrence qui pousse, parfois de façon explicite, les individus entre eux pour l’obtention d’une mission, d’un poste ou la réalisation d’un projet. À ce tableau peint à grands traits, il faut ajouter celle qui s’instaure, implicitement (ou pas), par référence à la masse salariale disponible à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de l’entreprise, et qui accentue les pressions sur les individus en poste. Dans tous ces cas, l’esprit de concurrence – qui se diffuse depuis le haut des organisations, en passant des firmes aux services, puis aux équipes d’une même entreprise, pour parvenir à toucher l’ensemble des salariés pris isolément – est accentué par l’inflation des outils qui individualisent le rapport au travail.
Or il se trouve que cet appel belliqueux et généralisé se double d’une invitation à la coopération. Qu’elle soit requise expressément, décrétée, ou simplement encouragée, elle s’oppose frontalement à la concurrence, sous toutes ses formes. Sous-tendue par une philosophie de l’entente, la culture d’entreprise – dont on peut constater une accentuation de la diffusion à partir des années quatre-vingt – est à considérer comme un vecteur essentiel de sollicitation à la coopération. Par la construction en extériorité de rites, de valeurs, de récits fondateurs supposés servir de ciment, de cohésion symbolique, de supports d’identification à ceux qui travaillent sous une même bannière, la culture d’entreprise poursuit l’objectif de susciter l’adhésion, de rechercher la mobilisation de l’ensemble des salariés autour d’un projet commun. Le début des années quatre-vingt avait aussi été marqué par l’apparition des cercles de qualité qui serviraient de support à de nouveaux modes de coopération. On pourrait les définir comme des réunions de travail mobilisantles individualités dans une recherche de stigmatisation et de résolution des dysfonctionnements. Plus récentes que ces cercles, sollicitant une coopération intense entre individus afin d’atteindre un rendement optimum, les cellules de projet comptent parmi les configurations actuellement en vogue dans le monde de la production qui requièrent une forte collaboration entre leurs membres.
21Bien que la solidarité et la coopération y soient requises, les cellules de projet – et donc, avec elles, les relations qui s’y nouent – n’échappent donc pas aux contradictions qui les englobent et les dépassent ; il ne suffit pas de fermer la porte à la concurrence pour la laisser à l’écart de ces cellules. Difficile relation donc, faite de sollicitation à la coopération alors que dans le même temps se multiplient les appels à la concurrence. On peut ainsi avancer que ces cellules de projet cristallisent sous forme paradigmatique le point culminant d’une relation discordante où viennent se mêler solidarité décrétée et conflits latents. Ce type de relation, qui ne peut manquer d’être source de tensions, place chacun devant la nécessité de s’y adapter.
Un antagonisme latent et différé
22Essayons à présent, dans un premier temps, de décrire, en les anticipant, les attitudes qu’on peut attendre d’individus qui se trouvent confrontés à ce tandem discordant fait de concurrence et de coopération. Si les individus sont amenés à agir dans la concurrence à un instant T, ils savent aussi qu’à un instant T + 1, ils auront besoin de l’autre dans une relation de solidarité. Mais, et inversement, à l’instant T où ils se trouvent dans l’obligation de travailler ensemble, ils savent aussi que, passée cette phase, ils peuvent redevenir ennemis dans la concurrence. Il y a donc, et pour chaque cas de figure, par anticipation envisagée du futur de la relation, tout un jeu qui lie simultanément une recherche de préservation de l’Autre à une possible tentation de l’affaiblir. Ce type de relation est à ce point paradoxal que le seul fait de suivre avec succès une des deux attitudes opposées qu’il appelle suffirait à l’anéantir dans son ensemble. Dans ce type de configuration, nul ne peut agir sans souci d’une prise en compte des conséquences subsidiaires de ses actes.
23Le type de comportement requis par ce type de relation présuppose une maîtrise de soi à la fois prolongée et intense, ce que Norbert Élias appelait un autocontrôle de l’économie pulsionnelle, une « maîtrise instantanée des mouvements affectifs et pulsionnels en prévision de leur prolongement futur16 ». Si cette maîtrise de soi fait appel à des capacités d’anticipation, elle requiert aussi, et c’est là un autre point important, des qualités de discernement face à des relations qui sont rarement présentées dans ce qu’elles ont de paradoxal. En effet, l’antagonisme inhérent à cette relation est le plus souvent tu. À titre d’exemple, les références aux conflits et à la concurrence entre individus d’une même entreprise appartiennent le plus souvent au domaine du non-dit. Ce jeu entre l’implicite et l’explicite amène les individus à plus de vigilance, vigilance qui peut même aboutir à de la méfiance et de la suspicion.
« J’ai dû appeler un ingénieur en Angleterre – qui travaille dans une filiale de ma boîte – pour avoir des informations sur un projet que je devais reprendre et sur lequel il travaillait. Mais au moment où je l’appelais, j’ai commencé à me demander si lui, il était au courant qu’on allait le déposséder de ce projet, mais là, personne n’était là pour me répondre à cette question. »
(Ingénieur, 26 ans.)
24En incitant les individus à ajuster leurs comportements présents, concurrentiels et/ou coopératifs, par anticipation des conséquences prévisibles de leurs actes, ces situations de travail se font espace d’une libération contenue. En fait, ces espaces de « libération » relèvent plutôt d’une surenchère dans l’intériorisation des contraintes, d’une canalisation contrôlée des affects qui résulte de la nécessité d’« un-faire-avec » une injonction paradoxale. Cette « libération » sous contrôle temporel des affects est le lieu – au sens de locus – par lequel s’accomplit le rapport aux Autres dans des espaces où croissent les configurations polymorphes.
La dynamique de l’adaptation aux contradictions du système (étude de cas n° 6)
25L’opposition de Philippe et de Thierry17 permettra de montrer que les individus sont dotés de moyens différents pour faire face à ces situations. Ces réalités vécues pourront alors déposer chez certains les germes de tensions qui, en s’accumulant dans leur quotidien, joueront sur leur rapport au travail.
La dynamique de l’adaptation aux contradictions du système
« Ce sont les règles du jeu »
« Philippe : Dans le travail, il y a de tout, ce sont des relations d’homme à homme, ce sont des relations de personnes, c’est tout. C’est comme partout, il y a des mecs super bien, et il y a des sales cons. On se tire dans les pattes, on s’aide, tout existe.
Enquêteur : Est-ce que, par exemple, il peut vous arriver, avec tes collègues, de devoir travailler ensemble et puis, à un autre moment de devenir pratiquement concurrent au sein de l’entreprise ?
Philippe : Concurrent par rapport à l’obtention d’un poste ?
Enquêteur : Par exemple.
Philippe : Oui, ça arrive.
Enquêteur : Ou d’un marché ?
Philippe : D’un marché, oui, ça arrive aussi. Eh bien c’est le premier qui y est arrivé qui a raison [rires]. C’est comme ça que ça se passe là-dedans.
Enquêteur : Et vous pouvez en même temps faire ça et, dans le même temps, travailler sur un projet commun ?
Philippe : Oui, bien sûr, ça fait partie des règles du jeu, tout le monde le sait. Celui qui ne le sait pas, il est naïf, c’est tout.
Enquêteur : C’est vivable ça ?
Philippe : Eh bien, tu n’as pas le choix, ça fait partie du truc, il faut accepter. C’est chiant, oui, il y a plein de trucs chiants, on n’est pas dans le meilleur des mondes, ça c’est sûr, mais bon… Ce sont les règles du jeu. »
« Moi je ne peux pas travailler avec des gens qu’on me demande d’un autre côté d’éliminer »
« Thierry : Il y a pas grand monde pour te défendre quand t’es pas là quoi, et puis bon, je pense que les gens aiment bien fonctionner comme ça quoi, du genre : “Ceux qui sont pas comme nous, ça nous dérange”, et d’autre part, si on arrive à l’exclure18, ça fait un concurrent de moins. Il y a une notion de concurrence, vu qu’ils essayent d’individualiser à fond les gens. Il y a une notion de concurrence qui commence à naître entre les gens. L’individualisation on la voit dans les augmentations de salaire de fin d’année. Avant, il y avait une part générale pour tout le monde et puis une part individuelle, et plus ça va, plus la part individuelle prend le dessus sur la part générale, et l’augmentation générale, maintenant, elle n’existe plus, c’est que individualisé bien que tu fasses un travail d’équipe. Quand tu travailles en équipe, tu ne sais pas trop quoi dire, ni à qui, ça pourrait se retourner contre toi… tu n’as pas confiance, donc, il faut se taire. Tu as besoin des gens tout en devant les éliminer, moi je ne peux pas travailler avec des gens qu’on me demande d’un autre côté d’éliminer. »
Renoncer pour franchir
L’individu pris dans ce type de configuration et réseaux d’interdépendances devient le siège de cette relation paradoxale, le lieu de toutes les tensions ; « le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme19 ». Les tiraillements antagoniques produits par l’extérieur appellent à une résolution interne dont l’adaptation porte la marque de la réussite. Peut-on alors voir dans cette appropriation des règles du jeu qui se traduit à la fois par leur acceptation et leur mise en œuvre (comme c’est le cas chez Philippe), l’exemple d’une adaptation réussie et, dans la stigmatisation de leur ambivalence, parfois même de leur rejet, et du désinvestissement que ce rejet semble susciter chez certains (comme Thierry), une marque d’échec ? Ici, tout se passe comme si la résignation face à la discordance devenait à la fois le prérequis et la preuve de comportements adaptés, comme s’il fallait renoncer, par abstraction, afin de le dépasser, pour mieux le franchir, l’antagonisme de cette relation ; Philippe y parvient, Thierry achoppe. La question de savoir ce que les individus sont à même de mobiliser pour composer avec ce type de relation est alors essentielle si l’on veut se donner les moyens de comprendre en quoi les efforts qu’ils fournissent (ou pas), peuvent jouer sur leur rapport au travail.
Des dispositions opposées
Philippe et Thierry peuvent nous aider afin de montrer comment des dispositions déjà constituées peuvent permettre de faciliter le dépassement de ces contradictions. Pourtant, on verra qu’il ne suffit pas non plus de se pencher seulement sur les dispositions pour comprendre les comportements et réactions des individus. En effet, leur transférabilité dépend aussi des conditions sociales de leur actualisation ; autrement dit, il ne suffit pas de savoir faire pour faire.
Du côté de Philippe, diverses activités scolaires et extrascolaires lui auront permis de développer des compétences propices à ce type de travail en cellule de projet. La maîtrise de sa gestuelle (son corps devenu investissement à long terme, espace à conquérir et à entretenir), le respect de règles de courte durée, le sens de la compétition, du dépassement de soi, l’importance de la victoire pour soi ou une équipe (souvent éphémère) constituent un bagage culturel qui dispose favorablement Philippe à assumer la discordance inhérente à ce type de configuration et, par là, à en tirer profit. À cela il faudrait ajouter une conception manichéenne du monde – « les supers biens » et « les sales cons » – partagée entre ceux qui savent s’adapter et les autres. Cette conception le porte à l’acceptation d’un monde hiérarchisé sur le principe d’une inégalité naturelle. Ce type de rapport au monde et aux autres, justifiant, en les naturalisant, les échecs et succès personnels et professionnels de chacun, facilite probablement une forme de sévérité, une propension à exercer sur – soi, mais aussi sur – celui avec qui on travaille, une pression destinée à évaluer ses compétences, son rendement, son efficacité.
Dans tous ces registres, Thierry est comme l’envers de Philippe. Chez Thierry « le devoir-faire-ses-preuves » se poursuit au-delà du prévisible. Si le lycée, puis l’école d’ingénieurs, ont pu apparaître pour lui comme l’aboutissement d’un effort dont la récompense ouvrirait à une forme de tranquillité, les conditions de travail qu’il rencontre lui montrent que cette quiétude escomptée reste encore hors de portée. Cette promesse du repos mérité ressemble à un mur qui s’élève au fur et à mesure qu’on se rapproche d’un but qu’on pensait avoir atteint. La mise en demeure de devoir administrer constamment les preuves de sa valeur use Thierry. Une autre caractéristique qui lui est propre semble, elle aussi, peu propice au dépassement des contradictions que renferment les cellules de projet. On a vu que ce qui présidait au « choix » des destinations scolaires, puis professionnelles de Thierry, renvoyait à ce qu’on a appelé une recherche du proche (au double sens géographique et affectif du terme). Cet attrait pour le – déjà – connu se fera sentir dans ses activités scolaires et extrascolaires. Chez Thierry, les autres sont constamment là qui jalonnent toutes ses activités, passées, présentes et envisagées. Dans tous ses propos, la dimension collective du travail se détache ; l’avenir et le faire sont indissociablement liés à l’Autre, au proche. Dans le cadre de cette circularité où le faire, l’Autre et la durée deviennent indissociables, les notions de conflits, de compétition, de mise à l’épreuve de l’autre semblent exclues de son sens du travail. On peut ainsi penser que la relation discordante qui traverse les cellules de projet soit en mesure de distendre, voire de rompre ce lien jusqu’alors puissant qui uni(ssai)t – chez lui – l’une à l’autre activité productrice et dimension collective ; elle porte le danger.
La pente, le penchant20, et le coût
Mais, à ce niveau de l’analyse, une autre forme d’interprétation est encore possible, qui ne rentre pas en contradiction avec celle qui précède, mais la complète. Si l’on peut comprendre les difficultés que rencontre Thierry dans la mise en œuvre de cette relation discordante à la lumière de ce qu’on vient de dire, on ne peut, pour autant, réduire l’explication de cette (son) incapacité à ce type d’analyse. De la même façon, il serait tout aussi insuffisant d’attribuer exclusivement ce pouvoir de composition chez Philippe aux explications que l’on vient de donner. Des dispositions, même relativement maigres, possédées par un individu qui se trouve placé face à la nécessité de travailler dans la discordance, n’annihilent pas complètement la possibilité de composer avec une telle relation, pas plus, qu’à sens inverse, un habitus tirant vers l’individualisme ne permet, d’emblée, de surmonter les paradoxes qu’elle renferme.
Tout en regardant vers le passé, on ne peut se détourner de l’avenir. Or, il se trouve que, au moment où ils s’expriment, les pentes des trajectoires professionnelles de l’un et de l’autre diffèrent. Ces pentes, et les espoirs qu’elles autorisent ouvrent à de nombreux possibles pour Philippe, alors qu’ils se ferment pour Thierry. Ces espoirs peuvent avoir un effet dynamique, un effet d’entraînement qui porte à atténuer subjectivement jusqu’à l’importance des difficultés rencontrées. Mais l’espoir ne fait pas tout ! Le sens de la pente, et, avec lui, l’avenir perceptible qu’il laisse entrevoir, n’annihilent pas non plus l’héritage du passé comme support explicatif des comportements. Dit autrement, en rapportant leurs propos à l’état de leur trajectoire, on ne « remet pas les pendules à zéro » dès lors qu’on combine ces différents types d’explications.
La prise en compte de ces espoirs inscrits dans les trajectoires professionnelles – dont on pense qu’ils sont à même d’étouffer et de contenir les tensions nées de la rencontre entre les individus et leurs réalités de travail – invite plutôt à porter le regard sur le coût psychologique de l’adaptation au travail. En fait, si rien ne permet d’affirmer avec certitude ce qu’aurait pu être le comportement d’un individu comme Thierry dont le sens de la trajectoire professionnelle aurait pu laisser présager d’un avenir encore prometteur, on peut tout de même avancer, sans trop de risques, que le dépassement des tensions et contradictions générées par les mises en pratique du travail contraigne à un écartèlement psychologique important ceux qui, dotés d’un habitus ne les prédisposant pas à ce type de relation, voient, de surcroît, les espoirs que renfermaient leur trajectoire fondre dans le quotidien. Fort de la comparaison de ces deux cas, on peut se risquer à avancer, en prenant moult précautions, que le coût psychologique de l’adaptation aux contradictions que génère le système de production croît à mesure que s’amplifie, d’un côté, l’écart entre un habitus déjà ancré et des dispositions requises qui permettraient de les dépasser et que, d’un autre, s’affaiblissent les espoirs contenus au creux des trajectoires professionnelles. Mais il y a là plus une piste à approfondir qu’un résultat démontré scientifiquement…
ESPACES D’ÉVALUATION
« En fait, ils nous évaluaient à chaque fin de formation et à chaque séminaire. Ensuite, tu avais un bilan de compétences avec ton directeur pour savoir : comment toi tu avais vu l’année, ce que tu pensais de toi en tant qu’individu, ce que tu pensais de ton travail, ce que vraiment tu avais fait, de tes collègues, enfin, est-ce que tu t’insérais bien dans les groupes de travail, est-ce que tu serais tenté de faire plus de choses ensemble, et puis après, voir l’avenir, ce que tu projettes de faire comme formation plus tard, si tu voulais changer de poste, en gros, qu’est-ce que tu voulais faire pour améliorer ta situation personnelle et professionnelle ? »
(Cadre commerciale, 26 ans.)
26Les cadres et l’évaluation se rencontrent souvent… plus qu’il n’y paraît à première vue. Certains actes de management se posent explicitement comme des étapes formelles de l’évaluation. Ainsi, l’entretien annuel – et individuel – d’évaluation marque-t-il un temps fort de la vie des cadres. Pourtant, considérer que ce moment soit le seul à compter dans leur évaluation relève d’une abstraction des conditions réelles dans lesquelles les cadres effectuent leur travail. En fait, et bien qu’elles ne se présentent pas sous ces traits, il est d’autres instances de contrôles qui, en ponctuant et en jalonnant le quotidien des cadres (dans la longue durée), alimentent un jugement potentiellement constant sur ceux-ci. Le management par objectif compte à n’en point douter parmi ces modalités à travers lesquelles se propage un contrôle diffus. On peut ainsi être fondé à penser que l’entretien individuel sanctionne formellement (dans la courte durée) une suite – ininterrompue – d’évaluations informelles. Si donc cette forme d’examen condense une multiplicité de séquences temporelles, il ne s’ensuit pas que l’évaluation et le contrôle aient disparu pour autant du quotidien du travail. On tâchera de comprendre en quoi ces différentes modalités de l’évaluation peuvent jouer sur le sentiment que les cadres ont de leurs obligations et de leur valeur. Mais qu’évalue-t-on au juste dans l’évaluation ?
L’évaluation de longue durée
27Jusqu’à présent, on n’a abordé qu’en pointillé ce qu’on regroupe sous l’appellation management par objectif. On va maintenant montrer comment, sous couvert de laisser toute latitude aux cadres, ce type de direction contribue en fait à euphémiser les contraintes qui s’exercent sur eux.
Un déplacement des contraintes
Afin de répondre aux pressions extérieures (clients, concurrence, etc.), aux attentes et aspirations des cadres en terme de pouvoir – sur les prises – de décision, mais aussi, afin de prendre en compte la généralisation des revendications à l’autonomie, les auteurs de littérature managériale prôneront la direction par objectifs. Ces objectifs sont en principe fixés de façon consensuelle entre un cadre et son supérieur immédiat. Le cadre sera alors évalué sur le résultat final. Voilà pour le cadre théorique. Pourtant, la confrontation avec la pratique incite à apporter, sous forme de nuances, quelques compléments à ce type de définition. Ces nuances renvoient en fait à diverses dimensions qui tiennent autant au souci, chez les cadres, d’administrer les preuves de leur valeur, qu’à l’impossibilité pratique de prévoir avec exactitude le temps et les moyens nécessaires pour la réalisation des dits objectifs. Le management par objectif porte atteinte à toute la chaîne de relations entre temps, travail et rémunération.
Mais, le flou qui s’instaure entre les moyens et les fins renferme le risque de voir la pression glisser du côté des cadres. Conscients que la construction de leur valeur, à leurs yeux, mais aussi aux yeux des autres, dépend de leur aptitude à la réalisation d’objectifs, les cadres sont structurellement enclins à prendre sur eux, plutôt qu’à rejeter sur un système, les difficultés qu’ils pourraient être amenés à rencontrer dans la réalisation de ceux-ci. Mais si l’adéquation des moyens aux fins reste chancelante, l’autonomie concédée s’avère alors toute relative. Dans les meilleurs des cas que nous avons rencontrés, le pouvoir de négociation des cadres semble se déplacer et se réduire à une discussion sur les modalités de réalisation des objectifs, parfois sur les délais pour les atteindre. Mais, ces objectifs restent généralement définis indépendamment d’eux.
28Ce type de management permet le déplacement du contrôle d’une description des tâches à une sanction par les objectifs. Pourtant il serait faux de croire que le contrôle ne s’exerce plus « qu’à l’arrivée », qu’au moment de la validation de ceux-ci. Au contraire, sur le fil tendu entre le cadre et son objectif, le contrôle peut s’exercer à chaque instant21.
Le renversement de l’administration de la preuve
29L’extrait d’entretien qui suit montre de façon éclatante comment le management par objectifs peut parvenir à faire fi de la mesure du temps nécessaire à leur accomplissement. Mais il révèle aussi, ce qui est encore plus remarquable, que ce type de management peut littéralement occulter la réalité du travail nécessaire à leur réalisation.
« Cette fille-là a bien bossé, et donc j’ai voulu lui avoir une augmentation, parce que tous les gens avaient eu une augmentation et elle, elle n’avait pas eu la même. Donc je suis allé voir le directeur avec le directeur technique, et je lui ai dit : “J’ai eu un de mes chefs de projet qui a eu une augmentation, et la fille avec qui j’ai travaillé n’a pas eu d’augmentation. J’estime que ce n’est pas normal, étant donné que le chef de projet qui a eu une augmentation, je lui ai donné le projet complètement ficelé, et elle qui n’a pas eu d’augmentation, a eu un projet beaucoup plus compliqué.” Il m’a dit : “Oui, Monsieur, mais je ne vous paye pas pour travailler, mais je vous paye pour réussir.” OK, très bien, j’ai fermé la porte du bureau de la personne en question, et je lui ai dit : “Je sais, on est payé pour réussir, mais si vous pensez que je peux réussir sans travailler, vous vous trompez”, et je suis parti. »
(Ingénieur, 35 ans.)
30Dans la relation qui s’établit entre un cadre et son supérieur hiérarchique au moyen d’un management par objectif, le contrôle qui s’exerce du second sur le premier subit une étrange métamorphose. Il se déplace en fait de deux façons. D’un côté, l’évaluation du cadre par son supérieur ne disparaît pas dans la durée, elle se dilue, possible à chaque instant, elle contraint à une concentration sans relâche. Choisie ou, à l’opposé, subie, la détermination des objectifs n’empêche donc pas le contrôle de s’exercer de façon aléatoire. On peut même penser que le contrôle de soi sur soi augmente d’autant que les individus auront participé eux-mêmes, en partie ou totalement, à la détermination des objectifs. Ne pas les atteindre reviendrait à faillir par deux fois, devant celui auprès duquel on s’est engagé, mais aussi, envers soi-même.
« Oui, je suis évalué une fois par an. Mais à mon niveau, je m’auto-évalue, c’est-à-dire que je fais mon évaluation avec moi-même, avec des critères, et j’en discute avec mon n + 1 après. Donc, il valide ou pas, et on en discute. Mais d’abord, je m’auto-évalue. À mon niveau, c’est un bon système. Et en général, quand on s’auto-évalue, on est plus sévère que son chef. »
(Manager, 63 ans.)
31D’un autre côté, le management par objectif permet aussi à la hiérarchie de se décharger d’un éventuel contrôle continu pour se concentrer sur l’évaluation de la production finale. Déversant la pression sur un des points de la relation, le contrôle fait volte-face. Du coup, le pouvoir que construisent les cadres en tâchant d’augmenter, dans l’interaction, leurs zones d’incertitudes, se réduit lui aussi, en fait, il n’a plus lieu d’être. Le fragment d’entretien de l’ingénieur cité plus haut montre de façon paradigmatique ce retournement : « Monsieur, mais je ne vous paye pas pour travailler, mais je vous paye pour réussir. ». Ces propos attestent d’un renversement de la charge de la preuve ; ici, les cadres doivent travailler, en s’auto-évaluant, à convaincre, persuader… en un mot, à prouver à leur supérieur la qualité de leur travail et donc, inséparablement, celle de leur valeur.
« Christophe : Il y a beaucoup de techniciens comme mon frère, par exemple, qui travaillent, et qui font un truc bien. Mais par contre ils n’osent pas le vendre, faut oser aussi, il ne s’agit pas de faire la pute, mais il faut aussi… Mon grand chef quand on lui a montré ce qu’on faisait, ce n’était pas pour rigoler, et il s’est rendu compte qu’on faisait un truc super important, qu’on faisait tant de factures, que la progression était importante, et hop, il nous a racheté une machine… On ne peut pas se plaindre sans réagir voilà. Et c’est aussi ça ce que j’attends du rôle de l’ingénieur, il faut agir sur sa propre destinée, c’est-à-dire que… ça m’énerve les gens qui se plaignent quoi… “Qu’est-ce que tu fais pour changer la situation ?”. »
32Loin donc de se réduire à l’entretien individuel d’évaluation, l’administration de leur valeur chez les cadres s’étale en fait de façon diffuse le long de ce fil tendu entre eux et les objectifs qu’ils doivent atteindre. Mais, pondérer théoriquement l’importance de ce moment particulier ne revient cependant pas à lui retirer toute signification, loin s’en faut !
L’évaluation de courte durée
« Devenir soi-même tribunal de soi-même c’est bien être aliéné22. »
33À l’intérieur de cet espace-temps formel qu’est l’entretien individuel d’évaluation, un rapport se noue entre « évaluateur » et « évalué ». Ce rapport on le qualifiera, à la suite de Michel Foucault, de « foyer local de pouvoir-savoir23 ». Par la relation qui s’établit entre les protagonistes de l’évaluation, cette situation particulière induit des formes de pouvoir et produit, inséparablement, un type particulier de savoir. On va montrer que l’euphémisation et l’occultation de certaines des formes de pouvoir qui traversent ce genre de situation contribuent insidieusement au résultat final de l’évaluation. Par là, on apportera un début d’élément de réponse à la question de savoir ce qu’on évalue dans l’évaluation.
Le pouvoir d’une relation sans pouvoirs
34Par certains côtés, il est envisageable d’établir quelques analogies entre la confession et les techniques modernes d’évaluation des salariés. L’une et l’autre ont ceci en commun qu’elles procèdent à ce qu’on pourrait appeler une extorsion de fond. L’une et l’autre se passent dans une interaction rapprochée avec un représentant institutionnel (prêtre ou supérieur hiérarchique). Mais, cette proximité de l’altérité ne doit pas masquer l’essentiel : dans les deux cas, si le représentant fait office d’intermédiaire, entre l’au-delà ou la direction, il repousse sur l’évalué la tâche consistant à produire du discours sur lui-même… qu’as-tu fait ? Il y a là quelque chose d’étonnant, car en l’absence de cet officiant, l’individu ne se prêterait pas à ce type d’exercice. La présence du représentant de l’institution a donc ceci de paradoxal qu’elle oscille entre une volonté d’évacuer le pouvoir de la relation, alors qu’en son absence, rien ne se ferait. Dans le cadre d’un entretien d’évaluation, ce paradoxe est renforcé par la volonté d’horizontalité, d’égalité et de transparence qui anime ce type de relation.
35Mais, les individus ne disposent pas des mêmes compétences pour affronter ces situations d’évaluation. En effet, l’habitude et l’aptitude à « devoir négocier ou convaincre d’autres personnes24 » dans le cadre d’activités quotidiennes sont inégalement réparties entre les groupes socioprofessionnels, mais aussi d’un individu à l’autre. On peut alors avancer que la violence symbolique qui s’exerce au cours de ces entretiens d’évaluation n’affectera pas de plein fouet ceux qui sont déjà coutumiers de la mise en scène de soi au service de l’art de convaincre et de s’auto-persuader. Mais les entretiens d’évaluation demandent plus encore… une compétence à l’introspection ! Là encore les inégalités sont flagrantes. Si le chemin qui mène à soi, ou plutôt, à son intériorité, n’est pas tracé25, si l’attention à soi, la connaissance de soi et l’expression de soi et de ses maux, n’échappent pas elles non plus à cette distribution différentielle, et si certains modes éducatifs peuvent préparer à l’entretien d’évaluation26, on comprend mieux pourquoi ce foyer local de pouvoir-savoir, a priori égalitaire, place en fait chacun face à des difficultés bien différentes qu’il devra pourtant essayer de surmonter.
36Si donc, pour toutes les raisons qu’on vient d’invoquer, on peut prétendre que l’entretien individuel d’évaluation prolonge un examen de conscience d’un type particulier, on voit aussi, d’emblée, que cet exercice mesure bien d’autres choses que ce qu’il prétend évaluer. En contribuant à produire mais aussi à occulter ce qu’elles tentent d’évaluer, les techniques de vérité font de ce foyer local un mode opératoire de construction et de falsification d’intériorité. Véritable espace d’une catharsis hétéronormée, l’entretien d’évaluation compte parmi les rites de passages obligés et autres vecteurs de socialisation qui, par touches successives, participent à la construction des individus. Sous couvert d’irréfutabilité de l’objectivation scientifique et d’égalité de la relation interindividuelle, se met en place un puissant outil de sociodicée qui participe à la sélection-(éviction) des populations (in) adaptées, et, par là, à une forme de contrôle collectif par l’« auto »-évaluation individuelle.
Un rituel de dépossession (étude de cas n° 7)
37Déterminant pour l’évolution des carrières et le calcul des rémunérations, l’entretien d’évaluation est un moment crucial dans la vie des cadres. Fort de ce qu’on vient de dire sur ce qui pouvait se jouer à l’intérieur de ce foyer local de pouvoir-savoir, on est maintenant en mesure de mieux apprécier en quoi les déséquilibres qu’il occulte peuvent jouer sur le sentiment de soi chez ceux qui y sont conviés. Certains sortiront grandis d’une telle expérience alors que ceux qui peinent à assumer cette injonction à la mise en valeur de soi risquent parfois de perdre et de laisser quelque chose d’eux-mêmes.
Un rituel de dépossession
On va voir comment, chez Thierry, se déroule un cycle du soupçon où se mêlent : mise en doute de la valeur des critères d’évaluation – et donc, par voie de conséquence, sentiment de l’impossibilité de pouvoir être évalué à sa juste valeur –, suspicion, rumeur, sentiment du secret et du complot. Le bilan d’évaluation, dans une de ses formes les plus extrêmes, peut faire apparaître et mettre en mouvement une articulation possible entre développement de la paranoïa et sentiment de dépossession de soi.
« Thierry : Dans leurs outils d’évaluation ils ont des critères : motivation, présence, comment tu rapportes tes choses à ton chef. Ils jugent entre eux et ils mettent des notes par critère. Le fait que tu fasses bien ton travail, que tu sois motivé, que tu sois prêt à rendre service aux autres quand ils viennent te demander quelque chose, etc. je ne sais plus les autres critères, mais jusqu’à cette année, ils étaient secrets. En fait, tu ne savais pas les critères, et quand on te donnait à la fin de l’année ton augmentation, tu ne savais pas pourquoi, ils ne donnaient pas les critères, et donc en fait, tu ne savais pas vers quoi il fallait évoluer pour être mieux vu, pour être mieux considéré. […] Je suis parti en mission en Roumanie, et là ça c’est bien passé, et en fin d’année, toujours la même chose, et là, le nouveau critère de jugement était sur le fait que j’étais trop cool et que je pouvais en faire plus et qu’on avait l’impression que je m’en foutais un peu quoi, et ça ils me l’ont dit en fin d’année lors de l’entretien. […] En fait, maintenant à Nantes, ils ont adopté le système qu’on avait en Belgique, c’est-à-dire, qu’ils te font un entretien d’évaluation en milieu d’année avec des critères qui sont foireux et que tu ne peux pas trop contredire, enfin, ils sont foireux, parce que tu n’as pas le droit de les contredire, ils sont déjà établis. En France, ils ont plus tendance à te mettre dans un moule et puis tu as intérêt à être dans le moule, sinon tu es mal vu. Donc, pour le chef en France, par rapport à ce que j’avais fait en Belgique, il en a conclu que pour me faire bosser, fallait vraiment être derrière moi. Je pense qu’ils doivent avoir un dossier secret sur toutes les personnes avec des critères du style : “Vient mal rasé”, ou “Parle beaucoup avec les femmes de ménage”, ou… [rires], donc, je pense, avec des trucs aussi débiles que ça, mais on n’en sait rien de toute façon… “Est un fainéant”, “Répond à la hiérarchie”, “Essaye de défendre les autres”… Le bilan d’activité qui avait été fait sur moi quand j’étais en Belgique, bilan qui était excellent, eh bien, ce document, je ne l’ai toujours pas retrouvé.
Enquêteur : Mais il est où ce rapport ?
Thierry : On ne sait pas. Si ça se trouve, il a été… Il est quelque part, mais je ne sais pas où. Mais, je vais le chercher, je vais bien le trouver. Enfin, je ne pense pas que ce soit un complot… enfin, on perd bien ce qu’on veut et on garde bien ce qu’on veut. Tout le monde se méfie de tout le monde, c’est le sentiment que j’ai. Et les compétences qu’on a, ils n’en ont rien à foutre. J’avais un sentiment de culpabilisation par rapport à ce qui m’arrivait… parce que, suite à l’entretien individuel… l’entretien individuel a été un monologue de mon responsable, où j’ai essayé de faire en sorte qu’il n’écrive pas toutes les saloperies qu’il disait. À la fin de l’entretien, j’étais épuisé nerveusement, parce que je me suis retenu pour ne pas dire tout ce que je pensais, à un tel point que… Il y avait une partie où je pouvais écrire des choses, et il m’a dicté quelque chose que je ne voulais pas écrire, et finalement j’ai écrit texto ce qu’il me dictait. Et quand j’ai vu ça, j’ai écrit : “Malgré un désaccord sur la note globale”, et le lendemain, j’ai regretté ce que j’avais écrit, puisque je n’étais même plus moi-même, j’écrivais quelque chose qu’on me dictait, je n’écrivais même pas ce que je pensais. »
Le verdict institutionnel – qui s’exprime par la parole de l’évaluateur – se dilue dans l’être de celui qui, n’étant pas assuré du sentiment de sa valeur, laisse aux autres le soin de décliner sa propre identité. Pour celui-là, habité du verdict d’un autrui changeant, en quête d’une définition légitime de soi, l’impression constamment entretenue de devoir administrer les preuves de sa valeur peut apparaître comme une chape de plomb omniprésente, fatigante, usante et, de surcroît, sans aboutissement possible. Au cours d’un des nombreux entretiens qu’il nous a accordés, Thierry nous a livré, sous forme d’aveu, une preuve de cette usure : « J’en ai marre d’être toujours évalué. » On voit par là que ce long et fréquent travail d’administration de la preuve de sa propre valeur peut être lourd à fournir et fastidieux à porter. Thierry, lui, fait l’expérience douloureuse d’un soi qui vacille.
Notes de bas de page
1 . « L’autocéphalie signifie que le dirigeant, ou la direction du groupement, est désigné selon des règles propres au groupement et non, comme dans l’hétérocéphalie, par une autorité qui lui est extérieure (peu importe comment cette désignation intervient d’ordinaire). » M. Weber, Économie et société 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1995, p. 90.
2 . D. Cohen, Professeur de sciences économiques à l’École Normale Supérieure. Source : Reportage Arte « Le cadre dans tous ses états », op. cit.
3 . Selon Paul Bouffartigue et Charles Gadéa, « la montée des contraintes, notamment en termes de délais, plus directement dictés par la clientèle » compte parmi les grands principes de transformation du travail des cadres. P. Bouffartigue et C. Gadéa, SDC, op. cit., p. 76.
4 . D. Linhart, Le torticolis de l’autruche. L’éternelle modernisation des entreprises Françaises, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 75.
5 . La contagion des propriétés résulte du principe d’une pensée magique qui considère que, par le seul contact (physique ou imaginaire) d’une chose (vivant, ou objet), les propriétés qu’on lui attribue finissent par faire corps avec celui qui la côtoie. Cette définition succincte reprend, dans un condensé schématique, ce que James George Frazer nomme magie sympathique. Voir J.-G. Frazer, Le rameau d’or, Vol. 1. Le roi magicien dans la société primitive, Paris, Robert Laffont, 1981, 1004 p.
6 . Voir l’étude de cas n° 4.
7 . Dans le champ théorique de la psychodynamique du travail, la notion de normalité prend le sens suivant : « La normalité apparaît comme le résultat d’une dynamique entre la souffrance et les défenses contre la souffrance. », C. Dejours, « Analyse psychodynamique des situations de travail et sociologie du langage », J. Boutet (sous la dir.), Paroles au travail, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 185.
8 . « La rationalité subjective ou mieux encore la rationalité pathique, voire la rationalité pâtie, c’est-à-dire la rationalité des conduites qui s’organisent en réponse au fait d’avoir à subir les deux autres rationalités instrumentale et sociale. » C. Dejours, idem., p. 186.
9 . « Cette personnalité jugée parfois schizoïde, c’est-à-dire « à qui manque le sentiment habituel d’unité de la personne », doit ici s’interpréter comme une identité sociale continuellement dédoublée parce que vécue comme perpétuellement « en transformation ». C. Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 247.
10 . « Dans le cadre de référence où nous nous plaçons, les mécanismes et, d’une manière générale, la symptomatologie de la schizophrénie peuvent s’interpréter comme autant de tentatives (individuelles ou collectives) pour s’adapter à un milieu où l’on se trouve désorienté et neutraliser la dysphorie qui résulte de cette désorientation. » G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, op. cit., p. 235.
11 . On emploiera indifféremment l’une ou l’autre de ces trois appellations.
12 . D. Segrestin, Sociologie de l’entreprise, op. cit., p. 207.
13 . « Le pouvoir d’un individu ou d’un groupe, bref, d’un acteur social, est bien ainsi fonction de l’ampleur de la zone d’incertitude que l’imprévisibilité de son propre comportement lui permet de contrôler face à ses partenaires. » M. Crozier et E. Friedberg, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 72.
14 . Si l’activité professionnelle exercée par cette directrice d’agence fait d’elle la porte-parole d’une vision moderniste du travail, vision parfois éloignée de ses réalités, elle la place aussi en position de recueillir de nombreux témoignages de cadres en exercice, ou l’ayant été. On peut ainsi penser que son discours soit en mesure de dévoiler certaines des tensions que vivent ces derniers.
15 . L’expression est de Norbert Élias et L. John Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1965, p. 46.
16 . N. Élias, La dynamique de l’occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 196.
17 . Pour des précisions sur les itinéraires de Philippe et de Thierry, le lecteur pourra se reporter à l’annexe Synthèse des cas retenus, et consulter la seconde partie de la description de leurs parcours intitulée Reprise du parcours professionnel (de Philippe – de Thierry).
18 . Ici, tout en généralisant, Thierry parle de lui.
19 . N. Élias, La dynamique de l’occident, op. cit., p. 197.
20 . Du nom d’un chapitre d’un article de P. Bourdieu, La pente et le penchant dans « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, XV, 1974, p. 16-27.
21 . « Le contrôle du rendement n’est pas nouveau ; ce qui l’est, c’est qu’il s’étend massivement au secteur tertiaire, que les résultats enregistrés ont des conséquences sur la notation, la paie, la discipline ; enfin que l’agent est l’auteur de son évaluation, le système de contrôle étant incorporé au processus de production. » G. Lyon-Caen, « Surveillance et liberté », Problèmes économiques, 16 décembre 1992, n° 2. 304, p. 48.
22 . P. Ricœur, Philosophie de la volonté II…, op. cit., p. 295.
23 . « Là et sous le signe de la “chair” à maîtriser, différentes formes de discours – examen de soi, interrogatoires, aveux, interprétations, entretiens – véhiculent dans une sorte d’allées et venues incessantes des formes d’assujettissement et des schémas de connaissance. » M. Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 130.
24 . Voir, à ce propos, les travaux de Michel Gollac et Serge Volkoff, « Citius, altius, fortius », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1996, n° 114, p. 65.
25 . « Par cette introspection, chacun se trouverait bien vite dans une impasse, si on ne lui remettait pas une carte de son paysage psychologique. » A. Hahn, « Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d’aveu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 58. « Ce sont alors, pour M. Foucault, ces technologies de la vérité qui, au lieu de révéler l’intimité des individus, produisent de l’intériorité. » J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1985, p. 324.
26 . On peut à ce titre voir dans les documents fournis à certains étudiants d’Écoles supérieures de commerce – « Rappel des rôles, missions, responsabilités fondamentales du cadre par rapport à son équipe. Évaluer ses collaborateurs », Audencia, Nantes, École de management – de véritables « Sommes », formes condensées de modes d’emploi préparatoires à l’art de poser la question, homologues des techniques d’extraction de savoir dans le champ religieux.
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