Chapitre II. Une recomposition interne des espaces
p. 57-81
Texte intégral
1Si l’entreprise s’est transformée de l’extérieur ou, plus exactement, du fait de son insertion dans des espaces englobants toujours plus complexes, elle s’est aussi, et dans le même élan, transformée de l’intérieur, par la mise en œuvre de nouvelles formes d’organisations de la production. Ces modes d’organisation, les hommes doivent s’y adapter. Il serait probablement illusoire de prétendre décrypter l’ensemble des mouvements de fond qui structurent une recherche d’ajustement des individus aux transformations des modes de production. Deux d’entre eux semblent pourtant à même de rendre compte, non seulement de l’éventail des transformations survenues, mais aussi des tensions spécifiques qu’ils produisent chez les individus qui s’y trouvent pris. On peut ainsi caractériser cette recherche d’ajustement par la volonté de maintenir un équilibre socialement acceptable entre, d’une part, une tentative de rationaliser, techniciser, instrumentaliser le travail en tant que tâche à accomplir (prescription), et, de l’autre, et concomitamment, une intention de solliciter le facteur humain par un appel à sa subjectivité, sa créativité (quête d’autonomie). La recherche d’un ajustement des hommes aux transformations des modes de production croise rationalité instrumentale et réquisition d’une subjectivité. La phase actuelle semble pencher en faveur d’une sollicitation de l’autonomie.
2Mais, si ces transformations concernent l’ensemble des salariés, elles ne les affectent pas dans des proportions identiques. Ainsi, si l’on veut saisir en quoi et comment ces transformations ont pu jouer sur le rapport au travail des cadres, convient-il d’insérer les particularismes des seconds dans les formes prises par les premières. À l’intérieur d’un espace stratifié et hiérarchisé de la production, un ensemble de distances, jouant dans des registres variés, à la fois physiques, symboliques, affectifs, linguistiques, etc., permettait aux individus, non seulement de lire aisément leur position à l’intérieur d’un espace, mais aussi, de tracer les contours du semblable, souvent dans l’horizontalité, et du distinct, dans la verticalité. On peut ainsi avancer que l’espace taylorien de la production était propice à la construction d’identités catégorielles ; le rendement de la dialectique du même et de l’autre était important. C’est cette matrice, inséparablement mentale et spatiale, que viendront modifier les nouvelles formes d’organisations de la production, touchant les cadres au cœur d’une de leurs caractéristiques essentielles, le différentialisme. Les transformations actuelles de la production offrent-elles des conditions susceptibles de favoriser l’émergence de la conscience d’une existence catégorielle chez les cadres ?
3Ainsi, et après avoir montré comment le sentiment de soi et de sa valeur devait s’accommoder d’une insertion dans un enchevêtrement pluriel d’espaces, on voudrait, maintenant, porter notre attention sur quelques conséquences que peuvent avoir sur les cadres les transformations internes à l’organisation de la production. Par la force de ces transformations, les groupes se décomposent, puis se recomposent sous de nouveaux traits. Ces phases de déconstruction-reconstruction influent sur le rapport au travail des cadres… mais rarement de façon mécanique. L’opposition entre Philippe et Christophe (Du droit et de la justice) permettra de faire apparaître des réactions de cadres confrontés à l’atomisation en cours dans le monde du travail. Celle entre Louis et Thierry (Des effets d’invisibles frontières) nous informera sur les rapports qu’entretiennent ces cadres avec les nouveaux visages de l’excellence. Par là, chacune de ces études de cas nous permettra de comprendre en quoi certaines des transformations de l’organisation qui recomposent les identités peuvent jouer sur l’investissement des cadres au travail.
DES BROUILLAGES MULTIPLES
4On va donc, pour commencer ce chapitre, tenter de comprendre en quoi les transformations internes à l’espace de l’entreprise ont joué sur les conditions de possibilité du maintien de la catégorie. Si les périodisations, ici comme ailleurs, sont délicates, on peut malgré tout, sur les traces de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello, considérer qu’une nouvelle phase du capitalisme débute au tournant de la fin des années soixante-dix ; schématiquement, on pourrait dire que la période des Trente Glorieuses1 a progressivement accouché du troisième esprit du capitalisme. Penchons-nous un instant sur les caractéristiques de cette nouvelle phase du système de production qui posent les conditions à l’intérieur desquelles se déploie le travail des cadres.
Des transformations des modes de production
Les caractéristiques majeures des modes actuels de production
À l’origine des transformations qu’ont connues les modes de production, on trouve une volonté d’adapter les entreprises en vue d’une maximisation du profit économique. Si cette finalité ne change pas d’une phase à l’autre, les circonstances des changements ainsi que les formes qu’ils revêtent, elles, diffèrent. On peut ainsi affirmer que les évolutions des modes de production ont pour partie été déterminées par la place croissante prise par l’économiede marché, l’ouverture à la concurrence entraînant instabilité et diversification de la demande. La recherche d’ajustement des hommes aux évolutions des modes de production s’est trouvée interpellée par cette nécessité de répondre au plus vite et au mieux aux évolutions de la demande. Afin de répondre, dans les plus brefs délais, à ces nouvelles exigences, l’organisation de la production cherche la flexibilité. De nouvelles procédures voient le jour : gestion à flux tendus, qualité totale, etc. En un mot, l’adéquation des hommes aux choses s’emballe, et passe d’un paradigme de la production de masse à celui de l’adaptabilité perpétuelle. La main d’œuvre n’échappe pas à cette « exigence » de flexibilité tous azimuts.
C’est dans ce contexte d’une concurrence exacerbée que verront le jour nombre de transformations à l’intérieur même des entreprises2, transformations qui touchent non seulement aux modes de production, mais aussi à l’économie de l’espace de la production, modifiant l’organigramme et, avec lui, les flux de communication individuels. « Dans la majorité des établissements, les employeurs déclarent avoir procédé à un changement d’organisation au moins au cours des années 1990 à 1992. 46 % ont créé de nouvelles fonctions (commerciales, marketing…), 33 % ont supprimé des fonctions, 37 % ont modifié la classification des emplois… Les innovations dans les méthodes de travail sont, elles aussi, fréquentes : en 1992, 24 % des établissements travaillent en “juste-à-temps”, davantage dans l’industrie, et particulièrement dans celles des biens de consommation (56 %). 34 % ont mis en place des groupes de travail pluridisciplinaires qui rassemblent des salariés de plusieurs services autour d’un projet ; 27 % ont procédé à la suppression d’un niveau hiérarchique intermédiaire3. » Ces innovations touchent inégalement les entreprises, celles de taille importante les adoptent en premier. De façon pratiquement mécanique, ces nouvelles formes d’organisations ont eu pour conséquences, d’un point de vue structurel, de supprimer de nombreux postes et de réduire les effectifs et, d’un point de vue pratique, d’augmenter la somme de travail et de redistribuer les objectifs. En bouleversant les modes opératoires, les modifications internes de la structuration de la production auront aussi contribué à redéfinir les postes et à rechercher leur rotation. De proche en proche, ces transformations ont affecté les canaux relationnels entre salariés, notamment ceux qui s’établirent entre les cadres et l’exécution dans l’espace taylorien de la production. Dans ces transformations organisationnelles, c’est l’ensemble des distances, inséparablement physiques, symboliques, et affectives entre salariés, qui va se trouver modifié.
Ces transformations rationnelles et relationnelles se sont vues, dans leur ensemble, doublées par un affinement et une mutation des techniques de contrôle. Ces techniques disciplinaires se sont progressivement intégrées au circuit de la production, faisant de chacun l’objet d’un contrôle possiblepour autrui, mais parfois aussi, pour lui-même. Se sont ainsi développés : contrôle à distance des performances, du suivi d’activité, mise en réseau des agendas, etc. Par ces touches successives, l’informatique permet non seulement d’accroître la disponibilité des individus, il maximise aussi la possibilité de l’exercice d’un contrôle constant de son temps pour autrui dans une « transparence univoque » ; ceux qui contrôlaient deviennent à leur tour contrôlés.
Une multiplication de situations singulières
5La recherche de flexibilité prend des formes variées qui ont en commun d’individualiser, par une panoplie de mesures, la relation salariale. Les cadres sont particulièrement touchés par certaines de ces mesures qui, historiquement, ont commencé à se diluer depuis le haut du salariat, mais aussi par les grandes entreprises. Ce que les cadres pouvaient avoir en commun à l’étage taylorien de l’organisation de la production s’est progressivement dissous par l’infiltration continue de mesures émoussant les solidarités existantes, dissipant ainsi jusqu’à la possibilité de se penser dans la ressemblance… mais aussi, comme on va le voir, dans la différence.
Les outils du découpage
6Les deux mouvements de fond dont on a dit plus haut qu’ils pouvaient permettre de comprendre certaines des formes prises par l’ajustement des hommes aux transformations des modes de production, trouvent, principalement depuis le début des années quatre-vingt, une nouvelle expression dans une recherche tous azimuts d’une individualisation de la relation salariale.
7Au cours d’une même période, on a en effet assisté à une lourde tendance généralisée vers une négociation individualisée des contrats de travail qui touche à des domaines aussi variés que : la nature du statut, les modalités de rétribution, les objectifs à atteindre, les modalités de validation, etc. Les statuts particuliers sont aussi à la hausse4, et les horaires à la carte se multiplient ; « les horaires libres et à la carte [qui] passent de 16 % en 1984 à 23 % en 19915. Cette libération des horaires a concerné toutes les catégories socioprofessionnelles, mais a été d’autant plus ample que les personnes étaient haut placées dans la hiérarchie6 ». Si le présent du salarié s’individualise, son avenir n’est pas épargné, les modes de gestions individualisés des carrières prolifèrent. Ajoutons, pour finir, que cette panoplie d’outils s’accompagne d’un appel généralisé à la responsabilisation individuelle et à l’autocontrôle. Ainsi, en accompagnant certaines de ces mesures, le droit se fait-il l’agent d’un glissement vers la justice qui entraîne avec lui la dissolution d’une « identité collective des salariés7 ».
Semblables par leurs singularités
8Ces mesures, qui cherchent à satisfaire aux exigences de la flexibilité et individualisent la relation salariale, ont joué sur les découpages taxinomiques. Par touches successives, des découpages multiples ont accru la singularité de condition de chaque salarié. En effet, en se cumulant les unes aux autres, ces mesures acquièrent un pouvoir démultiplicateur de configurations possibles. Dans ces conditions, les taxinomies instituées – qui avaient permis d’établir des relations d’équivalences entre le poste, le statut, la rémunération, le niveau de diplôme, etc. – perdent de leur pouvoir structurant.
9Cette situation a des répercussions multiples sur les salariés qu’elle touche. Si l’on schématise à l’extrême, la prolifération de situations singulières peut avoir un double effet : si elle altère la possibilité du sentiment d’une condition partagée, elle porte atteinte, dans le même temps, au sentiment de sa propre différence dans l’opposition à ce qui se ressemble et rassemble. En effet, si la différence a besoin d’un fond de ressemblance duquel elle puisse s’extraire pour exister, et l’en-commun, de prendre appui sur des différences pour se constituer, alors la multiplication de situations singulières porte atteinte, pourrait-on dire, par les deux bouts, à cette relation de réciprocité ; l’Autre et/ou le semblable apparaissent comme des figures interchangeables. Tout sépare alors les individus, et tout les rapproche car ils se trouvent dans des situations qui ont en commun d’être singulières. C’est donc avec insistance que se retrouve posée ici la question de la possibilité de la construction d’identités catégorielles. La dialectique du même et de l’autre dans laquelle on se propose de voir un fort principe structurant des identités individuelles et catégorielles (dans le monde du travail) peut-elle se satisfaire d’une ressemblance réduite au cumul de singularités multiples ? À force de divisions, la prise de conscience des relations qui m’unissent, mais aussi me séparent des autres, ne risque-t-elle pas de réduire le lien social à un arrangement momentané et obligé entre individus que tout sépare si ce n’est leur singularité ?
Du droit et de la justice (étude de cas n° 2)
10Mais, pour tenter de mieux comprendre les effets de ces transformations sur les cadres, il convient de retenir certaines de leurs spécificités. Ainsi, en considérant que le sentiment d’autonomie, de responsabilité, de disponibilité comptait déjà parmi certains de leurs traits distinctifs, que l’exercice du contrôle sur soi et les autres leur était familier, on doit aussi nuancer l’idée selon laquelle la généralisation de l’individualisation porterait de front atteinte à leur identité. À titre d’exemple, leur sensibilité particulière à la reconnaissance individuelle de leur valeur favorise probablement, chez eux, l’acceptation de la diffusion de modes de rémunérations aux calculs individualisés qui leur permettent de mesurer combien leur travail est apprécié (ou pas) par leur hiérarchie. On peut donc, sans trop de risques, avancer que les cadres étaient déjà acquis au différentialisme et préparés à surmonter certains des effets provoqués par une recherche forcenée d’individualisation de la relation salariale. Cela pourrait expliquer pourquoi la prolifération de situations singulières, bien qu’elle porte atteinte à la possibilité de consolider ou même de construire une identité catégorielle – chez les cadres –, ne nuit pourtant pas nécessairement à l’intensité de l’investissement de ceux-ci au travail. L’opposition de deux individus (Philippe et Christophe) nous permettra de montrer en quoi et comment les moyens culturels dont ils disposent pour faire face à cette atomisation de situations peuvent jouer sur le sentiment qu’ils ont de leur valeur et sur le rapport qu’ils entretiennent au travail.
Du droit et de la justice
La prolifération d’outils qui tendent à individualiser la relation salariale ouvre sur la possibilité d’une reconnaissance du mérite de chacun (principe de justice) mais, par là, en écartant progressivement la possibilité de faire de l’autre un semblable par la multiplication de situations singulières sur laquelle elle débouche, elle tend aussi à rendre superfétatoire et illusoire toute référence à une règle transcendante (principe du droit). Si la Loi fait de nous des égaux, sa spécialisation à outrance ne sape-t-elle pas jusqu’à sa raison d’être ? La difficile recherche d’un équilibre entre immanence et transcendance trouve, dans le monde du travail, comme on va le voir, des traductions possibles qui, amenant les cadres à composer avec elles, peuvent alors devenir sources de tensions.
« J’avais l’impression d’avoir réussi, d’avoir fait ce qu’il fallait faire »
«Enquêteur : Et toi, la plupart du temps, tu as été payé aux objectifs ?
Philippe : J’ai toujours été payé aux objectifs. Quand tu es commercial, en général, tu as 50 % de ton salaire au fixe et 50 % en variable.
Enquêteur : C’est à ce point-là ?
Philippe : En général oui, ça peut être 40-60, mais en gros c’est ça. Ne t’inquiète pas, avec le fixe on vit déjà [rires].
Enquêteur : Est-ce que tu sais, par rapport aux endroits dans lesquels tu as travaillé, si cette façon d’être payé aux objectifs, est réservée aux managers, coachs et cadres, ou, est-ce qu’elle se dilue au reste des salariés ?
Philippe : De plus en plus, c’est certain. On essaie de faire en sorte, peut-être plus dans nos industries encore, où on est peut-être ouvert à ce genre de choses, aux nouvelles techniques, etc. à tout ce qui est nouveau, de plus en plus, on cherche à intéresser les gens.
Enquêteur : Aux bénéfices de l’entreprise…
Philippe : Aux objectifs de l’entreprise, donc, aux bénéfices, en général, l’objectif est un bénéfice, ou un chiffre d’affaires… enfin, on cherche à intéresser les gens pour les faire prendre part à l’intérêt global, voilà, c’est tout.
Enquêteur : Ça peut être avec des stock-options ?
Philippe : Les stock-options, c’est encore une autre histoire, c’est un peu plus compliqué que ça, parce qu’il y a des parties fiscales qui se touchent là-dessus, donc, ça devient vraiment énorme, enfin, ça je connais bien. Je connais bien le principe, je sais comment ça marche, j’en ai eu. Les stock-options c’était, il y a quelque temps, le seul moyen d’embaucher certaines personnes.
Enquêteur : Et de les garder ?
Philippe : De les garder quelque temps, 4 ans. Un plan stock-options, c’est 4 ans en général. Dans certaines compagnies, le salaire, par rapport aux stock-options, c’était de l’argent de poche pour aller acheter des clopes. […] À ce moment-là, chez N° 1… Ça, c’était mes périodes glorieuses, à ce moment-là, on devait arriver au mois de septembre, il y avait des challenges commerciaux sur l’année, il y en avait deux, j’ai gagné les deux, et je me souviens que quand je suis allé voir le directeur commercial, on devait être le 30 septembre, je lui ai demandé où j’en étais dans les challenges, il m’a dit : “Super, magnifique, mes félicitations, tu gagnes les deux !”, et moi, je lui ai dit : “OK, eh bien je viens te donner ma démission”, et je suis parti [rires].
Enquêteur : Et pourquoi ?
Philippe : Parce que j’avais adoré ce que j’avais fait avant, et puis ça faisait déjà un bout de temps que j’étais dans cette boîte-là, et il fallait que je change, et puis, pour être augmenté. J’avais l’impression d’avoir réussi, d’avoir fait ce qu’il fallait faire. […]
Enquêteur : Et il y a combien de personnes dans cette boîte chez N° 3 ?
Philippe : Presque tous les gens sont sur Paris, 1000, 800 sur un même endroit.
Enquêteur : Et il y avait combien de niveaux hiérarchiques ?
Philippe : Pff…
Enquêteur : Toi, tu te situes où ?
Philippe : Troisième niveau, en partant d’en haut, dans les commerciaux, c’est-à-dire, qu’il y a trois niveaux au-dessus de moi. Enfin ça, les niveaux, c’est pas très important, la seule chose qui compte, c’est le salaire que tu as à la fin, c’est le seul truc qui compte, c’est le pognon qu’on prend. Donc, le truc important, c’est la reconnaissance du chiffre d’affaires et la vision que tu as sur le chiffre d’affaires que tu vas faire derrière, c’est que ça et tout est là-dessus. »
« On essayait d’avoir un traitement égalitaire,même si les objectifs étaient pris en compte »
« Enquêteur : Toi, dans ton salaire tu as des stock-options ?
Christophe : Non, non, non, je ne suis pas un cadre dirigeant !
Enquêteur : Ici, il n’y a que les cadres dirigeants qui en ont ?
Christophe : Ah oui, tu sais, les cadres stock-options, souvent c’est à très très haut niveau… les cadres dirigeants qui font partie du conseil d’administration. Mais par contre, moi, j’ai une part variable. J’avais une part variable dans l’Entreprise N° 2’quand c’était plutôt filiale de l’Entreprise N° 2’’, machin, etc. qui correspondait à 4 % de mon salaire, qui était attribuée par mon directeur, en gros, à la tête du client, malgré tout… soi-disant en fonction d’avoir atteint certains résultats, mais comme les objectifs n’étaient pas fixés… c’était à la tête du client, mais c’est pas grave. Ici, chez N° 3’, on est dans une société anglo-saxonne, même si c’est des Français qui la managent, même si on est une filiale de l’Entreprise N° 2’’. Mais ici, tu as l’employé du mois, la totale quoi… même si les gens résistent… Ici, moi je vais avoir une part de mon salaire variable de plus en plus importante, et là, fixée sur des objectifs très précis. Mais bon, tu vois, c’est un peu comme le meilleur employé du mois, c’est un truc… Moi, je me suis exprimé en assemblée générale, il y avait le directeur, le grand patron, enfin, d’une assemblée générale, et moi j’ai dit : “Eh bien nous, enfin dans l’Entreprise N° 2’, ou en France, on n’a pas l’habitude de ça, qu’on réussisse ou qu’on rate, c’est en équipe, donc, reconnaître les trucs individuels d’une personne, ça ne nous ressemble pas, on ne veut pas de ça.” Ça a été institué quand même… et tu vois, j’en ai parlé à l’équipe, et je leur ai dit : “Bon, qu’est-ce qu’on fait, on ne joue pas le jeu et on boycotte ? ou…” – Moi, c’est un peu comme la grève, ça m’embête de ne pas être partie prenante, parce que finalement, tu démissionnes quoi – “ou, on joue le jeu, mais on joue le jeu à notre façon ?”. C’est plutôt ce que j’ai proposé et c’est plutôt ce que les gens ont accepté, donc là, j’ai proposé la fille qui a le plus bas salaire… en plus, elle a vraiment fait des choses, et après, je pense que je vais proposer la secrétaire.
Enquêteur : Donc, la part variable de ton salaire va être de plus en plus importante ?
Christophe : Oui, et plus tu montes, plus c’est ça. Maintenant, on découvre les nouvelles structures de rémunérations, on est en pleine fusion… alors je suis incapable de répondre pour te dire quelle est ma part de variable aujourd’hui. Moi, dans l’Entreprise N° 2’, j’étais payé moyennement, mais boum ! ça peut monter vite, parce que tu vois, je suis déjà dans l’encadrement donc… les différences de salaires peuvent être très rapidement, très importantes. À mon avis ce qui peut disparaître dans ces grandes boîtes-là, c’est la solidarité, parce que ça va être tellement la guerre… ça va être tellement la guerre… enfin, je ne sais pas.
Enquêteur : La “guerre”…
Christophe : La guerre pour avoir sa place, pour le boulot, et puis le traitement social est différent… Tu vois, les histoires de primes, les histoires de parts variables, c’est bien gentil pour la motivation, machin, mais en fait, ça individualise tout quoi… donc, on est dans un monde d’individualisation forcenée quoi… donc, je ne sais pas ce que ça va donner… ?
Enquêteur : Par exemple, toi, tu m’as dis que tu faisais des entretiens individuels avec tes collègues, c’est toi qui décides de leur augmentation ou…
Christophe : Dans l’Entreprise N° 2’, c’était effectivement nous, dans le sens où… bon, il y a plusieurs choses : d’abord, ce qu’on faisait, c’est que… c’est moi qui donne une évaluation avec un A, B, C, D, E, un machin comme ça… c’est pas moi qui donne le chiffre financier, parce que, on a une enveloppe, donc, il y avait une enveloppe qui était fixée par la direction, et dans le cadre de cette enveloppe, eh bien nous, on positionne les gens. Mais, ce qu’on faisait dans l’Entreprise N° 2’, sur le site de Rennes, on se coordonnait, parce que, par exemple, s’il y avait des gens qui avaient tendance à mettre tout le monde en A… donc, il fallait une certaine cohésion, et on essayait d’avoir un traitement égalitaire, même si les objectifs étaient pris encompte. Bon, maintenant, dans l’Entreprise N° 3’… [le téléphone sonne Christophe répond, et nous perdons le fil de la discussion].
Christophe : Tu veux peut-être revenir sur des questions précises ?
Enquêteur : Oui. Je crois qu’on en était sur les entretiens individuels, est-ce que tu ne penses pas que ces entretiens individuels, ça rompt aussi les solidarités dont tu parlais tout à l’heure ?
Christophe : Non, non. Non, l’entretien individuel c’est vachement important, parce que les gens ils en ont vachement besoin, ils recherchent vachement ça, parce que c’est un moment de reconnaissance fort, ça c’est un acte de management vraiment fort… Bon, il y a beaucoup de gens qui le font mal, mais c’est vachement important […] Nous8, on est bien chez nous, on est assez individualistes… enfin, “individualistes”… oui, individualistes, malgré tout… oui, individualistes. Alors que mon petit frère, il fait encore du basket dans le club où… enfin tu vois. Et mon grand frère, maintenant qu’il est marié, il mange le dimanche chez mes parents. Mais moi… j’ai toujours été un peu le frondeur en fait dans la famille… enfin, frondeur au sens où… Il n’y a jamais eu de problème à la maison, mais… j’ai toujours vécu ma vie tout seul quoi… mais je me sens différent de mes parents quoi… intellectuellement, enfin… “intellectuellement”… je me sens être à part… être dans une classe sociale différente, mais plus intellectuellement que financièrement. »
Valeur de soi et hiérarchies
Ces fragments d’entretiens font apparaître différences et similitudes dans les types de relations salariales que connaissent Philippe et Christophe, mais ils montrent surtout deux façons très différentes de s’y rapporter et de s’y comporter. Leurs salaires comptent tous deux une part variable, mais celle de Philippe est de loin supérieure à celle de Christophe qui, bien qu’en augmentation, reste négligeable par rapport à celle du premier. Du côté de Christophe, le flou semble régner, non seulement sur les critères d’attribution de cette part, mais aussi, suite aux fusions en cours, sur la proportion de celle-ci par rapport à son salaire total. Du côté de Philippe, ces critères semblent plus lisibles, le calcul de la partie variable dépend de la réalisation d’objectifs commerciaux. D’autres différences existent concernant les modes de rémunération de l’un et l’autre. Si, pour Philippe, la certitude de faire partie des destinataires des stock-options prime, chez Christophe c’est la certitude d’en être exclu qui domine.
On voit qu’à travers ces deux modes différentiels de rémunération, des hiérarchies s’introduisent qui permettent aux individus, non seulement de se mesurer les uns aux autres, mais aussi de se rendre compte de leur appartenance (ou pas) aux groupes d’élites. Ces hiérarchies offrent donc une échelle à partir de laquelle le sentiment de leur valeur peut prendre, pour les individus concernés, une forme objective, ce qui est une façon pour les cadres de savoir combien ils sont appréciés. On reviendra, dans Des effets d’invisibles frontières, sur les conséquences que peut avoir sur le rapport au travail des cadres le sentiment de ne pas appartenir à ces groupes d’élites.
Le soi étalon… contre, avec
Ainsi, si la panoplie d’outils qui individualisent la relation salariale accroît mécaniquement la possibilité d’une prolifération de situations singulières, il ne s’ensuit pas que les individus ne disposent plus de moyens pour se comparer les uns aux autres. Ces nouveaux outils du découpage permettent et entraînent avec eux d’autres types de hiérarchisations. Mais quelque chose change pourtant. Parce que les types de situations dans lesquelles ils s’inscrivent se particularisent, les conditions pour une comparaison idéale ne sont plus données ; le socle de référence commun qui devrait servir de toile de fond à la comparaison entre individus est absent, il ne fonctionne plus, il n’a plus de pertinence (et l’affichage, dans les couloirs, des chiffres obtenus par le meilleur vendeur du mois ne résout pas ce problème). En fait, tout se passe comme si, comparant ce qui ne pouvait l’être, la valeur de l’individu n’était pas mesurée sur fond de conditions d’existence partagées, mais sur la seule qualité d’une performance individuelle. Ici, l’individu devient lui-même l’aune à partir de laquelle il évalue sa propre valeur. Dans ces conditions, s’améliorer revient alors à rentrer dans une course-poursuite avec ou contre soi-même dans une forme entretenue d’auto-exploitation de soi sans limites. On connaît la forte propension de Philippe à penser le monde social en termes d’inclusion-exclusion. Si on ajoute à cela la certitude qui est la sienne de ne devoir sa réussite qu’à lui-même, on comprendra que ces nouveaux principes de hiérarchisation aient pu détenir, pour lui, le pouvoir de couronner les plus méritants, les plus valeureux, et de laisser les autres de côté. Ces autres, il ne les évacue donc pas totalement. Philippe est en effet parfaitement en mesure de se situer sur des échelles – celle des commerciaux, mais aussi celle qui détermine les distances qui le séparent du sommet de l’entreprise –, rappelant ainsi que la construction de la valeur de soi ne peut faire l’économie d’un rapport aux autres.
Si du côté de Philippe les récompenses institutionnelles le confirment dans la certitude de sa valeur et le poussent, par là, à poursuivre, dans une sorte de circularité, son investissement dans le travail, chez Christophe, les choses sont tout autres. Christophe semble constamment tiraillé, partagé entre son aspiration à une reconnaissance de sa valeur individuelle et le besoin personnel dans lequel il se trouve de devoir nouer des relations d’un type particulier avec autrui dans le cadre du travail. On sait que l’effort, pour Christophe, prend tout son sens par et dans les relations qu’il noue avec les autres, parfois même dans le dévouement et l’abandon de soi au profit de ceux qui l’entourent… une forme de don de soi pour autrui. Dans l’action, Christophe n’agit pas seul, ce qu’il fait le lie aux autres. Son action mobilise un réseau de sens, d’interconnaissances, le faire est donc, pour lui, l’occasion de mobiliser un lien affectif-collectif (par exemple, celui d’une équipe dans le cadre du travail). À la différence de Philippe, Christophe n’est pas séparé des autres dans l’ordre du faire.
Renforcement des tensions, entre séduction et rejet
Ce tiraillement (entre désir de collectif et besoin de reconnaissance individuelle) éclate au grand jour quand, Christophe, dans une même « foulée verbale », fait part à la fois des risques qu’encourent, selon lui, les solidarités dans les grandes entreprises à force d’individualisation (à propos des calculs des rémunérations), alors que, dans le même temps, il témoigne de l’intérêt qu’il porte aux entretiens d’évaluation qui, eux-mêmes, concourent pourtant à cette individualisation ; « les histoires de primes, les histoires de parts variables, c’est bien gentil pour la motivation, machin, mais en fait, ça individualise tout […] l’entretien individuel c’est vachement important ». On peut considérer que cet enchaînement de propositions pointe en fait une profonde tension chez Christophe : dans une quête perpétuelle des preuves de sa valeur, Christophe voit probablement dans les outils d’évaluation individuelle les meilleurs garants de la mise en œuvre d’un principe de justice, mais, pourtant, et dans le même temps, enclin à une recherche continuelle de liens de type communautaires, il souffre de ces modes d’évaluation qui introduisent la concurrence au cœur des relations interindividuelles, et, par là, tendent à les disloquer. La séduction qu’opère sur lui les entretiens individuels croise la méfiance qu’il porte à d’autres outils qui, à la manière de ces mêmes entretiens, ont aussi en commun d’individualiser la relation salariale, mettant ainsi merveilleusement en lumière les tensions qui le traversent. Ce qui le séduit le rebute aussi. Quand on sait la difficulté dans laquelle se trouve Christophe de prendre des distances par rapport aux règles, on comprend mieux que la seule possibilité qui se soit présentée à lui dans la mise en place de l’« outil » du meilleur employé du mois l’ait poussé à singer, en la légitimant malgré tout, la hiérarchisation imposée.
Une tumultueuse conciliation des contraires
Christophe souffre de l’individualisme duquel pourtant il se réclame. À ce propos, on pourrait avoir l’impression qu’il essaie de se persuader de son individualisme en faisant appel aux vertus incantatoires de la répétition : « Nous, on est bien chez nous, on est assez individualistes… enfin, « individualistes »… oui, individualistes, malgré tout… oui, individualistes. » La vie professionnelle de Christophe a ceci de paradoxal qu’elle l’éloigne mais aussi le rapproche de ce en quoi il croit quand il réussit, ou quand il échoue ; si l’échec le conforte dans la victoire des liens communautaires et la défaite de l’individualisme à tous crins, la réussite produit l’inverse, en l’assurant, de façon passagère, de la certitude de sa valeur dans le rejet de ce qui l’a pour partie rendu possible, les autres. Nul doute que, dans ces conditions, Christophe ne se trouve dans l’obligation de procéder continuellement à une sorte de rééquilibrage identitaire, toujours impossible, mais pourtant toujours à refaire. Difficile à endurer, l’écart incompressible qui le tiraille comporte aussi ses avantages, il permet, en fonction du sens de sa pente professionnelle, de ne pas perdre la face, en accentuant, dans des délais raisonnables, l’un ou l’autre de ses penchants.
Coûts et pouvoirs de transfiguration
Les tentatives de compréhension des effets que peuvent engendrer sur les cadres ces outils qui tendent vers toujours plus d’individualisation se heurtent parfois aux processus psychiques qui, en tentant de sublimer et de transfigurer les réalités éprouvées, parviennent à les faire accéder à des formes de comportements socialement acceptables, trouvant dans cette conversion une source légitime d’investissement ; sous l’apparence du bien-être au travail, le stoïcisme se confond parfois avec l’acceptation sublimée des règles du jeu. Chez certains, cette transfiguration est freinée par des héritages accumulés déjà porteurs de contradictions. « Dans toute société donc, il serait inévitable qu’un pourcentage (d’ailleurs variable) d’individus se trouvent placés, si l’on peut dire, hors système ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles. À ceux-là, le groupe demande, et même impose, de figurer certaines formes de compromis irréalisables sur le plan collectif, de feindre des transitions imaginaires, d’incarner des synthèses incompatibles9. » Dans le malaise indéniable de Christophe, il est permis de voir l’expression contenue de la tentative d’un individu de s’adapter aux profondes mutations que connaît le monde du travail, dans ses attitudes et réactions, les traces d’impossibles conciliations entre des réalités objectives de travail et les moyens culturels dont il dispose pour les affronter ; Christophe incarne le passage douloureux vers une modernité qui place l’individualisme au rang d’idéal, alors qu’en lui perdurent nombre de solidarités mises à mal par cette dernière.
ESSOUFFLEMENT ET RENOUVEAU D’UNE DIFFÉRENTIALITE POSITIVE
11En bouleversant l’espace des positions et, inséparablement, la distribution des positions dans l’espace, les transformations des modes de production auront porté atteinte à la possibilité chez les cadres de se penser (mais aussi de l’être par les autres) en tant que membre à part entière d’une catégorie. Ce constat n’aurait pas tant d’importance pour les cadres si l’on faisait fi du prestige – en termes de place et de rôle – de cette figure dans une phase du capitalisme où l’espace taylorien dominait le système de production. En effet, à l’intérieur de cet espace, ce prestige pouvait se lire, pour ainsi dire, sur l’organigramme, sa lisibilité tenait aux attributs spécifiques qui étaient attachés à la position qu’ils occupaient : costume, voiture de fonction, moyens de travail mis à leur disposition, type de bureau, proximité géographique avec la direction, etc. Ainsi, s’il était aisé de savoir qui était l’autre, ici le cadre, il se trouve que cet autre était en même temps coiffé par l’auréole d’une différentialité positive.
12Les transformations intérieures de l’espace des positions entraîneront avec elles la disparition de nombre de ces attributs distinctifs. Par là, elles mettront en péril l’assurance de soi chez certains cadres. Mais ces transformations porteront aussi en elles l’avènement de nouveaux attributs qui dessineront d’autres frontières, d’autres figures attractives. Endosser ces nouvelles figures n’est pas à la portée de tous. L’art de manier à son avantage d’harmonieuses correspondances entre attributs de position et devoir être requiert quelques compétences. Pour terminer ce chapitre on montrera comment l’impression de pouvoir appartenir (ou pas) à ces figures de l’excellence peut jouer sur le rapport au travail des cadres.
« Banalisation » de la rareté
13La possibilité d’identifier « le cadre » ayant travaillé dans un espace taylorien à travers un nombre fini d’attributs spécifiques, s’affiche avec une constance qui frise le stéréotype dans la littérature sur les cadres (mais pas seulement); les entre- tiens que nous avons réalisés ne démentent pas cette tendance forte. Ces attributs perdront de leur visibilité et de leur raison d’être sous les coups des métamorphoses numériques de la catégorie.
Une visibilité intérieure et extérieure modifiée
Cette visibilité, différentielle et positive, se trouble par le gonflement statistique de la catégorie. La tertiarisation de la société salariale a profité aux cadres ; en moins d’un demi-siècle, la population cadre a été multipliée par plus de huit : « 281 000 en 1950 et 2 284 000 quarante-cinq ans plus tard, en 199510. ». De 1982 à 1997, les catégories des cadres administratifs et commerciaux des entreprises d’une part, et des ingénieurs et cadres techniques des entreprises d’autre part, auront connu des progressions importantes, de 45,9 % pour les premiers, de 77,4 % pour les seconds. De 1990 à 2002, les cadres et professions intellectuelles supérieures sont passés de 10,7 % à 14 % de la population active. Ce gonflement du tertiaire atténue la rareté de la catégorie.
On peut donc avancer que cette « banalisation » – encore relative – porte atteinte au sentiment de soi dans la différence. De façon concomitante, le processus d’ajustement des hommes aux évolutions de la production s’est accompagné d’une multiplication d’appellations qui visent à désigner les nouvelles fonctions des cadres en situation de travail. Ainsi, la catégorie ne s’est pas seulement transformée dans ses relations et distances vis-à-vis des catégories voisines, elle a aussi perdu de sa lisibilité de l’intérieur.
Mais, la catégorie ne se transforme pas seulement quantitativement, elle subit aussi des transformations qualitatives. À titre d’exemple, cette croissance des effectifs s’est accompagnée d’un développement des fonctions techniques, et ce au détriment des fonctions d’encadrement. De plus, et c’est là un point important, la catégorie se féminise. « Les femmes sont […] devenues majoritaires chez les spécialistes de la publicité et des relations publiques. Certaines professions d’ingénieurs et de cadres techniques, comme les informaticiens, participent de ce mouvement de féminisation11. » Bien que quantitativement croissantes chez les cadres administratifs et commerciaux des entreprises et les ingénieurs et cadres techniques, les femmes sont encore sous représentées à l’intérieur de ces deux sous-catégories relativement à l’ensemble de la catégorie. On sait que cette féminisation ne va pas dans le sens d’une augmentation de la valeur symbolique du groupe.
Stéréotypes d’un stéréotype
14Là où la rareté pouvait légitimement se parer de certains attributs, la banalisation numérique – par gonflement et rapprochement avec d’autres catégories – et symbolique – par technicisation et féminisation – de la catégorie, videra pratiquement de leur raison d’être certaines marques de distinctions positives.
« Enquêteur : Quand vous avez commencé votre carrière, est-ce que le cadre était plus près ou plus loin de la direction que maintenant ?
Directeur financier (45 ans) : Je dirais, plus près de la direction, en fait, auparavant, il n’y avait que les dirigeants et les cadres de direction qui étaient cadres, maintenant, il y a des cadres qui ne sont cadres que par leur diplôme par exemple, avant les cadres avaient une fonction dirigeante. Auparavant les cadres étaient presque systématiquement dirigeants, ce qui explique aussi pourquoi il y avait beaucoup moins de cadres dans les entreprises. Moi dans la boîte où j’ai commencé, sur 1 200 personnes, il y avait 5 cadres, c’était en 1980, et quand j’ai quitté, 7 ans après, entre cadres et assimilés cadres, il y avait 500 personnes et l’effectif avait baissé. »
15Le quotidien a ses artifices et accessoires, matériels mais aussi humains. Ainsi, est-il apparu de façon récurrente, lors des entretiens réalisés auprès des cadres les plus anciens, que l’arrivée de l’informatique était associée à une technicisation de leur travail, mais aussi, surtout, et inséparablement, au rôle qu’ils accordaient à « leur » secrétaire12. Il incomberait maintenant aux cadres de faire ce qui, par le passé, était du ressort de celle-ci, une femme, donc, de surcroît placée sous leur autorité. Avec ces types de transformations, s’évanouit un des attributs identitaires des cadres qui les distinguaient des autres salariés
« Je ne sais pas si vous avez vu l’évolution, vous aviez un moment donné un service avec un cadre, le cadre avait une secrétaire ou deux, et des techniciens qu’il devait encadrer, sous les techniciens, il y avait les agents de maîtrise, et, éventuellement, un truc en dessous, et puis une vingtaine de clampins. Autrement dit, le cadre s’occupait uniquement de ce qui correspondait à sa formation, et il déléguait sur les secrétaires la rédaction des documents, et quand la micro informatique est arrivée, les patrons se sont empressés de fournir des micros aux cadres et en l’espace de quelques années on a vu, nos jeunes cadres particulièrement, se mettre à faire un travail de secrétariat, alors, est-ce qu’ils ont bien été formés pour ça, est-ce qu’il n’y a pas un gaspillage ? Donc, il fallait faire à la fois le boulot de cadre et à la fois le boulot de secrétaire, ce qui fait, qu’évidemment, au bout du compte, on fait plus mal les deux boulots. »
(Commercial, 53 ans.)
16Ainsi, sous le coup de ces transformations organisationnelles, les attributs de la rareté viendront, en se massifiant, à perdre de leur positivité et, par là, à faire encourir aux cadres qui y sont attachés le risque d’un déclassement. Ce rendement décroissant de la reconnaissance par l’Autre de leur valeur se fera sentir depuis le bas, mais aussi, depuis le haut.
« Maintenant il y a moins d’aspect hiérarchique. Déjà vous avez vu dans la plupart des cas, les bureaux, c’est des bureaux “open”. Le cadre a un bureau et son assistante a un bureau qui est exactement le même. Il n’y a plus la reconnaissance du cadre par son environnement. Donc, ça simplifie les relations, c’est plus simple, c’est plus cordial, à mon avis, mais est-ce que ça ne rabaisse pas le cadre à un niveau d’exécutant… ? »
(Directeur des ressources humaines, 61 ans.)
« Il y a une banalisation du métier de cadre, je pense. Ça veut dire quoi ? Eh bien que le cadre n’a plus le « respect » qu’il pouvait avoir il y a 20 ans. Le cadre d’il y a 20 ans, il était respecté par ses salariés, et voire par la hiérarchie au-dessus. On faisait partie véritablement d’un même groupe, donc c’était le clan, alors que là on peut être remis en cause même par le salarié, je dirais presque de base. »
(Responsable des carrières, 45 ans.)
17Certaines relations verticales de déférence et de révérence, en vigueur dans l’espace taylorien, se trouvèrent altérées13, mais aussi, et avec elles, la noblesse – de position – du cadre, entamée.
« Par rapport à la comparaison entre aujourd’hui et hier, j’ai souvenir de mon père qui était cadre, l’image du cadre que j’avais… Il y avait une déférence envers le cadre, il parlait, les gens l’écoutaient, on sentait qu’il y avait – même dans la tenue, dans l’habillement, dans la culture, dans les goûts – des différences qui étaient fondamentales. Je vais même aller plus loin, l’habillement, ça se voyait qu’il était cadre. Aujourd’hui entre un salarié, un employé et un cadre, comment est-ce qu’on les reconnaît ? Il y a une perte de références, on reconnaît plus forcément les gens. Quand je rencontre des gens dans l’entreprise que je ne connais pas, je ne sais pas si ce sont des cadres ou pas, il y a 30 ans, 40 ans, la distinction, elle se faisait déjà par la façon de s’habiller, etc. »
(Cadre technique, 51 ans.)
Une construction harmonieuse de la valeur
18Les harmonieuses correspondances – auxquelles nous faisions allusion en commençant ce sous-chapitre – renvoient à ces liens invisibles qui nouent, dans un faisceau de relations complexes, les personnes, les attributs qu’elles revêtent, les fonctions qu’elles remplissent, mais aussi, les façons de faire (façons de dire, intonations, etc.) et les lieux dans lesquels elles s’expriment ; bref, tout ce qui concerne l’équilibre périlleux et précaire de la mise en scène de soi dans le rapport à autrui. Cette harmonisation n’est donc pas donnée, elle est à construire et à reconstruire sans cesse. La moindre modulation d’un de ces éléments pouvant saborder, en un instant, l’équilibre du tout, le quotidien se trouve alors placé sous l’emprise d’une attention perpétuelle, à soi et aux autres. Or, cette faculté à maintenir cet édifice précaire de relations et, par là, à en tirer profit, n’est pas répartie à l’identique chez l’ensemble des individus.
19Chez les cadres les plus anciens et, parmi eux, chez ceux qui, dépourvus des diplômes légitimes, doivent leur ascension professionnelle à l’identification et à la reconnaissance de leurs qualités par la direction, la nomination au rang des cadres était synonyme d’un changement d’espace, souvent par extraction du bas. Ce changement d’état et de position pouvait fort bien s’accompagner de transformations physiques et comportementales… d’ailleurs, le plus souvent, il les requérait. Ces transformations pouvaient ainsi, dans certains cas, passer par une forme de reniement des origines sociales et salariales (on verra que cela a été le cas pour le père de Béatrice, « cadre maison »), et donc, dans le quotidien du travailleur, exiger un effort d’entretien des distances. On peut donc penser que, par un effet de trajectoire, ceux qui – se – sont déplacés d’un espace social et salarial à un autre se sont aussi trouvés face à l’impérieuse nécessité d’harmoniser entre elles ces correspondances alors qu’ils étaient probablement les plus démunis pour y parvenir. On tient là une source de tensions intarissable du quotidien.
20Si donc, dans un état stable de l’organisation de la production, la vigilance de certains cadres était requise, elle l’est encore davantage quand celle-là vient à se transformer et à brouiller la visibilité – différentielle – de leurs attributs distinctifs. Quand ces attributs se banalisent, la certitude de soi en tant que cadre peut parfois vaciller. Les plus attachés aux signes de la grâce risquent alors de voir l’assurance de leur valeur et la justification de leur existence14 englouties par ces processus de dédifférenciation.
Mutation des attributs et déplacements des frontières
21Mais, ce brouillage des attributs distinctifs ne signifie pas leur disparition, parler de mutation, de métamorphose, mais aussi de persistance de nombre d’entre eux, semble plus approprié. En fait, tout se passe comme si cette mutation des marqueurs de différenciation déplaçait et recomposait les limites entre les groupes sociaux.
Persistances et métamorphoses des signes de la distinction
« Je vis dans une entreprise où il n’y a pas de privilèges, chez nous il n’y a pas de reconnaissance, pas de voiture de fonction. À part les cadres d’état-major qui ont des super bureaux avec une grande table de réunion sur laquelle on peut travailler à une dizaine, mais les autres cadres ne sont pas reconnus sur le plan matériel, mais c’est vrai que quand il y a eu les ordinateurs, et même plus tôt, le Minitel, il y avait des gens qui étaient fâchés parce que les cadres en avaient et pas les autres. »
(Formateur en conseil et management, 48 ans.)
« Enquêteur : C’est-à-dire que d’une certaine façon, les cadres se sont prolétarisés ?
Cadre technique (45 ans) : Oui, tout à fait. Ceux qui ont les secrétaires, ce sont des directeurs généraux, tout le reste, ils font tout eux-mêmes. C’est-à-dire qu’il y a une sorte de banalisation, un rapprochement avec l’exécution. »
« Enquêteur : Quand vous dites que les cadres font aussi le travail des secrétaires, est-ce que c’est dû, en partie, à la diminution des niveaux hiérarchiques dans l’entreprise ?
Conseil en entreprise (47 ans) : Je ne sais pas, je pense qu’il y a des cas très différents, il y a le fait de dire que maintenant il faut avoir un ordinateur et puis quand on est cadre branché, on a un portable, il y a des hiérarchies. »
Une voie de sortie par le haut, le flou et la motivation
22Les phases actuelles de l’organisation de la production laissent à penser que les cadres dits à potentiel incarnent un type de figure salariale – à forte valeur symbolique – ayant vu le jour dans le prolongement d’une banalisation-métamorphose de cette panoplie d’attributs distinctifs. Avec l’apparition de cette nouvelle « catégorie », on assiste à une reconstruction, par le haut, de la rareté ; dans son mouvement, la dialectique du Même et de l’Autre est promotrice de figures attractives. Les frontières du précieux se déplacent et donc, avec elles, celles du banal. Engendrées par des opérations de « pratiques de segmentation » provenant notamment de dispositifs mis en place par les services des ressources humaines15, elles séparent les hauts potentiels des autres cadres, sans toutefois promettre aux premiers l’assurance – à jamais acquise – de leur élection ; les preuves de leur valeur demande(ro)nt à être renouvelées. Ces nouveaux principes d’identification-répartition ne dessinent pas non plus des groupes aux contours nets et visibles de tous. Il convient donc d’apprendre à lire les signes de sa – propre – valeur dans le foisonnement des « on dit » et des sollicitations susurrées. Pour autant, si le sentiment de l’élection ne peut être définitivement acquis, on ne peut en conclure qu’il soit sans effets sur le rapport au travail des cadres, peut-être est-ce d’ailleurs l’inverse qui se produit, et, ainsi, la recherche des signes de l’élection – jamais assurée – devenir source de motivation à temps complet.
Présentations de Louis et de Thierry
23Dans l’étude de cas qui va suivre, on va étayer cette proposition en confrontant deux types de réactions de cadres qui ont pris connaissance de l’existence de ces figures. Pour ce faire, on s’appuiera sur les propos tenus par Louis et Thierry. On tentera de déchiffrer la représentation qu’ils se font des cadres à potentiel, puis on montrera comment la possibilité de prendre des distances par rapport à ces figures d’élite peut jouer sur leur investissement au travail. Mais attardons-nous un instant sur la description que l’on peut faire de leurs portraits16.
Portrait de Louis
La famille de Louis est installée depuis plusieurs générations dans le haut de la société. Avec Louis, on rentre dans le temps stable et long de la reproduction. Les grands-parents paternels, chefs d’entreprise, appartenaient à la catégorie des patrons de l’industrie et du commerce. Le grand-père paternel était aussi adjoint au Maire, le grand-père maternel, diplomate. Des deux côtés, à l’étage des grands-parents et des parents, les femmes ne travaillent pas, elles accompagnent, représentent. La vie des grands-parents paternels oscille entre la Champagne et Paris, celle des grands-parents maternels est pour l’essentielle parisienne. Une sorte de processus d’hérédité professionnelle fera du père de Louis le successeur du sien à la tête de l’entreprise familiale. Mais, c’est par l’alliance qu’il noue avec sa femme que ce grand-père paternel sera conduit à prendre les rênes de l’affaire champenoise. Ce patrimoine hérité, il faut le transmettre, concentrer efforts et énergies à des fins de reproduction du groupe, de la lignée. Or, d’une certaine façon, dans la famille de Louis, les choses sont assez simples. Louis est l’aîné, il a un frère cadet, et trois sœurs. L’enfance de Louis sera celle de la construction d’un héritier. Pourtant, jamais ses proches ne lui ont laissé à penser que ce rôle lui était destiné ; pas de traitement de faveur donc, mais bien plutôt un traitement particulier, sexué et graduel… il fallait élever des hommes. Les forces qui font de l’aîné le successeur légitime de l’entreprise paternelle seront servies par des stratégies socialisatrices. Toutes se complètent et convergent, rien n’est laissé au hasard. Ensemble elles deviendront la source d’une forme de vocation, de propension à se sentir investi d’une mission de transmission.
Ces stratégies commencent par des séparations. Le père opère une double rupture, physique et symbolique, à l’égard des femmes (mère et sœurs). À travers divers rites, il signale, en la préparant, l’entrée dans le monde des adultes masculins. Mais la parole qui sépare et tranche lie et relie aussi. Emmenant ses fils sur des hauts lieux de l’histoire, Verdun, Dachau, le père décrit, explique et commente. Par son discours, il articule le destin familial à celui de l’histoire nationale ; les frères se trouvent projetés dans le Grand Temps de l’Histoire. À travers un discours sur la lignée qui met en scène un ancêtre mythique (une figure reconnue et emblématique du catholicisme social sous la troisième république), Louis devient – le – porteur d’une temporalité lourdement chargée en prestige et signification, qui l’invite à maintenir et à prolonger une permanence dans le temps.
Situé au centre de la ville, l’habitat occupé par Louis et les siens est pourtant séparé de tout. Spacieux, cet hôtel particulier est comme détaché, protégé de l’extérieur, à l’abri, dans une mise à l’écart positive, tel un écrin. L’extérieur, le personnel, est mis au service de l’intérieur. Les rôles, fonctions et statuts des uns et des autres sont visibles. Il est probable que dans ces conditions, Louis ait développé une propension à se sentir autorisé à disposer de (par opposition à se mettre à disposition de). L’intérieur du logis deviendra le lieu par excellence d’un contrôle étendu et différencié sur le corps et l’esprit. Chez Louis, un mode d’inculcation domine, la persuasion incitative. Par ce travail, la volonté semble se forger contre la volonté elle-même, mais aussi contre, et par le refus d’un état de nature, sans violence ; point de relâchement, mais une attention à soi de tous les instants. Chez Louis, les arts du maintien du corps passeront aussi par un apprentissage au maniement des mots ; le jeu avec les mots et les rôles trouvera où se réaliser dans la pratique du salon. L’établissement jésuite dans lequel Louis accomplit sa scolarité offre une palette importante d’activités qui ont en commun de permettre la diffusion d’une morale aristocratique chez ceux qui les pratiquent. Les vertus cardinales qui s’y diffusent – d’effort, de respect des règles, de rigueur, de contrôle de soi, d’exaltation du courage et de la mesure, d’absence de prise en compte du plaisir par opposition au sens du devoir – sont proches de celles qui lui sont transmises au sein de sa famille. Paradoxalement, c’est peut-être la force de cohérence de ce système qui obstrue la faculté chez Louis à pouvoir dire « Je ». Après une scolarité peu glorieuse, Louis obtient un Bac littéraire en 1976. Son frère, qui le suit d’un peu trop près, passera, lui, un Bac scientifique. L’ombre de son frère qui le talonne, puis le dépasse, jette le doute sur la pertinence du « choix » de l’héritier. En s’inscrivant en droit, Louis intègre Science Politiques (section Service Public) à Paris, en 1977, il en sortira diplômé en 1981. Toujours sous l’aile paternelle, il partira au Canada pour travailler dans une entreprise de renommée internationale. Les choses continuent de se faire à sa place.
Depuis toutes les positions qu’ils occupent dans l’espace urbain, l’entreprise et l’Église, les représentants familiaux de Louis semblent donner vie à la ville dans une sorte de mélange subtil d’attention protectrice, de bienveillance et de rigueur… image du père par excellence. Chez Louis, cette vision depuis les sommets participe du sentiment de sa condition qui lui procure l’assurance d’une justification d’être, un sens de l’existence déjà donné, d’en haut. Chez Louis, tout semble se diluer, se confondre et se fondre dans le nom du Père : religiosité, Loi, éthique et filiation… comment alors prendre sa place ?
Portrait de Thierry
On sait ce que le moment d’entrée sur le marché du travail a de déterminant pour les trajectoires professionnelles, l’état de la conjoncture du marché de l’emploi faisant sentir ses effets bien longtemps après les premiers pas dans la vie active. Le père de Thierry arrivera dans une conjoncture favorable, et connaîtra une trajectoire ascendante. Avec lui, un monde délaisse la terre, rentre en usine, mais en sort aussi.
Les grands-parents paternels de Thierry étaient artisans boulangers jusqu’en 1948, du côté maternel, ouvriers agricoles, jusqu’en 1937. Les deux grands-pères deviendront ouvriers dans de grandes entreprises métallurgiques de la région nantaise, leurs femmes, employées de maison. La mère de Thierry cessera son activité de couturière à la naissance du premier enfant (Thierry, est né en 1966, il a un frère de deux ans son aîné). L’évolution professionnelle du père de Thierry est marquée par une ascension. S’il débute sa vie active en tant qu’ouvrier ajusteur dans une grande industrie aérospatiale (SA), il devient, en 1961, technicien de maintenance (sur des caisses enregistreuses) dans une autre entreprise. Le milieu familial duquel est issu Thierry se caractérise par une relative stabilité géographique, une forte homogamie, une importante homogénéité culturelle, politique (communiste) et un rejet du catholicisme. Le père de Thierry rentre donc dans le monde du travail à une époque encore très marquée par la prédominance d’une organisation pyramidale (l’entreprise SA est un archétype de modèle taylorien). À l’intérieur de ce type de structuration, certaines associations ne pouvaient manquer de se faire entre, d’un côté, le bas, la masse, le nombre, la quantité, l’anodin, l’anonymat négatif, le sentiment d’absence de pouvoir, l’absence de contrôle et, de l’autre, comme par un reflet inversé, le haut, l’individu, la rareté, la qualité, le prestige, un différentialisme positif, l’impression du pouvoir, le contrôle. Le père de Thierry est imprégné de ce monde qu’il pratique depuis le bas de la hiérarchie, mais il le quittera. En devenant technicien dans une société de services, il sera confronté à d’autres cultures professionnelles, mais il devra aussi affronter les grandes transformations du travail qui annoncent l’organisation de la production en réseau. Son adaptation aux nouvelles configurations du travail ne sera pas aisée. Le père de Thierry prouve malgré tout par ses efforts, que d’autres possibles professionnels peuvent s’ouvrir… mais qu’ils ne sont pas étendus à l’infini. Thierry héritera de cet élan, avec lui, de son intensité qui place et déplace une sorte de plafond de verre intergénérationnel.
Thierry a été le premier bachelier de sa famille, il obtiendra un Bac C en 1983 avec une mention (« assez bien ») et un an d’avance. Parmi les catégories sociales les moins favorisées, les ambitions parentales qui se lisent dans de nouvelles exigences scolaires peuvent cacher, en creux, comme un reniement de ce que l’on est. Mais ici, la conscience de classe des parents de Thierry semble l’emporter, forte, elle servira de rempart au ressentiment. Les désirs d’ascension ne s’accompagnent pas d’un reniement des origines ; pas de revanche ni sentiment de culpabilité, mais bien plutôt une fierté contenue. Pour autant, il s’en faut de beaucoup que les parents ne lèguent à leurs enfants les repères qui leur permettraient d’assumer avec aisance la situation que pour eux ils désirent. Malgré une scolarité exemplaire, Thierry n’est toujours pas assuré de la certitude de sa valeur. Il cherche des preuves, mais il lui manque un sens de l’orientation. Les signes de cette modestie et de ce doute existentiel se manifesteront avec éclat à des moments clés de son orientation. Après une scolarité brillante, alors que tout lui était objectivement ouvert, il se dirige, sur les conseils d’amis de la famille, vers une modeste école d’ingénieurs à une centaine de kilomètres d’où sont originaires ses parents. Comme dans le cas de Christophe, la recherche du proche (à la fois géographique et affectuel) structure ses comportements. On a probablement là une manifestation d’une propension à laisser aux autres le pouvoir de définir ce qu’on a à faire, ce qu’on a à être et ce qu’on vaut. Pour celui qui cherche les preuves de sa valeur dans le regard des autres, le désir mimétique offre une voie de sortie sur le chemin de la construction de soi. Outre les compétences transmises au sein de cette école d’ingénieurs, Thierry développera un intérêt pour la visibilité du produit fini. Il témoignera aussi de facilités d’apprentissage peu communes, et sera séduit par le travail en commun. À l’intérieur comme à l’extérieur de cette école, les comportements et décisions de Thierry semblent gouvernés par un désir d’articuler ce qu’il fait à l’Autre, le proche ; l’action mobilise et construit du lien social. Thierry obtient en 1988 un diplôme d’ingénieur. Ce présent est nouveau, inconnu, personne dans sa famille n’en a déjà fait l’expérience, la valeur de ce qu’il détient reste obscure. Point d’aboutissement d’un projet parental à l’horizon flou, le diplôme apparaît comme une fin en soi qui marque une forme d’achèvement. À cette date, le déficit d’ingénieurs est important. Conscient de cet avantage, Thierry restera modeste dans le choix de ses orientations. Malgré quelques hésitations, c’est finalement à proximité de la ville d’où il est originaire qu’il débutera réellement sa carrière professionnelle après un faux départ sur Paris.
Des effets d’invisibles frontières (étude de cas n° 3)
Des effets d’invisibles frontières
L’envie
« Louis : Quand vous entrez là-dedans, dans la pépinière, comme moi, par exemple, j’étais dans la pépinière de l’entreprise A, et puis au bout d’un certain temps, vous voyez assez vite si vous êtes sur la bonne trajectoire ou pas, et on vous le fait savoir assez vite.
Enquêteur : “Bonne trajectoire”, ça veut dire être identifié comme haut potentiel ?
Louis : Oui, absolument. Bon, assez vite, vous voyez.
Enquêteur : Et qu’est-ce qu’il faut à votre avis maintenant pour être identifié comme cadre à haut potentiel ? Ou, qu’est-ce qui vous a manqué ? [Louis ne répond pas] Ou, quelles sont les qualités idéales d’un haut potentiel ?
Louis : Je crois qu’un cadre à haut potentiel est un cadre qui travaille très vite, qui a beaucoup de résultats, qui pige vite et qui surtout, gère bien son énergie, c’est un type qui est capable, dans une masse de boulot, de savoir bien gérer ses priorités, et d’obtenir, de savoir obtenir ce qu’on attend de lui. Bon, que tout le monde soit submergé de boulot, c’est clair, c’est très rare que quelqu’un ne le soit pas, donc, qu’est-ce qui fait qu’on va trouver qu’un type soit bon ou pas, ça va être sa capacité à avoir répondu là où si on vous demandait à vous : “Quel est l’essentiel ?”, eh bien vous diriez : “C’est ça”. C’est au fond une gestion des priorités, il a concentré ses efforts sur tel truc, et il avait fait le choix le plus malin… c’est quand même une forme d’intelligence. Ce sont donc des gens qui travaillent très vite, très fort mais qui ont une excellente perception de là où il faut porter l’effort. Mais peu importe, le cadre, potentiel ou non, il a une mission, un devoir ! »
Le remords
Avril 2000
« Thierry : Maintenant je suis rentré dans une phase plus passive par rapport à mon travail, ce qui fait que j’en subis moins le stress, puisque l’archétype du cadre à fort potentiel n’est pas celui dans lequel je rentre, donc, il faut s’y faire… Donc, je fais le travail qu’on me donne à faire et à côté de ça j’essaie de m’intéresser à autre chose sans avoir des relations autres qu’administratives avec la hiérarchie, je fais mon boulot, c’est tout. En France, tu fais tes heures et c’est tout, puisque tu n’as aucune retombée. Donc, par rapport à ça, il y a une autre chose sur laquelle j’ai évolué, et je vois qu’il ne faut pas tomber dans le piège, c’est le piège des stock-options… donc, il ne faut pas être dupe, ils font ça pour nous rendre prisonnier de notre travail, et c’est la carotte qui peut faire encore marcher des gens, plus tu travailles plus tu es reconnu, plus on te file des stock-options… Je m’en fous ! C’est tout. Donc, là, les stock-options, soi-disant c’est pour les cadres à fort potentiel, mais en fait, c’est pour les moutons qui restent dans la bergerie, ce sont des moutons qui appliquent bien les règles et qui assurent la pérennité du système. Là, je viens au boulot par contrainte.
Enquêteur : Dans ton rapport tel que tu le décris maintenant, tu crois que tu es un cas isolé ?
Thierry : Non, mais les gens n’en parlent pas.
Enquêteur : Mais, s’ils n’en parlent pas, comment tu sais s’il y en a d’autres qui sont comme toi ?
Thierry : Euh… il y en a, ça se voit que… je n’en parlerai pas avec eux, mais… De toute façon, il y a deux catégories, il y a ceux qui vont être soi-disant à fort potentiel et qui marchent à fond dans le système, et puis les autres qui font leurs heures et qui se cassent et qui ont une vie à côté. Il y a ceux qui n’ont pas de vie à côté, ou très peu, et les autres.
Enquêteur : Toi, tu crois que tu pourrais être encore identifié par la hiérarchie comme un cadre à potentiel ou pas ?
Thierry : Non, c’est fini pour moi, parce que je n’appliquerai jamais leur système… et leur définition de cadre à fort potentiel, ça ne sera pas la définition que j’en ai. Pour moi, un cadre à fort potentiel, c’est un mec qui peut s’adapter à n’importe quel produit, qui est adaptable, qui est mobile, qui peut aller chez le client et qui peut aller travailler avec des techniciens, qui peut tout faire, ça c’est un cadre à fort potentiel, qui peut encadrer aussi… qui va parler plusieurs langues. Là, je suis en train de me définir, tu vois [rires].
Enquêteur : Et donc, selon toi, comment eux ils définissent un cadre à fort potentiel ?
Thierry : Je ne sais pas, mais bon… Déjà, tous ceux qui sont cadres à fort potentiel, ce sont des cadres qui font déjà beaucoup d’heures, ils font de la présence, qui discutent dans les couloirs du produit et tout… le midi aussi, qui n’en sortent pas, qui bouffent avec les… Ah oui, pour continuer à définir le cadre à fort potentiel, le cadre à potentiel, il ne téléphone pas, il se déplace pour montrer qu’il est là, qu’il existe… et en plus, ça lui permet de faire une balade, en montrant qu’il est stressé et puis il parle fort aussi, il parle fort ! »
Octobre 2001
« Thierry : De tous ceux qui étaient partis en déplacement, un seul sur six a eu des stock-options, et autrement, on avait tous une augmentation dans la moyenne. Donc, moi je suis allé dire à mon responsable que je ne comprenais pas et il m’a dit : “Eh bien tu sais, les stock-options, on a su la veille pour le lendemain qu’il fallait donner des noms et on a donné des noms même de gens qu’on ne connaissait même pas.” Donc, il mentait et là il m’a dit : “Va voir le responsable au-dessus”, donc je suis allé voir le responsable au-dessus qui lui m’avait dit que de toute façon je n’en avais pas et que je n’en aurai pas, puisque je ne fais pas partie de ceux qui ramèneront du travail à Nantes, et qu’on avait donné qu’à ceux qui sont censés ramener du travail pour des projets à Nantes.
Enquêteur : Pour en revenir aux stock-options, à ton avis ils sont distribués aux individus en fonction de quels critères ?
Thierry : Les gens obéissants, qui n’ont pas été mobiles et qui ne l’ouvrent pas et qui sont toujours d’accord. Ils ont un autre nom pour ça, pour les plus jeunes, ils disent que ce sont des jeunes à fort potentiel, dans le paquet il y en a des bons…
Enquêteur : Je ne me souviens plus si c’est toi qui m’a dit que les personnes qui avaient reçu des stock-options, elles avaient pour obligation, pour consigne, de ne dire à personne qu’elles en avaient reçues, c’est vrai ?
Thierry : Oui. C’est vrai. Même là, il y avait une personne à Paris, qui en a eu, et il l’a dit à personne… mais on sait qui c’est.
Enquêteur : Et comment vous avez su ?
Thierry : Ben, par élimination [rires] J’ai demandé aux autres. Les stock-options ne sont pas proposées à tous. Ceux qui n’ont pas les stock-options il leur reste à regarder leur montre, et à pas faire plus que ce qu’on leur demande, ils ont pour eux leur liberté, ceux qui ont des stock-options ne sont pas libres, ils ont fait une croix sur leur temps libre et sur leur vie privée. Un type qui a des stock-options, c’est un bon esclave qui obéit bien, un gros lèche-cul. »
Parmi les nombreux constats qui s’imposent à la lecture de ces fragments d’entretiens, il en est un qui concerne au premier chef ce qui nous intéresse ici, on pourrait l’énoncer de la façon suivante : l’existence d’un groupe, d’une catégorie, d’une population composée de cadres à potentiel ne fait pas de doute pour ces deux individus. Au moment où on les interrogeait, l’espoir, un moment caressé, d’appartenir à la caste de ces cadres, se dissipait chez Louis et Thierry. Leur prise de conscience de leur non-appartenance s’inscrit dans le sens de leur trajectoire professionnelle, Louis a connu trois licenciements, Thierry aucune évolution de carrière. Mais, l’un et l’autre ne portent pas le même regard sur cette nouvelle figure, pas plus qu’ils ne la définissent, d’ailleurs, dans des termes identiques. D’autre part, et c’est là un point important, il semble que la relation entre investissement au travail et prise de conscience de cette non-appartenance ne joue pas, de l’un à l’autre, de la même façon.
L’incertitude, le doute et le soupçon
Quand on l’interroge sur les qualités idéales d’un haut potentiel, Louis se contente d’une définition en termes techniques. Sa lecture des signes de l’excellence désigne un ensemble de productions relevant de compétences précises aux effets mesurables. Cette définition, concentrée sur la technique, passe sous silence d’autres traits qui caractérisent l’idéal du cadre à potentiel tel qu’ont pu le définir certains sociologues. « Les critères incontournables pour être qualifié de cadre “à potentiel” les plus souvent cités17 sont les suivants (dans l’ordre décroissant) : la performance actuelle et dans les postes précédents, le repérage par la hiérarchie de certains traits de personnalité recherchés, la disponibilité pour une mobilité géographique internationale, une forte motivation et des aspirations d’évolution affichées par l’individu. » À cette liste, Christophe Falcoz ajoute l’importance d’un fort degré d’adhésion aux valeurs de l’entreprise, une passion affichée au travail, ainsi que des qualités au management des hommes. Tout se passe comme si Louis énumérait les qualités qu’il ne pensait pas posséder (aptitudes techniques mesurables) et n’énumérait pas celles qu’il possède objectivement (qualités personnelles non mesurables). Quoi qu’il en soit, la conscience de sa non-appartenance aux groupes d’élites ne semble pas diminuer l’investissement de Louis au travail.
Les propos de Thierry sont tout autres. Un constat s’impose, celui de l’existence d’une relation entre son rapport au travail et la distance qui le sépare des cadres à potentiel. Son désinvestissement et sa démotivation dans le travail apparaissent comme des effets de la certitude de sa non-appartenance à cette catégorie. L’intériorisation des taxinomies qui distinguent les cadres des cadres à potentiel fonctionne, elle donne ici à Thierry les moyens de penser et d’expliquer sa prise de distance à l’égard du travail par celle qui le sépare de ce groupe ; « il y a deux catégories ». Ce qui pose problème à Thierry, ce qui le gêne, c’est que le modèle à travers lequel il définit la figure du cadre à potentiel ne semble pas être partagé par ses supérieurs, ou plutôt qu’il ne peut l’être. Clair à ses yeux, il ignore en fait ce que ce modèle est pour eux. Pourtant, la définition que donne Thierry des traits idéaux du cadre à potentiel se rapproche de celle obtenue par Christophe Falcoz, plus encore, elle en accentue un des aspects, en insistant lourdement sur l’importance de la subjectivité des critères de l’excellence. Alors que Louis survalorise ce qui peut faire l’objet d’une évaluation méthodique, Thierry survalorise lui, ce qui échappe à la systématisation. Dans les deux cas, le flou règne sur la définition des critères de l’excellence18.
De l’indiscernable, la mise en forme
Le flou des critères qui entoure « la définition » de ces groupes ne va pas sans produire d’innombrables effets sur Thierry. Par le flou, le doute s’immisce, le soupçon se penche sur la réussite, mais aussi sur l’échec des uns et des autres, avivant ainsi un sentiment d’injustice. Le secret sur les destinataires des stock-options est même parfois sciemment entretenu, faisant de ceux-ci, pour certains cadres, les complices silencieux d’un système inégalitaire et opaque. Pour Thierry il va de soi que les stock-options achètent le silence, la complicité et l’adhésion des individus. Aux contours invisibles, cette figure du cadre à potentiel est aussi impalpable. Ainsi, par croisements successifs d’informations informelles, de bruits de couloirs, de présomptions, la catégorie des élus prend-elle forme, dans la suspicion plus que dans la clarté, ce qui a pour effet d’entretenir et de développer, chez Thierry, le fantasme d’un complot généralisé. La figure du cadre à potentiel se dessine au souffle des rumeurs, dans les interstices entre dit et non-dit, établissant des frontières invisibles mais pourtant perceptibles, suscitant jalousies, convoitises, mais aussi répulsions, à la hauteur des espoirs d’en faire partie ou, à l’inverse, de l’impression d’en avoir – déjà – été exclu.
Dans le doute, espoirs et manipulation
Titillant les espoirs dans la durée, la certitude, éphémère et relative, de l’élection et du rejet, autorise probablement à tous les retournements possibles de comportements, quand bien même les écarts se creuseraient entre les chances objectives et subjectives d’appartenir à ces groupes. S’il voit les stock-options comme « un piège », Thierry n’est pourtant pas à l’abri de succomber aux risques de la tentation. Alors que, d’un côté, il procède, avec une certaine lucidité, à la description d’un mode de fonctionnement qu’il réprouve, d’un autre, il ne peut dépasser le désir ancré en lui de chercher à obtenir les marques de cette élection (dont l’attribution de stock-options, par exemple, témoigne). Cette sensibilité particulière aux signes de la reconnaissance est probablement à mettre sur le compte d’une certitude de sa valeur toujours vacillante chez Thierry, qui le place dans une perpétuelle quête de confirmations de celle-ci. Les choses sont différentes pour Louis qui n’encourt pas les mêmes risques à ne pas être reçu parmi ces élus. Déjà assuré du sentiment de sa valeur, Louis peut maintenir les jugements d’autrui à distance, reconnaître la valeur des cadres à potentiel et admettre, sans dommages, ne pas en faire partie. On peut donc avancer que la certitude de soi, importante chez les uns (Louis), puisse atténuer les effets – parfois – dévastateurs sur les cadres de la prise de conscience de leur non-appartenance à ces groupes d’élite, alors que, à l’inverse, faible chez les autres (comme Thierry), elle les augmente.
24Si ce que les cadres ont en commun se brouille par la prolifération de situations singulières, et ce qui les distingue des autres salariés s’altère par l’essoufflement de leurs attributs distinctifs, touchant par là, de l’extérieur à ce qu’ils sont dans leurs relations aux autres, c’est aussi de l’intérieur, par ce qu’ils sont, cette fois, pour eux-mêmes, qu’ils vont être appelés à se transformer.
Notes de bas de page
1 Par référence à l’ouvrage de J. Fourastié, Les Trente Glorieuses. La Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979, 288 p.
2 Voir, par exemple, l’ouvrage placé sous la direction de S. Boutiller et D. Uzunidi, Travailler au XXIe siècle. Nouveaux modes d’organisation du travail, Louvain-la-Neuve – Belgique, Éd. de boeck, 2005, 328 p.
3 T. Coutrot, « Les nouveaux modes d’organisation de la production : quels effets sur l’emploi, la formation, l’organisation du travail ? », Données sociales 1996, La société française, INSEE, p. 210-211.
4 « Le même employeur gère, de facto, toute une panoplie de contrats qui différencie et divise “ses” salariés, en particulier par la double opposition entre CDI et CDD, et entre contrats directement gérés et contrats gérés par des entreprises sous-traitantes, avec une multiplicité de sous-différenciations. » P. Zarifian, « Le travail menacé d’exclusion », in P. Bouffartigue et H. Eckert (sous la dir.), Le travail à l’épreuve du salariat. À propos de la fin du travail, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 136.
5 C. Bloch-London, P. Boissard, « L’aménagement et la réduction du temps de travail », Données sociales 1999, INSEE, p. 107-217.
6 Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, « Horaires de travail en 1991. Résultats de l’enquête Conditions de travail », Dossiers statistiques du travail et de l’emploi, n° 98-99, octobre 1993, 245 p.
7 « L’identité collective des salariés est donc étroitement liée à la spécificité et à l’uniformité des droits qui leurs sont reconnus. La généralisation et la diversification de ces droits ne peuvent que la remettre en question. […] De l’identité collective par le travail, on peut alors passer à une identité individuelle dans le travail. » A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, Les voies du droit, 1994, p. 90.
8 Christophe parle ici de sa famille, réduite au sens nucléaire. Il vit avec sa compagne et a deux enfants.
9 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XX.
10 J.-P. Juès, Les cadres en France, Paris, PUF, 1999, 127 p.
11 P. Bouffartigue et C. Gadéa, SDC, op. cit., p. 40.
12 Notre intention n’est certes pas de faire de « la secrétaire » un accessoire – parmi d’autres – de certains cadres, mais seulement d’insister sur le fait que, pour bon nombre d’entre eux, elle est associée à la « panoplie » du « cadre à l’ancienne ».
13 Cette remarque prend appui sur les réflexions de P. D’Iribarne au sujet de la valeur différentielle des positions dans les espaces de la production et des devoirs d’états qu’elles suscitent chez les salariés. « Il vaut toutefois la peine de mentionner encore deux points qui ont un caractère très général : l’existence d’une double dimension dans la hiérarchie des états, et la manière dont la différence entre les états plus ou moins “nobles” constitue, à certains égards, non seulement une source de révérence pour les états “supérieurs”, mais un facteur de protection et d’indépendance pour les états “inférieurs”. » P. D’Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 41.
14 « Toutes les manifestations de la reconnaissance sociale qui font le capital symbolique, toutes les formes de l’être perçu qui font l’être social connu, visible (doté devisibility), célèbre (ou célébré), admiré, cité, invité, aimé, etc. sont autant de manifestations de la grâce (charisma) qui arrache ceux (ou celles) qu’elle touche à la détresse de l’existence sans justification et qui leur confère non seulement une “théodicée de leur privilège” […], mais aussi une théodicée de leur existence. » P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 284.
15 « De nombreux travaux ont montré que les pratiques de gestion des cadres à potentiel étaient relativement répandues depuis une dizaine d’années au sein des grandes entreprises implantées en France. Ainsi, Bournois et al. [1994] indiquent que parmi 487 entreprises privées françaises, toutes tailles confondues, 49 % ont un système de gestion des cadres à potentiel et que parmi 268 entreprises privées de plus de 1 000 salariés, ce taux s’élève à 61 %. » F. Bournois, J. -H. Chauchat et S. Roussillon, « Training and management developement in Europe », in C. Brewster et A. Hegewisch, Policy and Practice in Europe Human Resource Management – Tre Price Waterhouse Cranfield Survey, London, Routledge, 1994, 398 p. cité par C. Falcoz, « De la distinction non cadre/cadre à la segmentation entre cadre à potentiel et cadre dirigeant », GDR CADRES, op. cit., p. 235. On reviendra plus tard, dans un sous-chapitre consacré aux modalités de construction des carrières, sur ces principes qui segmentent le groupe des cadres (La projection de soi. Périlleuse excellence).
16 Pour rappel, le lecteur trouvera dans l’annexe Synthèse des cas retenus une présentation ramassée des six individus dont on a analysé en profondeur les récits de vie.
17 L’auteur fait ici référence à une étude par questionnaire et entretiens menée auprès de 42 groupes représentant un total de 7 400 cadres à potentiel. C. Falcoz, « De la distinction non cadre/cadre à la segmentation entre cadre à potentiel et cadre dirigeant », GDR CADRES, op. cit., p. 237.
18 Ce flou sur les critères de l’excellence est d’ailleurs partagé par la grande majorité des cadres que nous avons interrogés.
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