Introduction générale
Ancrer la démarche
p. 15-31
Texte intégral
1Entreprendre de penser les cadres – ou tout autre objet – impose un détour par une analyse des productions que d’autres auteurs ont déjà réalisée à leur sujet. Ce travail de reprise est doublement nécessaire. En plus d’apporter des informations précieuses sur les savoirs déjà accumulés par les recherches précédentes, il renseigne aussi sur les zones d’ombres qui les accompagnent. Ce travail de reprise nous conduira à proposer une démarche, une façon particulière de penser le rapport au travail des cadres. Mais, si cette analyse rétrospective s’impose par les prérequis de la recherche, sa réalisation ne va pas sans poser quelques difficultés pratiques. En effet, toute opération de classification impose de faire des choix, choix du matériau retenu pour l’analyse, mais aussi du regard qu’on y porte. Face à la masse infinie de documents disponibles, nous nous sommes limité à une analyse des productions issues de la sociologie du travail qui ont pris, souvent en tant que tels, les cadres pour objet, et nous avons abordé ces savoirs en tâchant de remonter aux courants théoriques sur la base desquels ils avaient été produits1. Ce que ce choix rationnel permet d’appréhender, ce sont les moments de rupture paradigmatiques, les tournants de l’analyse, les abandons, emprunts et résurgences des cadres théoriques qui conditionnent pour partie le contenu des productions. Le succès de ces courants évolue dans le temps. On commencera par suivre le chemin de ces évolutions. Ensuite, on mettra en évidence le négatif de leurs apports. En reprenant à notre compte ces apports et les formes particulières de méconnaissance qui les suivent comme leur ombre, on poursuivra en proposant une démarche singulière qui nous permettra d’appréhender, tout en le construisant, l’objet de nos recherches.
UNE GÉNÉALOGIE DES HÉRITAGES
2Les socles épistémologiques sur lesquels ont fleuri les productions sociologiques ayant pris les cadres pour objet ont permis, chacun à leur façon, d’interroger l’existence, le profil et le rôle des cadres, pour certains, en les replaçant dans la dynamique des classes sociales en essayant de savoir s’ils formaient une nouvelle classe (homogénéité-hétérogénéité), pour les autres, en analysant les processus de transformation (professionnalisation-déprofessionnlisation) qui ont traversé – et continuent de diviser – les différentes sous-parties de ce groupe.
Première période, une « ambiguïté congénitale2 »…
3Parcourir la production sociologique qui traite des cadres amène à un premier constat, celui d’une difficulté, pour ceux qui s’y sont confrontés, à définir l’objet cadre3. C’est dire si le problème de la définition de l’objet est à la fois crucial, structurant, mais aussi et toujours, en suspens. En fait, tout se passe comme si la production sociologique sur les cadres était à la fois déterminée par la prise de conscience de la difficulté à penser cet objet et structurée par la prise de position méthodologique et théorique mise en place pour y faire face.
4Mais cet écueil atteste aussi de la difficulté à séparer avec netteté les cadres des autres catégories de salariés. En 1934, Georges Lamirand, dans Le Rôle social de l’ingénieur, avait déjà mis l’accent sur l’existence d’une conscience marquée du sceau de l’ambiguïté chez les ingénieurs coincés « entre le marteau et l’enclume4 ». De son côté, Pierre Alamigeon déplore, dès la fin de la Seconde guerre mondiale, la « prolétarisation » du patronat issu de la petite bourgeoisie. Il décrit dans un ouvrage l’indignation que peut susciter chez les cadres le sentiment insupportable d’être considérés comme des « salariés comme les autres5 ». Tenter d’estomper le flou dans une volonté de marquer des distances restera, et pour longtemps, un trait caractéristique de la catégorie.
5Cette ambiguïté de position est redoublée par celle de leur condition. À partir du début des années soixante, l’influence d’auteurs américains tels que Thortstein Veblen6 et John Kenneth Galbraith7 se fera sentir sur les sociologues français. Ces auteurs insisteront sur le mouvement parallèle qu’ils constatent entre un développement des grandes firmes, une croissance du pouvoir pris par les gestionnaires et les financiers, et une scission qui s’installe entre ceux-ci et les ingénieurs. Là encore la position des ingénieurs est délicate, s’ils participent, par leurs connaissances, au progrès de l’industrialisation, ils ne peuvent toutefois en contrôler les effets (notamment en termes de profits), et se retrouvent exclus des décisions concernant la redistribution des richesses. D’autres auteurs tels que Charles Wright Mills insisteront sur cette ambiguïté de condition en marquant le caractère à la fois subordonné et aliéné des « cols blancs », piégés entre une rationalité qu’ils incarnent et une division du travail qu’ils ne maîtrisent pas et dont ils peuvent être le jouet8. Ces thématiques connaîtront elles aussi un bel avenir.
Seconde période, une prédominance des analyses marxistes
6Depuis les années 1960, la société salariale évolue progressivement dans le sens d’une tertiarisation. Cette progression est pour partie due au succès numérique remporté par les cadres. Les observateurs de cette croissance ont pu ainsi avoir légitimement l’impression que les cadres forçaient peu à peu le passage d’une bipolarisation de la société salariale. Par là, ils prenaient place au centre de l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie9. Les réflexions des sociologues se porteront alors sur l’existence et la composition même de ce groupe (unité ou hétérogénéité), sa place dans la division sociale du travail, et sa force de mobilisation collective. Des auteurs interrogeront le pouvoir des cadres et, plus largement encore, le rôle des classes moyennes dans la dynamique du capitalisme (groupe stabilisateur ou relais de la direction10). La littérature sociologique de cette époque abordera sous de nouveaux éclairages le thème, déjà repéré, de l’ambiguïté des cadres. Cette thématique sera principalement traitée sous deux aspects : au cœur de la relation salariale, entre subordination et autonomie, mais aussi du fait de leur position dans l’espace de la production, entre les groupes qui détiennent le monopole sur le capital et ceux qui mettent en œuvre les moyens de le produire.
7Le début des années quatre-vingt amorcera un tournant… dans la continuité. Abondamment cité dans toutes les bibliographies qui abordent de près ou de loin le thème des cadres, le livre de Luc Boltanski, Les cadres, marque un événement majeur dans ce champ de la production sociologique11. Quelques temps auparavant, Georges Benguigui, Antoine Griset, Annie Jacob et Dominique Monjardet s’élevaient12 contre les impasses théoriques dans lesquelles se perdaient les analyses sur les cadres. Renvoyant dos à dos les analyses sociologiques en termes de professions et celles d’inspiration marxiste, les auteurs feront le constat d’un vide d’informations concernant le contenu même du travail des cadres, et ils insisteront aussi sur la difficulté à définir cette population en la distinguant nettement des autres salariés.
8Ainsi s’achève, provisoirement, un « élan sociologique » qui aura tenté de penser les cadres en termes de classe sociale sans parvenir à un réel consensus sur leur statut. Objet – objectivé – au service d’une classe dirigeante, courroie de transmission du système de production, parfois allié discret de la classe ouvrière, le groupe des cadres porte la marque d’une ambiguïté de rôle et de position chez des sociologues pour qui la classe ouvrière reste le sujet historique primordial dans la dynamique de la lutte des classes.
Troisième période, sociologie des professions et renouvellement des cadres d’analyse
9La période qui commence au début des années quatre-vingt amène à poser un double constat concernant la production sociologique sur les cadres. Celui, d’abord, d’un ralentissement de la production qui durera jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, celui, ensuite, mais qui est intimement lié au premier, de l’abandon par les sociologues d’une analyse en termes de classes sociales. Délaissant ces cadres théoriques, les sociologues porteront leur attention vers une analyse des processus de segmentation des groupes professionnels. Ils étudieront aussi les parcours et les stratégies individuels des membres de ces groupes13. Des auteurs comme Claude Dubar et Pierre Tripier verront dans les processus de déprofessionnalisation et de professionnalisation, de destruction et de reconstruction des coalitions soumises à la rationalisation de la production, une dialectique sous-jacente au mouvement du capitalisme ; dans ce chassé-croisé la recherche de l’autonomie devient un enjeu, qu’il s’agisse de la fortifier ou de tenter de la détruire14. Lutte souterraine entre autonomie et prescription, diffusion en voie de généralisation de nouvelles méthodes de management, et substitution progressive de la qualification par la compétence deviendront des objets centraux d’analyse15.
10En marge de cette sociologie des professions, dominante dans le champ de la sociologie, on trouve, au cours de la fin de cette dernière période, des recherches qui s’inspireront de l’héritage marxiste, certaines le prolongent, d’autres, le revisitent, d’autres enfin appellent de leurs vœux à un dépassement de ces deux grands courants de la sociologie. Des auteurs comme Louis Chauvel, mais aussi Christian Baudelot et Roger Establet, montreront l’importance de la conjoncture sur les trajectoires professionnelles16. D’autres, comme Gérard Régnault, n’hésiteront pas à parler de divorce entre les cadres et les entreprises17. Certaines de ces recherches tendent à montrer que les cadres semblent pris en tenailles entre une volonté persistante de maintenir leurs différences et une tentative pour établir des solidarités avec les autres salariés. D’autres études, on pense en particulier à celles qu’ont réalisées Michel Bauer et Élie Cohen18, mettent elles en évidence l’existence de relations complexes entre transformations des espaces de l’organisation de la production, renforcement de l’ambiguïté de position des cadres et perte des attributs de leur différentialité positive. Ces attributs, qui dessinaient des frontières, des marques de distinctions avec, ou plutôt, dans l’opposition aux autres salariés, semblent perdre progressivement de leur prestige. De ce déficit de différentialité positive à un alignement des comportements des cadres sur ceux des autres salariés, il n’y a peut-être qu’un pas symbolique à franchir19. D’autres auteurs ont mis l’accent sur l’existence d’une crise identitaire chez les cadres, certains évoquent même leur « disparition », d’autres, la « fin d’une figure sociale20 » ou encore leur « précarisation21 ».
11Paul Bouffartigue et Charles Gadéa ouvrent le dernier virage pris par la sociologie des cadres. À travers la réhabilitation et le renouvellement qu’ils font du concept de salariat de confiance22, ces auteurs – soucieux de dépasser les apories dans lesquelles s’enferment la sociologie des professions et celle des classes sociales – insisteront sur l’importance de la nature de la « relation contribution/rétribution » du cadre à l’entreprise23. L’utilisation de ce concept (ré) introduit au cœur de l’« être-cadre » toute l’ambiguïté d’un binôme paradoxal fait de subordination et d’autonomie.
REPRISE ET PROLONGEMENTS
12Après voir effectué ce rapide tour d’horizon de la production sociologique concernant les cadres, nous allons maintenant essayer de désigner ce que la mise en œuvre de ces différents paradigmes a laissé dans l’ombre24. En effet, si l’emploi de paradigmes permet de produire de la connaissance, il génère en même temps une part de méconnaissance qui correspond, comme en négatif, à la part recouverte par la découverte. La mise en lumière de cette part sombre de la connaissance indique le chemin d’une reprise possible.
Désigner les manques
13Les deux principaux courants de la sociologie qui ont traité des cadres peuvent amener à penser l’évolution de ce groupe à l’intersection de deux dimensions à la fois différentes et complémentaires. L’une, d’inspiration marxiste, est sous-tendue par une vision matérialiste de l’histoire traversée par la lutte des classes, l’autre, portée par la sociologie des professions, concentre son attention sur les processus de professionnalisation et de déprofessionnalisation. Chacune, à sa façon, implante les cadres dans la dynamique du capitalisme et renvoie à deux manières distinctes de penser la division du travail. Schématiquement, on pourrait dire que chacune de ces approches envisage, de façon utopique, pour la première, la constitution d’un sujet universel conciliant l’homme et le travail, pour la seconde, la professionnalisation comme un processus de modernisation. Mais, chacune de ces approches draine avec elle l’envers de ses apports.
14Ainsi, la période qui s’étend de la fin des années soixante au tout début des années quatre-vingt portera-t-elle en son sein d’impossibles objets de constructions théoriques. Inscrite dans un schéma binaire du monde social – « dans tous les cas […], il s’agit de faire rentrer, à toute force et à tout prix, les couches moyennes dans le lit de Procuste d’une « théorie » des classes sociales conçues comme polarisation binaire25 » –, l’analyse en termes de classes s’est sans doute privée, par exemple, des moyens de penser les processus de segmentation qui traversaient la catégorie des cadres, masquant par là les risques d’érosion qu’elle pouvait connaître. De plus, cette vision du monde social permet difficilement de prendre pour objet les groupes qui cherchent à détenir un monopole sur l’exercice et le contrôle de leur activité.
15D’un « autre côté paradigmatique », plus proche de nous, la sociologie des professions s’est, elle aussi, privée des moyens d’appréhender certaines réalités, contribuant ainsi à développer une forme particulière de croyance en leur inexistence. À titre d’exemple, on a ainsi pu penser que les classes sociales avaient pratiquement disparu, qu’elles s’étaient métamorphosées en un continuum indifférencié de positions interchangeables26. Mais, l’abandon par les sociologues de la notion de classe sociale a aussi éloigné de l’horizon des représentations l’ensemble des notions qui gravitent autour d’une conception – marxiste – de la lutte des classes. Ainsi, de proche en proche, des notions telles que la lutte, le conflit, l’opposition, notions sémiologiquement voisines de celles d’antagonisme, d’exploitation, ou encore d’aliénation, en vinrent-elles aussi à s’effacer des cadres cognitifs.
Prolongements
16D’un point de vue critique de la connaissance, ce rapide tour d’horizon des productions centrales de la sociologie des cadres aura permis de mettre l’accent sur une des propriétés fondamentales de ce groupe social, son ambiguïté (de position, de condition). Tout se passe comme si les cadres résistaient à la classification27. Cette ambiguïté est indissociable de l’existence de tensions qui traversent la catégorie. Mais si la catégorie a jusqu’à présent absorbé ces tensions – elle s’en est même nourrie dans un culte du « différentialisme » en forçant le passage de la bipolarisation –, il semble qu’aujourd’hui leur « recyclage » devienne de plus en plus difficile. Quelles peuvent en être les raisons ?
17Si nous avons insisté à ce point sur l’ambiguïté de position et de condition de cette population, souvent en en exagérant le trait, c’est que notre intention était aussi de montrer que, malgré tout, cette ambiguïté n’est jamais parvenue à faire exploser la catégorie, c’est même pour partie celle-là qui a rendu possible et crédible l’existence de celle-ci. Il découle de cela que l’ambiguïté, telle qu’elle a été identifiée jusqu’à présent, ne peut suffire à elle seule à expliquer un éventuel éclatement de la catégorie cadre, pas plus qu’elle ne permet de comprendre la distance qui séparerait certains cadres de l’entreprise et du travail. Les thèses de Luc Boltanski, de Paul Bouffartigue et de Charles Gadéa méritent ici d’être prolongées. L’unité de la catégorie ne risquerait-elle pas aujourd’hui de s’effriter par trop de mise en lumière des différences (de conditions et de points de vue) qui la traversent, laissant ainsi échapper des tensions jusque-là accumulées et contenues ?
18Pour planter cette question dans un terreau théorique, il faut la rapporter aux conditions qui rendent possible la visibilité de ces différences. On sait que les transformations conjointes des modes et des espaces de productions ne touchent pas seulement la catégorie des cadres, elles affectent aussi les populations avoisinantes. On peut avancer, à ce titre, que la catégorie se trouve prise à l’intersection d’un double mouvement, l’un de « prolétarisation » des cadres, l’autre de « cadrisation » des non cadres. Mais peut-on en conclure que ce double mouvement annonce une massification ou une « moyennisation » de la société salariale dans un continuum d’indifférenciation qui, entraînant avec lui la disparition des attributs distinctifs des cadres, présagerait de l’éclatement de la catégorie par dilution de ses différentialités dans un ensemble flou ? Peut-on, à titre d’exemple, faire nôtres les discours qui voient dans la fonction d’encadrement un héritage archaïque d’une période industrielle révolue28, affirmant que les cadres n’encadrent plus mais qu’ils animent maintenant, sans lien hiérarchique, d’autres collaborateurs ? Quoi qu’il en soit, la question reste posée : là où le flou masquait et contenait – en la subsumant sous l’appellation – l’hétérogénéité de la catégorie et les tensions qui la traversaient, là où le différentialisme en assurait la cohésion, l’unité symbolique de la catégorie peut-elle encore tenir quand les espaces de la production se modifient à ce point qu’ils brouillent jusqu’à la possibilité d’une prise de conscience de soi – en tant que cadre – dans une dialectique de la différence (« Eux ») et de la ressemblance (« Nous ») ?
Identités catégorielles
19On interrogera le pouvoir du monde du travail à produire une identité catégorielle cadre. Pour ce faire, on portera notamment notre attention sur les effets que peut avoir sur eux la diffusion, à d’autres salariés, d’attributs qui, par le passé, participèrent au processus de leur autonomisation dans la différenciation. Par identité catégorielle, on entend ce qu’ont en commun des individus appartenant à une même catégorie (ici, celle des cadres, « Nous »), qui les distingue, de fait, des autres salariés29 (« Eux »). Mais précisons !
20On délimitera et définira, de façon idéale-typique30, ces spécificités catégorielles chez les cadres (ce qu’ils ont en commun) par : leur place, rôle et fonctions dans l’entreprise, leur type de carrière, leur rapport au syndicalisme, au temps de travail, leurs risques du chômage… donc, par tout un ensemble d’attributs, de propriétés et de prises de positions qui, les distinguant des autres salariés, les rapproche en tant que cadre ; du différent pour les autres et du même pour eux. Ainsi, les attributs distinctifs des cadres tels que le salaire (autant dans le montant que dans les modalités de rétribution), l’autonomie dans le travail, un usage libre du temps, les types de retraite et revendications syndicales qui, par le passé, participèrent, dans un effort de différenciation, à cimenter l’identité symbolique de la catégorie, seront interrogés dans leur capacité à maintenir des distances nécessaires à l’existence du groupe.
21Par là nous voulons aussi indiquer que les transformations actuelles du monde du travail invitent à re-penser cette figure du salariat comprise à la fois comme réceptacle (habité) et protagoniste (habitant) d’un ordre systémique, le capitalisme. Les pistes ouvertes par Henri Raymond dans un article31 datant de 1982 offrent à ce titre des perspectives de recherches précieuses pour penser la « réalisation » d’un type d’homme porteur d’une rationalité qui le conduirait à et lui permettrait de penser différentes facettes de ses activités sur un même mode ; l’homme « entrepreneur de lui-même » dirait-on aujourd’hui. Mais comment définir le type de rationalité qui faciliterait l’adaptation des cadres aux conditions actuelles du travail ? Ensemble, ces questions dessinent des champs de problématiques, les soulever nous enjoint à essayer d’y répondre, mais comment ?
CONTENU ET SENS DE LA DÉMARCHE
22Comment penser le rapport au travail des cadres ? L’analyse du chassé-croisé que se livrent la réalité et la théorie – les cadres et les sociologues qui les prennent pour objet – aura permis de mettre en évidence un certain nombre de thèmes privilégiés par ce champ de la recherche, mais aussi, et comme en négatif, des zones d’ombre de la connaissance, de même qu’est apparu un ensemble d’interrogations et de difficultés que soulèvent ces tentatives d’adéquation entre des phénomènes et des modes de questionnements. C’est en tenant compte de ces résultats qu’on va maintenant présenter une façon particulière de penser le rapport au travail des cadres. Cette proposition nous conduira à mettre en place un système théorique susceptible de satisfaire aux exigences qu’elle contient. On poursuivra cette introduction en précisant les niveaux de lecture auxquels notre approche permet d’accéder, puis on l’achèvera par une présentation sommaire des grandes orientations qui structurent cet ouvrage.
Le rapport au travail des cadres
23L’analyse des productions paradigmatiques à laquelle nous nous sommes livré nous a permis de montrer toute l’importance du thème de l’ambiguïté de la catégorie, le flou de ses limites, de son contenu, les risques qu’elle semble encourir à perdre de sa spécificité dans un double rapprochement (prolétarisation-cadrisation) et qui la poussent vers une forme de culte existentiel d’un différentialisme exacerbé.
24Mais, toutes ces thématiques ne prennent pleinement leur sens qu’une fois rapportées aux ressources dont disposent les individus – ici, les cadres – pour leur donner vie et relief. Que serait en effet l’autonomie sans une interrogation sur les capacités détenues par les individus pour la mettre en œuvre ? comment se soustraire à l’idée que les facultés qui permettraient d’assumer, voire, de tirer partie d’une ambiguïté de condition, sont inégalement distribuées ? comment se pencher sur le rôle des cadres dans la dynamique du capitalisme sans se soucier des moyens dont ils disposent pour endosser ce rôle ? comment ne pas voir que leurs capacités de résistances peuvent, individuellement, mais aussi, collectivement, permettre de contenir les tensions qui traversent la catégorie ? comment, enfin, et plus largement, ne pas admettre que ce qui les a faits compte (ra) dans leur rapport au travail, dans la façon dont ils le vivent ? À travers ce pan de questionnements, nous voulons signifier que la compréhension du rapport au travail des cadres ne peut faire l’économie d’un regard porté sur les dimensions plurielles au croisement desquelles il se noue.
25Du fait de cette pluridimensionnalité, nous proposons de définir le rapport au travail comme une rencontre – en perpétuelle évolution – entre des éléments objectifs, ceux qui composent le décor du monde du travail, des héritages catégoriels, ceux qui au cours de l’histoire sont venus alimenter les représentations de ce qu’est un cadre, et des éléments subjectifs, ceux des histoires de vie singulières. C’est donc à l’intersection des transformations structurelles de l’organisation de la production, des identités catégorielles et des dispositions individuelles, que l’on appréhendera le rapport au travail des cadres. Mais, pour suivre cette trame il convient d’opérer un détour méthodologique, prendre en compte le singulier pour mieux remonter au pluriel. L’observation stricte de cette nécessité nous enjoindra à échafauder un principe de construction des identités individuelles et collectives.
Le public concerné
26Ce détour prendra la forme suivante : nous nous baserons sur l’analyse biographique du récit de vie de six individus, six cadres, dans la perspective de comprendre le rapport au travail des cadres. Pendant de longues heures, nous avons écouté ces six personnes nous parler de leur vie, des souvenirs les plus anciens qui restaient en elles jusqu’aux moments présents. Tous les récits de vie réalisés n’ont pas été effectués dans les mêmes conditions. Un seul, Christophe, a été produit en une seule fois. Seuls Christophe et Louis ont répondu sur leur lieu de travail, les quatre autres, à leur domicile. On a rencontré Thierry à cinq reprises sur une période de quatre ans. En ce qui concerne Bernard, Philippe et Louis, les récits de vie ont été produits en deux fois, et à plus d’un an d’intervalle. Celui de Béatrice, réalisé lui aussi en deux fois, n’a été espacé que de deux semaines. Au fil des rencontres le tutoiement s’est parfois imposé. La durée (le temps écoulé entre les entretiens) agira sur les propos tenus. Les prises de position évoluent, parfois elles se durcissent, parfois elles se nuancent… il arrive donc à ceux qui les formulent de changer !
27En procédant à l’analyse détaillée des modalités à travers lesquelles se construisent ces êtres sociaux, nous tâcherons de faire apparaître les dispositions qui en eux se forgent et leur permettront de faire face aux réalités du travail qu’ils rencontreront quand ils deviendront cadres. Il ne s’agit en aucun cas de faire de ces individus des représentants paradigmatiques des cadres, mais de montrer comment, à partir d’eux, on peut progressivement faire émerger un ensemble de questions à la fois générales et particulières sur ce que ne pourront manquer de rencontrer nombre de cadres au travail. Du reste, notre matériau ne se réduit pas à ces seuls récits de vie, il se compose aussi de soixante-dix-neuf entretiens approfondis, réalisés auprès de cadres ou de représentants d’organismes ayant des cadres pour public. Si ces six individus ont été retenus parmi la somme d’entretiens réalisés, c’est parce que chacun d’eux rassemblait la presque totalité des thèmes qu’il nous avait été donné de rencontrer au cours des autres entretiens et dans la littérature sur les cadres, mais aussi parce qu’ils en évoquaient d’autres32.
28Les cadres dont on va parler se concentrent principalement à l’intérieur de deux catégories, l’une composée par les « ingénieurs et cadres techniques des entreprises » (catégorie 38), l’autre par les « cadres administratifs et commerciaux d’entreprise » (catégorie 37), toutes deux appartiennent à l’ensemble du groupe socioprofessionnel des « cadres et professions intellectuelles supérieures » (groupe 3) dans la nomenclature de l’INSEE qui contient quatre autres catégories33. Ce « noyau historique34 » des cadres, figure archétypale du sens commun – incarnée par ceux que Luc Boltanski avait nommé « les plus “cadres” des “cadres”35 » –, se trouve aujourd’hui sous les feux de l’actualité, qui mettent en lumière des repositionnements et des demandes sociales difficilement envisageables une vingtaine d’année plus tôt parmi les membres de cette catégorie. Saisir ces repositionnements dans leur complexité impose, si l’on reprend à notre compte la définition que l’on a donnée du rapport au travail, de comprendre de quoi sont faits ces cadres, individuellement mais aussi collectivement.
Un principe de construction identitaire, la dialectique du Même et de l’Autre36
29On va, dans ce qui va suivre, définir de façon aussi schématique que précise, le principe théorique directeur de ce livre, définir, donc, ce qu’on entend par principe de construction des identités.
30Partons d’un constat. Les individus, au cours de leur vie, traversent des espaces, par là, ils font l’expérience des autres. La première pierre de cet édifice théorique pourrait s’énoncer de la façon suivante : on considère que l’individu est fait dans des espaces, par ces espaces, au cours du temps, par des temporalités, à travers les actions qu’il accomplit et par celles qui s’exercent sur lui, et que, dans toutes ces dimensions, les autres sont présents, physiquement ou pas. On conçoit donc l’individu comme une combinaison de ces différentes dimensions où se mêlent temps, espaces, faire (action) et l’Autre. Ces dimensions deviendront, ici, des points de repères, ensemble, ils constitueront un système de référents identitaires. Nous chercherons donc à décliner les différentes dimensions à travers lesquelles les manifestations des temps et les propriétés des espaces marqueront de leur empreinte les esprits qui se forgent au contact des autres. Nous analyserons donc l’impact structurant de ces repères37. Par temporalités nous entendons donc les effets sur l’individu des différentes façons dont on peut percevoir le temps, par espaces, les effets sur soi des distances aux autres, par faire, les effets circulaires de l’action de soi sur autrui. À cela nous ajoutons que les différentes sources de temporalités, les distances de soi aux autres, ainsi que les interactions qui entourent l’action contribueront, ensemble, à la production du sentiment de soi. Mais il n’y a là, jusqu’à présent, qu’une façon d’appréhender l’insertion des individus en société. La compréhension des effets de cette insertion sur chacun enjoint, elle, d’y introduire un schème d’analyse supplémentaire.
31En reconstruisant les trajectoires des individus, nous avons pu nous rendre compte qu’ils étaient amenés à fréquenter et à traverser des espaces avec des chances inégalement réparties de côtoyer des populations socialement proches d’eux38. Par l’identification de ces différences et ressemblances, il est ainsi donné aux groupes sociaux – et aux individus qui les composent – les moyens de voir exister des distances à l’intérieur des espaces qu’ils fréquentent. La dialectique du même et de l’autre commence à poindre… Si, comme le dit Pierre Bourdieu, l’« identité [qui] est différence39 », cette différence ne peut s’extraire, dans l’opposition, que sur fond de ressemblance. Aussi, le même et l’autre, le semblable et le différent entretiennent-ils des relations consubstantielles, sortes de réciprocités inextricables ; quand l’un émerge, l’autre est déjà là, pour que l’un émerge, l’autre doit être là.
32Cette dialectique se déploie dans différents espaces, espaces de l’entreprise, de l’église, de l’école, espaces urbains, et abreuve, par un processus d’identification40, celui qui les traverse. Par les principes de distribution de positions qui les structurent chacun de ces espaces renferme un pouvoir de séparation, de mise à distance de l’altérité et de rapprochement du semblable. En contrôlant les placements et déplacements de leurs enfants, les familles maximalisent ainsi leurs chances de les amener à proximité de ceux que pour eux elles désirent. Mais par là, elles font plus encore ! Détenant des moyens – différentiels – pour faire jouer des homologies entre les espaces que leurs enfants parcourent, elles détiennent en quelque sorte le pouvoir de les amener au plus près des fins poursuivies par l’institution qu’ils côtoient41. Ainsi, en séjournant dans différents espaces, les individus intérioriseront-ils autant les principes de distribution qui les traversent que les savoirs qu’ils se proposent de transmettre, de même que se forgera en eux le sentiment de leur place par les distances qui les rapprocheront mais aussi les sépareront des autres. On voit par là tout ce que l’identité a de relationnel… Les espaces traversés deviendront alors les socles à partir desquels se sédimenteront, au cours du temps, en chacun, les contenus de son identité. Dans chacun de ces espaces, l’occasion sera donnée aux individus de voir évoluer proches et différents. Par un jeu de miroirs, l’individu prendra progressivement conscience de sa place, identifié par les autres, il le sera par lui-même ; par cet acte d’identification, d’assignation, voire, de nomination, la possibilité d’une existence singulière se dessine sur fond de ressemblance.
33Il découle de cela une définition à la fois dynamique et relationnelle de l’identité42. Par identité, on entend, l’aboutissement, toujours passager, des effets d’un processus dialectique liant inextricablement le même et l’autre43. En introduisant une dimension temporelle, cette définition dynamique fait de l’identité un réceptacle mouvant. Ce processus dialectique deviendra, au cours de l’enfance, un principe structurant des identités individuelles, par la suite, dans le monde du travail, un principe de construction des identités catégorielles44. Les processus de création identitaire ne cessent ni ne commencent à l’entrée dans le monde du travail. On concevra les identités catégorielles dans le prolongement des identités individuelles. Ainsi, par un jeu en va-et-vient, par une alimentation réciproque entre les itinéraires biographiques et les transformations contextuelles, on appréhendera la construction des êtres sociaux à travers le filtre de la dialectique du même et de l’autre45.
34À ce stade, nous voudrions émettre trois propositions. Nous avançons qu’un haut degré de familiarité46 entre des logiques propres à chaque espace renforcera et démultipliera le pouvoir de celles-ci, et facilitera ainsi l’intériorisation par les individus des dispositions que visent – pour eux – les institutions qu’ils fréquenteront sur chacun de ces espaces. Dans le fil de ce qui précède, nous prétendons que l’importance de ce degré d’harmonisation augmentera d’autant une certitude de soi chez l’individu. Nous considérons en outre que cette certitude de soi est au fondement d’un « se-sentir-autorisé-à » (risquer sa chance ailleurs, « se vendre » sur le marché de l’emploi, changer fréquemment de rôle, travailler à convaincre l’autre en minimisant la crainte de se perdre soi-même, se détacher du jugement d’autrui, se mettre en valeur, etc.) qui déborde de beaucoup ce que les dispositions acquises pouvaient laisser augurer, à l’origine, chez les individus, d’aptitudes à tirer partie des réalités qu’ils rencontreront au travail. Les pièces du puzzle théorique étant constituées, penchons-nous à présent sur ce que leur assemblage permettra d’aborder.
Un aperçu du programme
35Comprise au croisement de dimensions structurales, catégorielles et individuelles, l’analyse de ce qui se joue dans le rapport au travail des cadres permet deux types d’approches, que l’on peut considérer comme deux étages sur la voie de l’administration de la preuve. Le premier étage, explicatif, se contente de croiser ensemble dimensions catégorielles (celles qui concernent l’évolution du rôle et de la place des cadres dans le monde du travail) et dimensions structurelles (celles qui concernent les transformations des modes de production). Le second étage peut être appelé compréhensif, en ce sens qu’il conserve les deux premières auxquelles on ajoute la dimension des héritages familiaux incorporés. Du premier au second palier, on glisse donc de l’explication à la compréhension ; Paul Ricœur nous rappelait qu’« il faut expliquer plus pour comprendre mieux ».
36Le premier étage nous permettra de mettre en évidence comment on peut expliquer les mouvements qui s’opèrent entre les cadres, les entreprises et le travail. En fait, de la seule confrontation entre ces héritages catégoriels et les transformations de l’organisation de la production, on peut déduire nombre de conclusions qui permettent d’avancer dans l’explication de ce qui motive l’évolution du rapport au travail des cadres. Ce type d’analyse nous permettra aussi de constater que l’on ne peut mécaniquement déduire d’une fluctuation de ces mouvements à un engagement ou à un désengagement des cadres au travail. C’est ici que le second type d’analyse proposé, l’étage compréhensif, apporte une plus-value à nos recherches du fait qu’il introduit au cœur de l’analyse une dimension supplémentaire, la dimension individuelle. Par l’introduction de cette dimension, on cherchera à répondre à la question suivante : comment se fait-il que, placés dans des situations relativement analogues, des individus puissent réagir de façon différente ? À l’articulation de ces dimensions, un objectif se profile : montrer comment la société construit, canalise et triture les désirs, comment, en fournissant aux individus les moyens de composer avec les réalités auxquelles ils devront faire face au cours de leur vie, se noue un dialogue entre les hommes et le travail.
37L’étage compréhensif apparaîtra dans le texte sous forme d’études de cas (en grisé). Certaines de ces études seront précédées (sous forme d’encadrés) d’un portrait des individus concernés. C’est à cette occasion que l’on apprendra à connaître et à voir fonctionner dans le monde du travail (notamment à travers de longs fragments d’entretiens qui seront suivis d’analyses) les six individus dont on a étudié les biographies en profondeur. Afin de faciliter la lecture du texte, nous joignons en annexe (Synthèse des cas retenus), sous forme de « pense-bête synoptique », une présentation détaillée et résumée de chacun de ces six portraits. Ces portraits s’arrêtent à l’entrée du monde du travail. L’idée étant pour nous, à partir de l’analyse sociogénétique – des catégories mentales et des dispositions – de ces six individus, de mettre l’accent sur ce que la culture leur aura fourni, et qui leur permettra de faire face aux réalités du travail qu’ils rencontreront quand ils deviendront cadres47.
38De ces rencontres naissent parfois des tensions qui s’accumulent et se déposent en chacun au quotidien. Certaines sont supportables, d’autres le sont moins. Pourtant, de ces tiraillements internes à l’individu, de ces discordances produites par une confrontation avec l’extérieur, ne découle pas nécessairement une inadaptation des cadres au monde du travail. Bien plus, certaines configurations de l’organisation de la production permettent probablement que certaines de ces tensions trouvent en elles par où s’exprimer dans des formes acceptables socialement, participant de la sorte à une forme spécifique d’investissement au travail.
39Nos recherches nous conduisent à penser que ces tensions peuvent aussi être contenues tant que les espoirs – notamment en termes d’ascension – renfermés à titre de possibles au cœur des trajectoires professionnelles sont encore lisibles, envisageables, subjectivement réalisables, encore susceptibles d’être exhaussés. Mais dès lors que des prises de conscience s’opèrent, qui placent les cadres face au sentiment que ces espoirs ont peu de chances de se réaliser, il semble que quelque chose se fissure. Cette prise de conscience agirait comme un principe au fondement de revirements d’attitudes chez les cadres. En fait, tout se passe comme si, volant soudain en éclat, la chape de plomb qui s’était abattue sur ces tensions afin de les contenir, libérant ces dernières, laissait ainsi la voie ouverte à de nouvelles attitudes, de nouveaux comportements et modes d’expression. Les écarts qui naissent entre les espérances subjectives et les chances objectives d’ascension professionnelle peuvent donc être à la source de revirements d’attitudes par libération des tensions accumulées dans le quotidien du travail. C’est ce quotidien que nous allons explorer dans la première partie de cet ouvrage (Des cadres au travail) en tâchant de montrer en quoi ce qu’il est joue inséparablement sur l’existence de la catégorie cadre et le rapport au travail de ses membres. Dans la deuxième partie (Le souci de soi) on montrera que l’on peut interpréter certains de leurs comportements comme l’expression d’un état de ces tensions. Mais rentrons à présent dans le monde du travail des cadres.
Notes de bas de page
1 Pour des informations précieuses et complètes sur la sociologie de la sociologie des cadres, le lecteur pourra consulter Charles Gadéa, Les cadres et leurs sociologues. Trois paradigmes et une hypothèse, (Note pour l’habilitation à diriger les recherches en sociologie), Paris, École des hautes Études en Sciences Sociales, janvier 2001, 233 p., mais aussi Paul Bouffartigue, Les cadres. Fin d’une figure sociale, Paris, La dispute, 2001, 246 p., notamment le premier chapitre intitulé « Pour une sociologie du salariat de confiance ».
2 L’expression a été empruntée à C. Baudelot, R. Éstablet, J. Toiser et P. O. Flavigny, Qui travaille pour qui ?,Paris, Maspero, 1979, p. 222.
3 Maintes fois signalée, cette difficulté initiale se retrouve de façon récurrente chez ceux qui ont marqué de leur empreinte la littérature sur les cadres. On pense en particulier à J. É. Humblet, Les cadres d’entreprise. France, Belgique, Royaume-Uni, Éditions universitaires, 1966, 259 p., L. Boltanski, Les cadres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 48, G. Groux, « Les couches moyennes, l’État et le corporatisme en France », Revue Française de Sociologie, avril-juin 1983, XXIV-2, p. 313 et P. Bouffartigue, Les cadres. Fin d’une figure sociale, op. cit., p. 233.
4 G. Lamirand, Le Rôle social de l’ingénieur, Paris, Éditions de la revue des jeunes, 1934, 255 p.
5 P. Alamigeon, Les cadres de l’industrie française, Paris, PUF, 1945, p. 82.
6 T. Veblen, Les ingénieurs et le capitalisme, Gordon and Beach, Paris-Londres-New York, 1971, 165 p.
7 J.-K. Galbraith, Le Nouvel État industriel, Paris, Gallimard, 1968, 416 p.
8 C.-W. Mills, Les cols blancs. Les classes moyennes aux États-Unis, Paris, F. Maspéro (première édition aux États-Unis : White Collar, The American Middle Classes, Oxford University Press, 1951).
9 Voir, par exemple, l’article de M. Maurice et R. Cornu, « Revendications, orientations syndicales et participation des cadres à la grève », Sociologie du travail, n° 3, 1970, p. 328-337.
10 S. Mallet dans La nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1963, 266 p.
11 L’auteur montrera, notamment, comment le travail d’unification symbolique du groupe permettra aussi de contenir les tensions qui le traversent. L’incertitude quant à l’appartenance de chacun à la catégorie fera du flou un ressort puissant de l’investissement au travail.
12 G. Benguigui, A. Griset, D. Jacob et D. Monjardet, La fonction d’encadrement, Paris, La Documentation française, 1978, 222 p.
13 C. Dubar et Y. Lucas (sous la dir.), Genèse et dynamique des groupes professionnels, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1994, 415 p. Voir aussi, toujours par C. Dubar, La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2000, 239 p.
14 C. Dubar et P. Tripier, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 1998, 256 p.
15 Voir en particulier : L. Demailly, « La restructuration des rapports de travail dans les métiers relationnels », Travail et Emploi, n° 76, 1998, p. 3-14, N. Aubert et V. de Gaulejac, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991, 346 p., C. Dubar, « La sociologie du travail face à la qualification et à la compétence », Sociologie du Travail, n° 2/96, Dunod, p. 179-193, E. Alborghetti, J.-L. Castro, M. Merdji, « La situation du cadre Français : du statut à la compétence ? », HEC Montréal, 1997, p. 1-12.
16 Louis Chauvel formulera l’hypothèse d’un « déclassement » pour les cadres de la cohorte 1975. L. Chauvel, Le destin des générations. Structures sociales et cohortes en France au XXe siècle, Paris, PUF, 1998, p. 28. Voir aussi C. Baudelot et R. Establet, Avoir 30 ans en 1969 et en 1998, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 86.
17 G. Régnault, « Les relations cadres-entreprises sur la voie d’un divorce », Les cahiers du GDR CADRES (CAdres, Dynamiques, Représentations, Entreprises, Sociétés). Actes des journées d’études scientifiques pluridisciplinaires sur les cadres décembre 1999, p. 34-43. [À l’avenir, quand on fera référence à ce document, on emploiera les lettres GDR CADRES. Nota : la pagination de ce document renvoie à une version récupérée sur Internet].
18 M. Bauer et É. Cohen, « La fin des nouvelles classes : couches moyennes éclatées et société d’appareil », Revue Française de Sociologie, avril-juin 1983, XXIV-2, p. 285-300. Voir aussi, des mêmes auteurs : « Les limites du pouvoir des cadres : l’organisation de la négociation comme moyen d’exercice de la domination », Sociologie du travail, 1/80, Éditions du CNRS, p. 276-299.
19 H. Bouchet, « Que font les cadres », in J. Kergoat, J. Boutet, H. Jacot et D. Linhart (sous la dir.), Le monde du travail, Paris, Éditions la Découverte, 1998, p. 128-134.
20 Du nom du dernier livre de P. Bouffartigue, Les cadres. Fin d’une figure sociale, op. cit., 246 p.
21 J. Lojkine, « Vers une précarisation des cadres ? », in F. Michon et D. Segrestin (sous la dir.), L’emploi, l’entreprise et la société, Paris, Economica, 1990, p. 189.
22 « Pour [K. Renner], ce qui distingue le contrat de travail ordinaire du contrat de travail de confiance, c’est que ce dernier repose sur une implication morale dans l’organisation, implication qui conditionne les performances des individus. Ce type particulier de relation d’emploi s’impose chaque fois que l’employeur est contraint de reconnaître à des travailleurs une part d’autonomie, que cette autonomie provienne d’une délégation d’autorité ou qu’elle soit indispensable dans l’exercice d’un savoir spécialisé. » K. Renner, « The Service Class », in T. Bottmore et P. Goode, Austro Marxism, Oxford University Press, 1953, cité par P. Bouffartigue et C. Gadea, Sociologie des cadres, Paris, La Découverte, 2000, p. 36. [Par la suite, c’est par les initiales SDC que nous ferons référence à cet ouvrage.]
23 Dans le cas des cadres, cette relation se caractérise par une logique de don et de contredon composée, pour l’essentiel, des éléments suivants : stabilité de l’emploi et « promesse de carrière » du côté de l’employeur en échange d’une « adhésion sans faille » aux fins poursuivies par l’entreprise du côté des cadres.
24 T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970, 285 p.
25 G. Benguigui et D. Monjardet, « L’utopie gestionnaire. Les couches moyennes entre l’État et les rapports de classe », Revue française de sociologie, XXIII, 4, 1982, p. 636.
26 Cette mutation des représentations a été facilitée par la diffusion d’un modèle connexionniste d’individus en réseaux.
27 Cette ambiguïté, souvent mise en évidence dans le cadre de l’approche marxiste, ne relève pas du seul fait de ce type d’analyse. En fait, les cadres semblent résister à l’analyse des manières de voir, qu’elles penchent vers une vision structurale ou fonctionnaliste. Ils résistent doublement, à la fois aux tentatives paradigmatiques qui essaient de les penser en tant que catégorie sociale, mais aussi à celles qui les envisagent en tant que groupe professionnel.
28 La revue Entreprise et progrès publiait en effet en 1992 un article intitulé : Cadre/non-cadre, une frontière dépassée qui, s’appuyant notamment sur des travaux réalisés par des sociologues, justifiait la demande de disparition de la catégorie des cadres aux motifs conjugués d’une homogénéisation de la société, d’une massification des cadres et d’une disparition de la fonction d’encadrement (dans les nouvelles formes d’organisation de la production).
29 Cette définition sommaire s’écarte quelque peu de celle de Claude Dubar chez qui l’identité catégorielle englobe aussi celle d’identité de métier. De plus, la « prédominance du collectif » à laquelle il fait aussi référence ne nous semble pas non plus adaptée à la catégorie cadre. C. Dubar, La crise des identités, op. cit., p. 117.
30 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, 539 p.
31 H. Raymond, « Les Samouraïs de la Raison. Enquête sur la vie et les valeurs chez les cadres supérieurs de l’industrie », Sociologie du travail, 4/82, Éditions du CNRS, p. 378-402.
32 À propos de la justification des choix des cas significatifs retenus à l’intérieur d’un échantillon, le lecteur pourra se reporter à D. Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, 2001, p. 46, mais aussi à D. Delamare, Discours de fils, discours d’élève, discours de cadre. Le parcours scolaire et socioprofessionnel de cadres et ingénieurs issus de six grandes écoles, Thèse de doctorat, Université Paris V, 1983, p. 21.
33 Les quatre autres catégories appartenant à ce même groupe socioprofessionnel sont : les « cadres de la fonction publique » (catégorie 33), les « professions libérales » (catégorie 31), les « professeurs et professions scientifiques » (catégorie 34) et les « professions de l’information, des arts et des spectacles » (catégorie 35).
34 P. Bouffartigue et C. Gadéa, SDC, op. cit., p. 21.
35 L. Boltanski, Les cadres, op. cit., p. 463-471.
36 Il faut entendre ici « dialectique » au sens hégélien du terme, soit, comme la marche d’une pensée en mouvement qui accepte l’inséparabilité des contradictions, et leur unification dans une catégorie supérieure.
37 En ce sens, nous adoptons ici, à notre manière, une définition que donne Georges Devereux de l’identité : « Une définition claire, quelle que soit son objet et même surtout lorsqu’il s’agit de se définir soi-même, présuppose en effet la présence de traits caractéristiques nettement accusés d’une part et celle d’un système de références stables de l’autre. » G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1977, p. 270.
38 Nous reviendrons tout de suite sur ce que nous entendons ici par « socialement proches ».
39 P. Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 9.
40 Par identification, il faut entendre : « [Un] processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications. » J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Quadrige/PUF, 1967, p. 187.
41 D’une certaine façon, cette maîtrise – toujours relative – nous renseigne sur le pouvoir d’adaptation et de résistance des familles aux transformations sociétales en cours. Toutes les familles sont prises dans de profondes mutations. Mais toutes ne sont pas affectées dans des proportions identiques par ces mêmes mutations. Certaines s’engouffreront dans les ouvertures que ces transformations apportent avec elles, d’autres ne les percevront que faiblement, d’autres encore peineront à saisir leurs chances.
42 Au cours de la rédaction, on emploiera indifféremment le terme d’identité ou celui d’être social. Voir C. Lévi-Strauss, L’identité, (séminaire dirigé par), Paris, Quadrige/PUF, 1977, 344 p. Voir aussi un autre ouvrage de référence : R. Sainsaulieu, L’identité au travail, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1993, 477 p.
43 Ici, l’Autre se distingue du Même. Ceux qui les incarnent diffèrent par leurs systèmes de valeurs (ethos), leurs représentations et visions du monde, leurs façons de s’exprimer, de se montrer (hexis), l’un et l’autre diffèrent donc aussi, par ce qui, en amont, constitue ces éventails limités de possibles (habitus). [Quand il arrivera, au cours du texte, qu’on mette des majuscules à « Même » et/ou à « Autre », ce sera par souci d’éviter des malentendus possibles quant au sens, mais aussi afin d’insister sur chacun des termes.] Ici, donc, « même » s’oppose à « autre », à différent (par opposition à semblable), à distinct (versus identique), à contraire (versus pareil).
44 On a vu dans Identités catégorielles quel contenu on a donné à ces notions de Même et d’Autre à propos, cette fois, de l’identité catégorielle cadre.
45 Notre démarche n’est pas sans comporter similitudes et différences avec celle que préconise Danilo Martuccelli. Les similitudes se situent pour l’essentiel dans une volonté commune de ne pas rompre le cercle entre le tout et les parties, mais bien plutôt d’entretenir les entrelacs qu’il dessine. Mais, de notre côté, nous insistons sur l’aspect déterminant et structurant de ces entrelacs, et considérons que, par eux, se dépose en chacun ce quelque chose qui permettra aux individus d’affronter le monde. « Les défis auxquels les épreuves exposent les individus changent selon les contextes, et pourtant, les individus doivent, eux, faire face, certes avec des moyens sociaux et subjectifs divers, aux mêmes difficultés. » D. Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006, p. 21. L’analyse de ce quelque chose, de ces moyens qui se forgent dans l’expérience, est donc capitale.
46 On parlera aussi de logiques homologues, ou de logiques harmonieuses. Par harmonisation, on entend une cohérence globale entre des logiques héritées et importées. Ce qu’on nomme harmonisation des processus de socialisation est proche de ce que François Dubet appelle « cohérence des logiques d’action », mais aussi voisin de cette notion d’« osmose » développée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Voir, pour le premier, F. Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994, 273 p. et, pour les seconds, P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, 189 p. Mais on se situe là dans des conceptualisations idéelles. En fait, mesurer ce degré d’harmonisation relève du mirage sociologique. Pourtant, ces énoncés ne sont pas sans valeur, ils montrent des tendances, ils font apparaître des possibles qui se profilent mais ne s’atteignent pas ; on tâchera de les conserver en mémoire sans leur accorder le statut d’un outil de précision.
47 Ces portraits – que l’on a établis en nous appuyant sur le principe de construction identitaire que l’on a conceptualisé plus haut – livrent donc les résultats de l’analyse, et non le suivi détaillé de son cheminement laborieux. Le lecteur trouvera aussi dans l’annexe, pour chacun des portraits, un résumé de sa trajectoire professionnelle.
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