Culture de la faim et pratiques alimentaires à l’époque moderne
p. 85-101
Texte intégral
1Alors que survient une tragique famine, inspirée de celle de 1693-1694 – la famine la plus dure qu’ait connue la France à l’époque moderne1 –, un couple de pauvres bûcherons se résout à abandonner, dans une forêt, ses sept enfants. De retour chez lui, le couple a la surprise de récupérer dix écus que le seigneur du lieu lui devait, la femme s’en va de suite acheter de la viande de boucherie, « trois fois plus de viande qu’il n’en fallait pour le souper de deux personnes ». Et ce n’est qu’après s’être totalement rassasiée que la mère s’inquiète du devenir de ses enfants. Hélas ! bonne mère, les loups les ont peut-être déjà mangés2 ! Mais grâce à l’ingéniosité du petit dernier qui a semé des cailloux dans la forêt, les enfants retrouvent leur maison et leurs parents. Ces derniers les accueillent avec joie à la table familiale encore couverte de viande. « La joie dura tant que les dix écus durèrent » et, au retour des vaches maigres, le couple se résout de nouveau à abandonner ses enfants, mais plus loin dans la forêt, là où elle est plus épaisse et plus obscure. Apeurés par la nuit, la pluie et les hurlements des loups, les enfants pensent trouver un refuge sûr dans une chaumière éclairée où cuit à la broche un mouton entier, hélas, trois fois hélas ! elle abrite un ogre dévoreur d’enfants excité par l’odeur de la chair fraîche. Faut-il mieux être dévoré par un loup ou par un ogre, à moins que… ? Le conte le dira.
2Vous aurez reconnu l’histoire du Petit Poucet, publiée pour la première fois en 1697. L’ogre et l’ogresse, le loup anthropophage et l’obsession de la nourriture – soit une abondance de viandes fraîches rôties, soit une débauche de desserts sucrés – sont autant de passages obligés des contes mis par écrit au xviie siècle3. Ils nous présentent le versant littéraire de ce que nous pouvons appeler une culture de la faim, un cadre mental quotidien essentiel pour qui veut comprendre les pratiques alimentaires de l’Ancien Régime, de l’humble écuelle du manouvrier à la fastueuse table de l’aristocrate. Après avoir défini cette notion et montrer qu’il s’agit d’une compagne quotidienne pour la population, les espaces compensatoires, tant imaginaires que réels, engendrés par la frustration alimentaire seront analysés. Malgré un approvisionnement alimentaire garanti, les élites de la fortune et de la naissance sont, elles aussi, loin d’échapper à ce cadre prégnant ; leurs comportements alimentaires peuvent être également interprétés comme le fruit d’une dialectique avec la culture de la faim ambiante.
La culture de la faim, une compagne quotidienne
« Donne-nous notre pain quotidien »
3Cadre mental conditionnant le rapport à la nourriture et à la table de l’immense majorité de la population de l’Ancien Régime, la culture de la faim naît d’une anxiété, d’une hantise de la disette liée à l’absence pour le plus grand nombre d’un approvisionnement alimentaire toujours garanti. Ce trait saillant de la psychologie collective des temps tient au problème récurrent de l’approvisionnement alimentaire dans une économie de pénurie qui plus est largement cloisonnée, ce qui limite la possibilité des secours aux seules grandes villes et à l’armée. Si cette culture de la faim n’est pas propre à l’époque moderne, l’augmentation de la part des céréales dans l’alimentation populaire entre le xve siècle et le xixe siècle – peut-être jusqu’à 80 % de la ration calorique4 – l’a rendue encore plus prégnante. En l’absence de réels progrès techniques dans le secteur agricole, l’équilibre entre population et production de grains demeure particulièrement fragile et instable. Le retour cyclique des crises de cherté et la courante tension de la soudure, qui parfois peuvent donner lieu à des crises de subsistances plus ou moins localisées, doivent leur fréquence à des rendements céréaliers singulièrement irréguliers d’une année à l’autre et aux calculs spéculatifs des gros détenteurs de grains.
4Fragile, l’agriculture des Temps modernes est très sensible aux opérations militaires, aux étapes des troupes, et surtout aux aléas climatiques. Un été pluvieux et froid nuit au mûrissement des grains, les gelées tardives portent atteinte aux promesses de greniers bien garnis, un orage estival verse les blés et compromet les moissons. L’obsession du temps qu’il fait, particulièrement sensible dans les livres de raison – les historiens du climat en ont tiré le bénéfice que l’on sait –, et l’observation du ciel et des champs de céréales sont avant tout la recherche anxieuse d’une réponse, si possible rassurante, à la question de savoir si la moisson sera bonne et le pain, bon marché. Loin d’être anecdotique, le plantureux épi de blé dessiné par l’ouvrier lillois Chavatte en marge de son livre de raison pour saluer le retour d’une bonne récolte en 1662, après « la famine de l’avènement », nous plonge au cœur des réalités économiques et psychiques de l’Ancien Régime (Fig. 1)5.
Figure 1 : L’épi de blé annonciateur d’une bonne récolte

Source : Nouvelles acquisitions françaises, Ms. 24.089, BNF.
5Comme le constatait Robert Mandrou en ouverture de son Essai de psychologie historique (1961), une œuvre-clef de l’histoire des mentalités alors naissante, « cette hantise de mourir de faim, inégale suivant les lieux et les classes, plus forte à la campagne qu’à la ville, rare chez les gens d’armes bien entretenus et chez les grands, permanente chez les petites gens, est le premier trait, le plus frappant, de la civilisation moderne6 ». Et débutant son histoire européenne de l’alimentation par la recherche des fondements pour un langage alimentaire commun, Massimo Montanari convoque également la faim ; une faim qui peut parfois conduire à la mort mais dont la normalité, et il faut fortement le souligner afin d’éviter toute dérive misérabiliste, « est la situation qui consiste à vivre avec […], à la supporter et à s’équiper pour la combattre jour après jour7 ».
6Ancestrale, la peur de la faim a marqué les psychologies collectives des Temps modernes. La majorité de la population ayant personnellement vécu au moins une crise de subsistances, plus ou moins aiguë, au cours de son existence, elle sait le prix humain d’une cherté et transmet de génération en génération des comportements alimentaires spécifiques, des gestes quotidiens, probablement propitiatoires, comme tracer à la pointe du couteau une croix sur la miche de pain avant de l’entamer, et une sacralisation de la « table » dont le recours à la nappe demeure le signe le plus patent. L’utilisation de ce linge au moment de la prise du repas n’est pas sans induire une analogie religieuse avec l’autel. À tel point qu’historiens et historiens de l’art discutent toujours sur l’interprétation des scènes de repas paysans peintes par les frères Le Nain : la blancheur de la nappe, associée au vin et au pain, évoque-t-elle une scène réaliste ou une Cène rustique ?
7Non seulement la diète quotidienne est maigre, marquée par la prédominance des grains et des légumes et par le règne du bouilli, mais en plus elle n’ignore pas le risque de disette. Ce contexte alimentaire entretient la peur de manquer, engendre des frustrations et, comme l’immense majorité de la population, Valentin Jamerey-Duval (1695-1775), dans sa pauvre jeunesse paysanne, ne parvenait pas à « concevoir qu’on pût jamais manquer d’appétit8 ». C’est dans ce contexte anxiogène d’incertitudes alimentaires que se comprend toute la force du « Donne-nous notre pain quotidien » du Notre Père, principale prière des chrétiens.
La recherche d’aliments de garde, roboratifs et rassasiants
8La culture de la faim explique la place, dans l’alimentation ordinaire des masses paysannes et populaires, réservée aux denrées de garde et aux aliments roboratifs car rassasiants. Le discours diététique contemporain conforte d’ailleurs ce choix en soulignant que l’homme de peine est doté d’un robuste estomac adapté aux nourritures les plus grossières et les plus lourdes. Mais, comme le soulignait Jean-Louis Flandrin : « On aurait tort de ne voir dans cette ancienne diététique que mauvaise foi de nantis ; la recherche de nourritures lourdes par ceux qui ont faim se rencontre encore aujourd’hui9. »
9La part prépondérante des céréales, des légumineuses et des châtaignes dans la diète populaire se comprend notamment par leur aptitude à se conserver dans le temps. Il serait faux d’imaginer une population totalement démunie face aux saisons. Elle parvient également à conserver des aliments par dessiccation comme les châtaignes et les fruits – les fruits séchés au four sont des aliments de substitution dans les régions pauvres en céréales10 –, par salaison et fumaison pour la viande et le poisson11, par saumure pour des légumes à l’exemple de la choucroute dans l’est de la France réalisée à partir de choux, mais aussi parfois de raves, de navets, de betteraves. Avant d’être une question de goût, l’art de la conserve demeure la première parade pour combattre la disette et la meilleure garantie face aux aléas de l’approvisionnement alimentaire.
10De même, le pain ordinaire des masses rurales se mange rassis. L’économie de bois et de temps, donc la limitation des jours de cuisson, la recherche d’un aliment bourratif et d’un pain qui trempe mieux dans la soupe justifient la consommation de pain rassis. « C’est ménage de faire manger le pain affermi, non jamais frais12 », comme le souligne le bon ménager Olivier de Serres (1539-1619) le pain rassis offre également l’avantage de durer plus longtemps dans le foyer car les commensaux en mangent moins – « À pain de quinzaine, faim de trois semaines », « En bonne maison pain rassis et bois sec », « Le pain dur fait la maison sûre » disent les proverbes13 – contrairement au pain frais trop rapidement mangé par gourmandise. Ainsi le pain est-il cuit au moins pour la semaine, souvent pour la quinzaine, voire, dans des cas extrêmes il est vrai, dans les Alpes dauphinoises par exemple, deux fois dans l’année.
11Les rassasiantes légumineuses – fèves, lentilles, pois (féveroles, faséoles), pois chiches, pois gris (bisaille) et gesses – appartiennent pleinement à cette économie de subsistance à l’image du célèbre Mangeur de haricots d’Annibale Carrache14 dont l’ombre du croisillon de la fenêtre n’est pas, par un heureux hasard, sans rappeler les prisons alimentaires de longue durée chères à Fernand Braudel. Elles peuvent épaissir la soupe, donner plus de corps à une bouillie, être réduites en farine et enrichir un pain. En plus ces légumes secs peuvent se conserver plusieurs années et leur culture permet même une amélioration des rendements agricoles grâce à un appréciable apport azoté à la terre. Ainsi Marcel Lachiver, dans les inventaires après décès des vignerons parisiens, a-t-il retrouvé de fortes quantités de pois, de haricots, de fèves et de lentilles pour les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, fruit de cultures dérobées pratiquées dans les jeunes vignes15.
La soupe, le repas emblématique de cette culture de la faim
12Dans la succession des travaux et des jours, un plat s’impose au déjeuner, au dîner et au souper, à tel point qu’il est devenu usuellement synonyme de repas : la soupe. Indissociables, le pain rassis et la soupe opposent la réponse la plus raisonnable à l’anxiété de la faim entretenue par une économie de pénurie. L’importance du bouilli dans l’alimentation ordinaire tient principalement à des raisons d’économie, de simplicité et de goût. Cette cuisson réclame peu de préparations préalables, les légumes ne sont probablement pas épluchés, ce qui représenterait une perte de matière, et des pré-cuissons sont inutiles. Elle demande un équipement sommaire et n’exige pas des connaissances culinaires très élaborées. Non seulement ce plat unique ne nécessite pas une présence attentive, la femme peut donc vaquer à d’autres activités pendant la cuisson, mais en plus le reste de soupe se réchauffe aisément et peut être allongé d’eau afin de donner matière à d’autres repas. Tous les légumes, tant frais que secs, peuvent être cuits comme tous les aromates autochtones, et le pain est avant tout fait et pensé pour bien tremper. En plus le bouilli permet de rendre consommable des aliments de second choix, largement invendables sur le marché, comme des légumes abîmés, trop mûrs ou gâtés par le gel, et de la matière grasse bien rance et fortement odorante. La soupe appartient à un univers qui ne peut se permettre ni concevoir de jeter de la nourriture, et le pain rassis détrempé et les légumes bouillis rendent possible ce lent masticage qui a l’avantage physiologique de calmer l’impression de faim, et ce quel que soit l’état (mauvais) de la dentition. Enfin ce mode de cuisson permet d’éviter une perte de matière grasse, animale ou végétale, et de parfumer, même avec un petit morceau de viande ou des os, le repas de toute la famille. Cette optimisation gustative, dans une société marquée par une pénurie de viande et de graisse, est également rendue possible par la réutilisation de pots de terre non vernissés. Lors de la première utilisation, les matières grasses et le sel, des odeurs et des saveurs pénètrent par capillarité dans la terre cuite poreuse prête à les redistribuer sous l’effet conjugué de la chaleur et de l’eau ; notons que le pot transmet également un léger goût de terre. Une réutilisation de ce pot ajoutera donc un goût et un supplément de graisse aux denrées cuisinées tout en enrichissant le « culottage » du récipient16.
Culture de la faim et espaces compensatoires
La compensation par l’imaginaire
13Cette culture de la faim engendre également des espaces compensatoires. Ceux-ci peuvent être imaginaires. Les trente rôtisseurs nécessaires au repas de noces de Riquet à La Houppe (1697) ou la demande faite au maître d’hôtel par la belle-mère – une ogresse – de La Belle au bois dormant (1695) de lui préparer la petite Aurore à la sauce-robert appartiennent au même registre que les loups, la faim et l’ogre du Petit Poucet. Ils soulignent un désir de viande qui plus est rôtie, un mode de cuisson aristocratique qui peut se permettre de brûler de la graisse. La pièce de viande léchée par l’impétuosité des flammes est un mets de puissants, hérité des élites barbares du haut Moyen Âge, et l’Église catholique conforte cette image en l’enseignant par la pénitence alimentaire interdisant la nourriture d’origine animale.
14Apparu au xiiie siècle, et constamment réactualisé jusqu’au xviie siècle, le pays de Cocagne naît également de frustrations alimentaires contemporaines17. Si, initialement, le thème alimentaire cohabite avec d’autres, comme la jeunesse, la sexualité ou la richesse, il s’impose progressivement jusqu’à fournir l’essentiel de cette utopie aux xvie et xviie siècles. Dans ce pays imaginaire, non seulement la nourriture inépuisable est à portée de main de tous, sans effort, sans travail et sans saisons, mais en plus elle est carnée, grasse et rôtie sans oublier les douceurs sucrées. Mais bien avant le sucre, les rêves de bonne chère d’alors sont avant tout des rêves de graisse, de soupes bien grasses, voire de gras directement bu qui briseraient enfin l’omniprésence quotidienne des céréales et du maigre.
15L’utopie alimentaire du pays de Cocagne a de fortes racines bibliques, le lait et le miel coulent en abondance au pays de Canaan et le paradis terrestre ne connaît pas l’alternance des saisons mais jouit de la profusion intarissable d’un printemps-été éternel. De la vie du Christ à celles non moins édifiantes des saints, le christianisme a également contribué à ces compensations par l’imaginaire. Dans les récits apostoliques, le christ multiplie par deux fois les pains (Mat., 14 – v. 15-21 ; 15 – v. 32-38), transforme l’eau en vin lors des noces de Cana (Jean, 2 – v. 1-12) – et en plus en vin d’excellente qualité : « Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent ! » –, et la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (Luc, 16 – v. 19-31) réconforte les affamés. Ce merveilleux chrétien se retrouve pleinement dans la littérature populaire mélangeant joyeusement le sacré et le profane. Voyez La Ramée, soldat démobilisé, partageant ses derniers deniers avec d’autres mendiants dont l’un n’est autre que saint Pierre déguisé. Ce dernier, afin de le récompenser, lui propose d’exaucer un souhait. Foin de promesse de paradis, La Ramée demande, ici bas, « un bon repas » ou, au gré des différentes versions de ce conte, « du pain blanc et un poulet », « une brioche, une saucisse et autant de vin qu’il peut en boire », « du tabac et des aliments qu’il voit à l’auberge18 »…
16En prose ou en vers, toute une production littéraire grotesque, burlesque et bachique trompe la faim et les frustrations alimentaires de ses lecteurs et de leurs auditeurs par de complaisantes descriptions de ripailles, de mangeailles et autres crevailles19. « Chasse(r) & oste(r) les aigreurs de l’ame, & adoucir les inquietudes de l’esprit20 », le privilège royal accordé à un de ces textes, Le Concert des Enfans de Bacchus (1627), reconnaît sans équivoque aucune les propriétés anxiolytiques de cette littérature. Le public populaire a aussi eu accès à la littérature culinaire contemporaine dont la diffusion sociale ne saurait être circonscrite aux seules élites et aux professionnels de la bouche puisque certains titres, et pas des moindres, ont été rapidement réédités par la Bibliothèque bleue de Troyes tel le Cuisinier françois. Cette édition populaire est d’autant plus remarquable qu’avant le xixe siècle, les recueils de recettes culinaires tiennent une place très modeste dans la Bibliothèque bleue diffusée par le réseau des colporteurs. Des recettes empruntées à la littérature culinaire savante se glissent parfois dans les almanachs populaires. L’Almanach pour l’an de grâce 1683, édité à Rouen, propose à ses lecteurs quatre feuillets intitulés Le Cuisinier friand extraits du Cuisinier méthodique (1660) : cinq potages et trois gelées, des recettes qui ne sont ni les plus simples ni les moins onéreuses de ce traité21. Surtout trois œuvres du milieu du xviie siècle sont rapidement rééditées en édition bon marché : Le Cuisinier françois en 1661, Le Pastissier françois en 1662 et Le Confiturier françois en 1664. Nicolas II Oudot les publie dès que les éditeurs parisiens en ont perdu le privilège exclusif. Il est remarquable que les éditeurs troyens aient misé sur ces éditions récentes et non sur les vieux titres imprimés au xvie siècle comme Le Viandier ou Le Platine en françoys ce qui tend à prouver que le public recherchait des livres présentant la nouvelle cuisine française et non la cuisine médiévale. Mais qui achète ces ouvrages ? et surtout comment peuvent être reçues et perçues ces recettes étrangères aux habitudes alimentaires populaires ? Si la réponse est malaisée, il est certain que la grande cuisine imprimée a eu plus de lecteurs que de consommateurs. Il est probable que ces recettes imprimées, et leur pléthore d’ingrédients, ont joué un rôle similaire aux belles photographies sur papier glacé illustrant les livres de cuisine et les recettes des magazines du xxe siècle22 : autant d’invitations à un voyage en gastronomie, à des rêves de pays de Cocagne françois. Quel que soit le degré d’alphabétisation de la population, la vuede gravures et d’estampes reproduisant banquets, collations et tables opulentes, a également été un vecteur de ces rêveries de bonne chère. Prenons un almanach mural, tel qu’on pouvait en trouver chez des artisans, des commerçants ou des aubergistes : sur celui de l’année 1682 intitulé Le bal à la françoise, un officier de fruiterie porte un lourd plateau couvert de pyramides de fruits, de confitures et de macarons et le calendrier s’insère entre un rafraîchissoir rempli de bouteilles, carafes et flacons, et une table dressée autour d’un saupoudroir [sucrier] surmonté d’une fleur de lys23 ; nous sommes chez le roi, le spectacle alimentaire y participe de la puissance et de la gloire.
« Après la panse la bonne danse24 », des excès alimentaires compensatoires
17Des fêtes agraires et religieuses cycliques reviennent, chaque année, rompre la succession des jours ordinaires à la fin des moissons ou des vendanges, aux rogations, à la saint Jean, à la fête du saint patron de la paroisse… Ainsi au cœur de l’hiver et d’une probable accentuation de la monotonie alimentaire, mais avant les jours maigres du carême, le sacrifice quasi-rituel du cochon, lequel est loin de concerner toutes les régions du royaume et encore moins toutes les familles paysannes des Temps modernes25, offre une des rares occasions de se gaver collectivement de viande fraîche jusqu’au sang servant à confectionner du boudin noir26. Temps de profusion carnée, la tuaison du cochon coïncide parfois avec le temps des noces (Fig. 2).
18À l’exemple d’un pauvre montreuillois s’endettant auprès d’un boucher de son village pour une longe et une épaule de veau « pour la nopce de son garçon27 », la monotonie alimentaire est aussi rompue par des réjouissances liées au cycle de la vie : baptême, fiançailles/mariage surtout, voire repas de funérailles.Comme le souligne Marcel Bernos « c’est par respect du jeûne et de l’abstinence, impossibles à respecter dans les repas de noces, que les mariages sont interdits pendant les “temps clos”, et non, comme on le croit souvent, par une exigence d’abstinence sexuelle28 ». Notons cependant la rareté de ces débordements alimentaires. Peut-être, les bonnes années, une petite dizaine de jours face à trois cent cinquante jours de pain dur trempé par le bouillon d’« herbes » et de « racines ».
Figure 2 : Profusion de viande et ripailles collectives, le sacrifice du cochon est un jour de fête

Source : Olivier Perrin (1761-1832), « On tue le cochon », première moitié du xixe siècle, Paris, Musée des arts et traditions populaires.
19Dans sa chronologiette d’un village de Languedoc sous le règne de Louis XV, Pierre Prion (1687-1759) a décrit la fête annuelle des saints patrons de la communauté d’habitants organisée par la jeunesse locale. Son témoignage nous introduit au cœur d’un de ces exutoires créés par la culture de la faim. Après l’élection de trois abbés et trois abbesses, « bonne chère29 », danse, musique et jeux rythment ses trois – quatre jours de fête. Annonciateurs des festivités, le premier jour sont « promen(és) trois grands gâteaux faits au sucre30 » ; le détournement de la procession – la sainte relique est remplacée par de l’appétissante pâtisserie –, le choix non innocent de trois gâteaux, un chiffre magico-religieux, et l’élection de gâteaux sucrés, un dessert lié au plaisir et, par le sucre, à la galanterie, montrent bien que l’alimentation y dépassera sa fonction physiologique pour s’enrichir d’un rôle symbolique.
20Lors de ces fêtes parviennent sur la « table » populaire et paysanne des plats inhabituels excluant les aliments ordinaires à l’image du blanc pain de farine de froment finement blutée, consommé frais, se substituant à la grosse tourte de pain gris et rassis. Et les boissons alcoolisées, au premier rang le vin, la boisson festive par excellence, coulent à flot. Ces débordements alimentaires entraînent obligatoirement des dérèglements physiologiques. Des individus habitués à une alimentation largement végétale et à des boissons peu ou pas alcoolisées, se gavent de viande, de desserts sucrés, de préparations riches et s’enivrent collectivement. Les récits de voyage se plaisent à évoquer ces pittoresques débordements – « les jours de fête, les Landais boivent alors avec si peu de discrétion, que les femmes et les enfants même reviennent dans un état d’ivresse31 » – et l’interdiction des « chansons à boire » dans les manuels de bienséance ecclésiastique évoque, encore une fois par des sources répressives, la réalité festive de ces ripailles. Ces excès alimentaires sont également précisément abordés par les cas de conscience des traités de casuistique32 et condamnés par des synodes diocésains33.
21Mais ces regards d’élites repues ignorent totalement la fonction sociale de ces rares moments de bombances et de beuveries. Pourtant la nourriture des jours de fête ne répond plus seulement à un besoin physiologique mais aussi, et peut-être surtout, à une fonction symbolique, elle doit marquer l’abondance et la diversité alimentaires. Et si les franches ripailles du « bon vieux temps » sont devenues légendaires c’est bien par opposition au régime quotidien et au retour cyclique des malheurs du temps. Mangeons, buvons et oublions le temps d’une journée rabelaisienne la dure réalité des temps. Dans un régime alimentaire fortement marqué par la pénurie et la peur de la disette, par des inquiétudes et obligatoirement des frustrations, les fêtes proposent un contre modèle alimentaire : celui de l’insouciance du lendemain, de l’abondance et du gaspillage aristocratique ; celui d’une alimentation fortement carnée, notamment de la viande fraîche et de la volaille, marquée par le rôti et le pain blanc frais, et par des aliments normalement réservés au marché urbain et aux redevances seigneuriales. Ces banquets paysans offrent un exutoire, un moment compensatoire, un défoulement collectif très humain qui répond aux privations des temps ordinaires, à la succession des jours maigres et à l’inquiétude de la soudure. Loin d’être irrationnel, ce comportement alimentaire est le fruit d’une forte culture de la faim. Cette surabondance de viande, de graisse et du sucré ne dit que trop que la cuisine paysanne ordinaire est maigre et l’approvisionnement à venir incertain.
Le jardin ordinaire, un idéal alimentaire
22Au même tire que les ripailles des jours de fête compensent l’angoisse du lendemain et les soucis quotidiens, le jardin fruitier-potager me semble être perçu par la paysannerie comme un espace compensatoire, celui d’un idéal alimentaire contrarié. Symbole bien connu de la propriété et de l’individualisme agraire, le jardin inscrit également à proximité du foyer, donc du cœur nourricier de la famille, l’idéal d’une sécurité alimentaire conjuguant abondance et diversité avec contrôle personnel de l’approvisionnement, loin de la tyrannie des blés, des prélèvements urbains et des aléas climatiques. Les petites superficies des jardins paysans, associées à la grande diversité des cultures annuelles et permanentes qui y sont cultivées, ainsi que dans les cours et jusque dans les recoins des bâtiments, doivent offrir au printemps et en été une image à la fois de profusion et de confusion, une image réconfortante et sécurisante pour la population tant la question de la sécurité alimentaire doit avant tout être posée d’un point de vue quantitatif.
23En réponse à l’anxiété de la disette et à la crainte des crises de cherté, mais aussi en réponse à la fiscalité, puisque le jardin de subsistances échappe à la dîme, le jardin procède d’une rationalité compensatrice de pays de Cocagne. Le jardin ordinaire se doit d’être le lieu de la diversité, de la profusion salutaire et de l’approvisionnement contrôlé. Pour une histoire des représentations, le jardin paysan répond aux trois grandes frustrations de la France rurale d’alors : les contraintes culturales collectives, l’exclusion de la pleine et entière propriété et les lendemains alimentaires incertains34.
La dialectique table des élites – culture de la faim
24Loin d’être indépendantes, les pratiques alimentaires des élites sont le fruit d’une constante dialectique avec la culture de la faim ambiante. Si ce rapport n’est pas nouveau, deux évolutions concomitantes viennent le modifier au cours de l’époque moderne : à partir du xviie siècle l’approvisionnement en denrées alimentaires de qualité est garanti toute l’année pour les élites de la fortune et de la naissance, et un processus de privatisation tend à soustraire au regard du peuple les fêtes aristocratiques dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime.
Alimentation et délicatesse des élites
25Si la diète des élites des Temps modernes demeure éminemment carnée, elle est marquée par le déclin de la consommation de pain, de plats de céréales et de légumineuses au profit des légumes frais. Ces derniers sont de plus en plus nombreux à être cités dans les livres de cuisine français des Temps modernes : 24 aux xive-xve siècles, 29 au xvie siècle, 51 au xviie siècle et 57 au xviiie siècle35. Le goût affiché pour des nourritures végétales plus délicates et peu nourrissantes comme la laitue, les petits pois primeurs et les asperges, les champignons, les artichauts et le melon, les fruits fondants comme les poires, les pêches et les figues, permet de se distinguer du vulgaire recherchant des aliments roboratifs calant l’estomac. D’ailleurs si le discours diététique occidental dotait l’homme du peuple d’un robuste estomac, il gratifiait logiquement les élites d’un organe délicat ne pouvant digérer que des chères subtiles et délicates.
26Bien connues, les indigestions de petits pois primeurs à la cour de Versailles méritent mieux qu’un traitement anecdotique36 tant elles sont signifiantes du rapport social et politique à la nourriture. La préférence affectée pour les légumes frais et primeurs, les viandes fraîches de boucherie, les poissons frais d’eau douce et de mer, le pain blanc frais et les fruits précoces ou tardifs à courte maturité de consommation au détriment des légumes secs ou conservés en saumure, des salaisons et des fruits de garde, et des grosses tourtes de pain rassis souligne sciemment un régime alimentaire ostensiblement libéré des vulgaires contraintes techniques de l’approvisionnement populaire. Comme La Bruyère dans ses Caractères (VI – 47), Louis-Sébastien Mercier a bien saisi la logique sociale de ce goût pour les primeurs : « Les légumes et les fruits, dans leur première saison, sont hors de prix. Les grands ne manquent point d’en décorer leur table, plutôt par air que par goût, car le plus souvent ces fruits ne valent rien ; mais le maître d’hôtel croirait manquer à son poste s’il n’offrait pas ces fruits acerbes, qui sont plutôt faits pour l’œil que pour le palais. Il est de la dignité surtout d’avoir des petits pois dans le temps que la nature s’obstine à les refuser37. » L’usage de la glace ou de la neige pour rafraîchir le vin s’inscrit dans le même idéal de domestication des saisons. Grâce aux glacières creusées dans les parcs des résidences aristocratiques, on parvient à conserver de la glace disponible toute l’année pour rafraîchir des boissons, préparer des eaux rafraîchissantes et réaliser des sorbets.
27Comble de l’expression de la surnature des élites dans une société qui n’a pas annihilé les disettes, des denrées comestibles – melons, concombres, céréales, œufs, lard… – servent à élaborer des cosmétiques38. À la veille de la famine dite de l’avènement, Magdelon et Cathos, les précieuses ridicules de Molière, confectionnent, dans leur cabinet, de la pommade pour les lèvres, pour se « graisser le museau », à partir de blancs d’œufs, du lard d’une douzaine de cochons, et « quatre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient39 ». Au siècle suivant la critique devient plus violente. Dans le débat sur le luxe que connaît le xviiie siècle, Rousseau vilipende l’usage de la farine pour poudrer cheveux et perruques : « Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes et en fait périr cent mille dans nos campagnes […], il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain40. » Cette condamnation morale est d’autant plus forte que le blé, plante de civilisation, demeure la base de l’alimentation de la population. La surnature des élites s’est transmuée en contre-nature, leur délicatesse, en caprice.
Le spectacle de la profusion et de la diversité alimentaires
28On-dit, gravures, relations de cour, articles du Mercure galant… diffusent le spectacle alimentaire de la table des élites. Là encore, sa signification sociale et politique ne prend toute son ampleur que replacée dans une économie de pénurie où l’approvisionnement alimentaire n’est pas toujours garanti pour le plus grand nombre.
29L’excellence sociale de la table des élites passe par le respect du service à la française, une avalanche de plats généralement en trois ou quatre services – le potage, le rôt, éventuellement l’entremets, et enfin le fruit (dessert). Pas moins de 171 plats furent ainsi proposés aux 42 convives du duc d’Aumont le 27 décembre 1690 : premier service, 16 potages, 13 entrées et 28 hors-d’œuvre ; second service : 16 rôts, 13 entremets et 28 hors-d’œuvre ; dessert : 57 plats41. Bien qu’en nombre, et parfois à peine touchés par les convives, ces plats ne suffisaient pas ! Le cuisinier se devait de rajouter dessus ou autour des denrées cuisinées à part : ris de veau, truffes, fonds d’artichaut, concombres farcis, crêtes de coq… « Aller servir une soupe toute nuë, sans aucune garniture & sans ornement, bon Dieu pour une petite épargne, quelle vilainie42 ! », les lecteurs de l’aristocratique Art de bien traiter (1674) sont prévenus. Les garnitures, très présentes dans la cuisine aristocratique du xviie siècle, disent la richesse d’une table et l’inventivité du maître queux en dépassant l’abondance pour la surabondance. Le hors-d’œuvre, apparu semble-t-il à la fin du xviie siècle, joue un rôle comparable. Dans l’édition de 1704, le dictionnaire de Trévoux le définit comme « certains plats qu’on sert au-delà de ceux qui pouvoient être attendus dans la disposition régulière d’un festin43 ». Aux xviie-xviiie siècles, les hors-d’œuvre ne forment pas un service à part mais accompagnent les plats principaux du « potage » et ceux du « rôt ». Pour le dessert et les collations, les pyramides de fruits et de confitures, de macarons et de meringues signent également la profusion par une excroissance verticale. Quelle que soit leur qualité gustative, garnitures, hors-d’œuvre et desserts prouvent que la distinction sociale de la table repose encore, dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, en partie sur la quantité des mets exposés au regard. Néanmoins la quantité seule ne saurait suffire, elle doit impérativement être accompagnée par la qualité et la diversité si l’on veut éviter les écueils d’un repas ridicule.
30Lors des fêtes aristocratiques est régalée une population privilégiée qui ne connaît pas la faim, les nombreux plats proposés répondent à un autre objectif qu’une parenthèse exutoire dans une existence marquée par la hantise de la faim ; ici la fête n’assume pas un besoin physiologique mais bien symbolique. Ces mets sont largement faits pour être observés, contemplés puis détruits. Historiographe des fêtes de cour, André Félibien (1619-1695) n’oublie pas d’évoquer dans ses relations la ruée des courtisans détruisant les tables artistiquement et profusément dressées des collations offertes par Louis XIV lors des grandes fêtes versaillaises de 1664, de 1668 et de 1674. « Après que Leurs Majestés eurent été quelque temps dans cet endroit si charmant, le roi abandonna les tables au pillage des gens qui suivaient ; et la destruction d’un arrangement si beau servit encore d’un divertissement agréable à toute la cour, par l’empressement et la confusion de ceux qui démolissaient ces châteaux de massepain et ces montagnes de confitures44. » Souverain, le roi détient la puissance de créer mais aussi de détruire45.
31Offerts à des convives qui ne connaissent pas la faim, les mets nourrissent avant tout l’imaginaire et la représentation du pouvoir, qu’il soit social, religieux ou politique, villageois, provincial ou royal. La qualité des plats et la profusion des dépenses de table dépendent d’une loi naturelle liée à la naissance, au rang social et à l’état. D’ailleurs le nombre des plats et les dépenses des festins entrent dans les lois somptuaires de la première modernité et la table post-tridentine d’un prieur se doit d’être plus abondamment fournie que celle d’un simple curé mais moins que celle d’un évêque.
32La surabondance et le gaspillage aristocratique revendiqués et montrés dans une société hantée par le spectre de la disette, la présence de fruits précoces et méditerranéens et de légumes primeurs dans un régime alimentaire ordinaire marqué par le poids des saisons donnent à voir l’excellence sociale des élites. Poissons frais d’eau douce et surtout de mer, fruits et légumes primeurs, sucre de canne à foison au dessert, glaces et sorbets à partir de la fin du xviie siècle…, les élites ne doivent connaître ni la contrainte économique, ni la contrainte matérielle. Elles échappent également aux contraintes temporelles puisque le spectacle de la bonne chère peut se dérouler de jour comme de nuit et durer, sans faiblir, plusieurs jours.
33Au village, les codes sont identiques. Le temps des noces offre l’occasion aux coqs de village d’indiquer publiquement, par la durée et le coût des réjouissances, leur puissance. Dans le village languedocien d’Aubais, « le festin de la noce » de Monsieur Chrestien et de Marie-Agnès Castillon « a duré au son des hautbois l’espace d’une semaine46 ». La même semaine, pour le mariage de Monsieur Boulet, « riche bourgeois », et d’Annette Manse, l’oncle de la mariée « tint, en faveur de sa nièce, chez lui table ouverte pendant huit jours où tous ceux de cette aimable noce furent magnifiquement gallatés [régalés] par une chère la plus exquise47 ». La compétition publique entre ces deux familles est certaine. L’année précédente, pour l’union de Jean Chamayou, négociant de Montpellier, avec Elisabeth Chrétien, fille cadette du notaire royal d’Aubais, il y avait déjà eu « table ouverte pendant trois jours » et la danse n’y avait pas « non plus discontinué » et, lors du cortège nuptial, le couple n’avait « point cessé dans toute [sa] marche de jeter une grande quantité de dragées au peuple48 ». Quant au mariage du marchand Jean-Pierre Bouchet, il donna lieu à « un superbe gala à table ouverte où les plus principaux habitants d’Aubais furent admis. Il y eut en profusion une chère exquise. On assure que cette dépense a monté au-delà de 500 livres49 ». « On assure que », la rumeur reprise par le scribe rouergat Pierre Prion porte témoignage de la publicité faite autour de ce mariage au sein de la communauté d’habitants. Du Languedoc au cœur politique du royaume, le spectacle de la table des élites décline la même dialectique profusion – pénurie entretenue par la culture de la faim ambiante.
34En me gardant bien de nier les morts de faim et de misère des Temps modernes et les liens effectifs entre les crises de mortalité et la sous-alimentation, il me semble essentiel, pour conclure, d’insister sur la distinction à opérer entre famine, disette et cherté d’une part et culture de la faim d’autre part. Si la dernière est bien fille des trois premières, elles ne renvoient pas à la même réalité physiologique et ne correspondent pas aux mêmes temporalités : la famine est heureusement occasionnelle à l’époque moderne, la disette/cherté est un peu plus fréquente mais la culture de la faim, elle, est un état permanent50. Même en période de vaches grasses elle reste présente dans les comportements alimentaires de ceux qui ont connu des temps de privations. L’histoire du second vingtième siècle en porte témoignage pour une Europe occidentale suralimentée. La génération qui a vécu les frustrations et les rationnements alimentaires de la Seconde Guerre mondiale a développé et conservé après guerre des habitudes liées à la culture de la faim comme veiller à se constituer dans ses placards des réserves d’huile, de sucre et de pâtes dans un monde pourtant marqué par la proximité du supermarché et par la profusion de nourriture. Et jusque dans les années 1980, surtout à la campagne et dans les petites villes de province, les menus des repas des grands cycles de la vie (fiançailles, mariage, baptême, communion) multipliaient encore le nombre des plats et éternisaient les convives autour de la table. Là encore, l’héritage est visible comme il l’est, me semble-t-il, dans les douches au champagne – pourvu que la bouteille soit de prix – des nouveaux oligarques russes sur les plages de la Riviera, lointain écho des courtisans français du Grand siècle pillant les collations versaillaises alors que les « animaux farouches » se nourrissaient d’« herbes » et de « racines ».
Notes de fin
1 Marcel Lachiver, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, 1991, rééd. 2005, p. 96-208.
2 Sur la réalité du loup anthropophage en France voir Jean-Marc Moriceau, Histoire du méchant loup. 3 000 attaques sur l’homme en France xve-xxe siècle, Paris, 2007.
3 Jean-François Revel, Un festin en paroles. Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours, Paris, 1978, rééd. 1995, p. 19-22. Sur l’interprétation culturelle des contes populaires voir Robert Darnton, The Great Cat Massacre, New York, 1984, traduction française : Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, 1985, p. 15-72.
4 Jean-Louis Flandrin, « L’alimentation paysanne en économie de subsistance », dans Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, 1996, p. 603.
5 Alain Lottin, Chavatte, ouvrier lillois. Un contemporain de Louis XIV, Paris, 1979, p. 112 bis.
6 Robert Mandrou, Introduction à la France moderne – 1500-1640. Essai de psychologie historique, Paris, 1961, rééd. 1998, p. 47. C’est nous qui soulignons.
7 Massimo Montanari, La faim et l’abondance. Histoire de l’alimentation en Europe, Paris, 1995, p. 16. C’est l’auteur qui a souligné « vivre avec ».
8 Valentin Jamerey-Duval, Mémoires, Paris, 1981, p. 119.
9 Flandrin, « L’alimentation paysanne en économie de subsistance », dans Flandrin et Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, p. 605.
10 Jean-Michel Boehler, Une société rurale en milieu rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), Strasbourg, 1995, p. 1704-1705.
11 Dans le sud-ouest aquitain du dernier siècle de l’Ancien Régime, morue séchée ou salée, sardines salées et bœuf salé entrent dans le régime alimentaire du peuple des villes et des campagnes, Philippe Meyzie, La Table du Sud-Ouest et l’émergence des cuisines régionales 1700-1850, Rennes, 2007, p. 205, 209 et 212-213.
12 Cité par Antoine Jacobsohn, « Techniques agricoles et goûts des aliments à l’époque moderne : le froment et le pain en France au xviiie siècle », Le Désir et le Goût. Une autre histoire, xiiie-xviiie siècles, Saint-Denis, 2005, p. 153.
13 Proverbes cités par Jean-Louis Flandrin, « L’alimentation paysanne en économie de subsistance », dans Flandrin et Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, p. 605.
14 Annibale Carrache, Mangeur de haricots, vers 1590, Rome, Galleria Colonna.
15 Marcel Lachiver, Vin, vigne et vignerons en région parisienne du xviie au xixe siècle, Pontoise, 1982, p. 60.
16 Danièle Alexandre-Bidon, Une archéologie du goût. Céramique et consommation, Paris, 2005.
17 Guy Demerson, « Cocagne, utopie populaire ? », Revue belge de philologie et d’histoire, LIX-1981-3, p. 529-553 ; Jacques Le Goff, « L’utopie médiévale : le pays de Cocagne », Revue Européenne des Sciences Sociales, 27, 1989, p. 277-286 ; Hilário Franco Júnior, Cocanha a história de um país imaginário, São Paulo, 1998.
18 Darnton, Le grand massacre des chats, p. 36.
19 Frédéric Charbonneau, L’école de la gourmandise de Louis XIV à la Révolution, Paris, 2008, p. 87 et 92-95.
20 Ibid.
21 Jean-Louis Flandrin, Philip et Mary Hyman (éd.), Le cuisinier françois, Paris, 1983, p. 54.
22 Roland Barthes, Mythologies, Paris, 1957, rééd. 1970, p. 128-130.
23 Les effets du soleil. Almanachs du règne de Louis XIV, Paris, 1995, p. 74-75.
24 Un village en Languedoc. La Chronologiette de Pierre Prion 1744-1759, Paris, 2008, p. 249.
25 Jean-Jacques Hémardinquer, « Faut-il démythifier le porc familial d’Ancien Régime ? », L’alimentation et ses problèmes. Actes du quatre-vingt-treizième congrès national des sociétés savantes, Tours 1968, 1971, p. 9-37.
26 Florent Quellier, La table des Français. Une histoire culturelle, xve-début xixe siècle, Rennes, 2007, p. 35, 136-137 et 142.
27 Hervé Bennezon, Montreuil sous le règne de Louis XIV, Paris, 2008, p. 138.
28 Marcel Bernos, Les sacrements dans la France des xviie et xviiie siècles. Pastorale et vécu des fidèles, Aix-en-Provence, 2007, p. 324.
29 Un village en Languedoc, p. 249, 14 août 1753.
30 Ibid., 4 août 1754, p. 274 et « le 6 août [1757], la jeunesse d’Aubais s’étant assemblée. Ils furent à Sommières chercher trois grands gâteaux au sucre qu’ils portèrent sur un brancard. Ce brancard était précédé sur toute la route de deux hautbois et d’un tambour », p. 319.
31 A.-B. Millin, Voyages dans les départements du Midi de la France, 1811 cité par Philippe Meyzie, « Les vertus de l’excès : convivialité et gourmandise dans le Sud-Ouest aquitain (1700-1850) », Food & History, volume 4 – n° 2, 2006, p. 214. Dans le même article (p. 215), notons l’intéressante réponse du maire de Cournezac (Dordogne) à une question portant sur le nombre d’ivrognes dans sa commune dans les années 1830 : « Si l’on entend par ivrognes ceux qui sont habituellement dans le vin il n’en existe pas, mais il existe un sixième de la population qui le dimanche ou les fêtes se livre avec excès au vin. »
32 Florent Quellier, « Casuistique et gourmandise : le cas de conscience du péché de gourmandise au xviiie siècle », Lumières, n° 11, 1er semestre 2008, p. 57-72.
33 « Beaucoup de synodes diocésains (nous en citons un de Ferrare, en 1612) interdisaient dans les campagnes “les banquets, l’enivrement, les danses et les vociférations vaines et obscènes” », Piero Camporesi, Le pain sauvage. L’imaginaire de la faim de la Renaissance au xviiie siècle, Paris, 1981, p. 176.
34 Florent Quellier, « Le jardin fruitier-potager, lieu d’élection de la sécurité alimentaire à l’époque moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 2004, p. 66-78.
35 Jean-Louis Flandrin, « Choix alimentaires et art culinaire (xvie-xviiie siècle) », dans Flandrin et Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, p. 658.
36 Barbara Ketcham Wheaton, L’office et la bouche. Histoire des mœurs de la table en France 1300-1789, Paris, 1984, p. 173-174 ; Dominique Michel, Vatel et la naissance de la gastronomie, Paris, 1999, p. 166.
37 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris (1781-1789), cité par Reynald Abad, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, 2002, p. 631.
38 Catherine Lanoë, La poudre et le fard. Une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, 2008, p. 37, 118, 131 et 137-141.
39 Molière, Les Précieuses ridicules, 1659, scènes III et IV.
40 Cité par Catherine Lanoë, La poudre et le fard…, op. cit., p. 301. La même critique morale se retrouve chez L.-S. Mercier, Tableau de Paris, 1781-1789, chap. xxxi. « Perruquiers » : « Lorsqu’on songe que la poudre dont deux cent mille individus blanchissent leurs cheveux, est prise sur l’aliment du pauvre ; que la farine qui entre dans l’ample perruque du robin, la vergette du petit-maître, la boucle militaire de l’officier, et l’énorme catogan du batteur de pavé, nourrirait dix mille infortunés ; que cette substance extraite du blé dépouillé de ses parties nutritives, passe infructueusement sur la nuque de tant de désœuvrés : on gémit sur cet usage, qui ne laisse pas aux cheveux la couleur naturelle qu’ils ont reçue. »
41 Jean-Louis Flandrin, « La distinction par le goût », Histoire de la vie privée. 3. De la Renaissance aux Lumières, Paris, 1985, rééd. 1999, p. 275-276.
42 L. S. R., L’art de bien traiter, Paris, 1674.
43 Jean-Louis Flandrin, L’ordre des mets, Paris, 2002, p. 120-122. C’est nous qui soulignons.
44 André Félibien, Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668, Paris, 1668, p. 9.
45 Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, 1981, p. 101-109.
46 Un village en Languedoc, p. 284.
47 Ibid., p. 284.
48 Ibid., p. 272.
49 Ibid., p. 324.
50 Longtemps dominant en France, l’amalgame entre la faim physiologique, qui est ponctuelle, et la culture de la faim, qui est pérenne, a été à l’origine d’une dérive qu’il faut bien qualifier de misérabiliste dans la présentation de l’alimentation paysanne et populaire des Temps modernes, voir mise au point historiographique dans Florent Quellier, « Le repas de funérailles de Bonhomme Jacques. Faut-il reconsidérer le dossier de l’alimentation paysanne des Temps modernes ? », Food & History, à paraître printemps 2009. Voir également la mise au point de Jean-Michel Chevet, Cormac ó Gráda, « Revisiting “Subsistence Crises”: The Characteristics of Demographic Crises in France in the First Half of the 19th Century », Food and Foodways 12, 2004, p. 165-194.
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