Chapitre 2.3. Édification des fidèles
p. 245-261
Texte intégral
1Les différents hagiographes du viie siècle, sauf peut-être l'auteur du Liber Angeli, ont rédigé leur œuvre dans l'idée d'édifier les fidèles du saint. Le caractère du saint et le rôle du miracle sont pourtant fort différents : Brigide et Columba compatissent aux misères humaines et apparaissent comme des modèles de charité, contrairement au Patrice de Tfrechàn et de Muirchu, surpuissant, dont le rôle est d'impressionner. Les hagiographes se distinguent également par leur conception de l'au-delà qui les amène à faire intervenir le saint en faveur des morts à des moments différents (directement après la mort ou au Jugement dernier). Toutefois, deux caractéristiques communes de la sainteté ressortent : d'une part, le saint reste soumis à Dieu ; d'autre part, les reliques provoquent davantage d'émerveillement par leur simple présence que par des miracles en faveur de nécessiteux.
2Én se penchant sur l'opération de miracles par les saints et leur capacité à protéger les morts, on verra si la place accordée à l'édification des fidèles est également importante aux viiie et ixe siècles. Comme précédemment, différents aspects du rôle du saint seront abordés : le type de miracle et de bénéficiaire, l'attitude du saint, l'intervention divine, le rôle des reliques. Le culte des reliques a déjà été signalé au sous-chapitre 1 (supra) dans le cadre de la volonté de promotion d'un centre et il ne sera pas possible d'éviter des répétitions.
3Les conclusions de l'analyse seront confrontées avec celles dégagées des dossiers du viie siècle.
1. Ailbe
4Ailbe ne protège jamais un mort. Il opère par contre beaucoup de miracles. L'un des objectifs du récit du miracle est l'accroissement territorial : on a vu qu'au cours de ses voyages, Ailbe reçoit un certain nombre de terres et que les rois soutiennent Emly par de tels dons.
5Ce souci matériel est tellement présent que l'hagiographe cherche à le justifier. Ailbe aurait voulu quitter ces richesses temporelles et se réfugier sur une île, mais le roi du Munster l'en empêche (§ 49). Un diacre vient demander au saint si on peut ou non accepter les dons, et Ailbe lui répond :
« Ne rejette pas les dons de Dieu ;
Ne refuse pas de les posséder
Tu peux prendre ce qui t'est offert,
Mais cela ne te rend pas plus grand qu'un autre1 ».
6Si l'enrichissement d'Emly est important pour l'hagiographe, quand il rapporte des miracles, qu'en est-il du fait d'édifier les fidèles ?
A. Type de miracle
7Ailbe opère des miracles de tout type. Leur caractéristique commune est probablement leur côté spectaculaire. Le saint ressuscite fréquemment (§§ 7, 8, 13, 25, 26, 27, 39, 45) mais ne guérit que deux fois (§§ 5, 31). Il traverse la mer, du continent jusqu'à l'Irlande, à pieds secs (§ 22). Il apprivoise divers animaux sauvages : des loups (§§ 1, 52), des lions (§§ 7, 8), un cerf (§ 38), des corbeaux (§ 51). Il fait apparaître du bétail (§ 8, 23, 37, 40) ou des poissons (§ 43). Il peut faire surgir une source (§§ 22, 37, 41) mais également des fleuves (§ 18). Il peut multiplier la nourriture (§§ 12, 15) et nourrir toute la ville de Rome pendant trois jours (§ 17).
8Ces miracles sont destinés à toute personne dans le besoin que rencontre le saint : communautés monastiques, groupe de population, individu important (abbé ou abbesse, évêque, roi). Aucun personnage du peuple, démuni ou malade et venant cherchant un secours au monastère, n'apparaît cependant dans la Vie.
9À deux reprises, Ailbe est lui-même le bénéficiaire d'un miracle : la pluie l'évite (§ 11), la mer ne recouvre jamais le rocher sur lequel il se retire pour prier (§ 53).
B. Opération du miracle
10Dieu est souvent mentionné dans l'opération du miracle (§§ 6, 9, 17, 31, 33,...). Ailbe est élu depuis sa naissance (§ 1), il est animé par « la grâce de Dieu » (§ 21), à travers lui Dieu se trouve glorifié (§ 19). Le caractère élu du saint ressort des miracles qui ont lieu spontanément, qui sont motivés par sa seule présence (§§ 11, 53).
11Ailbe montre fréquemment de la compassion devant les souffrances (§§ 6, 7, 18, 19). Pour opérer le miracle, il prie (§§ 7, 12, 23, 25, 26, 27,...), fait un signe de croix (§ 8), utilise son baculum (§§ 41, 42, 44) mais la plupart du temps, aucune explication n'est donnée. Il ne produit pas de miracles posthumes à partir de ses reliques.
12L'hagiographe dresse d'Ailbe un portrait destiné à impressionner les fidèles, en particulier les laïcs et les ecclésiastiques puissants, les pauvres et les malades du peuple n'apparaissant pas. La compassion et la toute-puissance du saint amènent Ailbe à opérer des miracles souvent spectaculaires. Il reste toujours soumis à Dieu. Il remplit un rôle qui ressemble à celui du Patrice hagiographique, également surpuissant, animé par la volonté divine, opérant des miracles grandioses (chapitre 1). Ce rôle du saint confirme la volonté de l'hagiographe d'insister sur le prestige d'Emly et d'affirmer les droits de ce centre face à Armagh.
2. Lugaid
A. Le miracle
1) Type de miracle
13Lugaid opère cinquante et un miracles dans la Vie. Il guérit (§§ 2, 8, 9,12,14, 23, 33, 44, 51, 52, 58), ressuscite (§§ 7, 26,45, 54, 57, 60), exorcise (§ 49), transforme des objets (§§ 21, 22, 41, 43, 44, 46, 56, 65, 66), allume spontanément des feux (§§ 3, 15, 25, 53), change le cours naturel du temps (§ 40)...
14Les miracles de Lugaid ne sont pas davantage destinés à une sorte d'individu plutôt qu'à une autre : ils touchent aussi bien des rois et des laïcs rencontrés en voyage que les moines de Clonfertmulloe ou des pèlerins venus au monastère.
15Lugaid bénéficie lui-même de miracles à de nombreuses reprises : enfant, il tient des braises chaudes sans être brûlé pour pouvoir rallumer un feu (§ 3), les animaux qu'il doit garder restent dociles même quand il dort (§ 6),... Il est en contact constant avec l'au-delà et rencontre fréquemment un ange (§§ 3, 5, 6, 15, 21, 27, 61). Il provoque des miracles par sa simple présence, par son haleine, ses larmes ou son eau de lavage, sans même en avoir conscience (§§ 2, 3, 6, 8, 11, 12, 13, 17, 19, 20, 21,...).
2) Opération du miracle
16Lugaid est prédestiné depuis l'enfance ; alors qu'il est encore très jeune, une de ses larmes coule sur l'ulcère d'un homme et le guérit (§ 2). Prédestiné et tout-puissant, Lugaid n'éprouve jamais de compassion. Le rôle de Dieu dans la Vie est à peu près tu. À quatre reprises seulement, l'hagiographe mentionne le nom de Dieu dans la narration d'un miracle (§§ 7, 22, 39, 40) ; à deux reprises, Lugaid prie pour provoquer un miracle (§§ 45, 49).
17On vient de dire qu'il prie rarement ; de manière générale, il n'a que rarement recours à un moyen pour déclencher un miracle. Dans trois récits seulement, on lit qu'il impose les mains (§ 14), asperge d'eau (§ 33), et met ses doigts dans la bouche d'un muet (§ 58). Partout ailleurs, l'hagiographe stipule simplement que Lugaid a guéri, a ressuscité, a transformé de l'eau en lait... Aucune relique n'opère de miracle à l'époque de la rédaction hagiographique.
B. La protection des morts
18Grégoire le Grand prédit que tout individu suivant la règle de Lugaid aura accès à la vie éternelle (§ 64). Par ce récit, l'hagiographe formule une promesse d'élection à tous les moines de Clonfertmulloe.
19L'hagiographe cherche à impressionner un public varié par un saint tellement puissant qu'il a peu recours à l'aide divine ou à d'autres outils pour opérer un miracle. Il exprime également une promesse de salut à tout moine suivant la règle de Lugaid. Le rôle du saint concorde avec la volonté de l'hagiographe d'insister sur la suprématie du monastère.
3. Fintan de Clonenagh
A. Le miracle
20Presque tous les miracles relatés dans la Vie de Fintan sont des prédictions (12 miracles sur 17). Les cinq autres miracles relatent comment les fioles de lait se cassent spontanément à Clonenagh (§ 4), l'extinction de l'incendie du monastère par une bénédiction (§ 6), la guérison d'un enfant paralysé (§ 17), la libération d'un captif (§ 20) et la résurrection d'un moine (§ 22).
21À trois exceptions près, les prédictions concernent le sort de moines et la vie monastique (§§ 7, 10, 11, 12, 13, 14, 18, 19, 21). C'est le cas également de trois miracles sur les cinq rapportés (§§ 4, 6, 22).
22Fintan est prédestiné depuis sa conception (§ 1) ; il est habité par la toute-puissance divine qui lui permet d'opérer des miracles, en particulier de prédire des événements. Sa seule présence peut provoquer un miracle (§ 4).
23Fintan joue un rôle actif dans les quatre autres miracles. Il les opère cependant avec une aide de Dieu constamment répétée par l'hagiographe. Prenons l'exemple de la libération du captif : Dieu le conduit vers le roi ; la colère de Dieu aide Fintan à décider le roi de relâcher le captif ; le roi reconnaît que Dieu tient le saint en grand honneur ; Fintan quitte la ville glorifié par Dieu (§ 20).
B. La protection des morts
24Fintan n'intercède pas pour les morts2. Il garantit par contre la vie éternelle à tout individu étant inhumé dans le cimetière de Clonenagh (§ 15). Le passage a été cité et on a vu que cette promesse était liée au caractère sacré de l'endroit et non à la présence du corps du saint (sous-chapitre 1).
25L'intérêt de l'hagiographe porte essentiellement sur la communauté de Clonenagh. Il cherche à édifier les moines de cette communauté par la description d'un saint à la fois tout-puissant et soumis à la volonté divine, de même que par la promesse d'une vie éternelle liée à l'endroit de l'inhumation.
4. Fínán de Kinnitty
26Ffnân n'intercède pas pour les morts. Il semble plutôt que, pour l'hagiographe, le destin des individus se joue durant leur existence terrestre : Fi'nân prolonge le temps de vie d'un mourant parce qu'il ne peut venir de suite lui administrer les derniers sacrements (§ 7). Ce récit sous-entend qu'après la mort de l'homme le saint aurait été impuissant.
A. Type de miracle
27Fínán vient en aide à des nécessiteux : malades (§§ 18, 27, 30, 33, 34, 37), hôtes manquant d'eau (§ 20), de nourriture (§ 36), moines à cours d'argent (§ 23) ou d'outil (§ 35), visiteur devant faire encore une longue route (§ 22),...
28Ffnân est régulièrement le bénéficiaire de miracles : il prend du pain dans un four sans être brûlé (§ 6), il passe en char dans des marécages sans s'embourber (§ 17),... Il provoque de nombreux miracles par sa seule présence (voir §§ 1-11, 14-17, 19, 31).
B. Opération du miracle
29Fínán est prédestiné depuis sa conception (§ 1) et en contact constant avec l'au-delà. Si sa présence suscite le miracle, elle n'est toutefois pas toujours suffisante, et le rôle de Dieu n'est pas éclipsé comme le montre l'épisode suivant. Alors que Ffnân se trouve chez un certain Mochelloc non identifié, on lui apprend qu'un loup vient régulièrement dévorer un veau. Un disciple du saint certifie que la seule présence de Fínán éloignera le loup, mais le lendemain un veau a disparu. Il faut que Ffnân se rende à l'église et prie Dieu pour que le veau réapparaisse et que le loup qui l'avait emmené soit apprivoisé (§ 32).
30Dieu est d'ailleurs très présent dans la Vie. Fínán a besoin d'avoir recours à des prières, une invocation du nom de Dieu, un signe de croix (§§ 13, 18, 24, 27, 28, 32). Jésus envoie au saint un cheval surnaturel qu'il conserve trois ans (§ 14) ; Dieu vient en aide au saint lorsqu'il protège le Corcu Duibhne contre les Uí Fidhgente (§ 21) ; Dieu est loué quand la pluie est tombée sans mouiller Ffnan (§ 31).
31Quand Fínán vient en aide à des nécessiteux, il ne le fait jamais par compassion ; aucun sentiment n'est émis par l'hagiographe qui raconte laconiquement les miracles : Fínán conseille à celui qui manque d'eau de creuser le sol pour qu'apparaisse une fontaine (§ 20), il raccourcit la durée de sorte qu'un voyage de trois jours dure trois heures (§ 22),...
32Aucune relique ne produit un miracle. Il n'y a d'ailleurs pas de miracle posthume (au contraire il rallonge son temps de vie pour avoir le temps d'opérer un dernier miracle, comme on l'a dit).
33Le nombre important de miracles se produisant spontanément lorsque Ffnân est présent (20 miracles sur 37) montre le caractère tout-puissant du saint, même s'il reste soumis à la volonté divine. Les miracles tournés vers des nécessiteux sont dénués de tout sentiment de compassion. L'hagiographe rédige l'œuvre pour impressionner son public et le persuader du caractère élu du saint. Il montre par là le bien-fondé des revendications des dynasties que soutient Ffnân.
5. Ruadán de Lorrha
A. Le miracle
34On a vu que les miracles opérés par Ruadán avaient pour fonction d'insister sur les offrandes à offrir au monastère (sous-chapitre 2). L'hagiographe cherche-t-il aussi à émerveiller les fidèles ?
1) Type De Miracle
35Ruadán opère des résurrections (§§ 5, 10, 20, 21, 22), des guérisons (§§ 9, 16). Il maudit un homme et cause l'inondation de sa terre (§ 4), retrouve de la nourriture cachée (§ 6), exorcise (§ 8), déplace un arbre (§ 14), transforme de la viande en pain (§ 15), trait une biche (§ 18),... Tous ces miracles, même quand ils ont lieu à Lorrha, concernent des laïcs (hôtes du monastère et pèlerins) : Ruadân les guérit, produit pour eux de la nourriture, leur amène miraculeusement du charbon enflammé (§§ 15, 16, 17, 20, 21). La seule exception vient du récit de l'exorcisme, mais les démons attaquent le cuisinier du monastère car il manque d'hospitalité : on retrouve donc dans le récit l'idée de l'accueil de l'hôte.
36Quelques miracles ont le saint pour bénéficiaire et montrent l'estime dans laquelle le tient Dieu : Dieu lui fournit l'arbre merveilleux dont le suc rassasie les moines sans les obliger à travailler (§ 11), des cerfs viennent tirer le char de Ruadan (§ 13) et un important chargement de beurre parvient à être acheminé vers le monastère par une voie jusque-là inconnue (§ 19).
2) Operation Du Miracle
37Ruadán est prédestiné dès sa conception (§ 1). Il est en contact avec le divin comme le montrent les miracles qui ont lieu spontanément, grâce à sa simple présence (§§ 11, 13, 19).
38Dieu n'apparaît pourtant qu'à quatre reprises (§§ 6, 9, 10, 11). Partout ailleurs dans la Vie, Ruadân opère seul le miracle. Ainsi, un jeune homme qui veut apprendre la médecine se rend chez le saint :
« Alors Ruadán bénit ses mains et ses yeux, et aussitôt il devint parfait dans tout art de la médecine3 ».
39D'ailleurs, c'est le saint que la population vénère (§ 5).
40Ruadán prie parfois pour opérer un miracle (§§ 5, 6, 20) ; il peut également se servir d'un objet (§§ 10, 21 : chasuble ; § 6 : cloche ; § 16 : bâton). Le miracle est moins lié à la foi du saint qu'à sa détention d'un pouvoir presque « magique » qu'il peut d'ailleurs transmettre ; par exemple pour que le jeune médecin mentionné ci-dessus puisse guérir la reine du Leinster, Ruadân lui fait boire de l'eau dans laquelle lui-même a craché... (§ 9).
B. L'intercession
41Dans un récit qui rappelle les relations d'intercession au profit d'âmes présentes dans la Vie de Columba d'Iona, Ruadân combat des démons pour une âme au moment de la mort d'un individu. L'homme concerné dans la Vie de Ruadân est un homme mauvais qui a seulement eu le mérite d'offrir une terre à Áed mac Bricc ; ce dernier ne parvient cependant pas à le protéger seul et demande les secours de Ruadân et de Columba d'Iona (§ 23, et voir sous-chapitre précédent).
42Ruadán intercède pour un homme mauvais dont le seul mérite est d'avoir donné une terre. Il vient en aide aux laïcs qu'il rencontre ou qui se rendent à son monastère, en particulier par des guérisons et des résurrections. Il opère ces miracles avec une aide divine limitée et l'hagiographe n'évoque jamais ni sa compassion, ni sa piété. Il est un saint puissant, actif par lui-même. Le cas d'intercession et les miracles rapportés montrent le souci de l'hagiographe de promouvoir Lorrha auprès d'un public laïc.
6. Áed mac Bricc
43Au moment de sa propre mort, Áed vient en aide à un homme qui a décidé de mourir avec lui ; celui-ci bien que « non méritant » n'est dès lors pas ennuyé par les démons et Columba d'Iona s'en émerveille (§ 52)4. C'est le seul cas d'intercession pour un mort dans la Vie.
44Áed opère de nombreux miracles. Il vient en aide à tous ceux qu'il rencontre ou qui se déplacent vers lui, laïcs comme ecclésiastiques. Il opère notamment beaucoup de guérisons (§§ 1, 15, 17, 18, 25, 36, 37, 50) et de résurrections (§§ 9, 11, 16, 24, 34, 35). Áed est en contact avec l'au-delà, il rencontre des anges (§ 2), et est lui-même le bénéficiaire d'un certain nombre de miracles que Dieu opère en sa faveur (§§ 5, 6,...).
45Prédestiné depuis sa conception (§ 1), Áed agit toujours au nom de Dieu : le miracle a lieu grâce à la puissance divine (§§ 5, 6, 16, 19, 28, 38), par la prière du saint (§§ 9, 13, 18, 33, 34, 35, ), par l'invocation du nom du Christ (§§ 16, 24). Il est le « saint de Dieu » (sanctus Dei, §§ 8, 9, 11, 17, 22, 24, 27, 34, 35, 37, 39, 46) ou l'« homme de Dieu » (uir Dei, §§ 9, 24). Les miraculés ou les témoins du miracle rendent grâce à Dieu (§§ 12, 21, 24, 46, 47, 50). Les personnages punis par le saint expriment leur repentir en faisant pénitence (§§ 9, 16, 29, 37, 41, 42, 48). Des guérisons posthumes sont possibles au contact de l'eau contenue dans une cavité du rocher sur lequel Áed est né ou au contact d'une pierre qu'il a déplacée ; elles sont réservées à « ceux qui croient » (§§ 1, 25). On constate que l'eau est un bon vecteur de transmission du pouvoir (§§ 1, 16,30,41).
46Nous avons vu qu'Áed était un pacificateur (sous-chapitre 2) ; il s'oppose également à la vengeance (§ 32), il est rempli de compassion pour les souffrances d'autrui (§§ 13, 28, 31), au point que, lorsqu'il ne parvient pas à guérir un mal de tête, il le prend pour lui (§ 17).
47L'hagiographe cherche à édifier les fidèles en leur présentant un saint soumis à Dieu, pacificateur et compatissant, un saint capable d'opérer des miracles posthumes. C'est par ce type de valeur qu'il insiste sur la promotion d'Enach Midbren et qu'il tente d'y attirer des pèlerins. L'importance accordée à la foi du saint, les nombreuses louanges qui concluent les relations de miracles, mettent la Vie dans la lignée de celle par Cogitosus ; il a d'ailleurs été suggéré que l'hagiographe d'Áed l'ait connue (sous-chapitre 1).
7. Cainnech
A. Le miracle
48Cainnech opère des miracles pour ses moines, mais aussi pour d'autres fondateurs ou pour des rois. Il guérit (§§ 10, 16, 25, 40, 51, 56), ressuscite (§§ 12, 24, 31, 32, 34, 37, 39, 40, 58, 59), aide des âmes de morts [infra). Il apprivoise des animaux sauvages (§§ 11, 36, 43, 45, 49), transforme des objets (§§ 15, 53),...
49Le principal bénéficiaire des miracles dans la Vie est Cainnech lui-même. Dieu ne cesse de le protéger, envoyant à sa naissance une vache pour le nourrir (§ 1) et un évêque pour le baptiser (§ 2), ouvrant la mer devant lui (§ 5), le sauvant du feu ou de la noyade (§ 8), voulant bouger une montagne pour qu'il ne demeure pas à l'ombre (§ 21), calmant pour lui la tempête (§ 28), créant un monticule pour qu'il puisse facilement monter dans un char vu sa petite taille (§ 46),... A travers toute la Vie, l'hagiographe insiste sur le rôle de Cainnech comme electus Dei (§ 28)5. Le saint est en communication permanente avec l'au-delà : il reçoit la visite d'un ange de Dieu (§§ 9, 18, 21) ; il perd la notion du temps lorsqu'il prie (§ 37) ; le Christ lui explique l'Évangile (§ 52). Lorsqu'un enfant que Cainnech aime meurt, le saint décide de jeûner, persuadé de pousser ainsi Dieu à ressusciter cet enfant, ce qui a effectivement lieu immédiatement (§31).
50Prédestiné depuis sa naissance (§ 1), Cainnech, quand il provoque des miracles, peut être poussé par sa compassion (§§ 26, 32). Il opère parfois ses miracles grâce à de l'eau, à son sang ou à un bâton (§§ 16, 17, 25, 39, 40), mais c'est plus souvent la prière ou un acte de foi qui suscite le miracle (§§ 10, 12, 19, 32, 34, 37, 38, 39, 40, 54).
51Le bénéficiaire du miracle rend grâces à Dieu (§§ 14, 32, 38, 52). Ceux qui se sont opposés au saint et ont été punis se convertissent, devenant parfois moines (§§ 7, 8, 32, 33, 44, 45).
B. L'intercession
52Comme Columba d'Iona et Ruadân (supra) dans leurs Vies respectives, Cainnech se rend sur le trajet d'une âme qui monte au ciel pour la défendre de l'attaque de démons ; il livre ce combat seul (§ 13) ou en compagnie de Comgall de Bangor et Columba d'Iona (§ 27). Il lui arrive également d'assister à un tel combat sans intervenir (§ 48).
53Contrairement à Adomnân cependant, l'hagiographe de Cainnech ne considère pas que le destin de l'individu est fixé à la mort. Dans deux épisodes, le saint œuvre pour une âme bien après le moment de la mort. Il ressuscite la tête d'un mort, en enfer depuis trente ans ; il baptise cet homme et l'enterre à nouveau, mais « dans un autre endroit » (un cimetière ecclésiastique ? § 12). Il prie et sort de l'enfer l'âme du roi des Uí Néill (§ 38).
54Cainnech opère de nombreux miracles et bénéficie tout au long de la Vie d'un soutien divin constamment répété. Le saint intercède pour les morts : il aide les âmes au moment de la mort ou les sort ensuite de l'enfer. L'hagiographe cherche à édifier les fidèles par un saint « élu de Dieu » dont on peut attendre miracles et intercession. Ce caractère « élu » du saint permet à l'hagiographe d'insister sur la renommée « nationale » de Cainnech et l'importance de ses différentes fondations.
8. Munnu (ou Fintan) de Taghmon
A. Le miracle
1) Type de miracle
55Munnu est le bénéficiaire d'un certain nombre de miracles : des loups gardent son bétail (§ 3), Dieu prépare pour lui un grand souper (§ 4), il lui accorde ses demandes (§21). Le saint est en communication avec des anges (§§ 18, 19).
56Munnu opère des miracles pour les autres. On remarque rapidement qu'il ne vient pas en aide à n'importe qui. Il opère deux guérisons, l'une d'un homme riche qui lui offre un territoire (§ 9), l'autre à son corps défendant : lorsqu'on lui amène à Taghmon une grabataire du Leinster perdant son sang, il s'exclame :
« "Est-ce que tu veux que je me fasse l'exorciste des femmes du Leinster ?"6 »
57Et il refuse de s'occuper du cas. Le responsable des hôtes guérit alors secrètement la femme en déposant sur elle la chasuble du saint (§ 27).
58Il opère deux résurrections, dont l'une de sa sœur (§§ 11, 12). Il maudit des rois soit parce qu'ils sont étrangers à son territoire, soit parce qu'il s'est personnellement senti insulté (§§ 16, 24, 30, voir supra), et il maudit également la vierge qui l'a délogé (§ 13). Ce passage est intéressant car Munnu reconnaît que la vierge a raison de penser édifier son monastère à l'endroit d'abord choisi par lui, qu'elle est une « servante de Dieu » et qu'il ne peut pas lui fermer le ciel. La vierge a donc l'accord divin, mais Munnu, à titre personnel, n'accepte pas de devoir partir et lui prédit une notoriété moindre. Il libère des prisonniers qui sont soit les chefs territoriaux alliés, soit l'un de ses moines (§§ 25, 26). Il protège la population de son monastère (§ 16), y garantit la prospérité du sol (§§ 15, 17) ; enfin, il rend dociles des bœufs indomptés, et transforme de l'eau en lait ou en vin pour un pénitent et pour un moine (§§ 14, 22, 23).
59Le saint ne vient en aide qu'à sa familia et aux alliés de son monastère. Il soutient non seulement les souverains alliés comme on l'a vu au sous-chapitre précédent, mais aussi sa sœur, la population locale, et il garantit la prospérité du lieu. A l'inverse, il n'a pas envie de guérir une femme du Leinster7 et maudit les rois étrangers ou ceux qui l'ont personnellement insulté.
2) Opération du miracle
60Prédestiné depuis sa naissance (§ 1 ; voir également VCol § 1.2), Munnu bénéficie de miracles produits par Dieu en son honneur et de contacts avec l'au-delà. En dehors de ces récits, et de deux résurrections (pour lesquelles on voit le saint prier et faire un signe de croix, §§ 11, 12), Dieu est absent, le saint ne prie pas, les miraculés ne rendent pas grâces, les châtiés ne se convertissent pas. Munnu opère les miracles sur base de critères géographiques et du culte personnel qui lui est rendu ; on ne s'étonnera donc pas que Dieu et tout signe de foi apparaissent peu dans la Vie. Munnu n'est jamais compatissant non plus.
61Le miracle a un caractère assez « magique » : la tunique que le saint remet au roi Dimma rend celui-ci invisible, la chasuble du saint guérit la femme du Leinster sans l'accord de Munnu.
B. La protection des morts
62L'inhumation dans la ciuitas de Taghmon, probablement grâce à la proximité du corps du saint même si l'hagiographe ne le dit pas comme tel, garantit la vie éternelle (§ 21, et voir supra sous-chapitre 1).
63L'hagiographe cherche à certifier la protection du saint aux chefs territoriaux locaux et à la population du monastère par les miracles qu'il produit pour eux et par leur lieu d'enterrement. Ce qui compte avant tout pour bénéficier de cette protection, c'est de vénérer Munnu et de soutenir Taghmon. La foi en Dieu n'est pas un critère.
9. Colmán Élo
A. Le miracle
1) Type de miracle
64Colmán entretient des rapports étroits avec l'au-delà : le saint a des visions du ciel, de démons, d'événements s'étant déroulés ailleurs (§§ 20, 33, 36, 43, 46), ou il suscite des visions (§§ 21, 52) ; il fait des prédictions (§§ 24, 25, 26, 28, 31, 41). Il est lui-même le bénéficiaire de plusieurs miracles (§§ 2, 6, 15, 16, 22, 37).
65Toutes les visions et les prédictions concernent des moines ou d'autres fondateurs. La majorité des miracles mettent également en scène l'aide miraculeuse que le saint apporte au monastère. Colmân ressuscite des moines (§§ 3, 5, 23). Il apporte de la cervoise ou de l'eau au monastère (§§ 4, 18, 45) ; il fait réapparaître de la nourriture qui lui a été offerte lors d'une visite dans un autre centre (§ 35) ou se fait juge quand de bons morceaux de viande lui ont été cachés (§ 12). Il retrouve des objets ou du bétail, volés dans son monastère ou à ses moines lors d'un voyage (§§ 17, 30, 36).
66Sur les cinquante et un paragraphes (en excluant le premier paragraphe qui n'a trait qu'à la naissance du saint), neuf seulement n'ont aucun rapport avec la vie monastique et relatent des rencontres royales ou des guérisons de laïcs (§§ 7, 8, 9, 10, 27, 32, 40, 47, 48).
2) Opération du miracle
67Avant même sa naissance, Colmân Élo est « élu » (§ 1) ; il est un sanctus Dei (§ 8) qui a fondé un monastère pour Dieu (§ 14). C'est Dieu qui provoque des miracles en son honneur : il juge la femme qui a giflé le saint en desséchant sa main (§ 2), il amène de la nourriture à Lynally (§§ 6, 15, 16) et rend au saint le récipient donné à un pauvre (§ 22).
68Le saint ne peut produire de miracles sans l'aide divine. Il prie (§§ 5, 7, 11, 13, 17, 19, 30, 38, 40, 43, 44, 47), invoque le nom de Dieu (§§ 3, 32), fait le signe de la croix (§§ 9). Le miracle a lieu grâce à la uirtus de Dieu et aux mérites du saint (§31). Ceux qui assistent à un miracle louent Dieu (§§ 8, 12). Les miraculés font pénitence (§§ 31, 36) et souvent deviennent moines (§§ 5, 7, 11).
69Si Dieu confère au saint le pouvoir d'accomplir des miracles, le saint a l'occasion de transmettre ce pouvoir : Colmân fait garder une medicina dans la bouche d'un possédé ; cette medicina délivre l'homme et, de surcroît, le met en contact avec le Saint-Esprit de sorte qu'il opère lui-même des guérisons (§ 27). Si on compare ce passage avec le récit de la Vie de Ruadân où celui-ci confère le don de guérison en faisant boire de l'eau dans laquelle il a craché (§ 9, supra), on constate l'approche plus spirituelle, moins « magique », de l'hagiographe de Colmân qui n'évince pas le culte de Dieu.
70La compassion guide souvent le saint. Le récit le plus éloquent à ce sujet est celui où Colmán encourage les moines épuisés par le travail manuel en leur donnant une vision du paradis (§ 21).
71Un miracle posthume est provoqué par le baculum de Colmán ; il s'agit d'une résurrection (§ 51).
B. L'intercession
72Mourir sans avoir fait pénitence mène à une damnation certaine (§§ 34, 39). Le seule recours est alors le saint. Colmân n'agit pas au moment de la mort comme la plupart des autres saints qui combattent les démons tentant de s'opposer à la montée de l'âme, mais bien après l'inhumation. Áed de Ferns a prié et jeûné pendant un an pour essayer, sans succès, de sauver l'âme du roi Brandub mort sans pénitence ; ce qu'il n'est pas parvenu à faire en un an, Colmán le fait en une nuit : le lendemain matin, l'herbe a poussé sur la tombe royale et quand on déterre le mort, son cadavre est trouvé intact, autant de signes que l'âme a trouvé la paix (§ 40).
73En conclusion, Colmán Élo se présente comme un « saint de Dieu », en relation étroite avec l'au-delà, plein de compassion. Il agit essentiellement en faveur de Lynally et d'autres communautés monastiques. Il s'avère capable d'intercéder et de sauver l'âme d'un individu mort sans pénitence. L'hagiographe poursuit un objectif d'édification des fidèles, en particulier de la population monastique de Lynally. Cet objectif rejoint sa volonté de promotion de ce centre (sous-chapitre 1).
10. Columba de Terryglass
A. Le miracle
74Columba opère bon nombre de miracles. La majorité d'entre eux a pour fonction de montrer l'amour que Dieu porte au saint et la participation aux joies célestes de Columba dès sa conception (§ 1). Comme Patrice, Columba est lié à l'apparition de phénomènes lumineux miraculeux (§§ 2, 3, 6, 29, 31). Il est en contact avec des anges qu'ils voient voler, qui lui parlent et lui viennent en aide (§§ 3, 14, 15, 20, 26) ; son esprit vole d'ailleurs comme un oiseau et fait fréquemment la navette entre la terre et le ciel (§ 17). Dieu déclenche neige, ouragan et pluie sans que Columba ne soit touché afin qu'il soit admis dans la ville de Tours (§ 8). Dieu le pourvoie en nourriture (§§ 5, 16) ou en moyen de locomotion (§ 25).
75Columba opère des miracles pour les autres. Il ressuscite des laïcs lors de ses voyages (§§ 9, 10) mais, à partir du moment où il est arrivé à Inishcaltra, les miracles ne concernent plus que sa communauté : il ressuscite un frère (§ 18), prédit la naissance d'un prêtre (§ 22), garantit qu'il n'y aura plus jamais de loups ou de chiens sur l'île d'Erci (§ 23).
76Columba suscite les miracles par sa compassion (§ 12), ses prières (§ 10), l'invocation du nom de Dieu (§§ 9, 18). Les Uí Néill louent Dieu en voyant les phénomènes lumineux que provoquent les reliques du saint (§31).
77Si ses reliques corporelles n'opèrent pas d'autres miracles, l'hagiographe insiste sur l'importance de posséder des reliques secondaires de Martin de Tours et sur des miracles qui auraient lieu à l'endroit où Columba s'est coupé un doigt.
B. La protection des morts
78Columba offre la garantie de la vie éternelle à tout individu habitant la région s'étendant entre le Lough Derg et Clonenagh et entre Clonenagh et Agha (Aiketh Arglass) (§ 20, et voir supra sous-chapi- tre 1).
79Columba est le bénéficiaire de nombreux miracles opérés par Dieu en son honneur. Il produit lui-même des miracles en faveur de sa communauté essentiellement, avec des prières et l'invocation du nom de Dieu. Il formule la promesse d'une vie éternelle aux habitants d'une région assez large englobant Terryglass et Clonenagh. L'hagiographe cherche à édifier la communauté de Terryglass par la description d'un saint à la fois puissant et soumis à Dieu ; il tente d'attirer des pèlerins et des habitants dans le centre grâce au culte des reliques et à la promesse de vie éternelle formulée par le saint.
Conclusion
80Tous les hagiographes des dossiers du viiie ou du ixe siècles analysés ci-dessus cherchent à édifier les fidèles lorsqu'ils entreprennent leur rédaction. Ils rapportent tous en effet un nombre impressionnant de miracles opérés par le saint. Ils insistent sur la capacité du saint à protéger les morts (voir les Vies de Lugaid, Fintan, Ruadân, Cainnech, Munnu, Colmán et Columba).
81Comme pour les dossiers du viie siècle, des différences importantes caractérisent cependant les Vies.
1° Le type de miracle
82Deux types de miracles ressortent de l'analyse :
- les miracles qui mettent le saint au contact avec le sacré : il peut s'agir de prédictions, de visions, de récits dans lesquels le cours naturel des choses est bouleversé par la seule présence du saint, de signes attestant la participation du saint, de son vivant, à la vie céleste,... Ces miracles ont pour but d'édifier en soulignant le caractère élu du saint. Ils apparaissent dans toutes les Vies du corpus, mais plus parti culièrement dans les Vies de Lugaid, Fintan, Fínán, Cainnech, Colmân et Columba ;
- les miracles dans lesquels le saint est en contact avec d'autres personnes ; en particulier lorsqu'il vient en aide à des nécessiteux. Ce type de miracle apparaît également dans toutes les Vies, mais avec des différences importantes concernant la sorte d'individus aidée par chaque saint. Ainsi, Fintan et Colmán n'aident que leurs moines tandis que Munnu n'aide que les alliés du monastère (laïcs et ecclésiastiques), ce qui correspond à l'objectif de promotion du centre poursuivi par ces hagiographes, sans recherche toutefois d'une supériorité politique. Ruadân ne vient en aide qu'à des laïcs puissants ; son hagiographe souhaite affirmer la supériorité politique de Lorrha. Ailbe n'aide aucun malade ou démuni, mais des individus puissants ou des populations ; il opère des miracles spectaculaires, dignes de ceux du Patrice hagiographique (il fait surgir des fleuves, nourrit la population de Rome pendant trois jours,...) ; son hagiographe cherche à promouvoir Emly et vise un public constitué de hauts dignitaires laïcs et ecclésiastiques. Les autres saints aident un public varié.
2° Le sens allégorique du miracle
83La guérison de la maladie pouvait prendre un sens allégorique chez Cogitosus et Adomnán (chapitre 1, sous-chapitre 3). Trouve-t- on ce sens dans le corpus étudié ici ? La maladie est-elle le signe du péché ? Le saint, lorsqu'il guérit, apporte-t-il implicitement, parfois, le salut ?
84Beaucoup de guérisons sont relatées (Vie d'Ailbe : 2 ; Vie de Lugaid : 11 ; Vie de Fintan : 1 ; Vie de Fínán : 6 ; Vie de Ruadân : 2 ; Vie d'Aed : 8 ; Vie de Cainnech : 6 ; Vie de Munnu : 2 ; Vie de Colmán : 2 ; Vie de Columba : 0).
85Dans quelques cas, la guérison suit une maladie punitive : le saint veut forcer un individu, souvent un roi, à lui obéir et pour cela le rend malade (Fínán § 26 ; Aed § 36, 37 ; Cainnech § 10 ; Colmán §§ 36, 44) ; ces récits rappellent le passage de la Vie de Columba où le saint force ainsi le magus Broíchán à libérer une captive (VCol § II.33 ; supra chapitre 1, sous-chapitre 3). Une maladie incurable est mentionnée, celle qui est infligée par Dieu à saint Munnu parce que le saint a imposé une discipline trop rigoureuse dans son monastère (§ 28).
86En dehors de ces récits, la maladie n'est jamais mise en rapport avec un péché commis, une valeur morale. Elle touche n'importe quel individu ; elle est un phénomène naturel qu'aucun hagiographe n'explique par l'exercice d'une puissance « démoniaque ». En conséquence, la guérison qu'apporte le saint n'a aucun rapport non plus avec la foi de l'individu et son élection future.
87On constate, entre parenthèses, que le nombre de guérisons mentionnées, auquel on peut adjoindre les récits de résurrection, montre que la maladie est un thème important dans l'hagiographie (pour une idée inverse, voir l'introduction de cette étude ; voir également la conclusion du chapitre 1).
3° L'opération du miracle
88La sainteté est prédestinée : tous les saints sont élus depuis leur conception, depuis leur naissance ou en bas âge8. Ce caractère élu met le saint en contact avec l'au-delà et explique le nombre important de miracles révélant la participation du saint, de son vivant, à la vie céleste.
89Quand il opère un miracle pour un nécessiteux, le saint est généralement mû par la compassion, sauf Lugaid, Fínán, Ruadân et Munnu. Il produit le miracle avec l'aide divine, sauf dans le cas de ces mêmes Lugaid, Ruadân et Munnu. C'est également dans les Vies de ces saints que le miracle prend l'aspect le plus « magique » : Lugaid opère un grand nombre de miracles par ses larmes, son haleine, son eau de lavage et n'en a pas toujours conscience ; Ruadân crache dans de l'eau qui doit être bue pour transmettre un pouvoir miraculeux ; la chasuble de Munnu provoque une guérison sans l'accord du saint.
90Les capacités du saint à opérer des miracles reposent sur son caractère élu, sa participation de son vivant à la vie céleste, sur l'aide souvent compatissante qu'il apporte autour de lui. Les Vies de Lugaid, Ruadân et Munnu se démarquent des autres : les saints édifient par leur propre puissance et impressionnent probablement davantage qu'ils n'émerveillent.
4° Rôle du saint pour les morts
91Ruadân, Cainnech et Colmán intercèdent pour un mort. Le rôle du saint peut s'exercer directement à la mort d'un individu (dans la Vie de Ruadân et à trois reprises dans la Vie de Cainnech) ou longtemps après la mort (dans la Vie de Colmân et par deux fois dans la Vie de Cainnech).
92Lugaid, Fintan, Munnu et Columba offrent une protection pour les morts : ils garantissent l'élection à tout individu ayant vécu ou étant inhumé sur un territoire précis. Fintan et Munnu lient cette promesse d'élection à la présence, sur le territoire concerné, de « reliques de saints » et de sépultures. Les reliques corporelles de moines et du saint participent donc à la sacralité de l'endroit.
93Quelques caractéristiques générales se dégagent de l'analyse :
941° la sainteté est prédestinée ;
952° le rôle des reliques à l'époque de la rédaction hagiographique est limité. Ce rôle a été détaillé au sous-chapitre 1 (supra). Comme on l'a constaté dans la conclusion de ce sous-chapitre 1, les hagiographes se fondent sur le culte des reliques pour promouvoir leur centre et, ici, pour émerveiller les fidèles, mais ils insistent davantage sur le contact des reliques avec le sacré ou simplement sur la présence des reliques en un lieu, que sur la promesse d'activité de ces reliques en faveur des fidèles (guérison, etc).
96Ces deux caractéristiques constituent des constantes par rapport à la définition de la sainteté qui ressortait des dossiers du viie siècle (même si on se souvient que la sainteté n'était pas prédestinée dans le Liber Angeli). Des variantes apparaissent pourtant aux viiie et ixe siècles :
971° le sens allégorique du miracle a disparu ;
982° le rôle de Dieu n'est plus constant ; la vénération du saint l'emporte à trois reprises sur celle de la divinité ;
993° au viie siècle, une garantie d'élection reposait sur des critères moraux ou sur des aspects du culte rendu au saint : Columba combattait les démons pour les âmes d'individus vertueux ; Patrice garantissait l'élection en fonction de la récitation d'un hymne en son honneur (chapitre 1, sous-chapitre 3). Aux viiie et ixe siècles, un saint peut combattre les démons pour faire plaisir à un ami même si l'homme concerné est mauvais et mort sans pénitence (Ruadân, Colmân) ou garantir une élection sur base de critères géographiques (Lugaid, Fintan, Munnu, Columba, et voir supra sous-chapitre 1).
Notes de bas de page
1 "Danae Dee nis frithchoirthi,
Selba forru niscorthi ;
Attoberthar na gabae,
Sech nit muide nud chele" (§ 50, éd. Heist, VSH, 130). C'est le seul moment où l'hagiographe utilise l'irlandais. Ma traduction suit celle de Plummer, VSH, i, 62 n. 1.
2 Si Fintan n'intercède pas pour les morts dans cette version de la Vie, dans une version plus tardive Columba d'Iona a ta vision de ce saint se tenant parmi les anges au tribunal du Christ (§21, éd. Plummer, VSH, ii, 106).
3 Tunc Rodanus benedixit manuus eius et oeulos, statimque in omni arte medieinali factus estperfectus (§ 9, éd. Heist, VSH, 162).
4 Le récit de la Vie de Ruadán (§ 23) dans lequel Áed demande à ce saint et à Columba d'Iona de l'aider à sauver l'âme d'un homme mauvais qui lui avait donné une terre n'apparaît pas dans la Vie d'Âed. Pour les passages de cette Vie qui auraient pu toutefois inspirer l'hagiographe de Ruadân, voir sous-chapitre précédent, n. 13.
5 Herbert, « The Vita Columbae and Irish Hagiography », 33.
6 "Numquid uis ut facias me exorzistam mulieribus Lagenensium ?" (§ 27, éd. Heist, VSH, 206).
7 L'attitude de Munnu peut également être motivée ici par sa haine des femmes. Ainsi, lorsque sa mère tente de venir le saluer, elle connaît une série de déboires au terme desquels Munnu lui ordonne de ne plus lui rendre visite (§ 11).
8 Voir Picard, « Structural Patterns », 79.
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