7. Lois et invariants d’un genre : pour une sociologie des gaffes politiques
p. 79-87
Texte intégral
1Les représentations ordinaires du discours politique sont souvent très négatives. Cet objet souffre en effet d’un double discrédit : d’un point de vue éthique, il est assimilé au mensonge. Cette critique est aussi vieille que la démocratie. Du point de vue (plus contemporain) des canons de la société de spectacle, il est mis en cause pour sa lourdeur, sa prévisibilité, son inertie. Les lois de la communication télévisuelle, pour cette raison, s’en accommodent fort mal. D’où d’incessantes tentatives de la part des journalistes pour ébranler la langue de bois, pour obliger les politiques à s’émanciper d’un genre insuffisamment spectaculaire : tentatives largement vaines, le discours politique résiste, identique à lui-même pour l’essentiel, comme indifférent aux appels de la société de spectacle2. Il faut s’interroger sur cette relative inertie : nous développerons ici l’hypothèse selon laquelle le discours politique constitue un genre (au sens fort du terme), que ce genre contraint ceux qui sont socialement habilités à parler politique, qu’il s’impose aussi bien aux locuteurs qu’aux destinataires.
2Le concept de genre possède une riche histoire, et il peut paraître aventureux de la part d’un politiste de tenter une appropriation improvisée. Sans sous-estimer les risques d’une telle démarche, je souhaiterais malgré tout enrôler ce concept dans ma démonstration, parce que lui seul doit permettre d’établir une connexion entre deux types d’approches.
3Une première approche, formelle ou textuelle, vise à repérer les invariants du discours politique. Il existe, en matière de discours politique comme pour tout autre genre de discours (recette de cuisine, sermon, littérature fantastique, roman policier, etc.) des invariants formels repérables par analyse de contenu. Il y a des interdits et des obligatoires, des figures imposées et des tabous indicibles. Le principal obstacle au repérage de ces invariants est constitué par la réception spontanée du discours politique. Cette réception est toujours plus attentive aux écarts, aux polémiques, aux débats, aux désaccords de surface. Parler de lois du genre, c’est à l’inverse inviter à décentrer le regard pour problématiser dans le discours ce qui ne fait problème à personne, ni à ceux qui parlent, ni à ceux qui écoutent : évidences, points de consensus, lieux communs politiques, etc.
4Une seconde démarche consiste à s’interroger sur les conditions sociales de production de ces invariants. La théorie des champs doit nous permettre de comprendre ces orchestrations sans chefs d’orchestre3 L’éparpillement des locuteurs ne menace paradoxalement pas l’unité et la cohérence du genre. C’est que l’espace des prises de parole politique constitue un univers cohérent : le champ politique n’accueille que des locuteurs partageant un certain nombre de croyances, précisément les croyances fondatrices du champ politique. Ce sont ces croyances fondatrices du champ politique que l’on retrouve pourvues du statut d’invariants du discours politique. Intériorisées (sous la forme d’un habitus4 par ceux qui postulent à exister dans ce champ, ces croyances (constitutives de ce que Pierre Bourdieu appelle l’illusio) s’objectivent dans des énoncés finalement beaucoup plus proches que les polémiques de surface ne le laisseraient penser.
Les invariants du discours politique : sacralité de la démocratie et foi dans l’action politique
5Cet univers de croyances peut, selon nous, se résumer à deux énoncés fondamentaux, qui mettent en jeu l’un et l’autre la légitimité du champ politique comme champ social autonome : le premier de ces énoncés tient dans l’affirmation de la légitimité des élus du suffrage universel ; le second dans celle de leur capacité à agir sur le monde social. Ces deux énoncés circonscrivent rigoureusement l’univers du pensable et du dicible en politique. S’il est en effet possible de les réfuter de l’extérieur, ou de faire preuve à leur égard d’ironie, voire d’incrédulité, il est clair en revanche que le champ politique n’est ouvert qu’à ceux qui y souscrivent. Les partis politiques, dont la fonction est entre autres de filtrer les entrées dans ce champ, ne sauraient accepter qu’y fasse intrusion un acteur émancipé de cet univers de croyance. La foi dans la politique démocratique conditionne la prétention à (et l’envie de) faire de la politique. Ces croyances fondatrices se déclinent de multiples façons, s’expriment très diversement, mais ce socle fondamental de croyances partagées n’est pas négociable. Tous les acteurs politiques ont un intérêt commun à faire exister la politique comme activité légitime, fonctionnelle, utile, honorable, ou simplement normale, banale, allant de soi.
6Il faut toutefois nuancer le propos précédent. Le champ politique n’est pas seulement structuré sur la base du clivage intérieur/extérieur. Il est aussi hiérarchisé : et ce sont précisément ceux qui occupent les positions supérieures (professionnels de la politique plus qu’amateurs, cumulants plus que simples élus, parisiens plus que provinciaux, leaders partisans plus que militants, etc.) qui peuvent le moins se permettre un écart par rapport aux lois du genre. Parce que leur sort est plus directement lié à leur position dans le champ, parce qu’ils y sont plus investis, ils sont tenus (par les rôles qu’ils endossent) d’en respecter scrupuleusement les croyances fondatrices, alors même que leur foi initiale (nécessaire à la vocation) a pu s’éroder au fil des expériences de désenchantement. Que serait un parlementaire qui déclarerait cesser de croire à la légitimité du suffrage universel ? Et un ministre qui clamerait l’impuissance gouvernementale ?
7Les acteurs politiques situés en position plus modeste sont moins intensément pris dans les logiques du champ. La position dominée est toujours aussi pour partie position d’extériorité. La liberté de parole est alors plus grande : celle d’un parti extrémiste ne craignant pas de critiquer le suffrage universel, celle du maire rural jetant l’éponge faute de moyens, et annonçant crûment qu’il ne croit plus en la politique. Ou plus généralement celle du démissionnaire dont on dit qu’il va « retrouver sa liberté de parole ». Une telle opposition entre dominants et dominés du champ politique se remarque par exemple dans les attitudes à l’égard d’institutions comme le Sénat ou le Conseil constitutionnel : ces institutions centrales de la Ve République sont souvent critiquées par les acteurs périphériques du champ politique (les Verts et le Front National par exemple). À l’inverse, lorsqu’ils arrivent au pouvoir en 1981, les socialistes suspendent ou nuancent leurs critiques à l’égard de ces institutions. Chaque palier franchi (individuellement ou collectivement) dans le cursus politique se paie d’une restriction à la liberté de parole. Au sommet, Président de la République et Premier ministre ne peuvent se permettre le moindre écart.
8L’intensité du contrôle de soi au sommet de l’État, dont le strict respect discursif des invariants du champ politique n’est qu’une illustration, appelle évidemment une référence aux analyses de Norbert Elias sur la maîtrise des émotions comme élément central de la modernité. La critique, par les politiques eux-mêmes, d’un champ politique imposant des formes extrêmes de vigilance discursive emprunte à la nostalgie chevaleresque que l’auteur de la Société de cour a si bien analysée. Nostalgie d’un temps où la parole était libre, franche, spontanée...
9Le respect auto-contrôlé des institutions démocratiques prolonge la croyance en la légitimité du suffrage universel, bien au-delà des seuls élus : c’est l’édifice institutionnel tout entier qui est inattaquable. Tout au plus pourra-t-on critiquer le titulaire du rôle, par exemple en disant qu’il n’est pas à la hauteur : mais cette critique même vaut célébration du rôle, précisément jugé trop élevé pour son titulaire. Ainsi la confrontation politique sera-t-elle rendue parfaitement compatible avec l’activation de la croyance en la valeur des institutions démocratiques. La croyance en la légitimité démocratique se marque encore dans ces figures obligées du discours politique que sont les hommages rendus aux électeurs, aux Français, voire à l’électeur au singulier. Le souverain ne saurait avoir tort. Un résultat électoral est-il serré ? C’est que les électeurs ont souhaité, dans leur sagesse, maintenir l’équilibre entre les candidats, les renvoyer dos-à-dos, ou bien n’ont pas voulu que la victoire soit le fait d’un seul camp. Il faut toute l’insolence hors-champ d’un Sartre pour que soit possible un énoncé du type « élections piège-à-cons ». Insolence, ironie, cynisme, indifférence ou dérision ne sont possibles que depuis l’extérieur du champ. Les réactions à la candidature Coluche5 ont montré que ce qui était dicible à l’extérieur ne l’était pas de l’intérieur.
10L’analyse est transposable à l’identique s’agissant de la seconde croyance fondatrice du champ politique, croyance en la possibilité d’agir sur le social depuis les positions d’autorité politique. Les rituels et symboliques politiques ne cessent d’affirmer cette prétention, les gouvernants ne peuvent jamais vraiment s’émanciper des postures décisionnelles que l’on attend d’eux. Le métier politique consiste précisément à toujours alimenter cette croyance, par exemple en affirmant, contre ceux qui pourraient être tentés d’assimiler la vie politique à un jeu formel circulaire, que le discours est action. Les politiques rappellent sans cesse qu’ils agissent, concrètement, sur le terrain, qu’ils sont sensibles aux questions de vie quotidienne, etc. Le discours est tantôt descriptif (parler vrai, dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit), tantôt prescriptif (demander, décider, promettre, exiger...), mais toujours sévèrement soudé à la réalité, réalité passée qu’il s’agit de maîtriser par la connaissance, réalité future qu’il s’agit de forger.
Illustrations a contrario : la gaffe politique comme violation des lois du genre
11Nous n’avons pas choisi, pour démontrer les hypothèses précédentes, d’aligner les citations illustrant les deux énoncés précédents. Le lecteur connaît assez la vie politique pour qu’on puisse faire l’économie de cette accumulation fastidieuse : les politiques ne cessent de proclamer leur foi dans le suffrage universel et leur capacité à transformer la société (ou au moins à agir sur elle)6. N’importe quelle soirée électorale ferait l’affaire. Plus intéressante sans doute est la posture de recherche qui consiste à travailler sur les cas limites, les gaffes commises au sommet de l’État. L’énoncé en lui-même nous intéressera moins que les réactions qu’il a suscitées. Indignation, scandale, lorsque l’indicible est, sinon dit, au moins simplement suggéré, c’est le champ politique dans son ensemble qui se rebelle contre le fautif. Car c’est toute la corporation qui se sent menacée par des énoncés hétérodoxes. Alors, et alors seulement, nous parlerons de gaffe. C’est la vigueur des réactions suscitées, à l’intérieur même du champ concerné, par un discours en rupture avec les croyances fondatrices de ce champ, qui constitue ici le critère légitimant l’usage du concept de gaffe. Et ce, indépendamment de l’usage (possible, mais ni nécessaire ni suffisant) du terme même de gaffe par ces acteurs7
12Les deux exemples sont les suivants : d’abord, c’est le député Noël Mamère mettant en cause, dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale, le chef de l’Etat, clé de voûte des institutions. Ensuite, c’est Lionel Jospin, Premier ministre affirmant haut et fort que le Gouvernement ne peut rien faire face aux licenciements décidés par le groupe Michelin. Affirmation crue de l’impuissance politique dans ce cas, mise en cause de la légitimité du chef de l’État dans le précédent. Les deux croyances fondatrices du champ politique sont ébranlées. Les locuteurs malheureux se verront critiqués y compris dans leur camp. D’où l’usage du terme de gaffe pour désigner ces situations.
13Le 13 septembre 1999, le Premier ministre Lionel Jospin, interpellé suite à l’annonce de plusieurs centaines de licenciements chez Michelin, déclare :
« Il ne faut pas tout attendre de l’État [...]. Je ne crois pas que l’on puisse administrer l’économie ».
14L’énoncé est banal, il fait figure de lieu commun dans le contexte de conversion de la gauche à l’économie de marché. En outre, le Premier ministre prend soin de nuancer cet aveu d’impuissance en invitant les salariés à se mobiliser :
« Moi je ne considère pas que c’est un fait acquis [...]. Les salariés existent, il y a des syndicats, une mobilisation qui peut se mener ».
15Pourtant, ce discours suscite de vives réactions, non seulement du côté des salariés menacés et des adversaires politiques du Premier ministre, ce qui serait banal, mais même du côté de la majorité plurielle. S’il fallait une preuve démontrant que le Premier ministre est allé trop loin en brisant un tabou du champ politique, on la trouverait dans l’autocritique à laquelle il s’est lui-même livré : « Je n’ai pas été bon ». Au PS, Michel Sapin plaide également coupable : « Ce n’était pas sa meilleure émission télévisée ». Jean-Luc Mélanchon « donne tort [au Premier ministre] », tous réclament de nouvelles mesures. La droite, a priori plus attachée au libéralisme économique, applaudit-elle à cet aveu d’impuissance qui vaut aussi désengagement de l’État ? Loin s’en faut : François Bayrou (UDF) propose que « l’État donne des avantages à ceux qui créent ou défendent l’emploi » ; François Fillon (RPR) dénonce « l’impuissance » d’un gouvernement réduit à la « compassion ». Tous, journalistes et politiques, soulignent le décalage entre le volontarisme affiché par le Premier ministre (« gagner la bataille contre le chômage », « reconquérir une société de plein emploi », ouvrir de « nouvelles perspectives » et de « nouveaux chantiers »8 et l’aveu d’impuissance concernant Michelin : un vague énoncé à la performativité douteuse (l’appel à manifester) se substitue à une décision gouvernementale ferme (par exemple la restauration de l’autorisation administrative de licenciement). La posture décisionnelle s’efface presque devant une posture simplement expressive, quand Lionel Jospin se dit « choqué » par la décision de la direction Michelin.
16Transformée en erreur de communication, la gaffe appelle une « occasion de rattrapage » (Le Monde, 20 septembre 1999)9 qui prendra la forme de ce que les journalistes ont baptisé l’amendement Michelin. Il s’agissait, dans l’esprit de ses promoteurs d’interdire (de pénaliser) les licenciements dans les entreprises affichant des bénéfices. Plus généralement, les socialistes plaident pour « une stratégie volontariste de créations d’emplois » (F. Hollande), évoquent « de nouveaux droits » pour les salariés. Martine Aubry se dit « soucieuse de tordre le coup à l’idée d’une impuissance de l’État ».
« Le 13 septembre, le chef du gouvernement avait envisagé des mesures « dans les années qui viennent ». Il a expliqué, depuis, à ses ministres, que c’était un lapsus et qu’il voulait parler des semaines qui viennent. » (Le Monde, 25 septembre 1999).
17De même promet-il « de regarder de près le plan social de Michelin » (15/09).
18La séquence : gaffe-levée de boucliers-autocritique, se retrouve presque à l’identique dans le cas des déclarations de Noël Mamère à l’Assemblée nationale (juin 2000), à une nuance près toutefois. Le locuteur, parlementaire minoritaire (il y a alors quatre députés Verts) occupe une position moins centrale que précédemment dans le champ politique. Il n’est donc pas tenu de renier ses propos, ni lui, ni ses trois collègues. Volonté de se distinguer, sur le terrain de l’éthique, de la classe politique traditionnelle ? Importe surtout ici que cette mise en cause du chef de l’État est en réalité formulée sans prudence excessive :
« Cette fraude électorale a été organisée au plus haut sommet de l’État. Je rappelle que l’actuel président de la République était maire de Paris et que Jacques Chirac a couvert tous ces agissements qui remontent à 1977... Le RPR [avait encore déclaré le député Vert] a largement bénéficié, comme on le sait, des emplois fictifs et de ces faux électeurs au service d’un homme et d’un clan ».
19Le Président de la République est nommé, la dénonciation est explicite. La réprobation puis la sanction viendront, comme précédemment, des alliés de la gauche plurielle autant que des adversaires : on a quitté le terrain du combat politique classique pour celui de la réaction du champ politique entier contre un joueur qui n’a pas joué le jeu. M Debré (RPR) juge ces propos « injurieux », Philippe Seguin en appelle au président de l’Assemblée en brandissant le règlement intérieur. Mais plus intéressantes, car venant de la gauche, les réactions de Robert Hue (PC) qui parle de « provocations verbales », puis de Raymond Forni (PS) qui, en sa qualité de président de l’Assemblée, rappelle à l’ordre Noël Mamère.
« Je tiens à dire de la manière la plus ferme que je considère ces propos comme inacceptables. Le chef de l’État ne saurait, dans cette enceinte, de quelque manière que ce soit, faire l’objet d’imputations à caractère personnel ».
20Le consensus entre gardiens du champ prend la forme d’un échange de politesses contre nature entre Michel Debré et Raymond Forni (« Le président de l’Assemblée a rempli les devoirs de sa charge. C’est ce que je lui ai demandé et je l’en remercie »). Les députés PS hésitent entre respect de la fonction présidentielle (auquel leur position dans le champ politique les oblige) et intérêt stratégique (à déstabiliser Jacques Chirac). Ils avaient écouté Noël Mamère « l’air un peu boudeur » selon le chroniqueur du Monde, sans vraiment l’applaudir.
21Ce second exemple mérite toutefois d’être analysé avec plus de finesse. Il se distingue du premier en ce que le locuteur, en position moins élevée (Noël Mamère est un parlementaire minoritaire), est moins contraint parce que moins dépendant des verdicts proférés à l’intérieur du champ politique. La réprobation précédente est-elle pour lui si coûteuse ? On serait fondé à croire à l’inverse que ses propos, dénoncés dans le champ politique mais peut-être appréciés au-delà (il parle « vrai », lui), s’apparentent plus à un coup qu’à une gaffe. Le champ politique a ceci de particulier que la légitimité qui circule en son sein trouve son origine dans la popularité construite aussi à l’extérieur de ce champ. Il arrive donc souvent qu’un acteur en position moyenne se risque à tenter d’en bouleverser l’équilibre au moyen de discours dissonants. Les gaffes de Le Pen n’ont pas d’autre origine que cette volonté stratégique de dire tout haut (dans le champ politique) ce qui est supposé plaire en bas (auprès des vrais citoyens). La récurrence de ces audaces ne signifie évidemment pas que de telles stratégies soient efficaces. Mais elles obligent à reconsidérer l’objet gaffe : les professionnels de la politique savent flirter avec les frontières du dicible. La labellisation (par les journalistes, les acteurs politiques...) d’un énoncé comme gaffe est le fruit d’une lutte symbolique riche d’enjeux. Qu’il assume ou qu’il se récuse, le gaffeur participe bien sûr à cette lutte dont le bilan est parfois clair (Jospin a gaffé et le reconnaît), parfois confus (difficile de dire si Mamère a tiré profit de sa prise de position : ce qui scandalise à l’intérieur peut séduire à l’extérieur)10.
22Il est donc pertinent, par exemple en recourant à la métaphore du jeu, de situer les stratégies discursives dans un univers cohérent de règles contraignantes. Règles et invariants ne prennent jamais la forme d’un déterminisme mécanique : la tactique d’un joueur n’est jamais le simple reflet des règles du jeu. Mais elle doit toujours être référée à ces règles11.
Du repérage des invariants à l’analyse stratégique
23Les exemples précédents suggèrent que les sanctions peuvent être lourdes pour ceux qui ont oublié les lois du genre « discours politique ». Ces sanctions valent rappel à l’ordre, elles condamnent à l’autocritique (Jospin), au mieux elles confortent une marginalité politique (Mamère). Les jeux stratégiques se déploient donc le plus souvent à l’intérieur de ces contraintes. Lorsque la critique d’un rôle est impensable (car le rôle est intouchable), on critique le titulaire du rôle, façon de délégitimer le second en épargnant le premier. Par exemple, et on glisse alors vers la seconde croyance fondatrice du champ politique, en fustigeant son impuissance. Car l’impuissance ne saurait s’inscrire dans le rôle lui-même : elle est nécessairement le produit d’une incapacité ou d’une incompétence imputables à celui qui occupe la fonction. Au mieux, celui-ci est incapable d’endosser efficacement le rôle dont il gâche les ressources (impuissance coupable). Au pire, il utilise au contraire celles-ci très efficacement pour transformer la société conformément à de nuisibles intentions. La puissance perverse se substitue à l’impuissance coupable. Le mythe du décideur politique en sort conforté12.
24Côté décideurs, le décalage est toujours difficile à gérer entre cette croyance fondamentale et le constat désenchanté d’une réalité sociale qui résiste, qui se dérobe, qui s’avère finalement plus difficile à régir qu’on l’avait affirmé (et peut-être cru). Le risque est alors grand de voir le discours volontariste quotidiennement contredit par une impuissance patente, le discours étant alors perçu comme parole en l’air, rhétorique vide, sans emprise sur la réalité. Le champ politique y perdrait sa légitimité, les intéressés également. Ne peut constituer une solution acceptable l’aveu d’impuissance, stratégie par laquelle le titulaire du rôle assurerait son salut aux dépens du rôle (« j’ai fait ce que j’ai pu, mais je ne peux rien faire de plus »). L’exemple de Lionel Jospin face aux licenciements Michelin montre que ce chemin ne peut être emprunté sans risque. Si un acteur politique souscrit vraiment à la croyance en l’insignifiance de son rôle, il n’a le choix qu’entre le cynisme (faire comme si..., mentir, et continuer à profiter du rôle) et le départ (on pense aux maires ruraux renonçant à se représenter au motif qu’ils ne disposent pas des moyens suffisants pour développer leur territoire). Plus souvent, les mythes décisionnels seront préservés par l’adoption systématique d’une posture décisionnelle qui fait croire que l’on maîtrise le social. Auto-imputation des événements favorables, effets d’annonce, mise en scène de la décision, stratégies d’implication dans tous les secteurs de la vie sociale, mise en mot d’un vaste projet de société... : le volontarisme politique se décline sous de multiples formes.
25Parler d’invariants ne signifie donc pas du tout souscrire à une conception inerte du discours politique. Car ces invariants, moins contraintes que ressources pour ceux qui prennent la parole dans le champ politique, ne s’objectivent concrètement dans des énoncés réels que parce que ceux qui parlent ont intérêt (stratégique ou plus modestement tactique) à se les approprier, fût-ce en flirtant avec les frontières de l’indicible, et à les enrôler au service de finalités. C’est l’intérêt bien compris du locuteur, comme le suggère le contre-exemple des gaffes, qui garantit le plus efficacement la pérennité de ces invariants. L’ordre politique n’est pas orchestré : nul besoin d’arbitre pour faire tenir ensemble les prises de parole dans le champ politique.
26D’où deux approches du discours politique : la première repèrera les stratégies par-delà les invariants, la seconde s’intéressera aux invariants au-delà des stratégies. Paradoxalement, la seconde perspective paraît plus audacieuse que la première, alors qu’elle est plus facile à mettre en œuvre. C’est que les chercheurs y sont plus isolés. Les croyances fondatrices du champ politique, parfaitement connues et parfaitement ignorées, ne seront explicitées qu’au prix d’une mise à distance du champ politique. Cette mise à distance est le privilège des chercheurs (et des humoristes ?). La perspective stratégique mobilise davantage le champ politique lui-même. Les journalistes politiques se positionnent volontiers en experts capables de débusquer, sous la carapace de la langue de bois, les arrière-pensées stratégiques. On traquera, jusque dans le discours présidentiel le plus cérémoniel, le sens caché des silences (aucune allusion à...), des lapsus, des intonations. La rigidité du genre « discours politique » rend opaque aux néophytes sa dimension tactique : l’exégèse journalistique fera son miel des coups tactiques et délaissera les figures imposées du genre. Ces figures sont de peu d’intérêt dans la perspective du suivi politique quotidien. Elles sont pourtant des objets de première importance pour l’analyse politologique. Leur stabilité est remarquable : à la différence du champ artistique, qui valorise si fortement les stratégies de distinction qu’il se trouve toujours une avant-garde pour subvertir les canons du genre, et donc pour les faire évoluer, le champ politique se caractérise par une relative immobilité. Si des changements peuvent être observés sur certains terrains, par exemple la montée en puissance de présentations de soi plus marquées par la catégorie de l’intime, peu de changement sur les deux terrains évoqués dans cet article : il faut dire qu’ils engagent l’un et l’autre la légitimité même du champ politique. Celui-ci n’autorise les stratégies de conquête du pouvoir qu’à condition que ces stratégies se dissimulent derrière la célébration œcuménique des règles du jeu démocratique, et du jeu lui-même. D’où cette tension fondatrice du discours politique, toujours à la fois consensuel et dissensuel, rassembleur et polémique, prévisible et stratégique, impersonnel et égoïste.
Notes de bas de page
2 Sur les évolutions du genre, voir par exemple : Le Bart (C.), Le Discours politique, Paris, PUF, « Que sais-je ? » et Neveu (E.), « Les émissions politiques à la télévision », Hermès, n° 17-18, 1995.
3 Bourdieu (P), (« Quelques propriétés du champ », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980 et Propos sur le champ politique, Paris, PUF, 2000) utilise ce concept pour désigner un espace social aux intérêts et aux enjeux spécifiques (champ littéraire, champ universitaire...). Chaque champ manifeste son autonomie (relative) par sa capacité à distribuer (inégalement) la ou les ressources qu’il connaît et reconnaît (notoriété littéraire, titres universitaires...). En ce sens, un champ est toujours un espace de domination. Les « entrants » dans un champ se caractérisent par leur adhésion à la croyance en la valeur du type de capital qui s’y distribue, et par la volonté d’accumuler ce capital pour acquérir une position dominante.
4 L’habitus est l’ensemble des dispositions (corporelles, mentales, culturelles) par lesquelles se marque l’emprise du champ sur l’acteur social. Tout écrivain est, par ses dispositions, un produit du champ littéraire, tout journaliste un produit du champ journalistique, etc.
5 Voir le numéro de la revue Hermès (2001) sur la dérision politique.
6 Sur ce second mythe fondateur du champ politique, voir : Le Bart (C.), La Rhétorique du maire-entrepreneur, Pédone, coll. « Vie locale », 1992.
7 On pourrait distinguer la gaffe·, commise depuis l’intérieur du champ politique, et qui se retourne contre son auteur, de ce que Bourdieu appelle l’hérésie, discours tenu de l’extérieur et qui transgresse radicalement les croyances fondatrices du champ (Dieu n’existe pas, l’art moderne est une imposture, etc.). Voir Bourdieu (P.), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 189 sq.
8 Propos tenus le 29 août devant des militants socialistes à La Rochelle
9 Dans Le Monde du 15 septembre 1999, Michel Noblecourt parle de « loupé », de « bogue ».
10 Sur le rôle des journalistes « sifflant les fautes » dans le jeu politique, voir Teillet (P.) et Leroux (P.), « L’erreur politique : commentaires et arbitrages du jeu politique », à paraître.
11 On doit à Ernest Gellner (« L’animal qui évite les gaffes, ou un faisceau d’hypothèses », in Birnbaum (P.) et Leca (J.), dir., Sur l’individualisme, Presses de la FNSP, coll. « Références », 1991) une réflexion très fine sur l’opposition entre l’acteur-stratège poursuivant des objectifs et l’acteur cherchant à accomplir son rôle au plus près, à éviter les gaffes, le rôle étant à lui-même sa récompense. Cette opposition se retrouve ici, elle doit cependant être surmontée : le métier politique consiste à la fois à être à la hauteur du rôle, ce qui suppose une vigilance de tous les instants, et à ne pas perdre de vue certaines finalités (décisionnelles, électorales...). Le rôle est à la fois instrument et finalité, de même le discours.
12 Sur l’argumentation en terme d’impuissance pour cause d’effets pervers, voir Hirschman (A. O.), Deux siècles de rhétorique révolutionnaire, Paris, Fayard, 1991 ; et l’article de Gauthier (G.) et Gosselin (Α.), « Les arguments de causalité et de conséquence dans les débats politiques télévisés », Revue Française de Science Politique, n° 6, 1997, p. 741-761.
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