10. Des villes et des projets. Changement dans l’action publique et institutionnalisation de nouveaux territoires politiques
p. 233-254
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Index géographique : France
Texte intégral
1À quel (s) changement (s) assiste-t-on au sein du couple qui associe territoire et action publique ? La tendance dominante dans l’analyse des politiques locales a jusqu’ici privilégié l’angle de la recomposition de l’action publique par le territoire (Muller, 1992b ; Biarez et Nevers, 1993 ; Duran et Thoenig, 1996 ; Gaudin, 1999a). Dans cette perspective, le territoire est essentiellement conçu comme opérateur d’appréhension des problèmes et de coordination politico-administrative. « La pertinence d’une échelle “locale” pour la compréhension de l’action publique » (Balme et Faure, 1999, p. 20) est liée à l’érection du territoire en véritable matrice des problèmes publics et des politiques destinées à les résoudre. L’analyse est par conséquent centrée sur les politiques publiques et les changements qui affectent leur construction.
2Une perspective de changement moins souvent analysée est celle de la recomposition des territoires par l’action publique. En effet, plus rares sont les analyses qui articulent les formes de la recomposition de l’action publique d’une part, et les processus d’institutionnalisation de territoires politiques, d’autre part. On peut pourtant se demander si les changements qui affectent l’action publique – transformation des ressorts de la coordination, procéduralisation (Lascoumes et Le Bourhis, 1998), évolution des rapports entre acteurs, entre public et privé, entre État et société (Rhodes, 1996 ; Commaille et Jobert, 1999a ; Pierre, 1998 ; Mayntz, 1999) – relèvent uniquement d’un redéploiement pragmatique et fonctionnel de l’action publique au niveau local, ou s’ils modifient aussi le « calage » territorial des stratégies et des identifications des acteurs et des groupes sociaux, institutionnalisant ainsi de nouveaux territoires politiques ? Les territoires qui « émergent » à la faveur de ces changements ne s’institutionnalisent-ils pas selon un régime différent de rapports entre État et société dans l’action publique ? L’analyse des politiques publiques a bien montré que ces dernières « constituent » un territoire selon un régime particulier de relations entre acteurs et entre groupes (Jobert et Muller, 1987). Dès lors, on peut se demander si les politiques territoriales ou territorialisées inaugurent un régime de rapports différent à l’échelle des villes ou des régions et si le gouvernement change en changeant d’échelle (Balme, 1996).
3Pour explorer cette perspective de recomposition de territoires par l’action publique à travers le cas des villes, deux hypothèses de changement sont posées. La première est que les politiques publiques territoriales et territorialisées recomposent et autonomisent les villes comme territoires politiques et sociaux dotés de leur agenda, de leur capacité d’action, de leurs modes de régulation propres : territoires capables de se représenter comme sociétés et acteurs collectifs agissant dans un contexte de compétition territoriale. La deuxième hypothèse pose que ces processus d’institutionnalisation des villes sont marqués par une structuration nouvelle des rapports entre acteurs et entre groupes dans l’action publique, et notamment par des rapports État/société différents. Ainsi, les villes s’autonomiseraient et se structureraient comme espaces et acteurs politiques autour de nouvelles règles et modalités d’interactions entre institutions publiques et sociétés, interactions notamment déployées dans la construction de l’action publique.
Du projet
4L’objet qui nous permet de tester cette double hypothèse de changement est le projet de ville. Par projet de ville, on entend les opérations de politique urbaine qui articulent, d’une part, un volet prospectif et identitaire – une mobilisation dans le cadre d’une réflexion collective plus ou moins institutionnalisée, autour des vocations d’une ville et des stratégies de développement économique qui peuvent les valoriser et contribuer au positionnement international de la ville – et, d’autre part, un volet opérationnel – une ou plusieurs grandes opérations de transformation urbaine et/ou économique, mobilisant une pluralité de ressources et de types d’acteurs et menée (s) selon des méthodes renouvelées, basées notamment sur le partenariat, la négociation des objectifs et des modes de mise en œuvre, l’itération entre les différentes phases du projet (Chadoin, Godier et Tapie, 2000 ; Scherrer, 2000).
5« Le projet caractérise cette conduite éminemment personnelle par laquelle je concrétise ma pensée, mes intentions à travers un dessin approprié ; c’est en même temps cette conduite éminemment relationnelle qui me fait communiquer à autrui mes intentions pour le laisser juge de leur contenu » (Boutinet, 1993, p. 5). Le projet est pour les villes à la fois un outil d’affirmation, de construction de leur espace de légitimité face à une altérité institutionnelle (autres villes, régions, États, Union européenne), mais aussi un outil permettant d’organiser l’action collective en leur sein selon des modes potentiellement innovants.
6L’analyse des projets de ville permet tout d’abord de tester l’hypothèse d’autonomisation, d’examiner la construction d’une capacité des villes à se représenter comme entités agissantes, comme acteurs collectifs (Bagnasco et Le Galès, 1997). Le projet renvoie au processus de redistribution de l’autorité politique entre niveaux territoriaux et, plus particulièrement, à l’évolution des rapports entre l’État et les villes. L’injonction au projet territorial – de plus en plus fréquente dans le discours des États ou de l’Union européenne – renvoie à une organisation des territoires nationaux, conçue non plus à partir d’un centre producteur de sens et générateur d’une intégration fonctionnelle des territoires à un ensemble économique national, mais à partir des territoires locaux et de leurs stratégies d’insertion dans l’espace national, européen et global. En France, si la loi Voynet, la loi sur les solidarités et le renouvellement urbain et la politique de la DATAR font encore de l’État le dispensateur des financements, celui-ci n’en est pas moins bien en peine pour prescrire, de manière claire, la substance des projets qu’il entend voir émerger (Béhar et Estèbe, 1999). De même en Italie, les procédures d’incitation aux partenariats, à la concertation, apparues dans les années 1990, comme les accords de programme, les conférences de services, les programmes intégrés de requalification urbaine, les pactes territoriaux (Bobbio, 2000 ; Laino et Padovani, 2000), prennent sens dans le cadre d’un processus lent de fédéralisation de l’État italien. Ici aussi, le sens et les modalités de l’intégration des territoires à l’économie nationale et globale doivent être pensés par les acteurs locaux. La faiblesse historique de la présence locale de l’État italien tend à faire des acteurs locaux les premiers protagonistes des politiques de développement territorial et d’une part croissante des politiques sectorielles. Le territoire passe du statut d’objet à celui de sujet.
7Ces injonctions au projet s’accompagnent de la diffusion de ce que l’on appellera « la démarche de projet », repérable dans le domaine des politiques d’aménagement et de planification urbaine (Bouinot et Bermills, 1993, 1995 ; Motte, 1995). Les démarches de projet ont pu se diffuser à la double faveur du durcissement des compétitions territoriales et de la crise des modèles classiques, rationalistes et top-down de planification spatiale (Wachter, 2000). Les outils classiques de la planification avaient pour objectif de réguler les effets spatiaux d’une forte croissance économique au moyen de règles juridiques (d’usage des sols notamment); aujourd’hui, l’objectif des projets urbains est davantage de valoriser et de développer un territoire (Fainstein, 1991 ; Healey, 1998) à travers la construction de coalitions unissant une pluralité d’acteurs, publics et privés, solidarisés par un travail de construction d’un consensus opératoire autour d’une vision partagée (Padioleau et Demesteere, 1992). Car la crise de la planification est aussi une crise de l’expertise publique qui peine à définir unilatéralement les contenus des plans. La démarche de projet exprime la relative « désubstantialisation » des politiques urbaines. La qualité du processus – la production d’une vision partagée – importe autant que la validité des fins. Le projet vise avant tout à produire de l’action conjointe, à réunir durablement les acteurs autour de systèmes d’action qui leur procurent un cadre commun d’interprétation des problèmes (Crosta, 1998). Le projet prend avant tout la forme d’un processus d’interactions permettant de réduire l’incertitude à travers des processus d’apprentissage, de production collective de connaissances et, in fine, de décider des fins. Les bonnes fins deviennent les fins partagées par le plus grand nombre d’acteurs. L’interaction et l’itération dans les démarches de projet reflètent une certaine évolution de l’action publique qui voit le débat sur les moyens et les ressources pour l’action contaminer le débat sur les fins de l’action et vice versa. La démarche de projet tend ainsi à valoriser les « univers concrets » de la mise en œuvre dès la définition des problèmes (Duran, 1999).
8La démarche de projet préfigure-t-elle une modalité nouvelle d’institutionnalisation d’un territoire politique ? Les villes se construisent-elles comme territoires politiques des relations, au sein desquels les processus de coordination et de régulation n’ont pas pour ressort unique et central la médiation politico-institutionnelle, mais davantage le réseau dense de coopération et de légitimation réciproque qui relie entre eux une grande diversité d’acteurs urbains. Dans cette hypothèse, la ville ne s’institutionnaliserait plus tant à travers le monopole des médiations et le travail de légitimation et d’organisation des acteurs opérés par l’élu ou les institutions du gouvernement urbain, mais davantage à travers un travail de densification des relations sociales horizontales dans l’action publique (Bagnasco et Negri, 1994). Notre hypothèse est que l’incertitude qui caractérise la gouvernance des villes incite à l’interaction dans l’action publique, à la construction de coalitions et donc produit des identités d’action dans la construction du projet, et par-là même institutionnalise la ville comme espace politique. Mais la démultiplication des interactions ne fait pas pour autant disparaître le rôle de l’institution politique. Le projet ne signe pas l’avènement du règne des interactions et de l’indétermination au détriment du volontarisme et de l’intentionnalité publics. Dans une perspective de gouvernance, le projet permet de questionner l’opposition analytique entre formes de gouvernement échangiste/agrégative – que certains assimilent rapidement à la gouvernance – et institutionnelle/intégrative (March et Olsen, 1990 ; Leca, 1996), et de la dépasser afin de découvrir si, dans les villes, se développent de nouvelles formes d’autorité et de processus d’intégration politique (Borraz et Le Galès, 2000). Le projet permet ainsi d’explorer une série de questions qui sont au cœur du chantier de la gouvernance, sans préjuger des réponses : quels sont les modes de construction du consensus et des choix collectifs dans les villes ? Quels sont les modes et les effets de l’intégration des acteurs privés et des groupes sociaux dans l’action publique ? Assiste-t-on à des transformations des formes de l’autorité politique dans les villes ? Quelles sont les modalités spécifiques d’institutionnalisation des villes comme territoires politiques ?
De la comparaison
9Le recours à la comparaison, pour tester les hypothèses de changement énoncées plus haut, peut être justifié de trois manières différentes. L’analyse des projets de ville et des changements qu’ils révèlent dans l’action publique urbaine pose un dilemme méthodologique. En effet, le projet de ville, tel que nous l’avons défini idéal-typiquement, est un mode d’action « contextualisant ». Son point de départ est l’inventaire et l’activation de ressources relationnelles, matérielles, cognitives, proprement locales, il vise la construction d’identités d’action dans l’interaction qui, elles-mêmes, consolideront une identité territoriale. Il entend développer une capacité d’action conjointe sur un territoire circonscrit et stabiliser des modes de régulation propres à la ville. Il appelle donc un mode d’analyse « contextualisé », la monographie, pour rendre compte d’un processus d’autonomisation, d’institutionnalisation du spécifique. Une analyse de projet de ville implique donc que le chercheur se rende perméable aux problématiques spécifiques de la ville. Le projet se nourrit des controverses locales, les fait prospérer pour en tirer un cadre de représentations collectif. Il exhume des identités, des dotations et les réactualise dans le cadre d’une confrontation de la ville à son environnement. Le projet, comme processus de réinterprétation et de réactualisation de dotations proprement locales appelle une description en long, diachronique, qui donne une épaisseur à la ville comme société, comme système culturel (Geertz, 1986) et espace politique de régulation. L’analyse des projets est donc rétive à une démarche trop hypothético-déductive qui pourrait « détruire » le cas, la spécificité du processus d’autonomisation de la ville (Ragin et Becker, 1992).
10Mais parallèlement, la comparaison vise à obtenir une validation des hypothèses générales de changement dans les politiques urbaines par la multiplication des cas (Hassenteufel, 2000). La comparaison internationale permet en outre d’évaluer le poids des configurations nationales, notamment le rôle des villes et le type de rapports État-villes qui se sont cristallisés dans l’histoire. Néanmoins, dégager des « configurations nationales » n’est pas l’enjeu central de l’utilisation de la comparaison ici proposée. Cela reviendrait là encore à « détruire » les cas au moyen cette fois de la comparaison internationale1. C’est une utilisation polymorphe de la comparaison qui s’impose ici. Elle consiste en une accumulation de cas à la fois pour marquer la singularité de chacun et pour observer les éventuelles convergences. Enfin, la comparaison vise à opérer des déplacements croisés de regard. Les contextes nationaux et locaux, univers distincts de pratiques, sont aussi des univers particuliers de problématiques savantes et profanes. La comparaison ne doit pas amener à verrouiller les problématiques inspirées par l’univers le plus familier du chercheur. Cette méthode est particulièrement féconde dans le cas de l’analyse du changement car la propension existe des milieux scientifiques nationaux à ritualiser les approches et les controverses dans lesquelles ils se trouvent impliqués. Le détour par l’analyse d’une réalité exotique et la découverte des problématiques spécifiques qui s’y déploient permettent de déplacer le questionnement et de renouveler les hypothèses de changement ou de non-changement.
11Dans le cas des villes, « faire le voyage d’Italie » permet en effet d’observer les tendances au changement en actes et ce, à un degré relativement élevé d’exaspération : réactualisation d’identités urbaines déjà très prégnantes ; mouvement politique en faveur d’un fédéralisme des villes2 ; crise des partis et émergence de classes dirigeantes issues des sociétés civiles urbaines ; crise de la planification urbaine et procéduralisation de l’action publique urbaine ; valorisation et légitimation de l’intervention des intérêts privés, etc. Tous ces éléments concourent à faire des villes en Italie des lieux essentiels de la reconstruction d’un lien politique, construit selon une organisation renouvelée des rapports entre institutions publiques et société. Le cas italien, Turin, sera donc ici proposé comme « cas limite », dont les traits les plus saillants pourront servir à faire apparaître certaines des dynamiques souterraines, jusque-là invisibles, des cas les plus familiers.
Turin et Marseille
12Les deux villes retenues pour la comparaison sont à la fois suffisamment proches et dissemblables pour que l’analyse comparée de leurs projets puisse faire apparaître ce qui change dans un cas et pas dans l’autre. Marseille et Turin sont, au début des années 1990, deux villes en crise. À Marseille, face à la crise du système industrialo-portuaire qui a fait la fortune de la ville au XIXe (Morel, 1999 ; Zalio, 1999), les élites locales n’ont pas trouvé de modèle de développement économique de substitution. Pourtant, les effets de cette crise sur la ville sont profonds : chômage endémique et paupérisation de toute la partie nord de la ville ; baisse des valeurs immobilières et dégradation physique du centre-ville ; hémorragie démographique3 au profit des communes périphériques, etc. De même à Turin, les années 1980 ont été marquées par un processus de désindustrialisation de la ville. Siège de la Fiat, Turin subit très durement la réorganisation de l’entreprise. En 1974, à l’orée de la crise, la commune de Turin compte 1 205 000 habitants, les seuls ouvriers des différentes unités de Fiat sont 135 000 ! En 1995, la ville de Turin ne compte plus que 923 106 habitants et le groupe Fiat n’emploie plus que 47 000 personnes. Face à des défis similaires, les deux villes sont également tentées par la reconversion tertiaire. La perspective consistant à tourner le dos au passé industriel et/ou portuaire suscite d’âpres débats. Les deux villes ont ainsi en commun le fait d’être saisies de manière intense et précoce par un débat citadin sur leur futur et leurs vocations. Enfin, Marseille et Turin sont deux villes que l’on a longtemps décrites comme bloquées politiquement et socialement. Dans les années 1980, Marseille peine à sortir des alliances politiques et sociales qui l’ont gouverné dans l’après-guerre. Certaines voix s’élèvent pour que la ville soit investie par de nouvelles élites politiques et sociales allogènes. Turin, quant à elle, a vécu en 1980 un très long conflit social duquel le pouvoir ouvrier sort laminé. Fiat restructure ses activités sans que la communauté locale et les institutions municipales puissent faire autrement que de subir les effets de cette restructuration. Une fois la période héroïque des luttes ouvrières close, Turin semble être inexorablement livré au pouvoir Fiat.
13Sur d’autres plans, les deux villes divergent. Turin est marquée par l’omniprésence des intérêts économiques et notamment par la présence du plus grand groupe industriel italien. Ressource pour la ville, la présence tutélaire du constructeur est aussi une forte limite portée à la capacité des autorités locales à décider en toute indépendance des transformations de la ville. Avec la déstructuration de son tissu industrialo-portuaire, Marseille souffre, au contraire, de l’absence d’interlocuteurs dans le monde économique. Cette difficulté à mobiliser un milieu économique local est renforcée par les politiques d’aménagement de l’État qui ont favorisé la grande périphérie de la ville et contribue à la marginalisation de celle-ci au sein de son environnement régional (Lacoste, 1986 ; Centi, 1996 ; Morel, 1997).
14Au début des années 1990, Turin est saisie, à l’image d’autres villes italiennes, par une crise qui décime sa classe politique partisane traditionnelle et libère de l’espace pour des initiatives civiques, à l’instigation des milieux patronaux et des cercles universitaires notamment. La capacité de la société civile turinoise à s’auto-organiser et à représenter la ville est encore aujourd’hui fortement valorisée. Marseille semble, à l’inverse, se caractériser par un monopole inentamé des médiations par le pouvoir politique. Enfin, les deux villes relèvent de contextes politiques nationaux au sein desquels les transformations relatives aux territoires et aux politiques territoriales ne sont pas porteuses du même sens : en France, des réformes de décentralisation et des processus de territorialisation fonctionnelle en avance par rapport à un débat public limité par l’horizon indépassable de l’indivisibilité de la République ; en Italie, des pressions multiples en faveur d’une réforme fédérale du pays, des identités politiques locales revivifiées mais des réformes institutionnelles qui tardent à venir.
15Dans les deux parties qui suivent, seront testées successivement l’hypothèse de l’autonomisation à travers un travail politique élargi de prospective et l’hypothèse de la démultiplication des interactions dans l’action comme carburant essentiel de la dynamique d’autonomisation. Au fil de notre comparaison, Turin servira de cas-limite pour vérifier et illustrer nos deux hypothèses de changement. Les résultats obtenus permettront de jeter un regard nouveau sur la réalité marseillaise et de mettre en valeur des évolutions souterraines rarement évoquées.
Des villes en projet : une dynamique d’autonomisation
16La démarche du projet de ville a pour base la construction collective de représentations partagées de la ville. Cet effort collectif vise à isoler la ville comme entité autonome, constituée par des enjeux et des controverses reconnus par une pluralité d’acteurs et de groupes mis en interaction.
Diagnostic territorial et promotion de l’identité urbaine
17Dans les deux villes, la pression conjuguée de la crise économique et de ses effets sur la société et l’économie locale, d’une part, et des thématiques de la compétition territoriale activées par l’ouverture du marché unique, d’autre part, entraîne l’épanouissement d’un débat citadin précoce sur les perspectives de reconversion et le positionnement international de la ville. Le statut singulier de Turin et de Marseille, dans leur contexte national respectif, a développé dans les deux villes une propension à « l’introspection urbaine ». Turin, de par son statut de capitale italienne de la lutte des classes, a été pendant longtemps l’observatoire des effets sociaux de l’industrialisation. Une longue tradition universitaire d’analyse de l’économie et de la société locale s’est greffée sur cette situation spécifique (Bagnasco, 1986 ; Babando, 1997 ; Castagnoli, 1998). La structure de l’économie locale et l’emprise de Fiat sur celle-ci ont fait l’objet de nombreux travaux et alimente le débat citadin. Les travaux des centres de recherche publique (IRES Piemonte4) et des fondations privées (Fondation Agnelli, fondations bancaires) complètent ce travail. Ce système de connaissances est mis à contribution dans les années 1980, au plus fort de la crise. Le débat tourne autour de la reconversion tertiaire et technologique de la ville (notamment autour du réseau Technocity). De la même manière à Marseille, la déstructuration précoce du système économique du négoce industrialisant dès les années 1950 et le décentrement de la ville dans un système économique régional en gestation suscitent un débat très vif sur le « déclin de Marseille ». Ce débat économique se double d’un débat urbanistique centré sur le sort des espaces arrière-portuaires paupérisés de la partie nord du centre-ville. Ces espaces sont d’autant plus centraux dans le débat que leur « reconquête » est au centre des politiques urbaines depuis près d’un siècle. Aussi, le rachat en 1984 par un promoteur privé du bâtiment emblématique de ces quartiers, l’immeuble des Docks à la Joliette, suscite-t-il la multiplication des projets pour la reconversion de cette zone. Symbole de la dégradation du centre-ville, la Joliette apparaît alors comme une opportunité de valorisation. La CCI et l’agence d’urbanisme (AGAM) réalisent les premières études de faisabilité d’un centre tertiaire qui articulent objectifs de reconversion tertiaire de l’économie marseillaise et projets urbains ambitieux de reconquête d’un waterfront sur les espaces portuaires. La propension des projets à anticiper la mort des bassins est du port de Marseille suscite un vif débat sur le rôle du port dans l’économie locale. Dans les deux cas, la crise de l’économie locale nourrit une controverse relative à l’identité économique et sociale locale, à la construction d’un diagnostic collectif plus ou moins formel, qui sont une partie intégrante du processus de projet.
18À Turin, le diagnostic consécutif à la crise industrielle est au cœur du projet. Le plan stratégique Torino Internazionale (1998, 2000) est conçu comme un processus de réactualisation des connaissances sur le territoire, de mise à jour de l’identité économique et sociale de la ville. Le projet a pour objectif de définir un parcours d’internationalisation de la ville à partir d’une identification de ses ressources, de ses avantages compétitifs et d’accompagner cette internationalisation par une multitude d’opérations concrètes dans divers domaines : de la mise en place de formations universitaires à l’amélioration des infrastructures d’accès à Turin. Mais l’examen du processus de projet montre que l’opération a surtout un intérêt en ce qu’elle met en branle des mécanismes d’apprentissage collectif : il s’agit avant tout de développer une capacité de la ville à agir comme acteur collectif notamment à travers le partage d’une même vision de son avenir. L’initiative du plan revient au maire, Valentino Castellani5, à son adjoint au tourisme et à la promotion de la ville et à quelques universitaires locaux. Torino Internazionale naît d’abord comme un plan de promotion touristique de la ville mais, bien vite, l’entrée touristique s’avère être un prétexte permettant d’amener la ville à se poser la question de son insertion dans son environnement global après un siècle de « Fiat-dépendance » pendant lequel l’évolution urbanistique, sociale et économique de la ville était indexée au rythme de croissance de la firme automobile. La confrontation de la ville à son environnement international doit permettre d’effectuer l’inventaire de ses secteurs d’excellence et de conforter ses avantages compétitifs. En mai 1998, le Forum pour le Développement6, qui réunit autour du maire une trentaine de personnalités représentant la société civile, lance le processus d’élaboration du plan. Les universités et les organismes de recherche sont mis à contribution pour produire un diagnostic de la situation de Turin : système productif, système des infrastructures, modalités du développement urbain, diagnostic social, niveau de la recherche et de l’enseignement, qualité de vie et offre culturelle, etc. À partir de ce diagnostic, des groupes de travail thématiques, faisant une large place aux acteurs de la société civile, s’attellent à la définition de lignes stratégiques sous l’égide d’un comité scientifique composé d’universitaires locaux7 et de personnes qualifiées extérieures à la ville8. Au terme d’aller-retour entre les différentes instances, le plan est approuvé le 29 février 2000 par les maires de l’agglomération de Turin ayant participé à l’opération, la présidente de la Province de Turin et l’ensemble des composantes de la société locale (associations d’entrepreneurs, syndicats, fondations bancaires, universités, institutions religieuses, chambres consulaires, agences parapubliques, etc.). La mise en œuvre des quatre-vingt-quatre actions contenues dans le plan sera répartie entre les différents signataires et coordonnée par une association, organe politique dépositaire du contrat moral que les institutions impliquées ont signé, et une agence, organe technique. Mais au-delà des actions concrètes, le projet semble avant tout valoir par les effets latéraux de coalition, d’harmonisation cognitive, de réactualisation d’une identité collective que la phase diagnostique a permis. Le texte introductif du document de diagnostic (Torino Internazionale, 1998), qui a nourri le travail des commissions du plan stratégique, insiste sur le fait que la compétition entre villes européennes se joue de manière croissante sur la capacité organisationnelle des sociétés locales. Dès lors, les politiques territoriales visent davantage à construire des villes-sujets qu’à produire des objets. Les « capacités » d’un territoire sont indexées à la faculté de ses acteurs à construire des espaces de concertation, des réseaux de mobilisation et de circulation de l’information, à élaborer des rapports de confiance pouvant déboucher sur des coalitions d’acteurs.
19Dans le cas de Marseille et du projet Euroméditerranée, la phase du diagnostic n’est pas explicitement conçue comme processus central de mobilisation et de coalition d’une communauté d’acteurs locaux. L’idée d’un centre tertiaire à la Joliette naît bien d’un foisonnement d’études menées à la CCI ou à l’AGAM au milieu des années 1980, mais par la suite, la logique qui porte le projet relève moins du diagnostic collectif que du fait accompli. En 1989, à la suite de sa réélection, le maire de Marseille, Robert Vigouroux9 entend soustraire l’opération aux aléas des jeux partisans locaux et la placer sous l’autorité de l’État. En novembre 1990, un CIAT reconnaît la nécessité de l’aménagement d’un centre tertiaire à Marseille. Le recours à l’État permet non seulement de surmonter la rareté des ressources financières locales mais aussi de donner une impulsion irréversible au projet. Un consensus local minimal est obtenu par ailleurs, en juin 1992, par la signature d’un protocole d’accord entre les collectivités locales, la CCI, le Port autonome et la SNCF. Le contenu d’Euroméditerranée est par la suite affiné par la Mission aire métropolitaine de la DATAR (DATAR, 1992). Cette dernière préconise le développement dans le périmètre d’Euroméditerranée des fonctions tertiaires liées au commerce international et à l’activité portuaire. Marseille pourra ainsi récupérer les flux commerciaux liés à l’activité portuaire et recommencer à rayonner sur sa région. Ces éléments de stratégie sont intégrés dans le projet mais, par la suite, la création en 1995 d’un Établissement public d’aménagement Euroméditerranée et les débuts de la phase opérationnelle voit la réflexion prospective sacrifiée au profit d’une pratique très aménageuse. L’opération perd de sa visibilité et de sa légitimité. Elle se réduit à la juxtaposition de deux ZAC dont l’avancement est entravé par la démobilisation des partenaires. Avec la nomination, à la suite d’un audit, d’un nouveau directeur en 199810, la situation change, les liens sont renforcés entre les parties prenantes du projet. Au-delà des luttes institutionnelles ritualisées, une pratique des coopérations inter-organisationnelles s’établit. Le méta-projet est peu à peu « rempli » par les projets concrets dont l’élaboration rapproche l’EPAEM et les administrations des collectivités locales, notamment de la Ville de Marseille. Par ailleurs, on assiste à une progressive territorialisation du diagnostic avec le retrait de la DATAR et la négociation des stratégies dans le cadre d’arènes locales : la négociation du Contrat de plan et de la Directive territoriale d’aménagement11. Une vision commune des stratégies de spécialisation de Marseille émerge parmi les acteurs qui accorde une place importante à Euroméditerranée.
La dynamique du « projet partagé »
20Une dimension essentielle de la démarche de projet est la cohésion des systèmes d’acteurs urbains. Celle-ci doit être assurée par un accord entre acteurs sur la nature des enjeux. Le partage du problème impose à chacun des acteurs des « principes supérieurs » qui, selon D. Lorrain, déterminent son action et les rapports entretenus avec ses partenaires (Lorrain, 1998). Le problem setting inspire la démarche de projet davantage que le problem solving. Le consensus obtenu autour de la construction du problème devient à la fois une garantie de la faisabilité du projet et une source de légitimité pour les entités associées (Pinson, 1998). Le projet est cette forme d’action dans laquelle la réunion des ressources cognitives, organisationnelles et consensuelles de la faisabilité contamine largement le débat sur les fins. La rationalité substantielle des fins et la rationalité processuelle des moyens sont négociées conjointement.
21Dans le cas de Torino Internazionale, la construction d’une vision partagée est davantage destinée à produire des effets de cohésion d’une communauté d’acteurs qu’à déboucher sur des opérations concrètes – même si ces dernières peuvent être des moyens de pérenniser les coopérations –. L’objectif est bien de « faire système », de permettre à la ville d’agir comme acteur collectif (Offner, 1996). Or, cette capacité à agir de manière cohésive est indexée par les promoteurs du plan stratégique à la capacité des acteurs de la communauté à construire un consensus. L’autonomisation de la ville comme sujet agissant est déterminée par la capacité à dépasser un fonctionnement politique et social, hérité de la période fordiste, tout entier basé sur l’organisation formelle, la hiérarchie et le conflit. Ce fonctionnement faisait de Turin non pas une ville-sujet mais le théâtre neutre d’un conflit de classe. Le partage d’un problème et d’une vision du parcours d’internationalisation de la ville dans le cadre d’un « gouvernement consensuel des interactions » (Russo, 1998) permet de donner à voir et de reconstruire la ville comme communauté, institution régulant les comportements des groupes et acteurs et capable d’agir en tant que sujet unitaire. L’impératif du partage et d’un agir communautaire consensuel a amené les promoteurs du plan stratégique à fuir les modes de fonctionnement trop formels et les institutions politiques délibératives. Ainsi, le conseil municipal, ressenti comme espace de délitement des consensus construits dans la communauté, a-t-il été écarté du processus. Le plan a aussi débouché sur l’ébauche d’une association de communes, cadre intercommunal préféré à une structure plus formelle. Ainsi, le consensus, la vision partagée semblent-ils prévaloir comme mode d’organisation des rapports entre acteurs et entre institutions politiques et comme mode de construction des choix collectifs.
22On retrouve des éléments similaires de contournement des cénacles institutionnels et partisans dans la stratégie de R. Vigouroux qui, à son élection en 1995, annonce son intention de rompre avec le style de gestion defferriste et ne plus concevoir le mandat mayoral comme gestion des équilibres internes mais comme représentation à l’extérieur de la ville et de son économie. Il s’appuie sur son cabinet et sur les secteurs les plus dynamiques de la société marseillaise plus que sur la classe politique locale. Seulement, ce vœu pieux n’est guère suivi d’effet. Le recours à l’État et aux fonctionnaires de l’Équipement, pour donner une impulsion décisive au projet, laisse peu de place à des logiques de construction collective des problèmes et d’une vision partagée. À partir de 1995, l’arrivée de Jean-Claude Gaudin à la mairie de Marseille et la désignation de son premier adjoint et rival RPR, Renaud Muselier, à la présidence de l’EPAEM fait entrer Euroméditerranée dans un jeu politique de neutralisation mutuelle entre les deux hommes. De 1995 à 1998, le projet n’est pas porté politiquement, il est réduit à deux procédures de ZAC qui avancent péniblement et sont déconnectées du volet prospection économique. Le partage du projet souffre de la rivalité entre J. - C. Gaudin et R. Muselier12, de la logique de compétition entre Marseille, d’une part, et Aix-en-Provence et le conseil général, d’autre part, tout occupés à promouvoir « leur » projet d’Europole sur le plateau de l’Arbois. Un audit, mené par l’Inspection générale des finances et le conseil général des Ponts et Chaussées en novembre 1997, stigmatise l’absence de capacité inter-institutionnelle à élaborer des compromis et le manque d’empressement des différentes collectivités locales à soutenir le projet. Mais, là encore, il convient de dépasser le constat ritualisé d’une fragmentation du territoire marseillais par des logiques de fief. Avec l’arrivée en 1998 d’un directeur rompu aux pratiques de négociations avec les élus, l’EPAEM a pu retisser les fils d’un dialogue permanent avec les institutions locales. D’une part, Euroméditerranée ne manque pas de soutien et de relais dans le monde économique local et notamment au sein de l’Union patronale. Le succès commercial de l’opération stabilise le consensus politique. D’autre part, au-delà du travail visible de construction du fief électoral, l’activité quotidienne des administrations et de leurs partenaires économiques tend à procurer une chair au méta-projet. Dans ce travail de remplissage du méta-projet émerge une vision partagée.
Permanences et renouvellement des classes dirigeantes locales
23Le projet donne à voir la ville comme communauté agissante, au sein de laquelle les acteurs sont dotés d’une identité commune que la démarche de projet cherche justement à renforcer. La ville n’est plus tant vue comme circonscription administrative ou électorale, à laquelle un travail de médiation et de légitimation des acteurs, opéré par l’acteur politico-institutionnelle, donnerait forme, que comme un réseau d’acteurs politiques, sociaux, économiques se légitimant entre eux dans le cadre de la construction d’une vision partagée. Le projet opère ainsi une certaine déspécialisation des médiations au profit d’une plus grande pluralité d’acteurs. Ce sont les classes dirigeantes urbaines au sens large, c’est-à-dire au-delà des élites politiques, les élites économiques, sociales et culturelles, qui sont valorisées comme productrices des représentations de la ville. Le projet valorise l’expression d’une ville-communauté, conçue comme tissu dense de relations horizontales au sein duquel les acteurs politico-institutionnels n’ont pas forcément une place centrale.
24Turin apparaît là encore comme cas limite d’une valorisation des acteurs et des ressources de la société civile urbaine. Torino Internazionale naît dans un contexte marqué par la crise des partis politiques italiens qui, au début des années 1990, a littéralement décimé la classe politique locale. En 1993, V. Castellani est porté à la mairie par une coalition unissant certains segments des élites universitaires et économiques turinoises. À la faveur des nouvelles dispositions régissant la composition des giunte13 municipales, le maire a pu faire appel à des assesseurs14 « socioprofessionnels », qui tirent leur légitimité non plus de leurs positions partisanes mais de leur statut d’opérateurs économiques, sociaux et culturels. V. Castellani entend construire sa légitimité sur sa capacité à gouverner la ville par l’animation des réseaux d’opérateurs de différents types qu’elle recèle (Castellani, 1996). Ainsi, le plan stratégique porte-t-il la volonté explicite de mettre la société turinoise en capacité d’exprimer sa propre « progettualità », autrement dit d’autonomiser les élites et institutions de la société civile dans leur capacité à produire des représentations de Turin et de son positionnement, à construire une conscience communautaire face à une altérité territoriale. L’autonomisation de la ville est indexée à la capacité des élites locales à « faire système ». De manière significative, une des figures de proue du processus de planification stratégique a été Andrea Pininfarina, industriel du design automobile, qui est parvenu à fédérer les intérêts économiques locaux autour de Torino Internazionale et à faire du groupe de travail sur l’appareil productif turinois un des plus suivis et des plus productifs.
25De ce point de vue, on trouve à Marseille beaucoup plus d’éléments de continuité que de rupture. Les velléités de R. Vigouroux de valorisation des pans les plus dynamiques de la société civile marseillaise ont été sapées par une pratique solitaire du pouvoir. J.-C. Gaudin a, quant à lui, remis en place le mode defferriste de gouvernement, caractérisé par un quadrillage politique du territoire et un grand soin apporté aux relations avec les corps intermédiaires – confessionnels, communautaires, professionnels – dans une optique de fixation électorale des groupes sociaux. Cependant à focaliser le regard sur le « système Gaudin », on risquerait de ne pas voir ce qui se développe à ses marges : la présence d’un Établissement public d’aménagement portant une Opération d’intérêt national15 qui, avec l’arrivée de son nouveau directeur, a tendu à s’autonomiser et a permis la mise en réseau de classes dirigeantes alternatives et relativement indépendantes du système Gaudin. L’EPAEM s’appuie notamment sur des relais au sein du port autonome de Marseille, de la Région PACA – ralliée par de nombreux opérateurs culturels du Club d’échanges et de réflexion sur l’Aire métropolitaine Marseillaise –, de certaines administrations d’État. L’EPAEM a aussi établi des relations privilégiées avec l’Union patronale. Ainsi à trop se concentrer sur la classe politique locale, on risquerait de ne pas voir que des leaders d’opinion alternatifs tendent à unifier leurs représentations sur l’avenir de Marseille, autour d’occasions de coopération dans le cadre d’Euroméditerranée.
26Ainsi la démarche de projet tend-elle à autonomiser la ville, à en faire une société dotée de son propre agenda, d’une capacité à se représenter comme communauté agissante face à une altérité territoriale. Les villes s’autonomisent, à des degrés différents, sur la base de fonctionnements politiques nouveaux, privilégiant des mobilisations sociales larges, débordant les institutions politiques, valorisant les sociétés civiles locales et recourant à des formes consensuelles de construction des choix collectifs.
La démultiplication des interactions dans l’action publique urbaine
27L’autonomisation des villes sur la base d’un travail de construction de représentations partagées et de constitution d’élites diversifiées est confortée par la démultiplication des interactions dans l’action que favorise la démarche de projet.
Le projet : un mode d’action publique stratégique
28Le projet est une forme d’action stratégique en ce qu’il implique une démarche contextualisante. Le contenu du projet est déterminé à la fois par la découverte du contexte dans lequel l’acteur collectif ville agit et par les ressources – matérielles, cognitives, organisationnelles – que le processus de projet permettra de réunir et/ou de développer. Le consensus fait partie de ces ressources. La construction d’une vision partagée est donc essentielle dans la démarche de projet car elle permet de pérenniser les jeux coopératifs entre acteurs. Les bons objectifs sont, par conséquent, ceux qui permettent de stabiliser un consensus. Dès lors, la négociabilité des objectifs est au cœur de la démarche de projet. Les effets latéraux de la négociation, les dynamiques d’apprentissage et l’harmonisation cognitive entre acteurs, deviennent centraux. Les interactions qui jalonnent la négociation des objectifs du projet confèrent à ce dernier son caractère instituant : les différents acteurs impliqués sont amenés à transformer leurs préférences, à se découvrir des intérêts communs, à territorialiser leurs stratégies.
29On peut distinguer deux niveaux du projet : le méta-projet, injonction instituante à la mobilisation d’une communauté d’acteurs urbains qui permet de cadrer les interactions ; les projets concrets, construits dans le cadre de partenariats, et qui sont l’occasion de densifier le réseau des interactions entre acteurs urbains et de remplir le méta-projet. Le méta-projet fixe le cadre des interactions et de la négociation des grandes finalités qui délimiteront le cadre cognitif dans lequel les acteurs urbains agiront ; il circonscrit les limites de la communauté autour de ces principes partagés. Il est nécessairement vague ; il donne à voir la ville comme sujet agissant face à une altérité territoriale et institutionnelle : Turin ville internationale ; Marseille, balcon de la France en Méditerranée. Il a vocation à être « rempli », amendé par des opérations concrètes qui lui donnent chair mais qui sont surtout des lieux d’interactions dans la mise en œuvre, interactions qui renforcent les liens horizontaux entre acteurs à l’intérieur de la communauté définie par le méta-projet.
30Un projet de ville ne met pas forcément en œuvre des stratégies préalablement cogitées. Les stratégies émergent de l’activation des « univers concrets » (Duran, 1999), de la mise en œuvre, et viennent substantialiser de manière incrémentale le méta-projet. À Turin, cette démarche incrémentale est explicitement assumée. Elle correspond à la volonté de dépasser une certaine conception du plan d’urbanisme, qui continue à prévaloir en Italie, comme acte de cogitation scientifique, sanctionné par une décision politique. Dans l’acception classique du plan, la mise en œuvre doit être est une phase technique. La transformer en processus politique de reformulation consiste à dénaturer le plan et l’intérêt général dont il est porteur. Cette pratique « vincolistica » (à la fois réglementaire et obstructionniste) du plan est toujours apparue la plus légitime aux yeux de la gauche italienne. Pourtant, à Turin, cette démarche n’a jamais permis de contrer les intérêts puissants pesant sur l’évolution de la ville et la désaffection vis-à-vis du plan a souvent jeté les urbanistes dans les bras d’un pragmatisme où les forces spontanées du marché étaient reconsidérées comme des outils légitimes pour développer la ville. La démarche de projet portée par Torino Internazionale semble se situer dans une volonté de dépasser les impasses du dirigisme (État) et de l’opportunisme (marché). Mais la stratégie contenue dans le projet n’est plus le fruit d’une intention fondée scientifiquement ; elle émane d’une communauté qui se constitue dans l’interaction, dont les membres reconnaissent leurs intérêts communs dans l’action. La stratégie est le révélateur qu’une action conjointe a eu lieu entre acteurs reconnaissant leur appartenance commune. La substance des stratégies est moins importante que l’identification par les acteurs de la ville comme scène d’interaction. Preuve en est que l’aspect développement des activités touristiques, qui était le point de départ, a vite été supplanté par un débat sur l’avenir post ou néo-industriel de Turin16.
31Une fois encore, dans le cas d’Euroméditerranée, les logiques interactives et échangistes sont beaucoup moins saillantes. Le choix de placer le projet sous l’égide des services de l’État et notamment de l’Équipement lui a rapidement donné un tour très « aménageur ». Les missions préparatoires ont substantialisé l’opération en termes d’équipements et de mètres carrés de bureaux. Une fois mis en place, l’EPAEM a eu surtout pour souci de lancer des procédures de ZAC et de produire un schéma de référence d’urbanisme. Pendant longtemps ni la discussion du méta-projet ni les opérations concrètes n’ont fait l’objet d’une intense coopération avec les acteurs locaux. Le projet était vu comme un produit clé en main et non pas comme un processus. Mais là encore, on doit nuancer le jugement. S’il est vrai qu’au départ, l’opération semble se situer, par exemple, dans une logique de substitution des activités considérées comme désuètes17 – les activités industrialo-portuaires notamment – par de nouvelles fonctions importées, par la suite, les choses ont évolué. Sur la durée, la vision incarnée de la ville légitime (le quartier d’affaires et sa population de cadres) a été amendée par les négociations avec les partenaires et les ajustements stratégiques qui en sont découlés. Des conflits d’usage entre Euroméditerranée et le port ont pu ainsi être réglés. Des ajustements entre les stratégies économiques de l’EPAEM et de la Ville de Marseille ont pu avoir lieu et ont permis que s’ébauchent des logiques de filières. Après une longue période d’immobilisme, le projet est désormais entré dans sa phase opérationnelle : il est prévu désormais un rythme de construction de 15 000 à 25 000 m2 par an sur le périmètre dans les années à venir.
La légitimation de l’expression des intérêts privés et des coalitions de projet
32À la différence de l’acception classique de la planification, dans l’idéal-type du projet, les intérêts privés ne sont pas là uniquement pour mettre en œuvre des objectifs substantiels établis par le public. Le politique ne se situe pas dans la cogitation publique mais dans l’interaction entre une pluralité d’acteurs sur la base de la reconnaissance d’une identité et d’intérêts communs. Les bonnes stratégies étant les stratégies partagées, émergeant de processus interactifs et itératifs, les acteurs privés sont dès lors vus comme porteurs non seulement d’intérêts mais également d’une vision du territoire, d’une idée de ville. La négociation n’est donc pas uniquement un accommodement auquel le public serait contraint faute de ressources, mais également une occasion de production de connaissances dans et pour l’action, une occasion aussi pour les intérêts privés de modifier leurs préférences et de dépasser un rapport utilitariste au territoire.
33À Turin, le pouvoir politique s’est toujours heurté à l’absence de transparence des stratégies des acteurs privés. Face à cette opacité, les plans volontaristes, heurtant frontalement les intérêts les plus forts, n’ont jamais permis d’imposer une maîtrise publique des espaces urbains et de leur transformation. La démarche de l’équipe Castellani part de l’hypothèse qu’il est possible de faire en sorte que des acteurs et des groupes traditionnellement opposés découvrent des intérêts communs, que les acteurs économiques découvrent l’enracinement de leurs activités dans un contexte social territorialisé complexe et irreproductible. Il s’agit de créer un espace de dialogue, de transformer les rapports entre acteurs de la société locale, jusqu’ici marqués par la méfiance, en réinventant le rôle de l’institution communale, conçu comme un rôle de réducteur des coûts de la coopération, d’introducteur de la confiance18. Torino Internazionale a ainsi largement légitimé la « progettualità » de la société civile et des intérêts privés tout en faisant du territoire de la ville une institution, instance intégrant les acteurs et les groupes à travers la définition des identités, la prescription de rôles, la régulation des comportements. Le processus de projet a construit un territoire sur lequel les relations de confiance, les régulations communautaires territorialisent les stratégies des acteurs – notamment économiques. Les acteurs rencontrés s’accordent sur le caractère inédit de la mobilisation des entrepreneurs locaux. Selon l’un d’eux, « le raisonnement que les entrepreneurs ont été amenés à développer est que les avantages compétitifs sont des avantages qui sont organisés territorialement ». Le fait de confier les présidences de groupes de travail à des acteurs socioéconomiques a largement contribué à la mobilisation des entrepreneurs et à l’émergence de cette conscience commune.
34L’opération Euroméditerranée consiste essentiellement en deux Zones d’aménagement concerté (ZAC), procédures qui visent à associer les moyens financiers, publics et privés, afin de produire une offre adéquate à la demande des opérateurs, d’accélérer les temps et de réduire les coûts de portage de l’opération à la charge de l’acteur public. Mais, à la faible association des acteurs privés à la construction des grands objectifs du projet s’est pendant longtemps ajoutée une difficulté à les associer dans la phase opérationnelle des ZAC, difficulté qui n’a été réglée qu’avec les changements d’équipe au sein de l’EPAEM en 1998. Dans le cas marseillais, la ville est vue, notamment par le pouvoir municipal, comme une juxtaposition figée d’intérêts établissant des relations bilatérales avec le pouvoir politique détenant un quasi-monopole des médiations. Les intérêts sociaux locaux n’ont pas vocation à être activés, organisés, mais à être fixés électoralement, neutralisés. Ils n’ont pas vocation à être acteurs du développement car celui-ci est le produit du courtage politique. Dès lors, le projet est naturellement appréhendé davantage comme un produit que comme un processus, davantage comme le résultat d’un courtage auprès des administrations centrales pour obtenir subventions et délocalisations administratives que comme un processus cumulatif d’activation d’intérêts et de développement de liens d’interdépendances entre ces intérêts. Mais, ici aussi, il convient de dire qu’à l’ombre des médiations politiques se sont développées peu à peu des coalitions d’acteurs, notamment celle qui réunit l’EPAEM à certaines figures de l’Union patronale. De plus, un thème récurrent dans les discours d’acteurs impliqués dans l’opération est celui de la rareté des interlocuteurs du monde économique à Marseille. Ce constat en forme de déploration révèle ici aussi finalement l’opinion commune selon laquelle des coalitions d’acteurs publics et privés autour de vision partagée de la ville sont non seulement nécessaires mais légitimes.
Le projet de ville : une série d’interactions constitutives
35La démarche de projet consiste finalement à développer ou à réactualiser des biens relationnels dans le cadre du territoire mis en scène par le méta-projet : la ville. Dans sa version idéal-typique, le projet porte un effort d’institutionnalisation de la ville conçue comme espace des relations et réseaux sociaux (Perulli, 1999). Mais, alors que le plus souvent le processus d’institutionnalisation, de construction de territoire politique est assimilé – notamment dans le cas français – soit à un travail de construction du fief par un leader politique, soit au processus qui mène des acteurs politiques à faire d’une institution (au sens politique et juridique du terme) l’échelle de calage de leurs stratégies et de leurs pratiques (Nay, 1998), ici l’effort d’institutionnalisation porte sur un espace des relations sociales, une société, la ville. Le projet vise à construire une communauté locale. Le socle de l’échange social et politique, et donc le ressort de l’intégration à un territoire politique n’est pas la reconnaissance de la centralité d’une institution publique mais la reconnaissance d’une communauté territorialement inscrite, dotée d’une histoire, d’une culture politique, sociale, productive, spécifique, générant ses propres modes de régulation.
36Dans le cas turinois, si l’agent instigateur de cette reconnaissance du territoire comme institution et comme échelle de calage des stratégies des acteurs est bien la Commune, cette dernière tient en revanche à s’effacer derrière les acteurs de la société civile en réitérant que « le plan stratégique n’est pas le programme de l’administration communale mais le programme de la ville ». L’identité territoriale préexiste de manière plus ou moins consciente à son institutionnalisation par le politique. L’institutionnalisation du territoire par une démarche de projet consiste non pas à construire un territoire politique sur un territoire indifférencié en y imprimant des stratégies, mais à mettre à jour les formes d’auto-organisation présentes sur le territoire, à faire en sorte que celui-ci exprime sa « progettualità », réactualise son identité par une confrontation aux logiques globales. Le territoire politique se reconstruit d’abord comme territoire des relations en renégociant son identité dans une confrontation à des enjeux globaux. L’institutionnalisation ne prend pas la forme d’une structuration du territoire par des stratégies politiques, mais emprunte la voie d’une redécouverte de la communauté locale. Le plan stratégique n’est donc pas justiciable d’une lecture stratégique comme « construction politique de territoires spécifiques par des opérateurs politiques collectifs pris dans des rapports de concurrence » (Ritaine, 1994, p. 78). Les interactions favorisées dans l’action publique urbaine visent à mettre à jour les rapports d’interdépendance entre les acteurs et leur commune identité. Cette mise à jour institutionnalise la ville comme territoire social et politique régi par des régulations de type quasi-communautaire, basé sur la confiance, le sentiment d’appartenance et des règles de réciprocité (Bagnasco, 1999). Le projet exhume le territoire comme communauté historiquement constituée et tente de contrer une vision du territoire comme support neutre de pratiques politiques, sociales, économiques prenant sens à une autre échelle, nationale ou globale. Du coup, l’institution politique redéfinit son rôle. Elle n’est plus l’acteur central des médiations et des processus de légitimation des acteurs19. L’institution d’un territoire passe davantage par des processus de légitimation des intérêts et acteurs sociaux entre eux. Comme on l’a dit, l’institution municipale se décentre pour devenir un agent capable à la fois de réduire les coûts de la coopération et de fixer le cadre territorial des interactions constituantes. Le plus frappant est la dévalorisation concomitante de l’institution politique comme enceinte des conflits, de délitement du consensus construit par la communauté des acteurs urbains. La logique de régulation communautaire et consensuelle semble mal s’accommoder des principes de sanction par le vote et de rapports majorité-minorité propres à la démocratie représentative20.
37À première vue, à Marseille, le fonctionnement politique autour du projet révèle, au contraire, un certain étouffement de la société locale par le pouvoir politique. À travers le projet, le territoire n’acquiert pas un statut de « circonscription politique » (Poggi, 1996), territoire social ayant une existence en dehors du rapport au pouvoir politique, communauté de laquelle procède ce pouvoir mais qui lui est préalable. Ici, en tant que ses fonctionnements semblent largement induits par la présence médiatrice du politique – et par un politique essentiellement orienté vers la construction du fief électoral –, la ville n’accède pas au rang de société, « quelque chose qui dépasse [rait] le statut de pupille sous tutelle ou de bénéficiaire de la garde de ses intérêts sociaux par l’État » (Poggi, 1996, p. 27). Cependant, réimporter la problématique de la déspécialisation des médiations et des rapports de légitimation permet de porter sur le cas marseillais un autre regard. Les élus sont-ils toujours au centre des médiations ? Parviennent-ils toujours à capter et fixer les groupes et intérêts sociaux dans un système de rapports bilatéraux, dans un système clientéliste d’allégeance vis-à-vis d’une équipe ou d’un leader politique ? Bien que l’on puisse constater une cristallisation avancée du système clientéliste marseillais en système de clans, on peut se demander s’il n’y a pas parallèlement un décentrement relatif de ce système et si, autour d’éléments de dynamiques de projet dans Euro méditerranée, on n’assiste pas à un contournement de ce monopole des régulations par le politique. Finalement, malgré les débuts difficiles de l’opération, autour de celle-ci s’est cristallisé un réseau d’acteurs et d’institutions qui ont stabilisé des rapports de coopération autour d’une vision partagée qui a émergé progressivement. Par-delà les luttes institutionnelles et partisanes (Dubois et Olive, 2001), un « pli collaboratif » (Healey, 1998) semble avoir été pris, qui voit des acteurs construire des ajustements, développer une perception commune des problèmes et « remplir » dans l’interaction le méta-projet Euroméditerranée d’opérations concrètes. Ces interactions associent des acteurs administratifs, économiques voire associatifs (EPAEM, port autonome, certains segments des administrations communales, régionales et étatiques, Union patronale, Agence d’urbanisme, associations civiques, etc.) et font vivre le projet, mais leur accès à l’espace public local est obéré par la place prise par les luttes institutionnelles.
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38L’analyse des projets Torino Internazionale et Euroméditerranée confirme l’hypothèse d’une autonomisation des villes dans le cadre de processus collectifs et territorialisés de diagnostics et d’élaboration d’une vision partagée. Une nouvelle économie de la connaissance semble privilégier des formes de planification et d’expertise exploitant et renforçant les réseaux sociaux locaux (Pinson et Vion, 2000). Il n’y a de projet que porté par une communauté locale relativement cohésive et prenant conscience d’elle-même dans une mise en rapport avec le global. La deuxième hypothèse qui tendrait à faire de la démultiplication des interactions dans l’action publique urbaine le principal vecteur de l’autonomisation se vérifie à Turin de manière beaucoup plus évidente qu’à Marseille.
39On peut tirer de ce décalage un certain nombre de conclusions quant aux variables nationales qui feraient diverger les deux villes : place différente de l’État ; rôle des villes différent dans la construction de l’État ; mode d’appréhension dominant des territoires locaux comme fragments d’un territoire national dans un cas, comme sociétés locales dans l’autre ; décentralisation fonctionnelle contre processus de fédéralisation, etc. Dans une problématique du changement, il nous semble cependant plus intéressant d’exploiter les transformations qu’a connues le cas-limite turinois comme révélateur – au sens photographique du terme – de dynamiques souterraines à Marseille. Notamment, déplacer l’angle de vue des luttes institutionnelles et des logiques partisanes aux dynamiques souterraines de densification des réseaux d’acteurs et de construction d’une vision partagée autour du grand projet Euroméditerranée permet de dépasser un constat ritualisé sur le « système » ou les blocages marseillais. On peut par exemple « importer » de Turin l’idée selon laquelle le politique ou les régulations politiques ne construisent pas seuls du territoire et qu’à la limite, trop de politique étouffe le territoire. La relativisation du poids des régulations politiques ne vaut pas pour autant, dans le cas de Turin, annulation du politique. La territorialisation de l’action publique vise à instituer un territoire-communauté, circonscription politique que la centralisation et le poids trop fort de l’organisation avaient étouffée. Seule une construction du territoire comme société, espace des relations, permet de le protéger des agressions de la globalisation. Le politique, dans ce cadre, a un rôle de facilitateur qui réduit les coûts de la coopération ; l’institution politique est un acteur parmi d’autres qui n’impose pas un monopole des médiations au risque de substituer l’organisation hiérarchique à la confiance et de détruire les relations multilatérales garantes d’une capacité d’auto-reproduction de la société locale. C’est parce qu’il n’est pas uniquement structuré par le politique que le territoire devient vraiment territoire, « circonscription politique » au sens que Poggi donne au terme. Il sort de son statut d’espace mineur dominé par le politique (circonscription ou fief électoral) et/ou par l’économie (facteur indifférencié de production). Il advient comme espace social, économique et culturel, comme société complète.
40On peut penser, à l’examen des dynamiques d’interactions qui se trament autour d’Euroméditerranée, qu’une même logique de décentrement des institutions politiques concerne également Marseille. Les projets de Marseille comme de Turin seraient alors l’illustration d’une action publique urbaine qui s’organiserait dans le cadre d’une moindre mise à distance de la société par l’État, selon une combinatoire des modes de régulation alternative à celle qu’ont stabilisé les États nationaux consolidés (Le Galès, 1999), faisant une grande part notamment aux régulations sociales ou communautaires. On ne serait alors plus très loin des intuitions d’Henri Lefebvre (1968) ou de Charles Tilly (1992, 1994) qui voyaient dans les villes des espaces où le politique procède plus directement du social, où l’action publique ne résulte pas d’une mise à distance de la société par l’État. Territorialisation ne rimerait alors plus uniquement avec décentralisation fonctionnelle des coordinations mais aussi avec valorisation des caractéristiques des sociétés locales, de leur capacité d’auto-organisation et de reproduction dans l’action publique.
41En outre, cette nouvelle appréhension du territoire est intéressante quant à la mutation des rapports entretenus entre l’État, le politique, d’une part, et le local, les villes, d’autre part. Le local a longtemps été défini en France comme quelque chose de petit, mineur, apolitique et rétif au changement et à l’innovation car étant lui-même la somme de rémanences historiques et ayant donc vocation à être éduqué et aménagé par le centre. Dans la démarche de projet, le local en tant que nœud de réseaux d’interactions devient le lieu par excellence de la performance et de l’innovation. Mais au local, l’innovation ne découle pas d’une rationalité synoptique, elle n’est pas engendrée par des institutions de cogitation ; elle est processuelle et fruit d’institutions d’interactions (Wildavsky, 1980). La ville, par le projet, devient une institution d’interaction, un lieu de l’innovation parce qu’elle reconnaît, ménage et actualise une identité, un patrimoine relationnel, un capital social historiquement institutionnalisé (Bagnasco, 1999 ; Coleman, 1994). Le projet, c’est l’innovation dans le ménagement et la valorisation d’une formation sociale spécifique. Il dit toute l’ambiguïté de la remontée des territoires et notamment des villes, caractérisée à la fois par une moindre domination de l’État sur la société et, peut-être, un certain conservatisme dans l’action publique.
Notes de bas de page
1 Une double comparaison nationale et infra-nationale peut avoir pour objet de définir des configurations nationales spécifiques mais aussi des configurations infra-nationales spécifiques encore plus fortes qui, à la limite, neutralisent les divergences nationales. Dès lors, la comparaison vaut davantage par l’accumulation des cas.
2 Dans le cadre, notamment, du mouvement des maires « Cento Città » lancé au lendemain des élections municipales de 1993 par les maires de Catane, Rome et Venise notamment.
3 Fait exceptionnel en France par son ampleur, de 1975 à 1990, la ville de Marseille perd plus de 100 000 habitants passant de 908 600 à 800 500 habitants. Les premiers résultats du recensement de 1999 révèlent une stabilisation autour de ce dernier chiffre.
4 Istituto di Ricerche Economiche e Sociali, dépendant de la Région Piémont.
5 Le nouveau maire n’a quasiment aucun passé partisan ; professeur au Politecnico de Turin, la grande école d’ingénieurs de la ville, il a surtout fréquenté les puissants milieux du volontariat catholique de centre gauche de Turin.
6 Créé par le maire à la suite de sa réélection en 1996, le Forum per lo Sviluppo réunit notamment la Chambre de commerce, les fondations locales, les représentants du secteur bancaire, du secteur industriel, les universités, les syndicats.
7 Dont font partie Arnaldo Bagnasco, sociologue, Giuseppe Dematteis, géographe, et Roberto Camagni, urbaniste et ancien directeur des Aires métropolitaines au ministère des Travaux publics dans le gouvernement Prodi.
8 Notamment Pasquall Maragall, ancien maire de Barcelone, et Jean Bouinot, universitaire et expert, spécialiste des projets de ville.
9 À la mort de G. Deferre en 1986, R. Vigouroux est désigné comme son successeur. Il obtient une consécration démocratique aux élections de 1989 en réussissant l’exploit de remporter la totalité des huit secteurs électoraux de la ville. Jean-Claude Gaudin lui succède en 1995.
10 Ancien directeur de l’Établissement public d’aménagement des Rives de l’Étang de Berre, le nouveau directeur est à la fois un bon connaisseur du milieu politique local et des réseaux de la Caisse des dépôts et consignations.
11 La DTA est un bon exemple de territorialisation du diagnostic. Alors que cette procédure est censée affirmer les priorités de l’État en matière d’aménagement du territoire d’une région, elle est en réalité l’espace d’émergence de stratégies négociées entre l’État local et les collectivités locales.
12 Le système de la loi PML amène les élus marseillais à raisonner en termes de contrôle des huit secteurs électoraux qui découpent la ville. Les trois secteurs du Sud sont acquis à la droite, les trois secteurs du Nord à la gauche, les secteurs du Centre et de l’Est font l’objet du plus gros investissement du maire dans une logique de containment de la gauche comme du RPR. Or Euroméditerranée relève du deuxième secteur, acquis à la gauche et, par conséquent, peu investi par l’équipe Gaudin.
13 En Italie, la giunta désigne l’exécutif municipal composé du maire et de ses assesseurs, équivalents des adjoints français.
14 Ceux-ci, aux termes de la loi 81/1993, doivent être désignés par le maire en dehors du conseil municipal.
15 Notons au passage que la dernière opération ainsi labellisée en France était l’aménagement de Fos-sur-Mer dans les années 1960.
16 De manière significative, alors que dans les années 1980, les prophéties annonçant la fin imminente de la société industrielle amenaient une grande part de l’élite turinoise à vouloir tourner la page de l’industrie automobile et à orienter la ville vers une reconversion tertiaire, le plan stratégique a finalement dessiné un futur néo-industriel pour Turin et opté pour l’exploitation d’avantages compétitifs qui se sont constitués dans la durée. Le plan stratégique a été l’occasion de découvrir que l’industrie automobile n’entretient pas qu’un rapport instrumental avec le territoire. La Fiat est dépendante d’un réseau de sous-traitance qu’elle a contribué à structurer mais dont les parties se sont autonomisées, développant des relations industrielles avec une grande diversité de clients. Soumises à la concurrence, ces entreprises ont développé une très haute technicité. À bien des égards, et le plan stratégique a été l’occasion de diffuser cette impression, Turin fonctionne comme un district industriel de l’automobile : le caractère diffus de la culture technique, les relations de coopération-concurrence, les transferts technologiques entre firmes constituent un capital social spécifique. Une action prévue par Torino Internazionale vise d’ailleurs à renforcer ce pôle d’excellence en établissant des liens entre les universités et le district de l’automobile, en favorisant les transferts technologiques et la circulation des connaissances.
17 Substitution des populations également ! Il est intéressant de voir comment le slogan « faire la ville sur la ville » tel qu’il a été réapproprié autour d’Euroméditerranée renvoie à une conception, très française, selon laquelle les logiques de sédimentation qui font la ville sont essentiellement des logiques spatiales, physiques, plus rarement des logiques sociales, économiques et politiques. Ainsi « faire la ville sur la ville » consiste davantage à reprendre les traces physiques de la ville, à prolonger la mémoire inscrite dans les pierres, par souci d’esthétisme postmoderne, qu’à capitaliser des patrimoines de relations, des cultures techniques et productives, etc.
18 La démarche de Torino Internazionale doit beaucoup aux thématiques du développement local telles qu’elles se sont structurées en Italie à partir des années 1970, avec la « découverte » des districts industriels (Bagnasco et Trigilia, 1988), et telles qu’elles se sont renouvelées avec la crise des modèles classiques de développement du Mezzogiorno et les pressions fédéralistes. Le territoire se développe en s’institutionnalisant à travers les réseaux de coopération et de production collective de projets que mettent en place les acteurs sociaux (De Rita et Bonomi, 1998). Sans ces germes d’auto-organisation qui se développent sur la base d’intérêts communs, une institution politique seule ne peut guère produire du territoire si ce processus de découverte d’intérêts communs n’a pas eu lieu. Le territoire est une forme d’auto-organisation sociale, l’espace constitué par des relations entre acteurs et groupes ayant construit des relations d’interdépendance et de coopération. Cette forme d’auto-organisation produit de l’identité, l’institution publique peut intervenir pour conforter cette identité mais, en aucun cas, ne peut la créer. L’acte de projet peut justement consister à réactualiser cette identité en la confrontant au global et à faire émerger du territoire des réponses spécifiques au défi posé par la globalisation. Pour Giuseppe Dematteis (1995, p. 40), géographe spécialiste du développement local et membre du Comité scientifique de Torino Internazionale, l’acte de « progettazione » consiste à « construire des représentations interprétatives de contextes locaux dans leur rapport avec les dynamiques globales ».
19 Arnaldo Bagnasco, sociologue et membre du Comité scientifique de Torino Internazionale, nous indiquait ainsi que « la chose plus intéressante, si ce plan réussit, cela aura été de construire une légitimation non pas politique, mais dérivant du jeu entre politique, d’une part, et institutions civiles de la ville et catégories d’intérêts, d’autre part. Ce n’est pas le maire qui légitime qui que ce soit ou quoi que ce soit avec ce projet. Ce n’est pas le conseil municipal qui légitime. Eux, ils font leur part. Mais, de la manière qu’est construit ce plan, la légitimation vient de la ville. Et c’est en ce sens qu’est construite vraiment la société locale. Et dans ce sens, c’est vraiment de la gouvernance ».
20 Comme figures des processus de gouvernance, les démarches de projet de ville constituent bien elles aussi un défi, voire une « subversion de la démocratie représentative » (Leresche, 1999, p. 218).
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