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Introduction. Quelle sociologie du changement dans l’action publique ?
Retour au terrain et « refroidissement » théorique

p. 9-29

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Texte intégral

1Les analyses du changement dans le cadre des travaux de politiques publiques offrent une image paradoxale. Du point de vue théorique, l’accent est largement mis, en particulier dans les travaux américains, sur les limites et les obstacles au changement. En témoignent notamment le succès, déjà ancien, de la notion d’incrémentalisme (Lindblom, 1959) et celui, bien plus récent, de la notion de Path Dependance (Pierson, 2000). Ces deux notions invitent à prendre en compte les différents éléments qui font qu’une politique publique change peu, voire pas du tout. D’un point de vue théorique, ce sont donc avant tout les phénomènes d’inertie qui ont fait l’objet d’une forte attention.

2Par contre, si l’on se place d’un point de vue empirique, le panorama se modifie : le changement semble omniprésent, surtout quand la focale est mise sur les politiques publiques en France. Les travaux français de ces quinze dernières années sont très largement dominés par la mise en avant de transformations structurelles des politiques publiques. Parmi les plus significatifs (et les plus diffusés), on peut d’abord mentionner les travaux s’inscrivant dans une perspective cognitive, centrés sur le changement de référentiel : passage du référentiel de la modernisation au référentiel du marché (Muller, 1992b, 2000), dans le cadre du tournant néolibéral des politiques publiques, non seulement françaises, mais aussi européennes (Jobert, 1994). Une seconde série de travaux met, quant à elle, plus l’accent sur les modalités d’action de l’État : passage de l’État interventionniste à un État régulateur (Majone, 1996) ou « animateur » (Donzelot et Estèbe, 1994) qui a plus recours au « faire faire » qu’au « faire ». Ces travaux conduisent aussi à mettre en avant un changement significatif dans les types de politiques publiques : aux politiques productives, allocatives ou redistributives succéderaient de façon croissante des politiques réglementaires et constitutives (Duran, 1999). Pierre Lascoumes (1996) l’exprime en termes de passage de politiques substantielles à des politiques processuelles, l’État définissant des procédures d’interaction pour l’ensemble des acteurs impliqués par une politique publique au lieu d’être le producteur monopolistique de ces politiques publiques. De ce fait certains auteurs préconisent de passer de la notion de politique publique à celle « d’institutionnalisation de l’action collective » (Duran et Thoenig, 1996) et « d’action publique » (Thoenig, 1998b) afin de rendre compte de la perte de centralité de l’État dans les politiques publiques en France. Le rôle croissant des acteurs privés est également appréhendé à travers la notion de gouvernance, utilisée notamment dans le cas français pour analyser les politiques urbaines (Le Galès, 1995a). Une dernière tendance majeure peut être identifiée : celle qui met l’accent sur l’importance grandissante de la dimension territoriale de l’action publique : compte tenu d’une certaine « revanche du local » (Muller, 1992b) et de l’affirmation de l’échelon européen, divers auteurs invitent à un regard aigu sur les interactions entre les territoires multiples de l’action publique, qu’ils réfléchissent en terme de subsidiarité (Faure, 1998), ou que, plus souvent, ils prêtent attention aux échanges politiques territorialisés (Négrier, 1995) au sein desquels le contrat peut occuper une place essentielle (Gaudin, 1999a).

3Face à ce foisonnement de travaux et de notions mettant en avant les différentes facettes du changement dans les politiques publiques françaises, nous souhaitons nous concentrer sur quelques questions qui nous paraissent essentielles. La prudence nous semble nécessaire, tant en termes de méthode que de pistes théoriques explicatives (Thoenig, 1998a). Il faut en effet se garder des « précipitations » théoriques, si elles sont données comme définitives et non comme de simples et stimulantes hypothèses pour temps changeants. On préfère y voir autant de pistes qui témoignent de l’heureuse vivacité du débat en même temps qu’elles attestent de l’importance prise par l’étude des politiques publiques en France. Il convient surtout de les confronter à divers terrains de recherche, situés aux différents niveaux de l’action publique : supra-national, national et infranational. C’est ce travail que nous avons effectué collectivement dans le cadre d’un séminaire qui s’est tenu mensuellement à Rennes au sein du Centre de recherches administratives et politiques1 pendant deux ans. Tous les textes présentés ici ont fait l’objet de discussions collectives entre les participants du séminaire. Outre l’inscription dans la problématique transversale du changement, deux consignes ont été données aux contributeurs : d’une part, celle de s’appuyer sur des enquêtes de terrain fouillées ; d’autre part, celle de se positionner, sur le plan théorique, par rapport à une (ou plusieurs) approche du changement des politiques publiques en France.

4Nous sommes partis d’une interrogation classique, celle de savoir « si on tient la stabilité comme première et le changement comme second, non pas selon le temps mais selon les priorités de l’être » ou si « le changement est premier et la stabilité est seulement un ralentissement du changement » (Baechler, 1990, p. 32). Ramené à l’action publique nous nous sommes donc posé la question suivante : sommes-nous plutôt dans une situation de rupture ou dans une configuration aux contours beaucoup plus flous où se mêlent inextricablement des logiques et des modes d’action publique anciens et nouveaux ?

5Pour apporter des éléments de réponse à cette question, il nous est d’abord apparu nécessaire d’identifier des postures qui font souvent écran à une appréhension pertinente de la question du changement : la faible prise en compte en tant que telle de la dimension temporelle ; la focalisation sur la décision ; la reprise sans distanciation des rhétoriques politiques de la réforme ; enfin l’absence de spécification du changement. Les contributions rassemblées ici se sont efforcées d’éviter ces différents obstacles à l’analyse du changement. Ce souci, ainsi que l’appui sur des enquêtes de terrain précises, permettent de mieux cerner la situation profondément hybride des politiques publiques aujourd’hui menées en France, qui se traduit par des combinaisons multiples d’héritages du passé et d’éléments innovants. Leur mise au jour conduit aussi à des tentatives de renouvellement des outils analytiques mobilisés pour appréhender les évolutions les plus significatives, en particulier la construction politique de l’acceptabilité de politiques de plus en plus controversées, la circulation des idées entre des lieux et des acteurs qui se diversifient, la transnationalisation des politiques publiques et l’articulation de territoires et d’acteurs multiples. Nous serons ainsi plus à même de situer les travaux présentés ici dans le cadre des débats actuels sur l’interprétation des changements des politiques publiques en France.

Les passages obligés de l’analyse du changement

6Nous verrons, dans un premier temps, comment les contributeurs de cet ouvrage ont cherché à prendre en compte l’inscription historique de l’action publique, à être attentifs aux processus de mise en œuvre comme à la construction politique de cette action publique, tout en spécifiant les niveaux de changement.

L’inscription historique de l’action publique

7Dans le cadre des analyses du changement, les échelles temporelles sont rarement spécifiées alors que son appréciation dépend à titre essentiel de celles-ci : le changement s’appréhende-t-il à l’échelle de quelques mois, d’une année, de cinq ans, de dix ans, de vingt-cinq ans… ? Sa perception est étroitement liée à la période d’observation comme le montre de façon exemplaire le cas de la CSG : simple complément au financement de la Sécurité sociale au moment de sa création en 1991, c’est aujourd’hui le principal outil de financement du système de protection sociale français, facilitant son étatisation croissante (Palier et Bonoli, 1999). Ce constat nous conduit à plaider pour la prise en compte d’un temps plus long dans l’analyse des politiques publiques, le recul historique apparaissant nécessaire non seulement à l’appréhension du changement mais aussi à une meilleure spécification de celui-ci. Certes, on assiste depuis quelques années au développement des travaux de socio-histoire des politiques publiques en France2, mais le hiatus reste souvent assez grand entre l’analyse des politiques publiques du passé et celles du présent. Il s’agit, dans la plupart des cas, plus de faire la genèse d’une politique publique que d’éclairer une politique publique contemporaine à la lumière de son évolution historique.

8C’est pour cela que plusieurs des contributions proposées ici prennent en compte de façon centrale le problème des échelles temporelles, en inscrivant leur analyse de politiques actuelles dans un temps long, à savoir celui du demi-siècle, voire plus. Revenir à la période de l’après Seconde Guerre mondiale permet en particulier de voir que certains traits des politiques publiques actuelles, souvent présentés comme « nouveaux », le sont finalement peu ou que leur « nouveauté » n’est pas forcément là où on pourrait le penser a priori. C’est vrai en particulier pour la territorialisation de certaines politiques publiques.

9En effet, les travaux français sont souvent prisonniers d’une vision schématique de la « centralisation étatique » des politiques publiques jusqu’aux réformes décentralisatrices des années quatre-vingt, au prix d’une occultation de la capacité d’action d’un certain nombre d’acteurs locaux dans les années 1950 et 1960. Ainsi, en matière culturelle, comme le montre Blanche Youinou-Le Bihan dans sa contribution, il apparaît nécessaire de se départir d’une vision des politiques menées comme strictement nationales jusque dans les années soixante-dix, sous la férule d’un « État-instituteur » (Rosanvallon, 1990), les villes étant des agents relativement passifs d’une « philosophie de l’esthétique » (Urfalino, 1993b) définie nationalement. Il convient aussi de prendre en compte le rôle de la décision politique et artistique locale. À Rennes, par exemple, la « Comédie de l’Ouest », devenue Maison de la culture, est, dans les années cinquante, le fruit d’une rencontre, entre une volonté locale (artistique et politique) de développement culturel et une volonté nationale de soutien au secteur du théâtre en province. La perspective diachronique permet aussi de mettre en évidence la progressivité des processus, en l’occurrence l’émergence d’une professionnalisation et d’une structuration de l’action culturelle locale, notamment par la création de services culturels municipaux.

10Ces continuités, souvent négligées, de l’action publique peuvent s’inscrire dans des temporalités encore plus longues. Ainsi Patricia Loncle remonte à la fin du XIXe siècle pour souligner que les interventions publiques vers la jeunesse, mises en place à cette époque en France au niveau de certaines municipalités, sont, depuis cette période, traversées par une tension majeure entre un souci de maintien de la paix sociale, dans une logique de préservation de l’ordre public, et la volonté de protection d’une population considérée comme particulièrement vulnérable. Cette contradiction, qui a tendance à s’accentuer aujourd’hui, permet de comprendre, là aussi sur le temps long, l’impossible structuration institutionnelle, sous la forme d’un secteur de politique publique, des actions menées à destination des jeunes.

11Toutefois, la perspective historique ne conduit pas pour autant à mettre uniquement en avant la forte continuité d’un certain nombre de politiques publiques. Elle permet aussi de voir comment se mêlent continuité et rupture. On peut ici s’appuyer sur l’exemple de la création du Centre Georges-Pompidou sur le plateau Beaubourg, analysée précisément par Laurent Fleury. Si cette décision s’inscrit dans une tradition historique du mécénat d’État qui remonte à l’Ancien Régime, elle correspond également à deux ruptures majeures : une rupture avec la tradition républicaine, plutôt libérale dans le domaine artistique, et une rupture avec la période gaullienne incarnée par Malraux, caractérisée par l’autonomie du ministère de la Culture et la césure entre le champ artistique et le champ éducatif. Surtout, la décision du président Pompidou s’inscrit dans une double logique de personnalisation du pouvoir exécutif et d’extension du domaine de compétence élyséen (le fameux « domaine réservé ») au domaine culturel qui sera par la suite reprise par ses successeurs, en particulier François Mitterrand et sa politique de « grands travaux ». Ainsi, plus qu’une simple perpétuation d’une tradition historique de mécénat d’État, la création du Centre Pompidou correspond à une réinvention de celui-ci.

12L’adoption d’une perspective historique permet donc, non seulement de repérer des lignes de continuité par-delà les changements apparents, mais aussi de mieux identifier les éléments de transformation. Référons-nous ici au chapitre d’Antoine Vion qui part du constat de l’existence d’une dynamique d’internationalisation des villes depuis les années 1950, dans un souci de promotion des contacts entre personnes, sous la forme du jumelage et des échanges. L’ancrage international des villes françaises est donc loin d’être un processus né sous le double effet des politiques de décentralisation et de la mondialisation économique. Toutefois, même s’il s’agit d’une dynamique qui a un riche passé, l’internationalisation change aujourd’hui de nature. En effet, par leur focalisation sur la dimension économique (autour de l’enjeu de l’attractivité internationale de la ville à travers des opérations d’aménagement) et esthétique (architecturale principalement), les activités internationales des villes s’inscrivent dans une logique nouvelle : celle du gouvernement des villes, largement distincte de la modernisation municipale des années d’après-guerre.

13La prise compte de la dynamique temporelle permet, enfin, d’appréhender les liens multiples entre national et local, notamment de saisir en quoi le local prépare le national. L’exemple de la loi Besson relative aux logements de catégories de populations défavorisées (loi du 30 mai 1990) est significatif à cet égard. Valérie Sala Pala, dans son étude attentive à l’histoire locale du logement social, indique combien cette réforme législative a été, de l’aveu même du ministre du Logement Louis Besson, inspirée par le rôle innovateur d’une ville, Rennes en l’occurrence, dont l’action a largement anticipé celle de l’État. On peut aussi évoquer le rôle pilote de divers départements, tel l’Ille-et-Vilaine, qui ont préparé l’instauration du RMI par l’expérimentation d’un complément local de ressources.

14L’apport principal de la prise en compte de la dimension temporelle est donc de ne pas isoler un moment particulier dans l’analyse, ce qui permet aussi de mieux intégrer la dimension de la mise en œuvre des politiques publiques.

Une approche attentive aux processus de mise en œuvre

15La focalisation sur la séquence décisionnelle est, en effet, un deuxième obstacle important à l’analyse du changement, dans la mesure où cette attitude peut conduire à privilégier l’affichage de mesures, souvent portées par une rhétorique et une symbolique du changement, à leur mise en place effective. Les travaux centrés sur la mise en œuvre des politiques publiques ont depuis longtemps montré, non seulement les distorsions multiples existant entre décision et mise en œuvre, mais aussi la forte autonomie des acteurs chargés de celle-ci, de telle sorte qu’un certain nombre d’auteurs plaident pour une inversion de perspective : passer d’une analyse top-down à une analyse bottom up (Hill, 1997 ; Sabatier, 1986). Ce constat de l’importance de la mise en œuvre invite donc à privilégier une approche des politiques publiques qui se fasse « par le bas », c’est-à-dire prenant en compte de façon centrale les acteurs (administrations déconcentrées, administrations territoriales, collectivités locales, élus, associations, groupes professionnels spécialisés…) chargés de la mise en place effective des mesures de politiques publiques et leurs interactions, afin de ne pas se focaliser sur un « milieu décisionnel central » (Grémion, 1979) comme tant de travaux sur les politiques publiques en France.

16C’est pour cela que nous avons pris l’option de porter une attention forte aux terrains et aux acteurs de la mise en œuvre, afin de mettre au jour des configurations d’acteurs interdépendants, qui retravaillent les règles, les procédures, les objectifs. Il s’agit ainsi d’éclairer la question du changement sous deux angles : d’un côté, les limites du changement (la mise en évidence des phénomènes d’inertie et des distorsions par rapport à la décision); de l’autre, la façon dont le local « filtre » le changement. Autrement dit, le changement est ici appréhendé au prisme des territoires. Aussi, plusieurs contributions à cet ouvrage s’appuient empiriquement sur des comparaisons entre des terrains locaux.

17Dans le cas du logement social, plus précisément pour ce qui concerne la mise en œuvre de la loi Besson, Valérie Sala Pala illustre combien est aléatoire l’effectivité d’un droit au logement affirmé comme universel. Au niveau des départements (Ille-et-Vilaine et Finistère), et notamment en ce qui concerne les deux conseils généraux, on observe un décalage entre la localisation urbaine de l’exclusion par le logement et leur identité profondément rurale, tandis qu’au niveau des villes (Rennes et Brest) et de leurs agglomérations, les réponses, plus en phase avec la loi Besson, se différencient en fonction de plusieurs paramètres : l’antériorité dans l’action collective en faveur du logement social, les configurations du secteur HLM, les capacités budgétaires, et les caractéristiques des lieux de régulation. Tous ces éléments concourent à « localiser » la mise en œuvre de la loi Besson.

18Cette différenciation du changement par les territoires est également nette pour la mise en place de la Prestation spécifique dépendance qu’analyse Thomas Frinault. Le contenu des conventions départementales obligatoires varie fortement, puisqu’il va du simple échange d’informations à la mise en place commune de l’évaluation et de la décision. Par ailleurs, la comparaison permet non seulement de voir en quoi le changement dépend des pratiques territoriales, mais aussi comment le changement peut s’opérer par la mise en œuvre en tant que telle. Thomas Frinault l’illustre lorsqu’il examine l’introduction de la gestion par cas, inspirée du management, et l’impulsion de formes partenariales. La comparaison Ille-et-Vilaine/Hérault est très parlante à cet égard : partis de situations fortement contrastées, ces départements tendent aujourd’hui à avoir des pratiques de plus en plus similaires à ces deux niveaux.

19Ce constat peut être élargi au niveau européen, comme le montre Romain Pasquier sur la base de la comparaison des politiques de développement territorial dans trois régions (les régions françaises de Bretagne et du Centre, la communauté autonome de Galice en Espagne). Des tendances convergentes sont indéniablement à l’œuvre dans ces trois espaces régionaux contrastés, notamment la structuration de nouveaux territoires intermédiaires du développement local (les « pays » en France et les « comarcas » en Espagne), l’institutionnalisation de partenariats et la définition de projets de développement. Mais, cette « européanisation par le bas » reste différenciée et aléatoire du fait de la diversité des modes territoriaux d’action publique : prédominance de logiques d’adaptation aux programmes communautaires en Galice ; réactivation de mobilisations régionales autour du développement local en Bretagne, qui a déjà une longue histoire en termes d’action régionale ; logique de recyclage des dispositifs dans une région Centre à l’identité moins structurée. Les territoires de la mise en œuvre sont bien un niveau clef d’analyse des changements liés à l’intégration européenne.

20L’analyse fouillée de la mise en œuvre territorialisée des politiques publiques conduit aussi à interroger des dynamiques en général placées au cœur des transformations actuelles des politiques publiques en France. Il en va ainsi de l’impact de la décentralisation, questionnée par Hélène Reigner à partir du cas de la politique de « modernisation » du ministère de l’Équipement. Son analyse comparative de trois directions départementales de l’Équipement (Ille-et-Vilaine, Loiret et Yvelines) souligne les permanences du tandem administrations déconcentrées/collectivités territoriales (autrement dit : ingénieurs des Travaux publics et de l’Équipement/élus locaux) en particulier au niveau des communes, qu’elles soient rurales ou urbaines. Au niveau fonctionnel, l’étude des relations entre DDE et collectivités locales montre que pour exister, les premières, à l’exception du contrôle de légalité exercé pour le compte du préfet, ont besoin des collectivités locales : toute l’activité de l’Équipement nécessite désormais leur aval, y compris pour la maîtrise d’ouvrage. Mais, à l’inverse, la force des DDE réside dans leur capacité à faciliter l’action publique locale par une expertise et un savoir-faire dont les collectivités locales, souvent insuffisamment dotées quantitativement et qualitativement de services techniques, ont besoin. L’administration d’État, loin de s’effacer, fait plutôt preuve d’une forte capacité d’adaptation à un contexte institutionnel et politique en pleine transformation.

21Ainsi, l’analyse par la mise en œuvre montre combien la production des politiques publiques, retravaillées au niveau local, ne peut se réduire à une lecture en terme de « fin de l’État » ou de « prééminence du local » ou, à l’opposé, de « retour de l’État », dans la mesure où les recompositions à l’œuvre sont d’une complexité croissante. Cette évolution aux contours flous et fluctuants pose aussi la question de la lisibilité de l’action publique. Cette difficulté conduit à reconsidérer la façon dont les acteurs politiques se saisissent des politiques publiques.

La construction politique de l’action publique

22Les analystes des politiques publiques ont parfois tendance à être prisonniers des rhétoriques politiques sur l’action publique. Cette absence de distance critique conduit à valoriser la dimension du changement et ses effets, plus présumés que vérifiés : que l’on songe par exemple à l’omniprésence de la rhétorique de la modernisation du secteur public, déclinée depuis une douzaine d’années en termes de « renouveau des services publics » puis de « réforme de l’État ». Les répétitions dans les annonces réformatrices invitent à interroger la « compatibilité entre les intentions d’agir et les capacités d’agir » (Bezès, 2000, p. 306), à constater des dynamiques incrémentales, ou encore le renvoi discret des réformes vers des temps plus favorables et des acteurs plus déterminés.

23Les catégories du discours politique font trop souvent l’objet d’une reprise telle quelle dans un certain nombre de travaux, ou en tout cas insuffisamment distante : l’indispensable travail de terrain montre pourtant combien les grandes ambitions peuvent rencontrer la banalité de l’action publique au quotidien, combien l’affichage de nouveaux paradigmes se heurte à l’inscription des acteurs dans un ensemble complexe de contraintes institutionnelles et organisationnelles, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il y ait immobilisme.

24Toutefois, le discours politique mérite l’examen, notamment dans la mesure où il fonctionne dans une logique performative : dire le changement pour le faire exister en quelque sorte. C’est pourquoi plusieurs contributions, jugeant la distinction entre discours et pratiques faiblement heuristique, s’efforcent d’analyser les répertoires cognitifs et argumentatifs dans lesquels puisent les acteurs politiques pour construire et légitimer l’action publique. En s’attachant aux supports discursifs des pratiques politiques, il s’agit aussi de mettre à jour les dynamiques de circulation de mots, d’idées entre différents espaces sociaux et les espaces politiques. L’analyse de ces phénomènes de circulation permet la compréhension de la production politique du changement et de son acceptabilité.

25Ces différentes dimensions sont clairement identifiables dans le cas des questions urbaines qu’analyse Jane Rasmussen dans son chapitre. Plus précisément, elle s’intéresse à la mise en place de zones franches urbaines, dans le cadre du pacte de relance pour la ville annoncé en 1996. Cette mesure a fait l’objet d’une forte mobilisation politique des sommets de l’exécutif pour deux raisons majeures : d’une part, elle s’inscrit dans une rhétorique politique articulée au thème central de la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995, celui de la « fracture sociale », déclinée ici en « fracture territoriale » ; d’autre part, elle permet d’afficher un fort volontarisme politique. Il s’exprime notamment par l’importance de la référence à l’interventionnisme gaullien et une mise en scène médiatique de la décision politique, en particulier à l’occasion de la visite présidentielle à Amiens et de l’annonce à Marseille des mesures par le Premier ministre Alain Juppé, le tout sur fond de dramatisation3. Pourtant, la proposition de création de zones franches urbaines, si elle est fortement portée par l’exécutif, suscite des réticences nombreuses parmi les experts et autres spécialistes des questions urbaines. Jane Rasmussen fournit deux éléments de réponse permettant d’expliquer la mise en place de cette mesure. Tout d’abord, elle met en avant les mécanismes de production politique de l’acceptabilité de la réforme qui s’appuient sur le recours à l’expérimentation et l’enrôlement progressif des élus concernés. Ensuite, elle explique le succès politique du pacte de relance pour la ville par sa capacité à produire une grille d’interprétation renouvelée de la question des banlieues et à recréer un espace pour l’action politique. En mettant en avant des attributions causales simples, fondées sur une lecture économique des problèmes des quartiers « difficiles », et en proposant une solution très lisible, donc facilement imputable à un décideur politique, la rhétorique de l’étatisme libéral des zones franches offre une prise réelle à l’action politique.

26Les processus de construction politique sont tout autant à l’œuvre au niveau local comme le montre, dans une perspective différente, Gilles Pinson à partir de l’analyse de l’élaboration de méta-projets et de projets urbains. À travers ces procédures, la finalité politique est de créer une nouvelle identité collective, urbaine (le « cas limite » de Turin) ou infra-urbaine (le projet Euroméditérannée dans les quartiers nord de Marseille) dans le cadre de structures, qui disposent d’une plus ou moins grande autonomie par rapport au pouvoir politique. L’objectif est de mettre en relation des idées, des institutions, des logiques sociales, autour d’une vision assez cohérente pour recueillir le consensus des parties autorisées au débat. Le méta-projet puis les projets qui le substantialisent, répondent à une injonction faite à divers acteurs urbains de fixer un cadre cognitif. Ils sont la traduction d’interactions, où des acteurs non politiques, au sens où ils n’appartiennent pas aux institutions politiques, sont des supports de la construction d’une identité territoriale rénovée. Par là, Gilles Pinson propose une inversion de perspective : en effet, il s’intéresse plus à la construction politique (par l’action publique) des territoires qu’à la transformation de l’action publique par les territoires. Plus précisément, l’enjeu de sa démarche est de comprendre comment à travers une procédure comme celle du projet sont redéfinies des identités territoriales fondées sur des actions communes et des conceptions partagées. C’est donc bien le processus de construction politique qui est au cœur de l’analyse, processus qui ne se réduit pas au rôle des acteurs politiques et qui mêle étroitement discours sur la ville, sous la forme d’un méta-projet, et action, sous la forme de projets déclinant celui-ci par des opérations urbaines concrètes.

27L’intégration de la construction politique de l’action publique dans la démarche d’analyse rend plus difficile la perception du changement. C’est pour cela qu’il apparaît également nécessaire de distinguer différents niveaux de changement.

La spécification des niveaux du changement

28Trop rarement, en effet, est posée la question de savoir ce qui change précisément dans une politique publique, autrement dit : quelles sont les dimensions du changement ?

29On peut toutefois s’appuyer sur la distinction qu’opère Peter Hall (1993) entre trois ordres de changement clairement hiérarchisés. Le premier ordre correspond à un changement dans le mode d’utilisation d’un outil déjà existant (par exemple utiliser de façon plus restrictive l’outil des taux d’intérêt). Le deuxième ordre correspond à la création de nouveaux outils de politique publique (par exemple la création de la Banque centrale européenne). Enfin, le troisième ordre, le plus important et celui qui conditionne les deux autres, est celui du « paradigme » de la politique publique, c’est-à-dire son orientation générale et les conceptions qui la sous-tendent. P. Hall prend comme exemple le passage de politiques macroéconomiques d’inspiration keynésienne à des politiques macroéconomiques d’orientation monétariste et néoclassique. Ce travail de spécification du changement apparaît tout à fait nécessaire. Toutefois, deux limites à la distinction peuvent être mises en avant. La première est le fait que dans ce cadre d’analyse les trois ordres sont emboîtés de façon très hiérarchisée. Au contraire, les différents ordres de changement ne sont pas nécessairement reliés entre eux et il n’existe pas forcément de claire hiérarchie entre eux. En second lieu, Peter Hall ne prend pas en compte deux autres niveaux de changement qui nous apparaissent parfois déterminants. Il s’agit, d’une part, des changements dans les réseaux d’acteurs (mise en place ou entrée d’un nouvel acteur, affaiblissement ou renforcement d’un acteur…); d’autre part des changements dans les bénéficiaires d’une politique, autrement dit du public d’une politique.

30Les contributions réunies ici montrent bien la grande diversité des niveaux de changement, tout en laissant ouverte la question des rapports entre ces niveaux. Cet aspect peut être notamment discuté à partir de la réforme de la PAC, analysée par Ève Fouilleux. La grille d’analyse de Peter Hall permet de différencier les changements dans le temps. Les mesures mises en œuvre dans les années 1980 correspondent à un changement de premier ordre dans la mesure où l’instrument central (les prix garantis) n’est pas remis en cause. Par contre, la réforme de 1992, en substituant aux prix garantis des aides directes aux producteurs renvoie cette fois-ci à un changement de deuxième ordre. Toutefois, la démarche consistant à spécifier les niveaux de changement ne permet pas de déployer une grille explicative suffisante. C’est pour cela qu’Ève Fouilleux met en avant la nécessité de s’intéresser à trois éléments en particulier : la transformation des interactions entre les différents acteurs (appréhendés en termes d’échanges politiques multi-niveaux), la dimension cognitive (élaboration de nouveaux référents économiques par des experts de l’OCDE et de la Commission, sur la base d’une critique de la politique menée jusque-là), et la dynamique temporelle (ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique du fait des négociations du GATT)4.

31Les contributions rassemblées ici présentent donc autant d’exemples d’opérationalisation empirique de démarches permettant d’analyser le changement dans ses différentes dimensions, tout en s’inscrivant dans le cadre des débats sur l’interprétation des transformations actuelles des politiques publiques en France.

L’action publique entre changement et recomposition

32Pour cela nous partirons de deux grands types de lectures de ces mutations actuelles des politiques publiques en France. Une première grille de lecture met l’accent sur l’hégémonie croissante de la logique de marché qui prendrait le pas sur l’interventionnisme étatique caractéristique des années 1960. Cette libéralisation des politiques publiques s’accompagnerait d’une montée en puissance des acteurs privés dans l’action publique, de plus en plus souvent appréhendée à travers la notion de gouvernance. La seconde grille de lecture est centrée sur la complexité croissante des politiques publiques, liée en particulier à la multiplication des niveaux d’action (locaux et transnationaux) et au passage progressif de politiques sectorielles à des politiques plus transversales. Cette double dynamique déboucherait sur l’émergence de nouveaux acteurs pertinents des politiques publiques et sur l’affirmation de nouveaux modes de production de l’action publique, en particulier sur la base du contrat.

33Les études de terrain présentées ici conduisent à nuancer assez significativement ces deux grilles de lecture, plus complémentaires qu’antagonistes, en mettant au jour des inerties, des permanences, des continuités qui se mêlent aux indéniables changements à l’œuvre.

Les limites de la libéralisation et de la privatisation des politiques publiques

34Deux types de travaux se sont intéressés à la libéralisation (au sens d’introduction de normes et de mécanismes de marché) et à la privatisation (c’est-à-dire la substitution d’acteurs publics par des acteurs privés) des politiques publiques en France. Il s’agit tout d’abord de travaux centrés sur la dimension cognitive (Muller, 2000). Ils insistent sur le poids croissant de la référence aux normes de la libre concurrence, des principes économiques inspirés par la doctrine néoclassique et monétariste conduisant au rejet de l’intervention de l’État et à l’imposition de politiques économiques dites « d’austérité compétitive ». Le principe de compétitivité serait ainsi devenu l’alpha et l’oméga des politiques publiques ce qui entraînerait l’omniprésence des principes liés au marché.

35Cette lecture, qui a aussi le mérite de chercher à expliquer l’imposition du référentiel du marché, notamment par le poids croissant d’acteurs transnationaux qui véhiculent ces normes, en particulier la Commission européenne, et par le rôle spécifique des « économistes d’État » au niveau de l’administration économique (Jobert et Théret, 1994), est d’une indéniable pertinence pour les politiques macroéconomiques ou la libéralisation des grands services publics en réseaux (télécommunications, transports, poste, énergie, audiovisuel…). Elle est cependant beaucoup plus problématique quand on s’intéresse aux politiques sociales. Certes, dans la littérature internationale, on trouve des analyses qui mettent en avant la libéralisation et la privatisation de l’État providence, que ce soit en termes de retrait de l’État providence (Pierson, 1994) ou en termes d’avènement d’un «Shumpetarian Workfare State » soumis aux exigences de compétitivité des entreprises (Jessop, 1994), mais celles-ci sont loin d’être entièrement convaincantes pour la France.

36Dans le cas, particulièrement intéressant, de la politique de prise en charge des personnes âgées dépendantes analysée ici par Thomas Frinault, on voit bien que la logique qui s’affirme depuis les années 1990 est celle de la définition d’un nouveau risque dans le cadre du système de protection sociale. Même si, à la différence de l’Allemagne, il n’y a pas eu de création institutionnelle d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale, les mesures adoptées, et surtout la loi votée en 2001 prévoyant la mise en place une Allocation personnelle d’autonomie, correspondent bien à une extension continue de la couverture, par un système de solidarité collective, de la dépendance des personnes âgées, qui rompt clairement avec l’Aide sociale classique. Les conseils généraux gèrent en effet aujourd’hui une prestation présentant la plupart des caractéristiques qu’aurait eues un nouveau risque de Sécurité sociale. Quant à la loi Besson, qui affirme un droit au logement en faveur des personnes très défavorisées, elle est à resituer, comme le fait Valérie Sala Pala, dans le cadre plus large de divers dispositifs contre l’exclusion correspondant à une extension des droits sociaux : Revenu minimum d’insertion, Couverture maladie universelle… Elle correspond aussi à une tentative de réponse aux dysfonctionnements du marché du logement, apparus avec sa libéralisation à la fin des années soixante-dix.

37L’interprétation est toutefois plus ambiguë pour l’un des enjeux sociaux clefs de la période actuelle, à savoir celui des banlieues qui concentrent bon nombre de problèmes : emploi, exclusion sociale et spatiale, délinquance, santé… Les multiples tentatives de prise en charge de ces questions, dans le cadre de la « politique de la ville » notamment, ne se laissent pas réduire à une grille de lecture simple et unique. Certes, la mise en place des zones franches urbaines en 1996 semble de prime abord signifier l’avènement d’une logique libérale. Mais, l’analyse fine qu’en fait Jane Rasmussen montre qu’elles portent bien plus la marque du volontarisme étatique. En effet, la proposition s’inscrit dans une rhétorique politique d’inspiration très étatiste, dans la lignée du discours de campagne électorale de Jacques Chirac, comme le souligne l’expression, souvent reprise, de « plan Marshall des cités ». Il y a là clairement un décrochage avec la thématique libérale, très présente dans le projet de création de zones d’entreprise lors de la première cohabitation, au profit d’un appel à une intervention forte de l’État, placé sous les mânes de l’héritage gaullien.

38Ces nuances importantes valent y compris pour le niveau européen, pourtant souvent mis en avant comme un facteur clé de libéralisation des politiques publiques. C’est ce que montre Ève Fouilleux à propos de la Politique agricole commune. Contrairement aux analyses réductrices de certains, il paraît difficile de parler dans ce cas d’avènement du référentiel du marché à la suite de la réforme de 1992 : celle-ci n’a pas concerné tous les produits agricoles (essentiellement les grandes cultures) et n’a pas rompu avec une logique de subventions publiques puisque des compensations intégrales sous la forme d’aides au producteur ont été mises en place ; enfin une nouvelle logique agri-environnementale commence à poindre, si ce n’est en pratique, du moins dans les discours.

39La deuxième grille de lecture en termes de libéralisation et de privatisation met plutôt l’accent sur le rôle croissant joué par des acteurs privés, en particulier les entreprises. Si les privatisations, au sens propre du terme, n’ont pas suscité des travaux très nombreux dans le cas de la France, il n’en va pas de même pour les analyses des politiques publiques locales. C’est en effet aux niveaux territoriaux infra-nationaux (urbains et régionaux en particulier) qu’a été développée, en France, une problématique en termes de gouvernance (Le Galès, 1995a, 1999) qui met l’accent sur la participation croissante des acteurs privés à la régulation publique territoriale.

40La dimension de la gouvernance urbaine apparaît nettement pour les projets urbains qu’analysent Gilles Pinson (dans les cas de Turin et de Marseille) et Antoine Vion (dans les cas de Lille et de Rennes). Des acteurs économiques privés sont étroitement associés à la définition, non seulement d’opérations concrètes, mais aussi d’objectifs plus généraux et à long terme de l’activité urbaine. Cette association est particulièrement nette dans le cas turinois, où les présidences des groupes de travail sont confiées à des acteurs socioéconomiques privés, ce qui a fortement contribué à leur mobilisation, incarnée par la figure d’Andrea Pininfarina. Le méta-projet urbain a pour fonction de reconstruire une identité collective sur une base à la fois territoriale et économique, puisque la réflexion est axée sur la question de l’insertion des activités locales dans la compétition internationale. Dans les cas français présentés dans ces deux chapitres, la participation des acteurs économiques privés s’effectue surtout dans le cadre de la réalisation de grandes opérations d’aménagement conduites pour valoriser l’accélération des connexions avec le Bassin parisien (gares TGV en particulier) et les grands aéroports internationaux, ainsi que par la construction de quartiers d’affaires internationaux (Euralille, Euroméditerrannée…).

41On ne peut pas non plus ignorer l’intervention des groupes privés d’entreprise urbaine dans plusieurs domaines (câble, chauffage urbain, eau, gestion des parkings, transport, eaux, traitement des déchets, etc.), à partir d’un plus grand appel au marché et à la délégation de services publics par les élus locaux des grandes villes, depuis le début des années quatre-vingt. « En raison de leur taille, de leurs ressources financières et humaines, de la connaissance très précise des problèmes que leur donnent leurs interventions en de nombreux sites, les grandes entreprises urbaines deviennent coproductrices de l’action publique urbaine » a constaté Dominique Lorrain (1995b, p. 200). Toutefois, on peut se demander si cela ne s’inscrit pas davantage dans des mécanismes de régulation, « mécanismes d’organisation et de contrôle des marchés par la puissance publique » (Lorrain, 1998, p. 87) que de gouvernance, alors que le pouvoir des élus locaux s’est fortement accru depuis le début des années quatre-vingt5. Ainsi dans un secteur comme celui du logement social étudié par Valérie Sala Pala à Rennes et à Brest les réseaux d’acteurs sont bien des réseaux publics, autour de trois pôles : le pôle politique des mairies, le pôle para-public des opérateurs HLM, et le pôle administratif de l’action sociale (département et services de l’État).

42D’ailleurs, les entreprises peuvent ignorer les injonctions à participer à une politique publique, comme cela a été le cas pour la politique de la ville : les acteurs privés, convoqués pour « refaire la ville », censés être alléchés par des avantages fiscaux (impôts) et sociaux (cotisations), n’ont guère répondu présents. La chronique de l’échec annoncé des zones franches dont parle Jane Rasmussen est tout à fait exemplaire à cet égard.

43Cette relative permanence du jeu d’acteurs au niveau urbain ressort plus clairement encore dans une mise en perspective comparative : le cas de Turin apparaît bien plus proche de la figure de la gouvernance que les cas français présentés ici. Pour Marseille, Gilles Pinson souligne que reste quasi inentamé, loin des schémas en termes de gouvernance, le poids des médiations du pouvoir politique qu’amplifie une pratique très clientélaire et notabiliaire du métier d’élu local. Antoine Vion préfère, quant à lui, parler de gouvernement urbain pour caractériser les modes actuels de régulation des grandes villes françaises, du fait notamment du poids renforcé des maires et plus largement des élus locaux. De la même façon, à partir d’une comparaison France (Lille/Rennes)/Royaume-Uni (Leeds/Southampton), Alistair Cole (1999) a insisté sur les limites de la notion de gouvernance pour ce qui concerne la France : il met ainsi en avant la part plus importante des prérogatives publiques, les phénomènes de leadership politique, la place essentielle du droit et des administrations publiques, autant de facteurs plus favorables à une certaine personnalisation du pouvoir politique et à la récurrence d’un phénomène notabiliaire qu’à l’émergence de pratiques de gouvernance aux plans institutionnel, économique et social.

44Par ailleurs au niveau départemental, Hélène Reigner observe, par exemple, la faible concurrence apportée aux DDE par les bureaux d’études privés pour ce qui concerne les travaux publics. Des effets d’inertie, des effets techniques (un savoir-faire solidement établi), des effets coûts (des prestations « masquées », à titre gracieux, des honoraires inférieurs au privé pour le reste), des effets de sécurité technique et juridique (il est difficile pour une DDE de plaider le caractère irrégulier de ce qu’elle a contribué à réaliser) l’expliquent largement.

45Si les analyses en termes de gouvernance peuvent donc être discutées, il n’en reste pas moins qu’elles renvoient à une transformation significative des politiques publiques, à savoir la multiplication des acteurs pertinents ce qui contribue fortement à remettre en cause la centralité des acteurs étatiques, trait pourtant longtemps caractéristique du « modèle français de politiques publiques », sous la forme de l’existence de corporatismes sectoriels incarnés par des grands corps de la haute fonction publique.

Quand l’ancien se mêle au nouveau

46Cette question de la place de l’État est au cœur d’un deuxième ensemble de travaux sur les changements de l’action publique en France. Deux aspects sont en général mis en avant : d’une part la perte de centralité de l’État du fait de la double logique d’européanisation et de décentralisation qui s’affirme en France depuis les années 1980 ; d’autre part la remise en cause des secteurs de politiques publiques fortement institutionnalisés, sous l’effet de la transversalité accrue des enjeux dont ont à se saisir les acteurs publics. Cette lecture paraît également réductrice et peut être nuancée à l’appui des enquêtes de terrain réunies ici.

47Dans bon nombre de travaux publiés sur les politiques publiques locales, la focalisation sur le rôle croissant des acteurs locaux au détriment des acteurs étatiques est importante. L’État est alors présenté comme en retrait ou en recul. Or, les travaux qui portent ici sur les politiques territoriales mettent au contraire en avant les fortes capacités d’adaptation des acteurs étatiques.

48C’est notamment le cas pour les directions départementales de l’Équipement. Hélène Reigner montre que des mutations sont possibles de la part des services de l’État, en relation avec l’évolution de leurs partenaires. Les trois quarts des effectifs du ministère de l’Équipement sont en effet regroupés au sein des DDE, avec un maillage serré du territoire (une subdivision en moyenne pour trois cantons) et autour de fonctions diverses : maîtrise d’œuvre pour le compte des départements et des communes (en même temps que pour l’État), conseil auprès des collectivités (urbanisme), mise à disposition en matière de permis de construire (pour les communes). Il s’agit plus d’adaptation que de changement radical dans le cadre d’une évolution territoriale induite par les réformes de 1982-1983.

49Romain Pasquier, quant à lui, présente les stratégies territoriales de l’État central en France (tout comme en Espagne) visant à créer de nouveaux territoires (les « pays » et les « comarcas » en l’occurrence) afin de se les approprier et d’affaiblir ainsi d’autres territoires locaux plus autonomes, ici les départements, au-delà des Pyrénées les régions (les communautés autonomes). On peut aussi rappeler que dans le système français, l’État a le quasi monopole des ressources juridiques. L’État dispose toujours de ressources politiques exclusives, tel l’emploi de la force qu’il n’entend pas partager avec les villes. Il a le quasi monopole des ressources normatives, qu’il affecte de nouvelles compétences aux collectivités territoriales mais en les encadrant fortement, conditionnant ainsi le jeu des acteurs locaux6, ou qu’il décide unilatéralement de supprimer la part régionale de la taxe d’habitation comme il l’a fait en mars 2000. Il paraît donc difficile d’évoquer pour la France un fédéralisme insidieux.

50De même, le volontarisme étatique continue à s’afficher comme l’illustre par exemple la décision de Jacques Chirac, au début de son mandat présidentiel, d’infléchir la politique de la ville, au travers des zones franches, et ce, contre l’avis même des « spécialistes » de la politique de la ville (Jane Rasmussen). Elle traduit le poids toujours prégnant de l’exécutif présidentiel dans la fabrique des politiques publiques en France, notamment au lendemain des opportunités offertes par des victoires politiques (Keeler, 1993).

51Le passage du sectoriel au transversal peut lui aussi être discuté. Certes, des thèmes nouveaux, définis comme transversaux, sont apparus avec depuis une quinzaine d’années7. Des politiques telles que la politique de la ville, pensée dans le cadre de nouvelles politiques urbaines (Gaudin, 1993), l’aménagement du territoire et le développement local, les questions d’environnement, etc., posent des problèmes qui ne sauraient être réduits à des découpages sectoriels et se traduisent par de nouveaux modes d’action. Pourtant le changement paraît limité pour ce qui concerne l’action publique. La nouveauté tient souvent plus à l’insistance sur de nouveaux objectifs et de nouvelles manières de définir l’action publique, alors qu’un traitement sectoriel des problèmes, ou pour le moins très technique, reste souvent prédominant.

52Ainsi, en matière sociale, le mouvement de sectorisation, appuyé par une distinction entre ce qui relève du sanitaire et ce qui relève du social, a été peu affecté par la territorialisation. Celle-ci ne la supprime pas, même si elle peut apporter un certain dépassement du schéma linéaire par plus de coordination comme le montre le traitement de la dépendance des personnes âgées analysé par Thomas Frinault. Mais, la diversité des logiques à l’œuvre peut aussi restreindre le changement comme dans ce cas, du fait d’un souci de limiter la dépense (préoccupations de développement économique) et de la prégnance des logiques professionnelles (notamment pour les professions de santé).

53Dans le domaine culturel, le poids des corporatismes professionnels, par nature réticents à des logiques transversales, est prépondérant ; les politiques de l’art contemporain, ici analysées au travers de la genèse du Centre d’art moderne Georges Pompidou (Laurent Fleury), sont bien l’affaire de spécialistes, dont l’horizon est international. Par ailleurs, l’échec pratique des rhétoriques sur la démocratisation de la « culture cultivée », tant l’offre fait abstraction des nécessaires éducations à la réception de l’œuvre artistique (Urfalino, 1997), la non-rencontre entre politique de la ville et politique culturelle, ou encore l’impossible dépassement par le politique des paradigmes élitistes des directeurs d’établissements culturels (Blanche Youinou-Le Bihan) ne laissent guère entrevoir de transversalité en la matière.

54Au demeurant, les élus locaux, confrontés à la logique sectorielle des services de l’État peinent dans un travail de médiation, articulant une légitimité managériale de production de nouvelles politiques publiques et une légitimité politique renforcée depuis les années quatre-vingt (Muller, 1998). En outre, comme le soulignent Gilles Pinson pour Marseille et Romain Pasquier au niveau régional, la logique clientéliste contrôlée par des notables locaux reste forte et limite la portée des changements impulsés par d’autres acteurs.

55Ainsi, ni la décentralisation ni la construction communautaire ne laminent l’État, tout en l’obligeant à plus d’action collective (Duran et Thoenig, 1996), dans la mesure où le cercle des acteurs s’est en effet élargi avec les villes, divers regroupements intercommunaux, mais aussi, les départements et les régions, ainsi que les entreprises. De nombreux observateurs insistent de ce fait sur l’importance du partenariat et de la contractualisation. Il y aurait de la négociation, « là où on distinguait jusqu’alors injonction et décision. L’exemple vient à l’appui d’une requalification plus générale des modes d’action de l’État, en grande partie commune aux acteurs et aux analystes, qui met plus qu’auparavant l’accent sur les outils et les dispositifs de l’intervention publique que sur les finalités » (Renard, 2000, p. 12). On peut toutefois se poser la question suivante : jusqu’où l’insistance sur le contractuel rencontre-t-elle la réalité, et ne traduit pas aussi un imaginaire politique et/ou un programme ?

56Certes, « démarches contractuelles, médiations et partenariat sont donc censés contribuer à optimiser le travail administratif, à décloisonner les genres, à individualiser les rapports avec l’usager » (Gaudin, 1999a, p. 13). Dans les administrations locales, une tendance managériale, au demeurant inégale, la montée d’une expertise technique qui n’est plus le monopole des services de l’État, ont produit d’indiscutables évolutions et favorisent ce type d’évolutions. En matière d’environnement, Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis (1998) ont souligné le développement des politiques procédurales par opposition aux politiques substantielles, sous la forme de la mise en place territoriale d’instruments de connaissance, de délibération et de décision peu finalisées a priori. On peut aussi, à nouveau, donner l’exemple de la politique de la ville et de son « répertoire du quartier » (Gaudin, 1999a) qui a contribué à inventer des pratiques plus ouvertes sur l’environnement institutionnel et sociétal, non sans discernement toutefois de la part des élus locaux, soucieux d’appropriation et de retour en légitimation.

57Pour ce qui concerne la négociation des contrats de plan État-Région (CPER), en particulier ceux de « la 3e génération » (1994-1999), Marc Leroy (1999) a bien montré, à partir d’une démarche de sociologie financière, que l’affichage en termes d’action publique conventionnelle, autour de référentiels partagés de contractualisation, de planification et de territorialisation, censés mettre à égalité État et régions dans la sélection des priorités territoriales, est confronté à des régulations financières qui peuvent s’en éloigner : l’État cherche aussi à imposer ses règles du jeu, tant par l’affirmation d’un « noyau dur » que financent les deux parties8 qu’en recourant à des règles de négociation des crédits en réalité floues et occultes. Celles-ci contredisent pour partie les principes officiels, en particulier en terme de péréquation en faveur des régions pauvres (compte tenu du potentiel fiscal, du taux de chômage et des variations d’emploi) et de sélection des actions à financer, en réalité influencée par le jeu financier des ministères, cherchant à assurer la pérennité de chapitres budgétaires qu’ils maîtrisent et à contourner ainsi les rigueurs de l’annualité budgétaire. Pourtant, si on est loin de « la vision angélique de la contractualisation comme cadre parfaitement adapté de la mise en cohérence des politiques publiques sur le territoire » (Leroy, 2001, p. 20), les régions dont le poids financier, politique et technique s’est renforcé sont devenues plus majeures dans la négociation9.

58C’est donc finalement l’incertitude qui domine tant au niveau de l’analyse que des politiques publiques elles-mêmes. C’est pour cela qu’il faudrait plutôt parler du passage d’une situation où un référentiel, c’est-à-dire une représentation cohérente des problèmes comme des solutions, domine à une situation où le sens de l’action publique est beaucoup plus ouvert et ambigu, en particulier du fait de la fragmentation des acteurs. Du coup, le changement résiderait moins dans le passage d’un référentiel à l’autre (pour faire vite de la modernisation au tournant néolibéral) que dans l’absence de référentiels clairement établis : les conceptions seraient en perpétuelle (re) négociation, ce qui produirait de l’incertitude dans les conceptions sous-tendant l’action. Il nous paraît en effet que, pour nombre de politiques, l’analyse de P. Lascoumes (1994, 1996) peut être adoptée. Dans le cadre d’une perspective renvoyant au «transcodage10 », ce ne sont pas tant des médiateurs donnant un sens cohérent et clair qui interviennent que des « opérateurs diffus », au statut hétérogène. Aussi, il peut être profitable de mener dans l’analyse de politiques publiques une réflexion en termes d’intégration d’activités hétérogènes, de « recyclage » de pratiques établies, d’hybridation d’éléments anciens et nouveaux.

59Aussi, un tel constat invite les chercheurs en politiques publiques à réfléchir à la nécessité de caractériser au mieux la pluralité des niveaux pertinents d’action publique, la multiplication des acteurs et un sens de plus en plus flou.

Les enjeux de l’analyse d’une action publique hybride

60À la lumière des travaux présentés dans les chapitres qui suivent, trois enjeux pour l’analyse se dégagent donc : la prise en compte des différents niveaux de l’action publique tant infra-nationaux que supra-nationaux ; les interactions entre des acteurs multiples ; la construction du sens de politiques publiques aux contours brouillés.

61La multiplication des niveaux d’action publique rend nécessaire des cadres analytiques permettant de les intégrer, en allant du local à l’international. De ce point de vue plusieurs pistes sont creusées dans cet ouvrage. Elles partent toutes d’un examen critique d’outils existants. C’est ce que fait Antoine Vion à partir d’une réflexion sur la notion d’internationalisation, généralement utilisée pour désigner un élargissement des cadres d’expériences dans l’ordonnancement des activités économiques et sociales. Il propose de ne pas se limiter aux phénomènes de circulation des biens, en particuliers matériels (produits, argent, individus…) en intégrant la dimension des échelles de valeurs, permettant d’évaluer différemment des réalisations publiques. Ce déplacement facilite l’étude du processus d’internationalisation à des niveaux divers (notamment le niveau local souvent délaissé) en prenant en compte les phénomènes de recomposition des rôles sociaux, qui renvoient à la redéfinition des finalités de l’action collective, dans un cadre de plus en plus internationalisé. C’est cette démarche qui permet à Antoine Vion d’étudier l’internationalisation du gouvernement des villes comme un processus à la fois institué et instituant. Il ne s’agit plus seulement de considérer l’internationalisation comme une variable explicative mais aussi de l’analyser comme un processus, à la fois facteur et composante du changement.

62On retrouve ce souci dans le chapitre d’Ève Fouilleux qui part d’une critique des principaux outils d’analyse du changement dans les politiques publiques (la path dependance, les niveaux de changements, les changements de coalition dominante…). Ces outils, s’ils apportent des éclairages intéressants sur les transformations des politiques publiques, sont à la fois statiques (tentation forte de la typologie des formes de changement et de la topologie des lieux de changement) et monocausaux (en privilégiant un seul facteur de changement). En s’appuyant sur les notions d’échange politique et de forums de politiques publiques qui permettant de prendre en compte l’impact de la production des idées, elle construit un modèle dynamique, à partir des échanges politiques et des controverses multi-niveaux (international, européen, national…) dans des conjonctures particulières (le nouveau round de négociation des accords du GATT dans le cas de la réforme de la PAC de 1992). Il s’agit donc d’appréhender des interactions d’acteurs multiples, liés à des forums de production d’idées auxquels ils sont plus ou moins réceptifs, de manière contextualisée. De ce fait, Ève Fouilleux analyse la réforme de la PAC non pas comme une rupture mais comme un processus dynamique qui a ses origines dans les années 1980 et qui entraîne une redéfinition du mode de régulation d’une politique devenue transnationale.

63Un enjeu central de l’analyse est donc aussi celui de la compréhension des interactions entre des acteurs multiples situés à des niveaux différents, à partir d’outils pluridimensionnels. La notion d’européanisation en fait également partie comme le souligne Romain Pasquier, à condition de ne pas l’appréhender dans une perspective top-down centrée sur les logiques d’adaptation des acteurs nationaux et infra-nationaux à des règles et des normes d’action publique définies par les institutions de l’Union européenne. Il convient plutôt de partir des logiques d’appropriation, de socialisation mutuelle et d’apprentissage, à l’œuvre au niveau infra-national dans le cadre de politiques publiques, qui sont loin de se réduire à la mise en œuvre de politiques communautaires. La notion d’apprentissage connaît aujourd’hui un succès grandissant (De Maillard, 2002), car elle permet à la fois de rendre compte de processus formels et informels, de mettre au cœur de l’analyse les effets des interactions d’acteurs multiples et de s’inscrire dans une perspective dynamique puisque l’apprentissage est un processus qui se comprend dans une temporalité de moyen, voire de long terme. Il n’est donc pas étonnant que les processus d’apprentissage soient mis en avant sur des objets aussi différents que la définition de projets urbains (Gilles Pinson), la prise en charge des personnes âgées dépendantes (Thomas Frinault) ou les politiques de développement territorial (Romain Pasquier). En effet, dans tous ces cas, des changements sont à l’œuvre avant tout du fait de la multiplicité d’interactions entre des acteurs diversifiés, et réitérés dans le temps.

64Cette plasticité et cette labilité des politiques publiques rendent, enfin, plus difficile la prise en compte de la dimension cognitive, puisque les outils habituels de cette approche (notion de référentiel, de forum, de médiateur…) ont été construits pour des politiques clairement identifiables et au sens fortement structuré. Comme le montre Jane Rasmussen, ils sont inadaptés pour l’analyse d’une politique telle que la politique de la ville, peu stabilisée, aux logiques multiples, fluctuantes et contradictoires, donc par là fortement bricolée11. Elle propose pour cela un cadre d’analyse reposant sur les notions de publicité et d’espace public permettant de prendre en compte la façon dont les arènes publiques se transforment et se reconfigurent, ainsi que les différentes modalités de circulation des normes et des discours entre des arènes de différents types (politiques, administratives, médiatiques, scientifiques…). Il en résulte un intérêt accru pour la légitimation des politiques publiques, souci que l’on trouve également dans la contribution de Patricia Loncle-Moriceau. Elle explique la croissance continue des actions des autorités publiques en direction des jeunes, non seulement par le caractère captif de ce public mais aussi (et surtout) par la plus value, en termes de légitimation politique, qui en résulte.

65Les contributions rassemblées ici ont donc pour souci commun de chercher à appréhender la complexité et l’incertitude croissante des politiques publiques en France, en s’appuyant sur des démarches et des outils d’analyse renouvelés.

66Le « refroidissement théorique » et le retour au terrain préconisés ici apparaissent comme un moyen de préciser les démarches d’analyse permettant d’appréhender le changement ; de mettre en avant le caractère profondément hybride de l’action publique qui mêle aujourd’hui étroitement éléments anciens et nouveaux ; enfin de bâtir des outils analytiques opérationnels, afin de saisir les politiques publiques comme des processus d’interactions de plus en plus complexes d’acteurs divers à des niveaux multiples. Saisir la pluridimensionnalité de ces interactions apparaît aujourd’hui comme un des défis majeurs de l’étude des politiques publiques.

Notes de bas de page

1 Le Centre de recherches administratives et politiques, Unité mixte de recherche du CNRS, est également rattaché à l’université Rennes 1 et hébergé par l’Institut d’études politiques de Rennes, la faculté de droit et de science politique de l’université Rennes 1 et l’IREIMAR (fédération de recherche des laboratoires CNRS de sciences sociales de Rennes 1).

2 Les colloques qui se sont tenus à l’automne 2000 à Amiens (sur l’historicité des politiques publiques) et à Grenoble (sur les sciences du gouvernement) offrent un bon aperçu du dynamisme des travaux français sur la socio-histoire des politiques publiques. Il ne faudrait pour autant parler trop rapidement de « spécificité » française en la matière : aux États-Unis le courant du néo-institutionnalisme historique a suscité de nombreuses recherches et en Allemagne le développement de l’histoire sociale a favorisé un questionnement sur l’émergence historique des formes d’intervention de l’État.

3 Le recours à tout un vocabulaire médical alliant diagnostic alarmiste, compassion et remèdes est significatif de cette dramatisation.

4 L’impact de la combinaison de ces différentes variables (constat d’échec de la politique menée, élaborations de conceptions alternatives, recomposition des interactions d’acteurs et conjoncture favorable) pour expliquer le changement est loin d’être propre à ce secteur, comme le montre l’exemple des réformes des systèmes de protection maladie dans les années 1990 (Hassenteufel, 1998).

5 « Dans l’actuel système de gouvernement urbain, le principe d’intégration repose sur quatre hiérarchies : l’État, la mairie, l’institution de deuxième degré, les groupes de services urbains » (Lorrain, 1998, p. 92).

6 Par exemple en matière éducative (Fontaine, 1992) et dans le secteur de la formation professionnelle (Lamanthe et Verdier, 1999).

7 Le cas de la politique de jeunesse, analysée par Patricia Loncle-Moriceau, nous rappelle aussi que la sectorisation n’est pas le fait de toutes les politiques publiques, puisque ici nous avons l’exemple d’une politique publique qui, historiquement, n’est jamais parvenue à véritablement s’institutionnaliser en secteur d’intervention de l’État.

8 Ce « noyau dur » (par opposition à un noyau « souple » ou « mou » plus ouvert à la discussion et aux demandes des régions) représente 75 % (en moyenne) des financements de la 3e génération des CPER. Il a pu d’ailleurs rencontrer l’attente des régions, comme ce fût le cas en matière d’infrastructure routière (environ 40 % des enveloppes financières).

9 Cela s’est précisé lors de la négociation de la 4e génération des contrats de plan (2000-2006). Il y a d’ailleurs lieu ici de distinguer des crédits d’État consacrés à ses priorités (95 MDS) et ses crédits correspondant à un « volet territorial » (10 MDS annoncés, finalement 25 MDS accordés à la suite des protestations des régions), plutôt destinés aux priorités de celles-ci et dont pourront bénéficier de nouveaux partenaires comme les agglomérations et les pays, outils privilégiés d’une réforme de l’architecture du territoire (lois Voynet et Chevènement de 1999).

10 Cette notion se rapproche de celle de « traduction » utilisée par M. Callon (1986).

11 La dimension du bricolage a été mise en avant pour d’autres politiques emblématiques de la période contemporaine, notamment la politique de lutte contre le chômage (Garraud, 2000).

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