Postface. À la recherche des élites politiques « méditerranéennes »
p. 713-720
Texte intégral
1Le programme de recherche – « Identités et cultures en Méditerranée. Les élites politiques de la Révolution française à la Ve République » – dont cet ouvrage est l’un des aboutissements avait pour objectif d’analyser la formation et les caractéristiques de ce groupe, aux contours forcément variables dans le temps, qui a présidé aux destinées du vaste espace couvrant les départements des actuelles régions de Corse, d’Occitanie et de Provence-Alpes-Côte d’Azur, sans négliger l’Algérie coloniale. Le projet était d’autant plus ambitieux qu’il ne voulait pas se limiter au seul domaine de leur action publique. Dans la lignée d’une histoire politique renouvelée, ses initiateurs entendaient aborder aussi tous les aspects sociaux et culturels du vaste corpus concerné par une enquête qui s’étendait sur plus de deux siècles. Mais parvenir à répondre à tous les questionnements du départ relevait de la gageure. Il aurait fallu davantage de forces et de temps pour remplir toutes les cases de ce programme. Il aurait fallu aussi disposer d’études ayant les mêmes ambitions sur d’autres espaces politiques français, qui permettent donc l’analyse comparée et puissent faire ressortir d’éventuelles spécificités. Ces limites étant posées, à cette échelle, et même si les comparaisons tentées ici sont partielles et les questions en suspens nombreuses, le lecteur a pu vérifier combien le travail conduit dans le cadre du programme ICEM n’en avait pas moins été fructueux. Il constitue, me semble-t-il, une œuvre marquante pour l’histoire contemporaine de la France considérée comme « méditerranéenne ».
2On peut évidemment s’interroger sur le cadre géopolitique choisi. Distinguer cet ensemble, c’est postuler qu’il possède bien une certaine unité. La question est de savoir sur quoi se fonde cette unité. Or, en dépit de son étiquetage, ce n’est pas sur la mer Méditerranée qu’elle repose, puisque ce qui ressort de l’analyse des discours des élus de ces régions, c’est surtout son absence, sauf, évidemment, chez les Marseillais. En fait – et ce n’est pas une découverte – la mer tient peu de place dans les préoccupations des habitants de ces régions et dans celles de leurs élus, hors sur la mince frange littorale. Non que son importance économique soit négligeable puisque les activités qu’elle génère irriguent, via quelques ports, Marseille surtout, l’ensemble de la zone, mais la plupart de ses habitants jusqu’à une date récente lui tournent le dos, y compris lorsque les localités où ils résident en sont peu éloignées. Comme on le sait et comme on en a ici la confirmation, les « Méditerranéens », citadins ou ruraux, sont d’abord des « terriens » dont les racines se situent dans les arrière-pays. Les régions concernées par l’enquête n’en sont pas moins ouvertes, parcourues de voies de larges et anciens passages, mais leurs bases, y compris politiques, se trouvent dans les bassins, les collines, les vallées, les massifs qui cloisonnent leurs horizons et qui les fragmentent de part et d’autre des piémonts qui séparent basses et hautes terres. Ces hautes terres sont montagneuses. Leur « méditerranéité » peut intriguer si l’on ne considère que les contrastes de relief constituent un élément de géographie sociale et de géopolitique commun à tout l’espace méditerranéen. Si l’ensemble de ces régions partage une caractéristique, c’est peut-être moins dans la proximité de la mer que dans le tissu des relations (et des dépendances) nouées entre hauts et bas pays qu’elle se trouve, y compris sur le plan politique1.
3L’unité de cet ensemble « méditerranéen » ne réside pas non plus dans la revendication politique, même s’il fut un temps où le courant occitaniste a appelé à « décoloniser » la France avec, d’ailleurs, un succès très inégal2. Quels que soient les sentiments – ou les ressentiments – que citoyens et élus de ces régions ont pu exprimer, voire cultiver, à l’égard de « Paris » (entendons, du pouvoir central), quel que soit le sentiment profond de leurs identités, aucune revendication d’autonomie politique, aucune remise en cause du cadre national n’a surgi des régions du Midi et, encore moins, ne les a unies. Jules Sion faisait déjà remarquer dans l’entre-deux-guerres qu’il n’y avait pas à redouter de ce côté l’émergence d’une revendication séparatiste même s’il lui paraissait évident « qu’un jour se constitueront à côté ou à la place des départements des groupements de pays unis par la solidarité du travail, comme ceux qu’esquissent les chambres de commerce dans leurs fédérations ». Pour lui, « ce qui paraît résulter de ce mouvement, c’est la création de régions méditerranéennes, et non d’une région méditerranéenne. Provence, Languedoc, Roussillon, Corse divergent par leurs ressources et leurs intérêts. Aucune contrée n’est disposée à accepter la primauté d’une autre, ni même une étroite solidarité, de même que les rivalités de villes, toujours si vives, empêchent Marseille de jouer pleinement le rôle d’une capitale régionale3 ». La propension au campanilisme est effectivement l’un des traits politiques les plus souvent soulignés dans l’histoire des terres qui bordent la Méditerranée avec, en général, une référence obligée aux cités-États italiennes. Dans la France du Sud, sans doute, cette tentation est-elle plus sensible dans certaines zones, le pays niçois par exemple, où elle a été régulièrement entretenue par les élites politiques locales. Mais on trouvera partout nombre de communes, grandes ou petites, où les élus ont l’habitude d’user de l’identité locale comme justification pour défendre leur pouvoir en s’opposant régulièrement aux « autres », les « autres » commençant le plus souvent à la localité voisine. S’agit-il pour autant d’un marqueur « méditerranéen » ?
4Dans ces régions où prévaut majoritairement la tradition républicaine, la conception de la Nation agrège les différences, unit des populations diverses ; elle n’entretient pas le séparatisme4. Lorsqu’une Ligue du Midi se constitue en 1870, c’est pour défendre la France, même si d’aucuns soupçonnent son patriotisme, inaugurant ainsi une certaine défiance à l’égard des Méridionaux. En tout cas, les évolutions divergentes – depuis longtemps – des Catalogne Sud et Nord sont, sur ce plan, révélatrices, bien que, depuis peu, la Corse fournisse un contre-exemple (relatif). À cette faiblesse des régionalismes, correspond d’ailleurs le peu d’intérêt politique porté à la question des langues et cultures régionales, voire le peu de compréhension politique de l’intérêt du patrimoine qu’elles représentent, en dépit des sympathies fréquentes ou des attachements sincères que les élus ont exprimés. Bien que la pratique quotidienne de ces langues soit restée longtemps dominante pour une grande partie de la population, la question n’apparaît pas dans les préoccupations ou les revendications des élites locales, sauf à la marge et sauf, depuis assez peu de façon significative, en Corse. Pourtant, jusqu’à une date somme toute récente lorsqu’elles sont de souche, ces élites pouvaient fréquemment s’exprimer en langue régionale, ne s’en privaient pas à l’occasion et éventuellement cultivaient cette capacité en apportant leur soutien ou en participant au Félibrige. La présence de Jean Moulin parmi les biographies présentées dans ces volumes peut surprendre car on n’associe que rarement le grand résistant, le représentant de la France libre en métropole, au milieu culturel dont il est issu. Or Jean Moulin, d’origine et de racines provençales, élevé dans le Languedoc, était familier de l’occitan, tandis que son père, né dans les Bouches-du-Rhône et élu du Biterrois, était félibre5. La culture, y compris la culture politique de Jean Moulin, était toute méridionale, mais – et c’est là que son cas est significatif – cela ne l’empêchait pas en même temps d’être le patriote français et le serviteur de la République que l’on sait. Le cas des Moulin est révélateur d’une identité régionale dans laquelle la tradition politique joue un rôle premier. L’ancrage républicain « avancé » dont ils témoignent est un marqueur essentiel de cette identité, avant tout autre. Cette tradition – la tradition « rouge » (dans la large acception de non modérément républicaine) – caractérise le Midi méditerranéen, principalement sa partie centrale, moins ses marges. C’est ce que Maurice Agulhon mettait en relief dans un des premiers textes qu’il a donnés sur le sujet, en écrivant qu’elle constituait « l’originalité politique de la France du Midi » à un point tel qu’elle ressortait – à l’époque – du « lieu commun6 ». Au-delà de la Révolution française qui appartient au patrimoine de tout républicain, cette variante régionale de l’identité républicaine se forge à partir de la Seconde République. C’est elle qui acte le basculement politique d’une grande partie du Midi. Mais l’événement fondateur du républicanisme méridional, c’est l’insurrection contre le coup d’État du 2 décembre 1851 dont les départements situés de part et d’autre du Rhône ont été les principaux acteurs. C’est le souvenir de ce soulèvement atypique que les républicains du Midi méditerranéen et de sa périphérie rhodanienne vont entretenir sous la IIIe République. C’est cette tradition que la Résistance va régénérer ici et qui, sous des formes plus ou moins édulcorées, va perdurer jusque dans la décennie 1980. En dépit de certains ralliements républicains au boulangisme, l’un des traits qui va la nourrir et même la caractériser, c’est le refus de toute incarnation personnelle du pouvoir sur le plan national. Ces régions, dans leur ensemble, rejettent, non seulement les allégeances monarchistes, mais aussi, sauf en Corse, le bonapartisme et le césarisme, et c’est ce qui les distingue du Sud-Ouest. Cette répulsion pour le pouvoir personnel se traduira aussi plus tard par la faiblesse de l’ancrage gaulliste, y compris à droite. La prégnance de la tradition « rouge » a été telle que l’on en est arrivé parfois en histoire à en oublier l’autre camp, celui des « blancs », dont l’identité politique (et, dans ce cas, religieuse) était tout aussi forte. Le « Midi blanc » a constitué, là où il était minoritaire, une contre-société qui ne s’est pas dissoute dans la République comme l’épisode vichyste l’a montré et sa résurgence récente est une autre illustration de sa pérennité7. Entre ces deux identités politiques et régionales fortes, le corollaire a été jusqu’à présent la faiblesse des « bleus » ou de leurs avatars centristes du xxe siècle.
5Cette inscription à gauche, et dans une gauche de plus en plus affirmée sous la IIIe République, passant souvent du radicalisme au socialisme, fournit donc son identité politique à une grande partie de ce Midi. La question n’a pas manqué d’intriguer les historiens et Maurice Agulhon dans l’article déjà cité esquissait les réponses qu’il allait développer dans ses travaux ultérieurs. Il mettait en avant le rôle du village-bourg, cadre de la démocratie villageoise, qui faisait, d’après lui, de ce Midi, « le pays de la politique démocratique ». D’autres historiens du courant républicain, Philippe Vigier, Raymond Huard, Jean Sagnes8 notamment, ont noté aussi l’importance des petits et moyens producteurs, souvent propriétaires de leurs biens, pour comprendre la force de cet enracinement. En somme, culture du forum et indépendance économique ont sous-tendu la passion pour la politique dans ses versions les plus attachées à la liberté et à l’égalité (on pourrait y ajouter aussi à la propriété pourvu qu’elle ne soit pas de taille telle que l’égalité en soit vraiment rompue). On sait que cette recherche sur les fondements de « la République au village » sera consacrée par l’exhumation par Agulhon du concept de sociabilité. Mais on sait aussi que cette sociabilité, qui était considérée de prime abord comme une spécificité de la société méridionale, s’est révélée être bien présente ailleurs, même si les formes pouvaient en être un peu différentes. En tout cas, la « démocratie villageoise » est apparue naturellement partagée dans des régions qui n’étaient pas toutes méridionales et encore moins méditerranéennes.
6Remarquons aussi que, non sans contradiction avec l’analyse précédente, il était et reste fréquent de prêter à ces régions méditerranéennes des traits « archaïques », dont le clanisme n’est pas le moindre, avec sa hiérarchie et sa clientèle, même si la familiarité que l’on prête aux relations entre le « patron » et les élus qui peuvent profiter de son pouvoir repose sur une histoire commune (participation aux mêmes combats) et une certaine égalité de condition. La description que le géographe Roger Livet a donnée du chef de clan dans la somme qu’il a consacrée à la Provence et à la Corse en 1978 relève du topos (« le respect silencieux, général et durable des autorités tacitement reconnues »… « comme aux temps antiques, seul compte le tissu souple et solide des liens personnels lentement formés »…), mais elle n’en a pas moins été reprise par les collaborateurs d’Yves Lacoste (par ailleurs excellents analystes des situations politiques locales) dans le tome de la Géopolitique des régions françaises portant sur le Sud-Est9. Les études suscitées par le programme ICEM n’ont pas éludé la question du clientélisme et des figures qui lui sont associées – clanisme, collusion avec les milieux d’affaires, corruption, violences. Elles l’ont abordée, de biais ou de front, en se demandant s’il s’agissait d’une caractéristique des régions méditerranéennes. Or le népotisme n’est pas démontré par l’étude statistique du corpus des élus qui a été faite dans ce cadre. On ne constate pas non plus de dynasties politiques plus pérennes qu’ailleurs. Le constat est le même pour l’affairisme, dont rien n’indique qu’il soit plus développé sur les bords de la Méditerranée que, par exemple, dans la région parisienne, en dépit des scandales qui ont émaillé la vie politique provençale à la fin du xxe siècle. Quant à la mafia italienne, il serait audacieux de supposer que sa pénétration ou ses investissements, avec les intermédiaires qu’ils supposent, se limitent à la proximité de la frontière italienne. En fait, le clientélisme et ses divers avatars dépassent de beaucoup l’espace méditerranéen. C’est le constat auquel a abouti d’ailleurs Frédéric Sawicki après avoir étudié plusieurs fédérations socialistes dans un travail comparatif exemplaire. Il en est venu à considérer que les pratiques politiques dans le Var, à Draguignan, à l’époque du très puissant sénateur-maire-président du conseil général Édouard Soldani (ce qu’il qualifiait de « mode de gestion très personnalisé de la fédération, du conseil général et des réseaux varois10 »), ne se distinguaient pas « du mode de gestion de nombreuses municipalités socialistes du Pas-de-Calais ou des courants du parti », ce qui revenait à rendre au « système Soldani » une banalité certaine. Il a repris ce constat dans l’ouvrage qu’il a dirigé avec Jean-Louis Briquet en notant fort justement que « le registre du clientélisme “clanique” méditerranéen, mobilisé de façon récurrente dans les descriptions de la politique corse, varoise ou marseillaise, ou celui du “radicalisme-cassoulet”, sollicité à propos de la “cuisine” politique du Sud-Ouest, font ainsi partie des lieux communs les plus partagés11 ».
7Il en va donc ainsi de tous les attributs que l’on présente comme distinctifs du Midi et des passions qui sont censées l’agiter. Dans l’article déjà cité, Maurice Agulhon notait que ce Midi était « à chaque époque, le lieu de tous les extrémismes » et il faisait remarquer de façon audacieuse que, s’il était surtout « rouge », cet extrémisme pouvait être aussi « contre-révolutionnaire ». Il fondait ce rapprochement sur le fait que « “les pays rouges” de 1848 étaient parfois les mêmes que les ultras blancs de 181512 ». Il avançait même qu’il s’agissait de « phénomènes apparentés ». La vie démocratique, fondamentalement populaire, n’était donc pas, à ses yeux, le monopole des « rouges » ; les « blancs » y participaient aussi, ce qui n’est pas sans renvoyer à l’évolution politique des bourgades du Midi depuis trente ans, principalement celles du Midi intérieur, soit l’ancien domaine des « rouges ». Remarquons au passage que cette démocratie qu’Agulhon n’hésitait pas de qualifier de « structurelle », tout autant que « virtuelle13 », ne doit pas être confondue avec la République, en tout cas telle que « l’idée » s’en est imposée sous la IIIe dans ces régions (et ailleurs)… Agulhon prolongeait son analyse en faisant remarquer à juste titre que l’extrémisme de ce Midi avait néanmoins des limites et que sa violence était restée relative, en tout cas du côté des « rouges », puisque sa traduction politique n’allait guère au-delà de la SFIO, le passage au communisme étant loin d’avoir affecté tout cet espace. Il notait donc qu’il y avait « contradiction en somme, entre l’extrémisme des mots et le calme des choses14 ». On peut contester la formule qui relève de l’image convenue, mais pas le constat, car, même s’il n’y a pas si longtemps, en Provence et en Corse, des membres de l’élite politique ou des représentants de l’État ont été pris pour cibles et parfois tués, il serait hasardeux de sortir ces affaires des contextes précis dans lesquelles elles se situaient pour en faire un trait spécifique à la France méditerranéenne. En fait, surtout sur le continent, la violence politique dans ses formes extrêmes est, depuis longtemps, à ranger au magasin des accessoires. Déjà, l’insurrection de décembre 1851, bien que massive et armée, avait été remarquable dans la façon dont la violence à l’égard des personnes et des biens avait été contenue, alors que ses adversaires l’avaient décrite comme une jacquerie de populations arriérées et sauvages. C’est sa répression qui avait été meurtrière. Il en a été de même lors des grandes manifestations de vignerons de 1907 qui se sont étendues du Languedoc à la Provence. Quant à la Libération, la France méditerranéenne ne s’est pas spécialement distinguée par le nombre d’exécutions sommaires ou de condamnations à mort que l’on peut y décompter.
8Les élites politiques de la France méditerranéenne ne correspondent pas aux caricatures qui en sont faites plus volontiers qu’ailleurs. Plus on affine les recherches, plus leur originalité supposée se brouille et finalement paraît se défaire. Rien dans leur sociologie ou leurs parcours aux différentes époques, ni les étapes de leur renouvellement ne distinguent ces élites « méditerranéennes » de celles d’autres régions, même si les vieilles familles aristocratiques ou parlementaires ont vu leur part de pouvoir vite se réduire au profit d’une bourgeoisie d’affaires bien installée, y compris en zone semi-rurale. Il n’y a donc pas ici de « République des ducs » sinon sur quelques marges. Compte tenu de l’orientation d’emblée républicaine de l’essentiel de ces régions, les « nouvelles couches » issues des classes moyennes, en particulier des professions libérales et indépendantes, sont en place dès l’origine de la IIIe République – souvent même dès la Deuxième. Cette « classe politique », dont les Moulin père et fils son représentatifs tant du point de vue social que du point de vue politique, joue un rôle essentiel d’intermédiaire et d’encadrement de la démocratie locale. Elle sort de la Résistance régénérée, renouvelée même par l’émergence à la Libération de « nouvelles nouvelles couches », ce qui traduit la montée en puissance parmi les élus de cadres provenant de la fonction publique. La dernière grande phase de cette évolution – en attendant que La République en marche confirme ou non son enracinement – se situe au milieu des années 1980 avec le remplacement de la « génération de la Résistance », renouvellement qui coïncide avec l’effacement du « Midi rouge », sans que par ailleurs le profil social des élus semble s’être modifié de façon significative. Mais, hors de traits qui proviennent de la coloration politique majoritaire dans cet espace (et qui ne lui est pas propre), en quoi ces élus « méditerranéens » se distinguent-ils des autres ? C’est ce que j’avais déjà souligné à propos des sénateurs de Provence au xxe siècle15, que j’avais pris sciemment comme objet d’analyse. En effet, si spécificités régionales il devait y avoir, c’est évidemment dans ce groupe qu’elles auraient dû ressortir le mieux, puisqu’il y a peu de « parachutés » parmi les sénateurs, donc peu d’éléments exogènes. L’accession à la Haute Assemblée sanctionne, sauf exceptions rares, un cursus qui commence avec des mandats locaux – communaux puis départementaux – et passe assez fréquemment par la Chambre des députés. Pourtant rien dans le cursus de ces sénateurs ou leurs origines, ni mêmes dans leurs interventions, ne les a singularisés au point qu’ils constituent un ou des ensembles particuliers.
9Pourtant, il faut bien constater que dans les discours les plus communs, dans le journalisme, la littérature, le cinéma, la télévision ou les nouveaux médias, des images s’imposent dès que la politique sur les rivages de la Méditerranée est abordée, images qui s’emboîtent avec celles du Midi en général. En fin de compte, l’unité de cet espace, n’est-ce pas dans ce regard, construit à travers le temps, dans les représentations qu’il diffuse et que, parfois, les populations locales intériorisent, qu’elle se trouve ? Ces représentations ont imprégné et imprègnent de façon générale ce qui se dit sur ce milieu – le monde académique n’y échappe pas comme nous l’avons vu. Elles sont anciennes et si bien enracinées que, finalement, elles évoluent assez peu même si la société qu’elles prétendent caractériser n’a cessé de se transformer. La théorie des climats n’est pas si loin, car il ne faut pas creuser profond pour trouver le soleil et ses brûlures dans l’échauffement des passions, l’exagération des paroles et la violence éventuelle des mœurs, politiques au premier chef. Les caractéristiques que l’on prête à ce monde seraient comme attachées à sa « nature » méditerranéenne puisqu’elles ne valent pas seulement pour la France, mais aussi pour presque toute l’Europe méditerranéenne, voire au-delà de l’Europe. Pour la France, les récits de voyageurs, les essais, les romans ont d’abord diffusé et entretenu des stéréotypes qui, au-delà de leur exotisme, décrivaient une population aux mœurs brutales et en retard de civilisation, avant de transformer les Méridionaux en personnages de comédie16. Depuis que le Numa Roumestan d’Alphonse Daudet a tracé le portrait des « politiciens » du Midi en 1881, celui-ci, qui est pour le monde politique ce que son Tartarin de Tarascon est pour le peuple ordinaire de ces régions, a peu évolué. Les images par la suite, le cinéma, puis la télévision, jusqu’aux séries les plus récentes, sont venues plutôt le conforter et l’on peut tout craindre des nouveaux modes de communication, tant ils favorisent la diffusion des idées reçues.
10Cette représentation, qui vaut globalement pour l’ensemble de l’espace, comporte des nuances qui sont d’autant plus marquées que toutes les régions de la France méditerranéenne n’ont pas bénéficié du même traitement privilégié que la Provence, Marseille et la Corse17. En m’intéressant au « discours occitan » de L’Humanité des années 1970, j’avais pu vérifier l’écart de représentation qui distinguait le Languedoc et la Provence dans un média où, a priori, on aurait pu penser ne pas le trouver à ce point. Mais il était clair que, pour le journal et au-delà de lui dans l’imaginaire communiste national (et pas seulement communiste), il y avait d’un côté une région « sérieuse », qui était celle des « luttes » (des mineurs, des viticulteurs, etc.) et d’un tourisme populaire et l’autre qui était vouée, de Nice à Marseille, à l’affairisme, à la spéculation et au gangstérisme18. Chaque fois ou presque qu’un journaliste interroge sur Gaston Defferre, c’est pour demander quels ont été ses liens avec le « milieu », étant établi comme une vérité d’évidence que le maire de Marseille ne pouvait pas ne pas avoir partie directement liée avec celui-ci… Que le pouvoir acquis par Defferre puisse reposer sur d’autres bases – et en particulier sur le rôle majeur qu’il a joué dans la Résistance sur le plan national, dans la reconstruction du parti socialiste, ou sur le plan régional –, ne paraît pas entrer dans les catégories communes et toute réponse qui renvoie la question de sa supposée accointance avec les Guerini et autres au magasin des idées reçues apparaît comme suspecte.
11Il est indispensable de déconstruire ces représentations en en faisant la généalogie. Mais les reconsidérer de façon critique ne vise pas à réhabiliter qui que ce soit ou à redorer un quelconque blason. Comme il se doit en histoire, il s’agit de montrer que la réalité des hommes et des faits est toujours plus complexe qu’il n’est généralement sous-entendu ou cru. Et c’est là finalement l’apport le plus important des travaux rassemblés ici.
Notes de bas de page
1André Siegfried note très justement que la « personnalité » des régions méditerranéennes « est essentiellement le résultat de ces oppositions » géographiques qui ont pour lui des conséquences jusque dans « la nature politique des États » (Vue générale de la Méditerranée, Paris, Gallimard, 1943, p. 10-11).
2En particulier Laffont Robert, Décoloniser en France, Paris, Gallimard, 1971. Mais le PSU de Michel Rocard y avait aussi appelé auparavant.
3Sion Jules, La France méditerranéenne, Paris, Armand Colin, 1934, 2e éd. 1941, p. 209-210. On peut ajouter que Marseille a toujours eu pour ambition de dépasser le cadre régional et même aujourd’hui, bien que devenue capitale régionale, la métropole a du mal à assumer ce rôle qu’elle trouve trop étriqué pour ses ambitions.
4Voir sur ce point, entre autres, Guillaume Pierre (dir.), Le Midi dans la Nation française, Paris, Éditions du CTHS, 2002.
5Il avait même dédié à son fils qui venait de naître un poème en provençal.
6Agulhon Maurice, « La tradition politique du Midi méditerranéen », Bulletin des jeunes de l’Association Guillaume Budé, « Permanences méditerranéennes de l’humanisme », no 8-10, 1963, p. 113.
7De ce point de vue, les travaux, entre autres, de Philippe Secondy et de Bruno Dumons sont venus heureusement combler cette lacune. En revanche, les nombreuses publications sur le Front national ignorent son enracinement dans cette lignée, réactivée notamment par le traditionalisme catholique.
8Dans son étude sur la Seconde République dans une région alpine aux contours très larges pour le premier et dans leurs travaux sur les républicains du Languedoc et du Roussillon pour les deux autres (voir bibliographie).
9Livet Roger, Atlas et géographie de la France moderne, Provence, Côte d’Azur et Corse, Paris, Flammarion, 1978, p. 76-77, et Lacoste Yves (dir.), Géopolitique des régions françaises, t. 3 : La France du Sud-Est, Paris, Fayard, 1998, p. 839.
10Sawicki Frédéric, Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, p. 277-278.
11Briquet Jean-Louis et Sawicki Frédéric, Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 217.
12Pour tout ce passage, Agulhon Maurice, « La tradition politique du Midi méditerranéen… », art. cité, p. 115-116.
13Ibid., p. 117.
14Ibid.
15Guillon Jean-Marie, « Les sénateurs des départements provençaux au xxe siècle (1919-1986). Un concentré des caractéristiques de la “classe politique” régionale ? », in Pierre Allorant, Jean Garrigues et Jérémy Guedj (dir.), « Les parlementaires méditerranéens. France, Espagne, Italie xixe-xxe siècles », Cahiers de la Méditerranée, no 96, juin 2018, p. 33-48.
16Voir l’article pionnier de Georges Liens, « Le stéréotype du Méridional vu par les Français du Nord de 1815 à 1914 », Provence historique, tome XXVII, oct. -déc. 1977, p. 413-431.
17À titre d’exemples récents, on peut se reporter à la série Marseille, produite par Netflix en 2016, diffusée sur TF1 ou au documentaire « Mafia et République » (2016, Christophe Bouquet) diffusé en 2017 sur Arte. Marseille a « l’avantage » dans la fabrication des représentations de relier stéréotypes liés à la Corse (violence, banditisme) et ceux de la Provence urbaine (affairisme, intrigues politiques).
18Guillon Jean-Marie, « De Maurin des Maures à Maffre-Beaugé, le récit occitan de L’Humanité », in Jean-Claude Bouvier et Jean-Noël Pelen (dir.), Récits d’Occitanie, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2004, p. 83-104.
Auteur
Professeur émérite d’histoire contemporaine à Aix-Marseille Université, membre du laboratoire TELEMMe.

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