Jean Moulin
Né le 20 juin 1899 à Béziers (Hérault), décédé probablement le 8 juillet 1943 à Metz (Moselle)
p. 695-698
Texte intégral
1On peut s’étonner de trouver Jean Moulin parmi les biographies significatives des élites méditerranéennes dans la mesure où il n’a jamais brigué de mandat politique et que ce grand serviteur de l’État n’a jamais exercé de responsabilités dans les régions – le Languedoc et la Provence – d’où il était originaire. Pourtant, on ne peut comprendre son engagement dans la Résistance si l’on ignore la culture politique qui était la sienne et dont il avait hérité de son père et de son grand-père.
2Jean Moulin est issu en effet d’une lignée républicaine « avancée » originaire de Provence, de Saint-Andiol (Bouches-du-Rhône), non loin des Alpilles, une région marquée par les luttes entre des « Blancs » très présents dans la « petite Vendée » toute proche et les « Rouges ». À Béziers où il est né, son père a retrouvé un milieu aux références semblables et il est devenu l’un des chefs de file. La culture politique familiale a pour points d’ancrage l’insurrection républicaine de décembre 1851, le combat contre l’Église et le césarisme, le culte des Lumières et de la Révolution française, le patriotisme qui en découle. Élevé dans le souvenir du grand-père emprisonné avec les « rouges » du village en 1877, marqué par son père, professeur de Lettres, franc-maçon, dreyfusard, fondateur de la Ligue des droits de l’homme de l’Hérault, militant radical-socialiste, élu municipal et départemental, adjoint au maire de Béziers et vice-président du conseil général de l’Hérault, Jean Moulin se situe clairement dans cette filiation. Prenant la parole au banquet commémorant le souvenir de Marceau, à Chartres, le 5 mars 1939, dans le contexte de ce printemps plein de menaces, il déclare : « Quant à moi, arrière-petit-fils d’un soldat de la Révolution, petit-fils d’un homme qui a connu les prisons du Second Empire pour avoir osé proclamer son attachement à la République, ce n’est pas du bout des lèvres que j’apporte ici mon tribut d’hommage à votre grand Marceau. » Dans ce cadre idéologique, Patrie, Nation, État se confondent dans la République. Les servir, c’est la servir. Son imprégnation par la tradition républicaine, dans sa version méridionale, est essentielle pour comprendre ses choix.
3Les amitiés radicales du père ont aidé les débuts de sa carrière qui a commencé par l’entrée au cabinet du préfet de l’Hérault en 1917, mais il la poursuit ensuite, grâce à ses qualités propres, d’une manière remarquable. Chef du cabinet du préfet de Savoie en 1923, il devient le plus jeune sous-préfet de France (Albertville, octobre 1925), puis, après avoir exercé à Châteaulin, à Thonon et, comme secrétaire général, dans la Somme, le plus jeune préfet de France (Aveyron, mars 1937). L’expérience qu’il acquiert dans ces divers postes et dans des environnements politiques et sociaux variés contribue à une évolution qui, tout en se situant dans la continuité paternelle, le conduit un peu plus à gauche. Assurément hostile à la violence révolutionnaire, assurant l’ordre sans état d’âme, il a été confronté, notamment dans la Somme, aux effets sociaux de la crise économique (les marches de chômeurs) et à des grèves dans lesquelles il joue à l’occasion un rôle de médiateur. La rencontre avec Pierre Cot, député radical-socialiste de Savoie, est décisive. Intégré dans son « écurie », il le suit dans plusieurs cabinets ministériels entre la fin de 1932 et 1938. Si le seul engagement politique de Moulin a été son inscription aux Jeunesses laïques et républicaines en 1921, il partage les convictions de Cot, devenu l’un des chefs de file des « Jeunes Turcs » du parti radical. À la différence de son père, il est favorable à l’alliance avec les socialistes et au Front populaire. Cet ancrage à gauche avait été conforté par les manifestations violentes du 6 février 1934 alors qu’il se trouvait aux premières loges à Paris et qu’il pouvait mesurer la faiblesse du pouvoir devant la détermination des ligues d’extrême droite. Son antifascisme s’est affirmé plus encore lorsque la République espagnole fut ébranlée par le soulèvement franquiste. C’est alors qu’il commence à soutenir le RUP (Rassemblement universel pour la paix) de son ami Louis Dolivet. À partir de juin 1936 jusqu’en avril 1937, il occupe les fonctions de chef du cabinet civil de Pierre Cot, ministre de l’Air. Attentif aux revendications ouvrières, il a été l’un des principaux négociateurs de la convention collective de l’industrie aéronautique, qui lui évita une grève prolongée. Il est aussi l’un des artisans de la création de l’Aviation populaire en juin 1936. Il joue un rôle discret, mais décisif, dans l’aide qui est apportée à la République espagnole, en supervisant l’exportation clandestine d’avions et le recrutement de pilotes. Il aurait été le plus à gauche du cabinet Cot et le débordait même, comme il est dit lors du procès de Riom (où, lui-même, vient défendre son « patron »).
4On connaît les talents de dessinateurs de Jean Moulin et son goût pour la caricature sociale, se moquant volontiers des milieux bourgeois qu’il fréquente. Il aide aussi son père à rassembler la documentation qui permet à ce dernier de publier en 1937 la biographie de Casimir Péret « un républicain martyr », maire de Béziers, insurgé de 1851 et mort en déportation à Cayenne.
5L’ancien briandiste qu’il a été s’affirme en 1938 comme antimunichois. Patriote, le « jacobin » devenu préfet d’Eure-et-Loir à partir de janvier 1939 cherche à être mobilisé lorsque la guerre éclate car, pour lui, « la République de 1939 n’a d’autre réponse à faire que celle que fit la République de 1793 ». Révulsé par le pacte germano-soviétique, il fait appliquer les mesures répressives contre les communistes. On sait qu’il a suscité l’admiration en juin 1940, lors de la débâcle, en organisant l’accueil des réfugiés à Chartres et en refusant de signer la déclaration exigée par les occupants, mettant en cause les troupes de couleur dans la mort de civils. Molesté, humilié, enfermé, il tente de mettre fin à ses jours dans la nuit du 17 au 18 juin. Il a fait le récit de ses journées dans un texte qu’il rédige à Saint-Andiol après avoir été limogé par le régime de Vichy. Celui-ci a été publié grâce à sa sœur, Laure, à titre posthume, aux éditions de Minuit en 1947 sous le titre de Premier combat.
6Il est relevé de ses fonctions le 2 novembre 1940 par le gouvernement de Vichy en vertu de la loi d’épuration politique du 17 juillet 1940. Officiellement installé à Saint-Andiol, il sera mis à la retraite le 11 juillet 1942. Après avoir enquêté, en particulier à Marseille, dans les milieux opposants à Vichy, il parvient à gagner l’Angleterre, via l’Espagne et Lisbonne, en octobre 1941. Porteur d’un des premiers rapports sur les noyaux clandestins de résistants en train de se constituer en France, il se rallie au général de Gaulle en qui il voit l’incarnation de la Nation en lutte. Volontaire pour retourner en métropole, il est désigné, le 26 décembre, comme le représentant du Comité national français avec la mission de réaliser l’unité d’action de la Résistance en zone non occupée. Parachuté à l’aveugle dans les Bouches-du-Rhône, près des Alpilles, dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942, il s’impose auprès des chefs des mouvements clandestins, en particulier Henri Frenay (Combat) et Emmanuel d’Astier de la Vigerie (Libération), comme un interlocuteur indispensable. Rex, Régis (ses divers pseudonymes) leur fait accepter l’allégeance à la France libre et à son chef, les convainc de séparer leurs activités civiles et militaires et de créer une armée secrète unique – l’AS – dont le commandement est confié au général Delestraint à l’été 1942. Installé à Lyon, il met sur pied un ensemble de services centraux clandestins autour de la « Délégation » qu’il dirige : le Bureau d’information et de presse, le Comité général d’études, un service de transmission et d’opérations aériennes. Il finance mouvements et presse de la clandestinité (dont Le Populaire, le journal du Comité d’action socialiste). Il soutient en particulier le Mouvement ouvrier français (MOF) créé pour s’opposer à l’envoi de travailleurs français en Allemagne.
7Alors que les Britanniques tentent de faire contrôler la Résistance en France par leurs services spéciaux, il contribue à faire des trois grands mouvements (Combat, Libération, Franc-Tireur) la principale force clandestine en zone Sud et pousse à leur unification politique. La formation, le 26 novembre 1942, d’un comité de coordination présidé par lui est la première étape vers leur fusion dans les Mouvements unis de la Résistance (MUR), décidée en janvier 1943.
8Réservé dans un premier temps devant la reconstitution des partis politiques, il finit par se rallier en novembre 1942 à la nécessité de rassembler dans le soutien à la France combattante les éléments politiques et syndicaux résistants, alors que la position réservée des Anglo-Américains vis-à-vis de de Gaulle inquiète. Il se rallie à la proposition socialiste de constituer un organisme représentatif de toutes les tendances du combat clandestin dont il propose la création le 14 décembre 1942. Ce faisant, il cherche également à contrer les tendances autoritaires et les ambitions de chefs de mouvement comme Frenay, à prendre en compte la revendication de socialistes qui, avec Gaston Defferre, sont inquiets de la « montée » du parti communiste et à contrôler cette émergence jusqu’ici sous-estimée tant en zone Sud qu’en zone Nord. Lui-même reste prudent à l’égard des communistes et tient à faire rentrer les FTP, leur bras armé, dans la discipline commune de l’AS. Parti à Londres le 14 février 1943, il en revient le 21 mars avec un rôle étendu à l’ensemble du territoire national par les instructions que le général de Gaulle lui a remises un mois auparavant. Membre du Comité national français en mission, avec rang de ministre, représentant permanent du général de Gaulle pour les deux zones, Max, son nouveau pseudonyme, est chargé de créer et de présider au plus tôt un Conseil de la Résistance. Alors que les Américains et les Anglais, désormais maîtres de l’Afrique du Nord, poussent en avant le général Giraud, il s’agit de manifester le soutien de l’ensemble de « la » France résistante à de Gaulle. Pour cette création, il doit passer outre les réticences des chefs des mouvements à la représentation politique. Ce conseil, qui se réunit pour la première fois le 27 mai 1943 à Paris, réunit un large éventail de sensibilités : mouvements clandestins, dont le FN, courants politiques, dont le PC et le PS, syndicats (CGT et CFTC).
9Alors que la Libération devient prévisible à terme, Jean Moulin se heurte aux chefs des MUR qui se sentent dépossédés au profit de l’État clandestin auquel il s’identifie et qui veulent secouer sa tutelle. Entre eux, la crise qui rebondit de mois en mois porte sur la soumission à la France combattante qu’il exige. Présidant le comité directeur des MUR, il s’oppose à leur financement par les Alliés, à la remise en cause du commandement de l’AS et à l’« action immédiate » préconisée alors que naissent les maquis. L’arrestation du général Delestraint intervient dans ce contexte de tension et conduit à la réunion de Caluire, près de Lyon, le 21 juin. Arrêté avec les responsables militaires des MUR, identifié avec retard, torturé par Klaus Barbie, chef de la section IV du Sipo-SD de Lyon, transféré à Paris, Jean Moulin meurt on ne sait précisément où et quand, probablement le 8 juillet sur le quai de la gare de Metz, en cours de transport vers l’Allemagne. Il est incinéré au Père Lachaise le 9 juillet 1943.
10Son nom est inconnu du grand public à la Libération et il faudra du temps pour qu’il émerge dans le souvenir collectif. Il devient assez tard le symbole de la Résistance dans la mémoire nationale, le Héros par excellence, martyrisé et mort sans avoir parlé. Promue par le gaullisme, sa gloire posthume a été consacrée par le transfert de ses cendres au Panthéon, le 19 décembre 1964, en clôture du vingtième anniversaire de la Libération. Son succès mémoriel ultérieur n’est pas dû seulement à sa stature héroïque ou à son incarnation de l’unité résistante. Il tient aussi pour les collectivités locales comme pour les associations qui ont donné son nom à nombre d’avenues, de boulevards, de places, d’écoles ou d’établissements secondaires, en particulier à partir des années 1980, à l’idée de la République qu’il incarne et à leur volonté politique de s’inscrire dans la lignée démocratique et antifasciste qu’il représente.
Auteur
Professeur émérite d’histoire contemporaine à Aix-Marseille Université, membre du laboratoire TELEMMe.

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