Conclusion générale
p. 421-429
Texte intégral
1Un des premiers constats à l’origine de ce travail réside dans l’existence de liens forts entre la radio et la nuit. Le premier lien est d’ordre physique : si la nuit a parfois été un obstacle pour d’autres médias, la radio a au contraire toujours bénéficié des spécificités de ce temps alternatif, puisque les ondes radiophoniques se propagent mieux et plus loin dans le noir. En outre, il existe un lien plus symbolique entre la radio et la nuit : ces deux objets constituent des voies d’accès privilégiées vers l’imaginaire, en même temps qu’ils sont deux territoires de l’intime.
2Nos deux hypothèses de départ – celles d’une radio correspondant à un espace d’intimité et de liberté – ont été vérifiées. Au-delà du mythe qui l’entoure, la radio nocturne a représenté une oasis, une zone d’extraterritorialité, une frontière. Elle a véritablement constitué un monde à part, un univers parallèle et alternatif placé sous le sceau de la divagation, de l’invitation au voyage ou de la confidence. La nuit, les sujets abordés par les émissions de radio se démarquent de l’actualité, l’heure tardive autorisant à raconter des histoires, destinées à faire voyager, rêver ou effrayer, à parler de culture ou de musique, mais surtout d’intime, d’humain. C’est une radio au rythme plus lent que le jour, aux programmes axés sur l’imaginaire, l’humour, l’exotisme, la transgression ou l’érotisme. La nuit, la radio laisse plus volontiers place au silence, aux hésitations, aux coupures de rythmes, aux expérimentations de toutes sortes – car l’enjeu de l’audience est moindre. Cet espace autorise à prendre son temps, à se perdre, il constitue une sorte de « radio dans la radio », qui a souvent été qualifiée de « radio libre » avant l’heure. Les artisans des programmes de nuit ont fréquemment eu des parcours atypiques, provenant du monde artistique, et la longévité de certaines carrières nocturnes est particulièrement remarquable.
3Il n’y a pas un seul genre de programmes radiophoniques nocturnes mais bien plusieurs types d’émissions, même si certains éléments communs concourent à les rapprocher. Dramatiques policières ou fantastiques, émissions de dialogues téléphoniques ou d’entretiens, programmes musicaux et érotiques, autant de genres qui ont parfois vu le jour ou se sont épanouis durant les horaires nocturnes. Grâce à l’étude de la réception, notamment des courriers d’auditeurs, il a été possible d’observer une importante variété de personnes à l’écoute de la radio la nuit. Ces auditrices et auditeurs ont souvent noué avec ce médium tardif un lien très intime, développant un attachement particulier aux atmosphères sonores ainsi qu’aux voix sortant du poste. Certains évoquent même la sensation d’avoir vécu une sorte de deuxième vie, ou de vie parallèle, à l’écoute de la radio nocturne.
4Cet ouvrage constitue une contribution à l’histoire de la radio, en présentant des émissions qui restaient jusqu’ici peu traitées ou méconnues par les chercheurs, grâce à des sources inédites, mais aussi à travers l’analyse de l’histoire de la réception radiophonique, encore peu explorée par les historiens. Il s’agit également d’une contribution à l’histoire de la nuit, qui, en tant que sujet d’histoire, constitue un « révélateur du jour1 ». Même si les auditeurs de la nuit demeurent une portion minoritaire, opposé au grand public, un pan de l’histoire de l’intime et des sensibilités du second xxe siècle a pu s’esquisser dans ces pages. Ce travail dépasse largement la question de la radio, pour s’inscrire dans une histoire culturelle et sociale plus générale de la période, le média n’ayant pas été étudié seul mais replacé dans un contexte médiatique et culturel plus vaste. Cet angle d’étude de la radio nocturne a permis d’aborder l’histoire de la jeunesse, de la musique, de la solitude, ou encore de la sexualité.
Bref rappel de la chronologie
5Lorsque les programmes de nuit sont devenus réguliers sur Paris Inter en 1955, le paysage sonore de la nuit s’est trouvé transformé : il était désormais possible d’entendre des voix s’exprimer en français dans le poste. L’émission Route de nuit s’adressait en principe aux personnes au volant, et se donnait plus largement pour mission de tenir compagnie aux travailleurs de nuit. Durant les premières années de Route de nuit sur Paris Inter, à partir de 1955, les dirigeants de la radio ne parlaient qu’assez peu de cette nouvelle émission. Il n’a pas été fait de grande opération de publicité autour de ce programme dont on a alors considéré qu’il était cependant nécessaire, qu’il accomplissait une mission propre au service public. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, au moment de la création du Pop Club, programme de divertissement culturel tardif prenant place dans l’ambiance festive d’un bar, que les dirigeants de France Inter et de l’ORTF ont commencé à utiliser l’existence de cette diffusion nocturne comme un réel atout, un argument publicitaire permettant de se démarquer des stations concurrentes périphériques. À partir de là, la radio de nuit est devenue un terrain de lutte entre les différentes stations de radios, particulièrement à l’occasion de la retransmission d’événements importants. La radio s’affirmant comme le média privilégié du direct, il s’agissait de coller à l’événement, le jour mais aussi la nuit lorsque l’actualité l’exigeait, comme à l’occasion de Mai 68 ou du déménagement des Halles de Paris. La radio a aussi joué un rôle important dans la reconnaissance de la vie nocturne et des professions de nuit.
6Au milieu des années 1970, l’apparition de programmes nocturnes de dialogue avec les auditeurs a contribué à faire émerger la nuit elle-même, ainsi que les « gens de la nuit », mais a aussi attiré l’attention sur le problème de la solitude et le besoin de communication. Ces émissions ont ouvert un espace de parole intime sans précédent, devenant des lieux de rencontre. Ce type de radio nocturne s’est mué en un véritable phénomène de société, jusqu’à représenter la radio de nuit dans son essence. Quelques années plus tard, les pirates des ondes ont profité de la nuit pour contourner le monopole de la radiodiffusion et prendre d’assaut des fréquences dans l’illégalité. Cette clandestinité constitue d’ailleurs l’une des caractéristiques de la radio nocturne, faisant écho à la posture de certains auditeurs, écoutant parfois leur poste en cachette. Les radios pirates, puis radios libres, ont contribué à généraliser le phénomène de la radio 24 heures sur 24, entretenant une sorte de bouillonnement nocturne sur la bande FM durant quelques années. Il semblait alors possible de tout dire et de tout oser, la nuit radiophonique constituant un laboratoire à la marge, ouvert aux expérimentations.
7À partir du milieu des années 1980, en revanche, la nuit hertzienne est devenue progressivement plus policée, moins novatrice, mais surtout moins bavarde. Elle a entamé un recul progressif et a perdu de l’importance, notamment sous le poids de la concurrence de la télévision, qui, à son tour, a commencé à conquérir le terrain nocturne. Pourtant, un nouveau type de programmes de dialogue explicitement destiné aux adolescents a vu le jour, dans l’espace des soirées des nouvelles stations de la bande FM. Depuis, malgré tout, la nuit radiophonique n’a cessé de perdre encore du terrain, non pas en termes d’auditeurs, mais plutôt du point de vue de l’espace alloué au sein des grilles de programmes. Les émissions en direct ont progressivement disparu à partir du début des années 2000, remplacées par des rediffusions ou de la musique, jusqu’à ce que cette disparition soit entérinée avec la suppression des programmes de nuit de France Inter en 2012.
Quels types de programmes ? Des constantes au long de la période ?
8De nombreux programmes nocturnes comportent dans leur titre le mot « nuit », ce substantif tendant à les regrouper dans un même ensemble, et sous-entendant que la diffusion nocturne a une influence directe sur le ton et le contenu du programme en question. S’il existe bel et bien des constantes qui se retrouvent d’une émission à l’autre, la radio nocturne a été multiple. Au-delà de la diversité des époques et des stations, certains grands types de programmes ou de thématiques se dégagent toutefois, qui ont parfois occupé la nuit radiophonique durant presque l’intégralité de la période.
9Depuis Stéphane Pizella et ses Nuits du bout du monde dans les années cinquante, la radio nocturne s’est par exemple présentée comme l’espace-temps idéal du récit, du conte, de l’invitation au voyage. Plus tard, de nombreuses émissions ont reposé sur ces ressorts, à l’image des Nuits magnétiques de France Culture, ou des Oiseaux de la nuit de Saturnin Pojarski. La radio nocturne a également accueilli des émissions de lectures littéraires – celles de Kriss ou de Sophie Loubière sur France Inter dans les années 1990 puis 2000, la plus récente Nova Book Box sur Radio Nova, ou encore les lectures érotiques d’Invitation à la nuit sur France Culture au début des années soixante-dix. L’érotisme, d’ailleurs, a également trouvé refuge sur ces ondes nocturnes, dans les programmes de Madeleine Constant puis ceux de Daniel Mermet sur France Inter, ou encore à travers la voix de Christine Carrié sur Europe 1 au début des années 1980. Autre thème privilégié de ces ondes de nuit : les dramatiques policières et les émissions consacrées au polar, des Maîtres du mystère de Pierre Billard sur le Poste parisien, à Dossier X… en cavale d’Éric Yung sur France Inter, en passant par Allô Police sur Radio Luxembourg.
10Au-delà de ces divers programmes de récit ou de création invitant au voyage, la radio nocturne s’est présentée comme l’un des lieux idéaux pour que s’établissent des entretiens avec des personnalités, souvent dans une ambiance particulièrement feutrée et intimiste. Certains producteurs ont regorgé d’inventivité ou de malice pour mettre en scène ces entretiens, comme les écrivains André Gillois et Luc Bérimont dans les années cinquante, Jean-Charles Aschero dans ses Choses de la nuit, ou Michel Grégoire dans La Nuit au poste. En effet, la nuit permet plus facilement d’instaurer un autre cadre, parfois imaginaire, de jouer avec les règles du dispositif radiophonique. D’autres types d’entretiens nocturnes se sont réalisés toutefois dans un décor plus simple, sans « artifice », sans jeu ni ornementation sonore – c’était le cas dans Du jour au lendemain d’Alain Veinstein sur France Culture.
11Cet espace-temps a également accueilli des émissions culturelles de conversation, mêlant des interviews et de la musique, proposant parfois des concerts retransmis en direct. Le Pop Club, initiateur d’un genre novateur, a influencé la création d’autres émissions du même type, comme Barbier de nuit sur Europe 1, mais son modèle a également été exporté à la télévision, inspirant les talk-shows de deuxième partie de soirée. Avec ce type de programmes, les stations de radio ont d’ailleurs ouvert leurs portes aux auditeurs, devenant des lieux nocturnes à la mode. L’un de ces espaces, Studio de nuit, était un lieu de rencontre entre artistes, un espace ouvert où l’imprévu avait toute sa place. Avec l’émission Lumières dans la nuit, diffusée durant la saison 2018-2019 le dimanche soir sur France Inter2, le comédien Edouard Baer a d’ailleurs recréé une émission typiquement nocturne, itinérante, ouverte aux auditeurs, à l’improvisation et au monde de la nuit. Les animateurs de ces émissions nocturnes, plus souvent que leurs homologues de jour, ont reçu à leur micro des artistes encore méconnus, de jeunes musiciens débutants, aussi bien José Artur dans son Pop Club que Serge Le Vaillant dans Sous les étoiles exactement.
12Les émissions spécialisées dans un style musical se sont également épanouies sur ces tranches nocturnes ou tardives. Le jazz, en particulier, a surtout été diffusé tard le soir, et parfois même au cœur de la nuit, comme les émissions de Frantz Priollet et Jean-Michel Proust sur France Inter. La pop et le rock ont également empli les longues soirées ou débuts de nuit radiophoniques, sur France Inter, Europe 1 ou RTL. Depuis près de cinquante ans, les heures noires de RTL accueillent d’ailleurs les émissions du « DJ » Georges Lang, composées de rock, de blues, et de musique country.
13Outre cette dimension de rêve et d’invitation au voyage, les différentes stations de radio ont proposé, durant au moins trois décennies, des programmes de service et d’accompagnement destinés prioritairement aux personnes au volant, conducteurs de voiture et routiers, dans le but de leur donner des informations sur l’état des routes et de les divertir – citons d’abord Route de nuit sur Paris Inter, puis Carrefour de nuit sur Sud Radio, et enfin Les Routiers sont sympa sur RTL.
14Surtout, à partir du milieu des années 1970, la nuit radiophonique s’est révélée constituer l’espace-temps idéal pour accueillir la parole des auditeurs anonymes, en particulier dans le cadre d’émissions de dialogue téléphonique. Europe 1, France Inter, RMC, les radios pirates et radios libres, puis les radios FM destinées aux jeunes, quasiment toutes les stations ont ouvert leur antenne nocturne aux conversations téléphoniques avec des auditeurs, l’interactivité étant d’ailleurs une manière de certifier le direct. Allô Macha, diffusé entre 1977 et 2006 sur France Inter, est devenue le symbole de ce type d’émissions. Au-delà, d’autres programmes ont aussi tendu leurs micros aux anonymes, comme Les Nuits magnétiques sur France Culture, ou Les Choses de la nuit sur France Inter, tandis que les radios pirates étaient, par essence, directement fabriquées par des anonymes. Citons encore les émissions de banc d’essai nocturnes, espaces réservés pour « tester » de jeunes animateurs sur des radios nationales, particulièrement après la libéralisation des ondes, comme Les Bleus de la nuit sur France Inter. Depuis 2012, enfin, des émissions de rediffusion d’archives sont le dernier contenu parlé emplissant les nuits des principales stations. Archives anciennes mêlées aux archives les plus récentes sur France Culture, émissions de la journée venant de s’écouler pour les stations généralistes.
15Signalons par ailleurs la différence de programmation pouvant exister entre les différents jours de la semaine. Depuis le début de notre période, les nuits du samedi ont été consacrées à la diffusion de musiques de bal, ou de « Hit des clubs », morceaux dansants censés accompagner la nuit festive des auditrices et auditeurs. Le dimanche soir, en revanche, outre du jazz, les programmes ont souvent été centrés sur la parole, proposant des lectures, des jeux, du divertissement. Il s’agissait d’émissions se voulant rassurantes, dont le rôle consistait à tenir compagnie aux personnes souffrant d’éventuelles angoisses précédant le lundi.
16Enfin, plusieurs modèles d’émissions ont été importés des États-Unis, comme les lignes ouvertes nocturnes et les programmes musicaux de disc-jockeys d’Europe 1 ou de RTL à partir des années 1960, même si de nombreux producteurs nocturnes français ont regorgé d’imagination pour créer des concepts, et souvent écrire leurs propres feuilletons.
Les voix nocturnes
17Il est intéressant de constater que durant les premières décennies de la période, la majorité des producteurs et animateurs de la radio nocturne provenaient du milieu artistique. Écrivains dans les années 1950, à l’image de la radio en général à cette époque, puis, par la suite, comédiens de formation, dont les figures emblématiques José Artur, Max Meynier et Macha Béranger. Gonzague Saint-Bris, quant à lui, était écrivain, tandis que Jean-Louis Foulquier a commencé une carrière de chanteur. Or, plus on avance dans le temps, plus on constate que cette caractéristique a eu tendance à disparaître. En particulier, le statut de ceux répondant aux appels nocturnes des auditeurs a changé. À partir des années 1990, ce sont des médecins qui ont commencé à occuper de tels rôles : le sexologue Gilbert Tordjman et la psychologue Caroline Dublanche sur Europe 1, les « Doc’ » et « toubib » sur Fun Radio et Skyrock, aux côtés d’animateurs plus jeunes. On a donc pu observer une sorte de professionnalisation des discours nocturnes, comme si la nuit devait prendre exemple sur le jour, ne pouvait plus laisser place à des voix non expertes.
18Jusqu’aux années 1970, il n’y a quasiment eu aucune femme au micro tard le soir ou la nuit, à l’exception des comédiennes des dramatiques, ou de quelques rares animatrices, comme Denise Alberti et Anne-Marie Duverney au micro de Route de nuit, en alternance avec les autres membres d’une équipe largement masculine. À partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970, de nouvelles voix féminines se sont élevées dans la nuit, d’abord dans le simple cadre d’émissions d’accompagnement, puis d’écoute et de dialogue avec les auditeurs, à partir de Macha Béranger. Souvent, ces voix féminines jouaient sur la corde de la séduction, s’adressant aux auditeurs d’un ton particulièrement familier et tendre. Plus encore, à partir des années 1980, plusieurs femmes ont animé des émissions érotiques, aux titres évocateurs tels que Carré Blanc, Libertinage, Sens dessus dessous. Hormis Daniel Mermet, qui a proposé deux séries de programmes nocturnes érotiques sur France Inter dans les années 1980, toutes les personnes présentant ce type d’émissions ont été des femmes, au moins sur les radios étudiées. À l’inverse, très peu de voix féminines ont présenté des programmes de musiques spécialisées. Mychèle Abraham, qui a animé une émission de rock tardive dans les années 1970 sur Europe 1, fait figure d’exception, avec Laurence Pierre, sur France Inter..
19Il ne semble pas qu’il existe un genre typique de voix nocturne. Certaines sont graves – celle de Macha Béranger, par exemple –, tandis que d’autres sont plus aiguës – comme celle de José Artur. En fait, plus qu’un timbre de voix, ce sont les dimensions du rythme, du choix des mots et des intonations qui semblent les plus marquantes, la question d’un « ton » nocturne.
20Les hommes et femmes de radio de nuit ont souvent été des passionnés, adeptes d’une « belle » radio, et qui ont disposé d’une large liberté d’action pour tester des choses, aborder des sujets à la marge, faire preuve d’originalité. De fait, plusieurs d’entre eux ont employé une vraie liberté de ton – José Artur en est l’emblème –, et ont clairement laissé percer leur personnalité à travers leurs propos. En outre, ils étaient généralement très attachés à leur diffusion nocturne, qu’ils vivaient moins comme une punition que comme un choix. José Artur, Jean-Charles Aschero, Georges Lang, ou Serge Le Vaillant, tous ont tenu fermement à leur horaire sans souhaiter en changer. Conscients que le public de nuit est plus restreint, ils estimaient aussi qu’il s’agit d’un auditoire plus attentif, plus disponible, et peut-être même plus fidèle, qui écoute plus qu’il n’entend.
21Plusieurs producteurs nocturnes sont restés pendant plusieurs décennies aux commandes du même programme, ce qui est beaucoup plus rare la journée3. De plus, si l’un de ces animateurs en question quittait la radio, son programme ne survivait généralement pas après lui. Pour plusieurs animateurs, cette longévité était perçue et vécue comme un choix, mais il faut signaler que certains en ont souffert et n’ont pas réussi à sortir de ce créneau de nuit qui leur collait à la peau, comme Brigitte Kernel, qui a animé pendant vingt-cinq ans des émissions de littérature sur France Inter, ou Philippe Debrenne, qui est resté douze ans au micro de Dormir debout, mais aurait bien voulu rejoindre le champ diurne. La radio nocturne a donc parfois constitué un lieu d’enfermement, et ce phénomène a eu tendance à se produire plus souvent sur les périodes les plus récentes de notre étude, comme si, le temps passant, les directeurs des stations accordaient moins d’importance aux attentes et aux désirs des producteurs. Certains ont par ailleurs souffert « d’effets secondaires » provoqués par ce travail nocturne – pensons à l’alcoolisme de Jean-Louis Foulquier, provoqué vraisemblablement en partie par son expérience au micro de Studio de nuit, ou encore aux états dépressifs de Macha Béranger, évoqués par ses anciens collègues.
22D’une manière générale, il se noue la nuit des liens plus forts entre les équipes, une complicité plus grande, favorisée par ce cadre nocturne. À l’antenne, cela a pu s’entendre dans les passages de relais entre les animateurs, qui duraient souvent plusieurs minutes, et constituaient parfois d’amusants numéros publics d’humour, voire de séduction. Hors antenne, l’ambiance était agréable, détendue, il soufflait dans les studios et les couloirs des stations un vent de liberté4. Tous les animateurs de radio nocturne ont semblé apprécier la qualité de leurs conditions de travail ainsi que le rapport privilégié, plus intime, qu’ils ont pu nouer avec les auditeurs.
Les auditeurs de la nuit
23La question du nombre d’auditeurs n’a pas été centrale dans ce travail, car les chiffres dont nous avons pu disposer ne nous semblaient pas suffisamment représentatifs, ni suffisants pour être interprétés rigoureusement. Il est toutefois certain que l’auditoire nocturne constitue une part minoritaire de la population, mais ce public nocturne semble plus attentif et plus impliqué, devenant souvent acteur de ces programmes.
24Les auditeurs des programmes de nuit sont très divers, les profils sont multiples, il n’y a pas d’auditeur type. Loin de se cantonner aux travailleurs de nuit, ce groupe rassemble des artistes, des étudiants, des personnes âgées ou malades, des insomniaques, des prisonniers, des noctambules, mais aussi des adolescents, parfois très jeunes. L’analyse des courriers d’auditeurs et des appels d’Allô Macha a permis de mettre en évidence cette diversité, aussi bien dans les générations que dans les milieux sociaux. La radio nocturne a aboli les frontières, au sens propre et figuré, puisque les ondes radiophoniques se propagent mieux la nuit que le jour. Des auditeurs de pays voisins ont ainsi pu capter des programmes français – selon les lettres reçues par Macha Béranger, l’émission Allô Macha a été par exemple particulièrement écoutée en Algérie.
25D’après les sondages, les hommes sont plus nombreux que les femmes à l’écoute de cette radio nocturne. Toutefois, selon notre corpus de lettres et d’émissions d’Allô Macha, les proportions d’hommes et de femmes participant à ce programme, ou écrivant à son animatrice, étaient quasiment identiques, et il s’agissait majoritairement de célibataires. Bien sûr, cette observation concernant une émission de dialogue nocturne en particulier ne doit pas occulter le fait que cette dernière n’est pas représentative de la diversité du paysage de la radio nocturne. On peut toutefois affirmer que les personnes célibataires ont été plus facilement à l’écoute de ce type d’émissions que les autres, même si plusieurs témoignages émanent d’auditeurs ou d’auditrices qui expliquent écouter avec un casque, afin de ne pas gêner la personne dormant à leurs côtés.
26La radio nocturne s’est présentée comme le territoire des auditeurs, l’espace-temps grâce auquel de véritables communautés ont pu se former, se concrétisant à travers les ondes, mais aussi dans la vie réelle, tissant des réseaux d’entraide et de solidarité. Des Routiers sont sympa à Allô Macha en passant par les Meilleurs de nuit et Allô la Planète, ces émissions ont contribué à créer du lien entre les individus, l’animateur et l’émission ne constituant qu’un intermédiaire permettant de mettre les auditrices et auditeurs en contact. Certains programmes ont d’ailleurs été explicitement des plateformes de petites annonces de rencontre, comme celui de Géraldine sur La Voix du Lézard puis sur Skyrock dans les années 1980.
27Les nombreux témoignages rassemblés permettent d’étudier le lien qui unit l’auditeur à cette radio qui lui parle dans le noir. Il s’agit d’une pratique d’écoute émotionnelle, intime, qui constitue une expérience personnelle forte et marquante, qui laisse des traces. L’auditrice ou l’auditeur s’attache à la couleur des voix, à la musique des mots et des ambiances sonores qui sollicitent son imaginaire. Écouter la radio la nuit permet de briser la solitude, de se divertir, d’occuper son temps d’insomnie, mais aussi de découvrir des artistes, des auteurs, de frissonner d’angoisse à l’écoute d’une dramatique à suspense, de rêver en écoutant des reportages du bout du monde ou de veilles archives de France Culture.
28Le cadre nocturne tend à amplifier les résonnances de cette écoute, à l’heure où les sens semblent démultipliés. Surtout, l’écoute de la radio nocturne constitue pour les adolescents une expérience particulièrement marquante et fondatrice. Le cliché du transistor caché sous les draps, revenant inlassablement au gré des témoignages, n’est pas un mythe. Ces jeunes auditeurs éprouvent la sensation excitante de braver un interdit, tout en satisfaisant une soif de découverte, d’ouverture au monde et aux autres. Selon certains, la radio de nuit donne même l’illusion de vivre une deuxième vie, une sorte d’existence parallèle, par le biais des ondes et de l’imaginaire. Parfois, cette écoute relève d’une pratique addictive, l’auditeur ne parvenant pas à éteindre le poste, même s’il est conscient qu’il devrait dormir. Jean Cocteau, par exemple, tout en étant dégoûté et désespéré par les programmes de nuit des années 1950, développait une forme de fascination à leur égard, passant de longues nuits à l’écoute.
29Enfin, les auditeurs, se sentant appartenir à une communauté un peu marginale, presque secrète, ont parfois l’impression d’être des privilégiés. Pourtant, si tous les Français n’ont pas écouté Macha, nombreux sont les plus de trente ans qui connaissent son nom. Elle est devenue un personnage presque mythique, une légende de la nuit et de la radio. Même si elle a été beaucoup moins écoutée que sa version diurne, la radio nocturne a beaucoup fait parler d’elle, inspirant tout un imaginaire, retranscrit dans des films, des séries, des poèmes et des chansons, fournissant des supports de romance ou de mélancolie, d’histoires angoissantes ou d’invitations au voyage.
*
30Un temps s’est clos, la radio nocturne en direct n’existe quasiment plus, même si cette disparition passe assez inaperçu dans le paysage audiovisuel où toutes les chaînes de télévision et toutes les stations de radio diffusent 24 heures sur 24, où Internet ne cesse jamais de proposer des informations et des images qui se déroulent sur les écrans de manière illimitée. Cette désaffection de la nuit, pour les raisons économiques que nous avons évoquées, traduit une sorte de négation de la nuit, une exclusion du peuple nocturne en dehors de la sphère médiatique. En ce sens, nous rejoignons l’analyse du philosophe Michaël Foessel. La nuit du xxie siècle semble niée en tant que nuit, dans ce qu’elle comporte de singulier. Sur les chaînes d’informations en continu le même flot occupe les programmes nuit et jour. À la radio, les émissions du jour se répètent durant les heures noires. La redite est reine, considérée préférable au vide ou aux respirations. Les logiques du jour ont colonisé la nuit.
31Bien sûr, à l’heure d’Internet et des podcasts, la notion même d’une radio nocturne qui ne peut s’écouter qu’en direct a beaucoup moins de sens, et pourtant, ce qui constituait pendant plusieurs décennies une sorte de privilège ou de « compensation » pour les gens de la nuit n’est plus. Au-delà, c’est toute la richesse et les potentialités de la radio nocturne qui disparaissent. À l’heure du numérique et des évolutions des pratiques d’écoute radiophonique et tandis que les audiences de ce média reculent ces dernières années, on peut d’ailleurs s’interroger sur le ou les futur (s) de la radio5.
32À l’issue de cet ouvrage, il convient de rappeler à quel point les émissions radiophoniques peuvent constituer des sources précieuses pour l’historien du culturel. Si la nuit offre une porte d’entrée évidente vers l’histoire de l’intime, parce que le temps nocturne correspond au moment de la sphère privée, la radio constitue en fait à toute heure un lieu de l’intimité et de l’expression de la parole d’anonymes. Les archives radiophoniques représentent des formidables sources pour l’exploration de l’histoire des sensibilités et des imaginaires, qui restent encore largement inexploitées.
Notes de bas de page
1Antoine de Baecque, « La nuit est un très beau sujet d’histoire », 2015, [https://www.youtube.com/watch?v=93FMyv9voKc], consulté le 7 mai 2019.
2L’émission est ensuite revenue chaque soir sur France Inter à partir du 11 mai 2020, à l’issue du confinement instauré pendant l’épidémie du Covid-19.
3Voici par ex. la longévité de certaines grandes figures de la radio nocturne : Georges Lang, Les Nocturnes, 48 ans, toujours en fonction ; José Artur, Le Pop Club, 40 ans ; Alain Veinstein, Du jour au lendemain, 30 ans ; Macha Béranger, Allô Macha, 29 ans (26) ; Jean-Charles Aschero, Les Choses de la nuit, 20 ans ; Serge Le Vaillant, Sous les étoiles exactement, 16 ans ; Max Meynier, Les Routiers sont sympa, 14 ans.
4Sur ces questions, voir notre précédent travail, davantage axé sur « l’envers du décor » de ces programmes nocturnes : Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina Éditions, 2014.
5Voir notamment Sébastien Poulain (dir.), « La Radio du futur », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, no 132, 2017 et James Thornill, « How the world sounds : the future of radio », Drowned in Sound, 3 décembre 2018, [http://drownedinsound.com/in_depth/4152168-how-the-world-sounds--the-future-of-radio], consulté le 7 mai 2019.

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