Une mémoire bourgeoise orléanaise au xviiie siècle
Le Mémorial de Pierre-Étienne Brasseux
p. 229-242
Texte intégral
1Le Mémorial à mes enfans de Pierre-Étienne Brasseux nous invite à l’analyse d’une figure, d’un lieu et d’un moment. Brasseux est un notable provincial, né en 1703 et mort en 1795, marchand-drapier jusqu’en 1773, date de cessation de son activité. Cela a deux conséquences. D’une part, il s’intitule alors bourgeois, signe que cette dénomination correspond davantage à un statut de rentier qu’à un niveau de fortune. D’autre part, il se met à rédiger ce Mémorial, qui se présente sous la forme d’un manuscrit de 486 pages d’une écriture régulière, comprenant de rares ratures, signe d’une rédaction a posteriori1. Il y relate les événements de 1703 à 1781, date de la fin de l’écriture, sans que la raison nous en soit connue.
2Ce document relève de la catégorie des écrits du for privé, ou des ego-documents, dont les historiens ont développé les apports ces dernières décennies et ont multiplié les éditions pour toute époque2. Ils permettent en effet de conjuguer deux niveaux. D’une part, « l’irréductible originalité de l’individu », selon l’expression de Michel Cassan, c’est-à-dire la possibilité de descendre dans l’analyse des cas individuels et des modes de pensée3. D’autre part, ils apparaissent comme l’image d’une époque ou d’un milieu, dont les lectures sont multiples, envisageant conjointement les thèmes traités, les commentaires faits, la mise en scène de l’auteur.
3La mémoire est à l’origine de l’écriture de ce genre de textes, qui vise la transmission d’une mémoire partagée dont l’un des buts est la reconduction de ce que Sylvie Mouysset appelle le pacte de famille4. Notre texte s’inscrit précisément dans cette visée.
4Son titre est significatif : Mémorial à mes enfans. Le terme de Mémorial est assez rare et situe le texte à l’intersection de différents genres que définissent les dictionnaires de l’époque. Le premier est celui des mémoires des hommes célèbres, qui supposent que l’auteur a eu part aux événements qu’il raconte ou, du moins, qu’il en a été témoin oculaire. Le discours des éditeurs de l’Encyclopédie distingue la mémoire de la raison et de l’imagination qui sont plus actives, la première n’étant que « collection passive et comme machinale des connaissances », domaine des érudits ; la raison appartient, elle, aux philosophes et l’imagination aux poètes5. Le deuxième genre est celui du mémoire de commerce, « écrit sommaire qu’on dresse par soi-même, ou qu’on donne à un autre pour se souvenir de quelque chose6 ». Enfin, le mémorial se comprend comme « monument qu’on élève pour conserver le souvenir de quelque personne ou de quelque action signalée » comme une médaille, une pyramide7. En soi, le volume est bien un monument, avec ses 486 pages et sa reliure en cuir.
5Par conséquent, le texte de Brasseux est pensé comme un support de transmission, ce dont témoigne la précision des destinataires, « à mes enfans ». Il s’ouvre ainsi sur un texte programmatique qui met l’accent sur quelques attendus forts. Ce texte repose sur l’expérience, renforcée par le passage à un autre temps, celui de la tranquillité et de la paix, qui se situe dans un entre-deux, placé dans la « vue de la mort » pour reprendre la formule récurrente qui ouvre les testaments de l’époque et la comparaison est significative. Sur ces fondements, le Mémorial propose une définition de la famille, fondée sur un honneur et une probité héréditaires, qu’il veut entretenir en portant un but éducatif et pédagogique, ancré dans l’affirmation d’une origine bourgeoise mise sous les yeux de ses enfants.
6L’écriture prend place au moment de la retraite. Il s’agit donc aussi d’un testament, qui donne à lire aux enfants un système de valeurs, une vision de la société. Il ne s’agit pas d’un récit factuel, d’une collection d’événements, mais bien de la construction d’un discours sur une époque et une société. Lire ce texte revient à analyser un processus de construction d’une identité et de ses supports. Le voir sous le prisme de la mémoire ne signifie pas établir un inventaire des lieux de mémoire, mais observer à l’œuvre un travail de mémoire qui tisse trois cercles : la famille, le métier, la ville.
La construction d’une mémoire familiale
7Le volume, incarnation d’une histoire familiale, constitue un patrimoine légué à ses enfants, que l’on imagine être destiné à se transmettre. Le programme l’affirme, les premières pages le confirment. En effet, le texte débute par vingt-trois pages de généalogie commentée, dont la souche est son grand-père Jean Brasseux, né en 1624 à Orléans, premier personnage cité dans le texte8. De ce côté, la frontière est nette entre la génération du grand-père et de l’arrière-grand-père. Le premier voit sa date de naissance et sa paroisse précisées. Le second donne lieu à une accumulation d’imprécisions, signe d’un monde mal connu :
« Jignore si mon aieul etoit originaire de cette ville, quoyquil en soit il paroit quil etoit allié dasses pres a de tres honnetes gens qui porterent son nom qui etoient dune famille ancienne dans Orleans presque tous dans des etats forts honnetes, mais la plus grande partie tres bons marchands de soirie9. »
8Seuls deux membres de la postérité échappent à l’oubli en la personne de deux cousins.
9La logique est différente du côté de sa grand-mère, Marie Charron, et l’écrit pallie ici la transmission mémorielle :
« Je ne parlerai point icy de letablissement et de la posterité de ces six enfans, le tout est bien constaté dans une genealogie exacte qui mest venue du cabinet de M. Moreau de Seychelles, controleur general des finances et ministre dEtat, petit fils de Jacques Charron qui etoit fils dEuverte Charron mon ayeul. Cette genealogie qui ne peut etre attachée a ce present memorial, rapporte les diverses alliances, les differentes branches et les etablissemens des Charrons on la doit trouver dans mes papiers avec autres titres qui regardent ma famille10. »
10Cet exemple illustre l’importance de la généalogie dans tous les cercles de la société de l’époque moderne, par sa transmission et le lien ainsi tissé entre les alliés11. En effet, cela permet à Brasseux de rappeler des alliances favorables et des signes de notabilité, comme le fait qu’un Charron ait exercé la charge de maire à l’époque d’Henri IV, ou que la généalogie lui ait été transmise par le contrôleur général des finances. Pourtant, cette mémoire précise porte aussi une macule, sur laquelle s’explique Brasseux : le protestantisme de son arrière-grand-père Euverte Charron.
« Il ne fault pas celer que Mr. Euverte Charron mon grand pere maternel, avoit donné longtems avant de mourir dans les erreurs de Calvin et quil avoit quitté sa religion pour embrasser cette secte dont il fit ouvertement profession ; il fut meme, aceque lon dit, un des ministres a Bionne ou les calvinistes avoient un temple12. »
11Cette erreur est alors réparée par sa femme, dont le catholicisme ne fait pas de doute, et qui affirme son attachement à la « saine doctrine » par une fondation. Le catholicisme, la piété forment en effet un pilier de la tradition familiale et la mention de l’ascendant calviniste permet de le rappeler à rebours.
12À partir de la génération des grands-parents, la précision est sans faille sur le nombre et l’établissement des descendants. De cette union naissent sept enfants, dont trois deviennent religieux augustins, notamment Jean, docteur en théologie, qui travaille à la réforme de son ordre et meurt en 1719, après avoir célébré la messe. Brasseux conserve ainsi et insère dans son manuscrit une épitaphe imprimée adressée à la famille et qui montre l’intérêt de l’auteur pour les titres et les documents. Deux filles, tantes du mémorialiste, sont également établies : une à Rouen dans une très bonne famille de personnes en considération, l’autre est mariée à un Perdoulx et hérite du commerce de ses parents, qu’ils laissent dépérir. La continuité familiale ressort par l’établissement d’une rente, établie par Brasseux pour les deux cousines issues de ce mariage.
13L’arbre généalogique met en valeur les repères et les enjeux de la mémoire familiale. La place de l’écrit et des titres est essentielle, supports de la mémoire dans la construction généalogique. Cette dernière est une marque de la notabilité sociale, qui transparaît par des alliances prestigieuses par exemple. Le cas de Pothier est ici significatif. La mort de l’illustre juriste suggère à Brasseux un éloge sur lequel nous reviendrons, mais qu’il motive :
« mon epouze avait l’honneur d’être de ses parentes du 3e au 4e degré et une de ses héritières si la mort ne nous l’eut malheureusement enlevée avant lui. […] Ce furent donc les frères et sœurs de mon épouse qui héritèrent en partie de ce côté, les femmes eurent chacun 2 742 livres 13 sols 9 deniers13 ».
14Cette incise illustre la double structure familiale, construite sur les liens sociaux et la transmission d’un patrimoine14. Les qualificatifs de personnes de considération, très considérables, très honnêtes, reviennent ainsi régulièrement pour qualifier ascendants et alliés. Dans ce portrait, l’enracinement orléanais est essentiel : c’est le monde de la famille de Brasseux depuis au moins trois générations et de la famille de sa femme depuis le xve siècle. Orléans reste le centre de cet univers et aucun déplacement n’est par exemple mentionné dans le manuscrit. Enfin, la généalogie est aussi morale, dans une logique où les vertus sont tout aussi héréditaires que les titres. Deux valeurs dominent alors : l’honnêteté et l’ancienneté, deux éléments qui constituent l’honneur15. Ce dernier est alors confirmé par l’estime sociale et la reconnaissance publique dont jouissent la famille et ses membres, d’où l’insistance sur les réseaux de connaissance, les postes importants occupés… La généalogie est reconstruction dans laquelle la famille est vecteur d’accumulation des honneurs, des vertus et du patrimoine16. Elle privilégie ainsi la parenté maternelle, plus prestigieuse.
15Pourtant, cela n’empêche pas une mémoire plus affective, qui relèverait alors du souvenir, cristallisée tristement autour de sa femme, décédée au moment de la rédaction du texte, et, joyeusement, de son petit-fils et de ses réussites scolaires. Relatant la mort de sa femme, à la date du 3 novembre 1770, il en dresse un éloge où ressort la durée du mariage (44 ans), l’union parfaite, mais surtout le lien filial défini :
« je finis en conjurant mes chers enfans de se souvenir d’une mere la plus tendre des mères. Elle vous portoit tous dans son cœur, vos satisfactions étaient les siennes, mais aussi vos chagrins faisaient ses peines ».
16Quelques pages plus loin, il rappelle ce souvenir lors de son récit de son départ du commerce, souvenir qui lui « causait souvent des réflexions bien accablantes17 ».
17La mémoire familiale mêle donc le souvenir, affectif, la transmission de vertus et un inventaire des alliances et sociabilités. Ces composantes se retrouvent dans la mémoire professionnelle.
Itinéraire d’un marchand bourgeois
18Dans l’œuvre mémorielle qu’il établit, Brasseux dessine une identité du marchand bourgeois à transmettre à ses enfants.
19La première image est celle du bon marchand, construite autour de l’honnêteté. Brasseux assied alors la démonstration sur son exemple personnel, une des caractéristiques des écrits mémoriels18. Deux qualités fondent cette honnêteté. D’une part, la patience et la construction de l’aisance par étapes, ce dont témoignent les nombreuses occurrences relatives au patrimoine et sa constitution progressive19. D’autre part, le maintien du crédit, par l’exactitude à payer ses dettes et ainsi à contenter les créanciers, le crédit ayant à la fois une valeur économique et financière mais aussi de respectabilité sociale20.
20Ces deux traits définissent donc un habitus et un code de valeurs que des contre-exemples viennent éprouver. Son gendre (le mari de sa première fille) apparaît comme l’incarnation d’une ambition excessive et du refus de suivre les exemples des prédécesseurs vertueux, conduite immédiatement sanctionnée :
« aiant voulu faire un trop gros commerce malgré les frequents avis que je ne cessois de luy donner dans les craintes que j’avois de sa temerité, et du trop grand train quil menoit ; en fin les années malheureuses etant survenues, il a prodigieusement perdu, en fin il a été obligé de se retirer du commerce al’age de 43 ans, sans bien21 ».
21Le genre de vie dispendieux et la spéculation apparaissent comme deux autres repoussoirs, qu’incarne un marchand orléanais enrichi dans les actions du Mississippi en 1720 et coupable d’une intense dépense somptuaire. Or « par sa conduite [il] vit sa fortune s’eclipser et se trouva reduit dans une situation tres etroite ou il est mort22 ».
22Les usuriers et financiers constituent le dernier contre-modèle, dans la mesure où leur fortune n’est pas fondée sur une activité marchande, mais sur une circulation monétaire et une spéculation. La condamnation est double : morale, car l’enrichissement doit résulter d’un travail et d’un risque, sociale, car la spéculation entraîne des retournements brutaux de situation, qu’il s’agisse d’ascension ou de faillite, ce qui vient inquiéter Brasseux, dont l’une des préoccupations est le maintien d’un ordre établi. Tous ces contre-exemples, précis, sont ainsi autant de mises en garde destinées aux enfants du bon marchand.
23Seconde image du monde marchand, le récit de son action au Consulat, dont il est président en 1759, en constitue un prolongement et met en jeu la construction d’une mémoire immédiate. Ces passages relèvent d’une double fonction : l’autocélébration de son action, la nécessité de faire titre et de garder des preuves pour le futur. En effet, Brasseux mentionne les pièces conservées et classées par dossiers thématiques au cas où il serait nécessaire de s’y référer, de son vivant, mais aussi plus tard.
24Il s’est notamment préoccupé de défendre les intérêts du tribunal marchand face aux officiers de bourgeoisie, qui revendiquent la préséance dans les assemblées de villes. Auteur d’une requête adressée au duc d’Orléans, il obtient que les voix des officiers du Consulat soient prises immédiatement après celles des anciens maires, et précise alors que toutes les pièces relatives à cette affaire « se trouvent au Consulat dans un dossier particulier ou sont renfermées toutes les pieces qui regardent cette affaire et bien d’autres pendant l’exercice de ma présidence23 ».
25Cette attention aux titres s’enracine dans une mentalité documentaire où une grande place est faite à l’importance des preuves et à leur ancienneté, ce qui ressort particulièrement en 1765, au sujet de la suppression des droits de boîte payés par les mariniers sur la Loire24. En effet
« cet etablissement etoit si ancien quil se perdoit dans lobscurité des temps puisque lon trouve dans les titres de cette compagnie des lettres patentes de plus de 400 ans qui font connoitre que longtemps avant ce tems il y avoit une compagnie de mds frequentans, sans que lon puisse fixer la premiere epoque de letablissement de ce bureau25 ».
26L’ancienneté est pour lui un titre notable et remarquable, ce qui n’est pas le cas pour beaucoup d’affaires de ces années.
27Brasseux construit et transmet un portrait du bon marchand de deux manières. D’une part, il rappelle les clés de sa propre réussite et, au contraire, les faillites retentissantes des ambitieux et spéculateurs. La mémoire relève ici de l’expérience. D’autre part, il établit un corpus documentaire destiné à conserver mémoire de ses actions institutionnelles, mais aussi à servir de titres pour le futur. La notion de crédit est alors essentielle. Ce faisant, il dessine une image d’une notabilité orléanaise, fondée sur l’expérience marchande et le commerce, l’une des dimensions de la mémoire urbaine.
Une mémoire urbaine
28L’attachement orléanais de Brasseux est revendiqué à plusieurs reprises, pour une ville « qui par sa situation est susceptible de grandes beautés, une des plus belles de France » comme il la qualifie26. Au-delà de cette déclaration, le Mémorial dessine une identité urbaine.
29Dans ce portrait, l’urbanisme est premier. Tous les chantiers des embellissements urbains du xviiie siècle sont mentionnés, mais surtout discutés. Cela concerne les transformations ponctuelles – comme l’apposition des plaques au coin des rues par les propriétaires des maisons, l’installation des lanternes et les très longs et multiples débats sollicités à cette occasion – ou les grands chantiers, comme l’aménagement du nouveau pont ou l’achèvement du portail de la cathédrale Sainte-Croix. L’intérêt est alors double : celui du citoyen face aux transformations de la ville, et celui du notable qui a été amené à participer aux discussions. Ainsi, pour les différents projets relatifs au nouveau pont, « Javois lhonneur d’etre du nombre de ceux qui avoient eté appellés chez Mr lintendant ou je me trouvai et donnai mon avis27 ». Cette beauté urbaine s’incarne alors dans la rue Royale et dans le projet de façades uniformes de la place du Martroi. Le beau est pour lui central, sans jamais mentionner les préoccupations aéristes ou hygiénistes. Sa ville est uniforme, sans muraille, avec des rues assez droites pour favoriser la circulation et le commerce autour d’une grande place centrale.
30La cathédrale fait partie de ce paysage urbain (voir ill. 1). L’attention de notre mémorialiste pour l’achèvement de la façade, les lézardes qui la parcourent et les solutions qui y sont apportées ne se dément pas. Sainte-Croix est en effet « le plus beau monument qui se trouve dans ce genre non seulement en France et peut-être dans l’univers28 ». Des années 1760 aux années 1780 le constat ne change pas. La cathédrale apparaît comme un monument, au sens antique du terme, qui marque la ville et l’identifie, puisque « le zele dont ce digne prelat est animé pour en accelerer la construction consacre a la posterité un monument eternel de sa bienfaisance, de ses vertus et de sa pieté29 ». Les traits en sont alors la décoration, l’élégance, la magnificence de l’art. Loin des urbanistes du siècle, qui laissent peu de place aux temples, sinon à des formes antiques renouvelées, Brasseux place la cathédrale au centre de son espace urbain et en fait une image du prestige de la ville, un lieu de mémoire en construction30.
Ill. 1. – Une représentation du portail de la cathédrale.

Source : Procession sortant du grand portail de la cathédrale Sainte-Croix, 1771 (bibliothèque municipale d’Orléans [ICO P7 1771]).
31Il en est de même pour le monument en l’honneur de la Pucelle (voir ill. 2a et 2b), support d’une fidélité à la libératrice de 1429. Il apparaît lors de la discussion sur la démolition de l’ancien pont en 1750 : le monument de la Pucelle est alors déplacé dans un magasin de la ville. Vingt ans plus tard (en 1772), il est réinstallé à l’angle de la rue de la Vieille-Poterne et de la rue Royale récemment ouverte. Le récit qu’en fait Brasseux est alors essentiel pour comprendre les ressorts d’une mémoire continuée et la mise en scène d’un lieu de mémoire. Le motif en reste vivace, puisqu’il rappelle que le monument est destiné à marquer la reconnaissance des citoyens pour la délivrance de la ville. Surtout, cette fidélité est perpétuée, dans la mesure où la demande de rétablissement vient des habitants dans l’instauration d’un cri public. Dès lors, l’emplacement doit illustrer cette importance et répondre à un souci esthétique. Brasseux appuie la nouvelle localisation, permettant d’assurer la visibilité dans la principale rue de la ville ; l’installation sur une grande place restant impossible, compte tenu de la taille des statues. Enfin, il témoigne que la fête du 8 mai garde sa portée mémorielle, revivifiée pour l’occasion, l’inauguration du nouvel emplacement ayant eu lieu lors de la procession du 8 mai 1772. Celle-ci ouvre un parcours inédit, empruntant pour la première fois le nouvel axe de l’urbanisme orléanais, au détriment des quartiers tortueux du centre ancien. Pour Brasseux, il y a là une volonté de saluer la statue, oubliant ainsi le choix des édiles de mettre en valeur leur principale réalisation architecturale. Quoi qu’il en soit, la statue redevient une composante de la fête, lieu d’un motet chanté par les différents chapitres. Au-delà de l’événement, le monument marque cette mémoire dans la pierre et pour la durée, ce que sanctionne l’inscription en lettres d’or portée sur le socle et recopiée par le mémorialiste, en fervent admirateur du style lapidaire. Le monument fait ainsi le lien entre la fidélité et le souvenir rappelé.
Ill. 2a et 2b. – Le monument en l’honneur de Jeanne d’Arc est déplacé rue Royale.

Source : bibliothèque municipale d’Orléans Ms 733, Mémorial à mes enfans, p. 166-167.
32Le culte à saint Aignan en est une autre figure. En 1770, suite à plusieurs mauvaises récoltes, les prix du blé augmentent, la ville recourt alors à la prière à son saint patron, sous la forme de neuvaines, mais surtout d’une procession, où sont portées les reliques du saint, de l’église de Saint-Aignan à celle de Saint-Laurent, hors les murs. Or, si les neuvaines ont eu lieu tout au long du siècle, la procession n’a plus été organisée depuis 1725 et constitue en 1770 une curiosité et un lieu de mémoire réactivé. Brasseux y est sensible et raconte avec de nombreuses précisions le cortège et son contexte, qu’il s’agisse de la messe et du panégyrique, des motets chantés ou des rafraîchissements organisés par la ville pour les membres du clergé et les corps laïcs. Le peuple prodigieux, dont la plupart porte des flambeaux, en est une autre composante. Brasseux ne fait guère figure d’exception et les récits en sont nombreux, y compris dans les sources municipales. Le saint patron et son rôle sont absents : le spectacle et la représentation sociale l’emportent sur la mémoire. Cela confirme la prise de distance des notables à l’égard de cette procession et explique en partie sa disparition entre 1725 et 1770. À cette dernière date, comme le rappelle Brasseux lui-même, elle est organisée pour répondre au « désir ardent du peuple », qui prend la forme de menaces adressées au corps de ville la veille de la décision. Distance culturelle à l’égard d’une pratique jugée superstitieuse par les milieux éclairés et crainte du désordre, que peut provoquer le rassemblement de foules dans la rue, se conjuguent. Brasseux est ici davantage le réceptacle de cette mentalité notable que de la mémoire urbaine.
33La seule trace en est la mention du long intervalle entre les deux processions et le renvoi à la mémoire d’homme. Ce recours à la mémoire individuelle revient au sujet de la Loire et de ses caprices. Citant l’inondation de 1755, il précise que
« C’etoit la seconde innondation dont je me souvienne. La premiere arriva les fetes de la Pentecôte en lannee 1733. Les eaux monterent plus haut de 6 pouces quen 175531. »
34Il raconte ici un souvenir précis, la mort de deux de ses amis dans l’écroulement de l’arche d’un pont. Mémoires individuelle et urbaine se conjuguent.
35Elles s’articulent également sur des figures et le Mémorial rassemble un certain nombre de notices nécrologiques qui témoignent de l’importance des statuts pour Brasseux. Les maires, les lieutenants généraux du bailliage ou les évêques sont ainsi mentionnés. À ce titre, Brasseux cite les décès de Louis de Montmorency-Laval et de Nicolas-Joseph de Paris, deux évêques anti-jansénistes, dont il loue l’excellence de mœurs et de conduite, la charité, le zèle infatigable et l’humilité. La perception des évêques peut se faire en dehors du seul jansénisme, y compris dans la bourgeoisie orléanaise.
Ill. 3a et 3b. – Pothier « communiquait avec bonté ses lumières dans les affaires les plus épineuses ».

Source : bibliothèque municipale d’Orléans Ms 733, Mémorial à mes enfans, p. 161-162.
36Pourtant, le panthéon local est dominé, à l’échelle du Mémorial, par la figure de Pothier. Lors de sa mort le 2 mars 1772, Brasseux se livre à un éloge funèbre qui croise discours institutionnel, par le rappel des titulatures, et perception plus personnelle. Le portrait dressé fait ressortir plusieurs strates (voir ill. 3). La première est celle des traités, qui sont venus éclairer toute la France sur différentes parties du Droit. La seconde est la consultation, activité essentielle permettant au juriste de communiquer à ses nombreux clients « avec bonté, ses lumières dans les affaires les plus epineuses toujours attentif a leur faire eviter les detours tortueux de la chicane, il les portoit, par ses sages conseils, a ne jamais s’engager dans un procès douteux32 ». Humanité, que l’on retrouve chez Pothier comme juge. Enfin, et cela est significatif de la place laissée à l’université dans la ville à cette époque, apparaît l’universitaire, par l’occupation de la chaire de droit français, ce qui est mentionné comme une activité supplémentaire s’ajoutant à « tant d’occupations différentes ». C’est d’ailleurs la seule mention de l’université dans le manuscrit, ce qui vient confirmer à l’échelle individuelle le constat fait à une échelle plus large33. Sur un plan personnel, Pothier apparaît comme chrétien, trait essentiel pour Brasseux. En effet,
« Je ferai observer que tant de connoissances avoient eté precedés par une etude profonde de la Religion ; il en remplissoit les devoirs avec la simplicité dun cœur pure, que luy inspira, des la jeunesse cette pieté eclairée qui la accompagné dans tous les instans de sa vie et qui fut toujours le principale mobile de sa conduitte toujours impartial dans ses decisions sans prejugé ni prevention34. »
37Deux raisons expliquent cet intérêt. La première est collective : la mort de Pothier fait en effet l’objet de nombreux rituels destinés à célébrer et marquer la mémoire du juriste. La ville organise le 19 mars un service solennel avec tous les corps aux Jacobins. Les étudiants l’ont eux organisé le 20 dans l’église de la Visitation et ont ajouté une inscription dans la salle de l’université :
« C’est ici que Pothier, animé d’un saint zèle,/ forma de jeunes cœurs a l’étude des lois/ O vous qui d’un tel maitre entendites la voix/qu’a jamais ses vertus vous servent de modèles35. »
38Brasseux s’inscrit ainsi dans une célébration unanime.
39La seconde, déjà évoquée, est plus personnelle. Brasseux est lié par sa femme à l’illustre juriste et il le rappelle à plusieurs reprises. Ainsi, citant les différents services organisés, il précise « tous ceux de sa famille, […] y ont tous assisté avec un nombreux concours de citoiens, j’y fus invité et j’y fus » ou « je fus du nombre des invités ». Notabilité familiale et mémoire urbaine se rejoignent ici, conjonction qui explique le traitement particulier dont profite Pothier. À cette exception, les grands hommes ressortent peu du manuscrit si l’on élargit la réflexion au-delà d’Orléans. Deux suscitent des commentaires développés, image des intérêts et conception de Brasseux.
40Le premier est Necker. Si sa nomination suscite des réserves, en raison de son protestantisme d’abord et de son opposition à Turgot ensuite, la lutte de Necker contre les financiers lui attire les sympathies de notre marchand-drapier face à ces « sangsues cruelles du sang des peuples dont ils sont les durs oppresseurs36 ». La conception économique de Brasseux s’incarne en effet dans une politique que le marchand-drapier voit comme une volonté de simplifier la perception des finances pour acquitter les dettes de la monarchie et soulager les peuples. Dans cette vue, l’arrêt contre les fermes et régies de 1780 est vu comme un « chef d’œuvre », un véritable lieu de mémoire de la bonne administration des choses de la finance. Dès lors, bien que protestant, Necker devient un instrument de la providence et appelle l’évocation d’un autre lieu de mémoire, puisque
« Lon voit avec etonnement que les heureuses revolutions qui sont arrivées dans les finances du royaume doivent leurs epoques a deux protestants les plus grands hommes qui aient regi les finances scavoir le duc de Sully sous Henri IV et Necker sous Louis XVI37. »
41L’autre portrait est bien différent et concerne Voltaire. Si Brasseux lui concède un génie brillant, la condamnation est sans appel :
« l’entousiasme et limagination extremement exaltée, en differens genres, surtout par ses sistemes seduisans ; quoyque faux dans leurs principes, particulierement sur la religion et sur la nouvelle et dangereuse philosophie dont il etoit l’apotre le plus ardent et le plus pernicieux a causé tant de mal a la Religion par ses ecrits impies et malheureusement trop goutés dans ce siecle de corruption ; quil sera bien difficil de le reparer entierement38 ».
42Nous retrouvons là les leçons d’une lecture plus large : les bibliothèques de la bourgeoisie orléanaise sont relativement fermées aux œuvres philosophiques de Voltaire, alors qu’elles s’ouvrent à ses titres poétiques.
*
43Ce portrait à charge nous ramène à l’origine du manuscrit. Lorsqu’il écrit, socialement, Brasseux se retire du commerce et fait le bilan de son activité, moralement, il apparaît comme un homme au bord d’un monde qui bascule, marqué par la décadence et le changement de valeurs, notamment à l’égard de la religion, mais aussi de la stabilité sociale. Cela ne signifie pas l’opposition par principe à tout changement : il est d’accord avec la suppression des fêtes engagée par l’évêque de Blois et l’archevêque de Tours dans les décennies 1770-1780, mais il ne s’agit alors pas de la remise en cause de la fête en elle-même.
44Son écrit est bien un monument, destiné à fixer ses principes, à les enraciner et à les transmettre, dans la construction d’une mémoire qui mêle dimension individuelle et identité urbaine.
45Ce faisant, il évoque l’importance de la postérité comme horizon d’attente. La mémoire se situe ici dans une perspective d’avenir, qui perce notamment au sujet de la suppression des Jésuites qu’il dénonce, lui-même élève des pères et fidèle à leurs enseignements. Dès 1762, il critique l’arrêt de suppression de cet ordre pourtant fertile en bons prédicateurs, bons professeurs et bons écrivains. Plus intéressant ici, il situe cet événement dans une continuité, statuant que « la posterité qui aura peine a croire une pareille revolution les regardera toujours comme d’illustres malheureux39 ». La mémoire est aussi ce qu’on laisse aux générations futures.
46Par conséquent, Brasseux témoigne d’un véritable travail de mémoire et d’information. Il fixe ces événements par l’écrit, il constitue des dossiers thématiques classés, preuves d’un souci de conservation documentaire dans l’idée d’une référence ultérieure. Dans ce travail, se mêlent donc mémoires familiale et urbaine, individuelle et collective, cristallisées autour de figures et moments. À l’échelle urbaine, Brasseux témoigne d’une mémoire continuée à l’égard de certains rituels, mais aussi de la construction de nouveaux « lieux de mémoire », comme la cathédrale, la rue Royale ou Pothier.
Notes de bas de page
1Bibliothèque municipale d’Orléans (désormais BMO), Ms 733, Mémorial à mes enfans. Ce manuscrit a fait l’objet d’une publication sous forme de morceaux choisis par Micheline Cuénin (Orléans dévoilé. Aspects inédits de la vie quotidienne au xviiie siècle, Orléans, 1999). Nous en avons publié une édition critique complète : Honneur, bourgeoisie et commerce au xviiie siècle : le « Mémorial à mes enfans » du marchand-drapier orléanais, Pierre-Étienne Brasseux, éd. par Gaël Rideau, Pessac, PUB, 2019.
2Parmi une bibliographie abondante : Mouysset Sylvie, Papiers de famille, Rennes, PUR, 2007 ; Bardet Jean-Pierre, Arnoul Élisabeth et Ruggiu François-Joseph (dir.), Les Écrits du for privé en Europe du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Bordeaux, PUB, 2010 et Bardet Jean-Pierre et Ruggiu François-Joseph (dir.), Les Écrits du for privé en France. De la fin du Moyen Âge à 1914, Paris, CTHS, 2014.
3Cassan Michel, « Les livres de raison, invention historiographique, usages historiques », in Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Au plus près du secret des cœurs ?, Paris, PUPS, 2005, p. 25.
4Mouysset Sylvie, Papiers de famille, op. cit., p. 168.
5« Discours préliminaire », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al., 1751, t. I, p. xvi.
6Idem, t. X, 1765, p. 329.
7Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, 1690, t. II, article « Mémoire ».
8Voir les arbres généalogiques établis in Cuénin Micheline, Orléans dévoilé, op. cit.
9BMO, Ms 733, p. 2.
10Idem, p. 5.
11Klapisch-Zuber Christiane, La Maison et le nom, Paris, EHESS, 1990 ; Burguière André, « La mémoire familiale du bourgeois gentilhomme : généalogies domestiques en France aux xviie et xviiie siècles », Annales ESC, juillet-août 1991, no 4, p. 771-788 et Mouysset Sylvie, Papiers de famille, op. cit., 213 sq.
12BMO, Ms 733, p. 8.
13Idem, p. 162.
14Klapisch-Zuber Christiane, op. cit.
15Venturino Diego et Drévillon Hervé (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2011. Diego Venturino précise que l’honneur est une « extériorisation réussie de la vertu ».
16Bellavitis Anna, Famille, genre, transmission à Venise au xvie siècle, Rome, EFR, 2008, chap. vii.
17BMO, Ms 733, p. 148 et 169.
18Nous retrouvons ici les fonctions des écrits mémoriels retenues par Michel Cassan, art. cité, p. 16, qui parle d’« un récit de vie ordonné et tramé ».
19Il est en cela conforme au modèle du bon marchand de Savary, Julia Dominique, « L’éducation des négociants français au xviiie siècle », in Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes, Paris, EHESS, 1995, p. 215-221.
20Sur ce point, voir Rideau Gaël, « Crédit, confiance et foi chez Pierre-Étienne Brasseux, marchand-drapier orléanais au xviiie siècle », in Monique Cottret et Caroline Galland (dir.), Croire ou ne pas croire, Paris, Kimé, 2013, p. 275-293.
21BMO, Ms 733, p. 15.
22Idem, p. 14.
23Ibid., p. 65.
24Mantellier Philippe, Histoire de la communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendant en icelle, Orléans, Jacob, 1864-1869.
25BMO, Ms 733, p. 79.
26Idem, p. 41.
27Ibid., p. 39. 236
28Ibid., p. 393.
29Ibid., p. 135.
30Harouel Jean-Louis, L’Embellissement des villes : l’urbanisme français au xviiie siècle, Paris, Picard, 1993.
31BMO, Ms 733, p. 55.
32Idem, p. 161.
33Rideau Gaël, « Un corps séparé. L’université et les pouvoirs urbains à Orléans aux xviie et xviiie siècles », in Thierry Amalou et Boris Noguès (dir.), Les Universités dans la ville xvie-xviiie siècle, Rennes, PUR, 2013, p. 81-100.
34BMO, Ms 733, p. 162.
35Idem, p. 165.
36Ibid., p. 304.
37Ibid., p. 455.
38Ibid., p. 399-400.
39Ibid., p. 100.
Auteur
Professeur d’histoire moderne, université d’Orléans, Polen

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