Chapitre IX. Censeur du pouvoir et éducateur du peuple
p. 269-288
Texte intégral
1 Le livre du peuple commence par une candide, mais saisissante, déclaration : « Toutes choses ne sont pas en ce monde comme elles devraient être. Il y a trop de maux et des maux trop grands. Ce n’est pas là ce que Dieu a voulu. » Un vaste programme en quelques lignes.
2Une fois qu’il eut réglé publiquement la question de ses relations avec l’Église, Lamennais concentra sa réflexion sur les questions politiques et sociales. Il faut admettre qu’il s’agit d’un penseur politique d’une trempe bien singulière. D’abord, il n’aimait pas la politique, déplorant tour à tour les rodomontades de l’opposition républicaine, la vacuité des effets de manches parlementaires et la corruption générale née de l’exercice du pouvoir. Ensuite, la vie politique occupa une faible part de son activité publique, et il se mêla peu à la polémique quotidienne : si rares que furent ses prises de paroles à ce sujet, elles furent toutefois assez fulgurantes pour le conduire finalement à tâter de la paille du cachot en 1841 pour provocation à la haine contre le gouvernement. Enfin, dans l’ordre de l’action partisane, son activité fut encore plus réduite, tant était grande sa répulsion à l’égard des doctrines qui divisaient la société : non seulement aucune n’emportait son adhésion, mais toutes le rebutaient, en totalité ou en partie.
3Il préféra s’adresser directement au peuple, lui dédier des livres qu’il concevait comme des colloques particuliers où il pouvait lui parler de sa condition, de ses causes, et des solutions. Il l’apostrophait, non comme l’écrivain apostrophe son lecteur pour le prendre pour complice, mais comme un directeur de conscience. Il resta prêtre et se voulut éducateur du peuple. Il sentait une force irrésistible à l’œuvre dans la société qui devait aboutir à la démocratie et il était convaincu que « le peuple » avait aussi cet « invincible pressentiment d’une transformation prochaine1 ». Il se fixait pour tâche d’accompagner ce mouvement irrésistible. Cet apostolat se fit d’abord jour dans les articles qu’il rédigea pour le journal Le Monde, dont la direction lui fut confiée durant quatre mois en 1837, et qu’il rassembla dans deux volumes, sous le titre Politique à l’usage du peuple (1838). Il se concrétisa surtout dans une série d’opuscules qui, au tournant des années 1830-1840, connurent un grand succès. Il s’y efforçait d’exposer de manière plus rationnelle et plus sereine la logique à l’œuvre dans les Paroles.
4Le premier de ces ouvrages est Le livre du peuple, publié en 1837, dix ans avant le célèbre ouvrage de Michelet (Le peuple, 1846), indiscutablement un de ses grands textes par le style, quoique pouvant désorienter le lecteur d’aujourd’hui, et, en bien des endroits, par la profondeur de ses intuitions : ce livre est un véritable exposé « populaire » de sa pensée. L’esclavage moderne, qui décrit les raisons de la condition misérable des masses, le compléta en 1839. Enfin, en 1841, De l’avenir et du passé du peuple se voulait un vaste exposé de l’histoire des sociétés humaines qui remettrait en perspective le progrès des peuples et leur libération finale. Cette « trilogie du peuple » fut ensuite, et jusqu’à la fin du siècle, souvent rééditée avec les Paroles d’un croyant. Si sa « politique du peuple » se colore d’une forte teinte messianique où se retrouvent les élans des Paroles, elle intègre aussi des éléments pragmatiques concernant les moyens d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre. Cette volonté de s’adresser directement au peuple finit de lui conférer dans l’espace public le statut d’opposant de premier plan au pouvoir en place, et parmi les plus dangereux.
Un opposant politique de premier plan
5« Tout est niaiserie et hypocrisie dans la politique officielle2 » : Lamennais s’occupa donc peu de la politique courante. D’ailleurs, il n’écrivit dans la presse quotidienne que quand il dirigea en 1837 Le Monde, et encore ses articles furent-ils surtout consacrés à l’exposition de sa doctrine : c’est même pour cette raison qu’il se vit contraint d’en abandonner la direction – au bout de quatre mois, mais après une bonne centaine d’articles3 –, car il faisait de ce journal, selon ses possesseurs, « l’expression de son individualité4 ». Marie d’Agoult, point trop alors hostile à Lamennais, résuma clairement le problème : « Il a fait une prédication là où l’on attendait un journal.5 » Fidèle à sa manière de procéder, il s’attardait dans sa correspondance sur les événements quand ils étaient susceptibles de confirmer ses opinions et lui servir d’arguments, dans ses articles comme dans ses ouvrages, pour développer sa doctrine. Même là toutefois, il se livra assez rarement à l’analyse de la vie politique, n’exprimant que son dégoût du matérialisme et de l’égoïsme qui lui semblaient caractériser la monarchie de Juillet : « Quand on voudra faire l’épitaphe des hommes de notre temps, on crachera sur leur tombe6. »
Le contempteur des mœurs politiques
6Quoiqu’il ne répugnât pas aux personnalités, l’opposition au régime de Juillet n’était pas pour Lamennais une affaire de personnes, mais de système. En effet, dans la continuité de son analyse de la Charte sous la Restauration, il considérait que le gouvernement constitutionnel qui se fondait sur ce texte ne pouvait qu’être transitoire parce qu’il mêlait les mêmes principes incompatibles. Si cette contradiction n’avait pas alors éclaté aux yeux de tous, pensait-il, c’est que le gouvernement avait habilement exploité les désordres des premières années du régime pour justifier une politique de compression des libertés. Après 1835, le calme était rétabli, mais la politique n’avait pas changé : elle n’était donc pas conjoncturelle, mais dans la nature de ce régime7. Le roi et son gouvernement avaient confisqué les promesses de la Charte révisée et la pratique les avait ramenées aux principes de la Restauration. Dès 1834, dans l’article « De l’absolutisme et de la liberté », Lamennais avait exposé les deux forces qui se disputaient la société post-révolutionnaire, deux forces précisément en présence dans la Charte8.
7Que la société contemporaine se distinguât par le travail de forces contradictoires n’était pas une idée neuve chez Lamennais : depuis 1817, il avait diagnostiqué le mal contemporain comme la lutte de principes antagoniques, caractérisée par la survivance des forces du passé (le rationalisme des Lumières, le gallicanisme, la monarchie…) et la présence des forces de l’avenir nées de la décomposition de l’ancienne société. Désormais, il identifiait deux doctrines se disputant le pouvoir : du côté du passé, l’absolutisme ; du côté de l’avenir, la liberté. Le premier disposait de la force matérielle et la seconde de la force morale. Cette contradiction cristallisait pour lui dans la condition du peuple : son statut légal restait proche du servage, notamment à cause de son exclusion des droits politiques – c’était une survivance du passé –, mais personne ne songeait désormais à contester les droits imprescriptibles de l’individu – c’était le germe d’avenir9. Cette contradiction entre le fait et le droit créait le malaise que les contemporains ressentaient. Bien que Lamennais reconnût que la monarchie constitutionnelle était un progrès, la voie de la compression des libertés dans laquelle s’obstinait le gouvernement de Juillet, et sa répression de l’opposition, montraient qu’elle ne saurait être qu’une forme passagère du pouvoir légal.
8Il décrivit avec assez de précision en quoi consistait le despotisme : il était à l’œuvre dans la doctrine de l’absolutisme qui dominait en Europe et avait été la politique de la Restauration en France. Le principe de sa survivance reposait sur quatre piliers : diviser les hommes pour mieux régner, ce qui se traduisait par le refus absolu de la liberté d’association ; l’usage de la force brutale, à savoir la répression des libertés d’expression par la censure notamment ; la constitution d’une classe privilégiée, avec une clientèle qui lui servait d’appui, les censitaires ; l’asservissement de la religion, seule en mesure d’assurer quelque autorité sur des peuples restés croyants, et il visait ici la tradition gallicane compliquée désormais par les compromissions politiques de l’Église romaine. Toutefois, l’absolutisme était condamné à mort par son essence même, car la compression produisait les effets contraires à ceux escomptés : elle détruisait les pensées modérées, tandis que la censure donnait force et crédit aux doctrines combattues ; cette voie de compression ne pouvait que provoquer de nouvelles commotions10. Surtout, le rayonnement plus complet de la compréhension de l’Évangile fragilisait le seul pilier moral dont se revendiquaient les souverains, comme le montrait le discrédit dans lequel s’enfonçait l’Église catholique – « le catholicisme languit et tend à s’éteindre en Europe », écrivait Lamennais dans la préface aux Troisièmes mélanges – et il apostrophait avec superbe les souverains sur la légitimité dont ils avaient l’aplomb de se revendiquer : « On vous demandera de montrer l’acte de cession que Dieu et le Christ vous ont fait du genre humain11. »
9Par un goût des paradoxes, qui a toujours été la force dialectique de Lamennais, il considérait que si la Révolution durait encore, c’était dans la politique de l’absolutisme. Il ne distinguait pas la Convention révolutionnaire des régimes autocratiques nés du Congrès de Vienne en 1815 qui avaient la même cause et les mêmes pratiques12, à savoir le refus de la liberté et sa répression. La France des années 1830 était finalement entrée dans cette politique : « Souple et pliante devant quiconque ose lui dire je veux, cédant à toutes les menaces, obéissant à tous ceux qui naguère écoutoient ses ordres à genoux, on la force de ramper sous les sceptres que plus d’une fois elle brisa comme de frêles roseaux13. » Ces élans patriotiques dignes de l’an II ne doivent pas cacher que Lamennais maintenait une analyse qui éclairait la situation présente en l’inscrivant dans une vaste séquence civilisationnelle : la monarchie de Juillet était le crépuscule d’un monde, né du xvie siècle et cristallisé au xviiie siècle, qui refusait de mourir. Car l’absolutisme se caractérisait par l’immobilité qui était la marque de la mort : « Les peuples croissent dans leur jeune vigueur, tandis que partout leurs tyrans déclinent dans leur vieillesse pourrie. Ils se traînent, en grimaçant d’idiotisme et de rage, sur des bayonnettes dont ils ont fait des dangereuses béquilles dans leur caducité. Les fossoyeurs les attendent quelques pas plus loin14. »
10Dans cette logique, la politique sous le gouvernement de Juillet se résumait pour Lamennais à des faits de surface. Elle n’était « qu’une lutte incessante de quelques intérêts privés, le stérile combat de passions égoïstes qui se disputent le pouvoir et les avantages du pouvoir15 ». Il formulait une définition des débats parlementaires qui ne laissait aucune illusion sur leur nature : « La conquête du pouvoir ou sa conservation, la défaite ou le triomphe d’un système ou d’un intérêt, telle est d’ordinaire la question réelle, la secrète pensée qui dirige et anime la discussion. De là une sorte de langage convenu, d’argot législatif, de chiffre oral, inintelligible à qui n’en a point la clé16. » Les jeux gouvernementaux et parlementaires étaient sans prise sur le mouvement civilisationnel. Il les regardait avec sérénité, convaincu que la révolution de 1830 poursuivait lentement son œuvre et que la politique du régime de juillet n’était que la longue agonie du passé : « On s’est adressé à tous les vils instincts, à toutes les honteuses convoitises de l’homme individuel, à toutes les passions égoïstes ; on a semé dans les âmes la corruption, et elle y a germé, et, dans sa croissance gigantesque, elle les a enveloppées comme une ombre froide sous laquelle elles se sont pétrifiées17. » Malgré ce retrait de la politique courante, Lamennais n’en était pas moins considéré comme un adversaire du régime, un agitateur même, et il dut subir à ce titre plusieurs visites domiciliaires de la police, au moins en 1837, 1838 et 1840. Par ailleurs, à deux reprises au moins, il fut encouragé à la députation : par Ansfled, journaliste républicain, en 1835, et Jules Simon, en 1837. Il déclina l’offre, signalant que de toute manière il ne remplissait pas, ou plus, les conditions censitaires d’éligibilité.
11Dans un style prophétique et mordant, il développa l’argumentaire qui formait le fond de son opposition radicale au gouvernement dans les articles, parmi ses meilleurs, qu’il livra au Monde en 1837 : les thèmes de la République confisquée et du régime liberticide encourageaient un antiparlementarisme virulent. Les portraits au vitriol tombés de la plume de Lamennais ne sont pas sans évoquer le crayon de Grandville ou de Daumier. Il lâcha surtout la bride à sa verve pamphlétaire dans une brochure publiée en 1840, intitulée Le pays et le gouvernement. Il décida de cette publication alors que la campagne de pétitions pour la réforme du suffrage soutenue par les forces républicaines battait son plein et donnait lieu au grand discours de François Arago à la Chambre en mai 1840. Lamennais, dans L’esclavage moderne, défendait ce moyen d’action. Son neveu, Ange Blaize, avait été arrêté en Bretagne comme un des zélateurs de cette campagne et cette nouvelle avait jeté Lamennais dans une colère qu’il ne souhaita pas retenir. Petite cause, grands effets : cette brochure devait le conduire en prison pour un an et lui faire gagner ses derniers galons d’opposant.
Le martyr de la liberté
12 Le pays et le gouvernement mérite de figurer parmi les plus violents réquisitoires contre la monarchie de Juillet. Cet ouvrage montre qu’il était remarquablement informé sur les affaires politiques qu’il prenait pourtant de haut, et que le théoricien restait un pamphlétaire de première force. La brochure était rédigée à l’heure de la « coalition Molé », majorité hétéroclite qui devait, plus que les gouvernements précédents, servir le pouvoir personnel du roi. Il s’en prenait directement à Molé, « un homme décrié parmi les plus décriés, mais fertile en ruses, un homme dont le seul principe est de n’en avoir aucun, sous ce rapport l’homme de son temps et l’homme de la Chambre ». S’il évitait d’attaquer directement le roi, protégé par l’article 2 de la « loi de septembre » 1835, il se plaisait en revanche à critiquer le « ministère du 7 août », ministère imaginaire puisque cette date renvoyait au 7 août 1830, lorsque la Chambre entérina la révision de la Charte de 1814 et l’accession de Louis-Philippe au trône de France (il y accéda officiellement le 9 août). Il s’agissait donc par cette appellation de confondre tous les gouvernements qui s’étaient succédé depuis le début du régime comme étant tous les serviteurs du roi, et non le fruit du parlementarisme. Cette astuce n’a pas échappé, lors du procès, au ministère public : c’est bien le roi qui était attaqué et, de là, le régime dans son principe. La brochure passait au crible la politique extérieure de la monarchie de Juillet, énumérant toutes ses fautes et tous ses renoncements depuis 1830. Court essai de géopolitique européenne, teinté d’une franche anglophobie, Le pays et le gouvernement voulait montrer l’abaissement de la France qui avait manqué à la mission providentielle que lui conférait la révolution de 1830, comme L’Avenir l’avait déjà développé. Plus violente encore était l’analyse de la politique intérieure, sorte d’inventaire des actes d’un gouvernement liberticide qui donne une juste idée de la vigueur pamphlétaire de Lamennais.
13Qu’était la Chambre des pairs ? C’était « une espèce d’ossuaire où l’on dépose par ordonnances les reliques des ministres trépassés, ou des ambitieux imbéciles que tente l’éclat, assez terne pourtant, de cette sépulture officielle ». Elle n’avait politiquement aucune valeur et n’était que le réceptacle anachronique d’une aristocratie passée et fabriquée au gré du bon vouloir du roi. Et la Chambre des députés ? Elle ne méritait guère plus de considération, dominée qu’elle était par une majorité stipendiée par le pouvoir : « À quelques rares exceptions près, quel est le député qui songe à autre chose qu’à faire ou à refaire sa fortune, à revendre les électeurs qui lui ont vendu et eux-mêmes et le pays ? Qu’est-ce que la Chambre, qu’un grand bazar où chacun livre sa conscience, ou ce qu’il donne pour tel, en échange d’une place, d’un emploi, d’un avancement pour soi et les siens, de quelqu’une enfin de ces faveurs qui toutes se résolvent en argent ? » ; « il est assez clair que cette partie de la Chambre qui, comme une pendule réglée par la main qui gouverne actuellement, sonne toujours l’heure ministérielle, ne sauroit posséder une autorité bien grande dans le pays18 ». Cette Chambre émanait d’un corps privilégié – les censitaires –, lui aussi fabriqué pour s’assurer d’un parlement croupion :
« Au-dessus de la masse de la nation réduite à l’ilotisme politique, on a élevé une aristocratie bâtarde que le pouvoir s’est attachée, ou a essayé de s’attacher par tous les moyens de corruption dont il dispose, par les distinctions prodiguées aux vanités sottes, par les emplois, les places rétribuées, les concessions de fournitures, les marchés, les faveurs administratives, les privilèges, les monopoles, ou directement concédés, ou favorisés indirectement par les tarifs de douane […]. Du centre à la circonférence, pas un lieu n’échappe à cette exploitation organisée, à l’action spoliatrice de cette aristocratie, dont les membres, soutenus par le pouvoir, se soutiennent mutuellement. C’est, dans un autre système, le retour à la féodalité. »
14L’administration était inepte et avait rabaissé l’économie du pays dans tous les secteurs car elle n’était que « l’organisation des intérêts privilégiés, un vaste système d’exploitation du pays tout entier, au profit de la féodalité de la richesse. Sans aucun souci de l’utilité générale, sans plan, sans suite ». Pour la justice, ce n’était pas mieux : « le pouvoir n’a rien demandé aux tribunaux qu’ils n’aient accordé » ; « on a des juges, dont le métier est d’expédier les accusés comme le bourreau les condamnés : purs instruments de torture et de mort, hommes-potences ». Elle était appuyée sur une police politique qui se distinguait par « une corruption plus profonde, plus odieuse, l’absence absolue de tout sentiment moral, le renoncement à tous les liens qui unissent les hommes, la noire hypocrisie, la méchanceté peureuse, la continuelle pensée de nuire, l’instinct du mal enfin à son plus haut degré, sans l’ombre même de ce qui le relève dans le brigand courageux. L’homme de la police politique, c’est Satan devenu poltron ». L’armée avait été coupée de ses liens avec la nation pour devenir un agent de répression, laissant à l’extérieur le champ libre aux ennemis du pays. Les fonds secrets permettaient de mettre à la solde du gouvernement toutes les forces qui le soutenaient par pure cupidité et lui permettaient aussi d’avoir une presse à son service. Lamennais en appelait à poursuivre l’action légale en encourageant le pétitionnement en faveur de la réforme électorale et il achevait sa brochure sur une formule menaçante : « Si donc, je le dis aux timides, si vous ne voulez pas de réforme pacifique, vous aurez une réforme violente. Choisissez. »
15Le Journal des débats, organe gouvernemental, publia un long extrait de ce manifeste qui était pour lui un « cri de guerre sociale » et il ajoutait : « Jamais l’anarchie n’a émis des principes, n’a parlé un langage plus incendiaire19. » Le pays et le gouvernement rencontra un succès foudroyant si bien que la police, une semaine après la parution, ne put saisir que quelques exemplaires restants chez l’éditeur, mais empêcha la seconde impression. Le procès se tint le 26 décembre 1840 devant les assises de la Seine20. Quatre chefs d’inculpation étaient retenus : excitation à la haine et au mépris du gouvernement du roi ; attaques contre le respect dû aux lois ; provocation à la haine entre les diverses classes de la société ; apologie de faits qualifiés crimes et délits par la loi. Durant près de trois heures, l’avocat général dressa un long acte d’accusation. Il relevait les passages violents de la brochure et, il faut le noter, considérait que les variations de l’accusé depuis les débuts de la Restauration constituaient une circonstance aggravante. La fin de l’acte d’accusation flétrissait un auteur qui n’avait de cesse d’exciter les mauvaises passions populaires : « Votre livre, oh ! nous savons à quelles portes il frappe. On ne le trouvera pas chez l’ouvrier travailleur, chez le citoyen soumis aux lois, chez l’humble de cœur qui souffre, se résigne et espère ; mais on le trouvera chez l’ouvrier qui s’insurge contre son maître, chez le malfaiteur qui brave la justice, chez le révolté qui parcourt la ville avec des hymnes de sang à la bouche et des poignards sous ses vêtements. » Si la brochure de Lamennais ne se distinguait pas par sa pondération, du côté du parquet la tendance n’était pas non plus à la nuance. L’accusé fut condamné, au terme d’une audience de douze heures, à un an de prison et 2 000 francs d’amende.
16Ce procès fut un véritable événement médiatique. « Depuis longtemps on n’avait vu un procès de la presse exciter dans les esprits une émotion pareille », écrit un observateur bien informé et impartial21. Le public s’était pressé à l’audience et se disputait les places. Garnier-Pagès, David d’Angers, le pamphlétaire Cormenin, Chateaubriand, qui dit-on versa une larme à l’énoncé de la sentence, avaient fait le déplacement et « les plus éminents de la jeune démocratie entouraient de leurs respects l’auteur des Paroles d’un croyant. La studieuse jeunesse des écoles n’avait eu garde de manquer à cette solennité patriotique. En un mot, toutes les classes de la société, les femmes même, s’y étaient donné rendez-vous22 ». Le National et les autres journaux d’opposition soutinrent la cause de Lamennais. Ils dénoncèrent spécialement, la légitimiste Quotidienne comprise, un inique procès d’intention envers un homme dont on exagérait les opinions : il n’appelait pas à la révolte et à la guerre entre les classes sociales. C’est d’ailleurs sur ce point que porta la courte intervention de Lamennais lors de son procès, mais son appel à l’action légale était masqué par la véhémence de la brochure, comme cela avait été le cas avec les Paroles. Toutes les opinions s’accordaient finalement pour reconnaître les talents de plume de Lamennais, qui servirent surtout de circonstances aggravantes. Ses soutiens s’indignaient surtout de voir un philosophe jeté au cachot, « le Socrate moderne expie en prison ses attaques contre les faux dieux », concluait Élias Regnault23.
17Les journaux se firent aussi l’écho des délégations qui, avant comme après le procès, se rendirent solennellement chez Lamennais : étudiants, comités pour la réforme électorale, électeurs radicaux des arrondissements parisiens, ouvriers…, des délégations évaluées parfois à six cents personnes. Après de courts hommages au grand « citoyen », Lamennais les renvoyait avec un mot d’amitié. Elles devinrent parfois de véritables manifestations politiques : le 1er janvier 1841, une centaine d’individus, « la plupart en blouse et casquette », accompagnés de quelques membres de la garde nationale, vinrent s’aligner sous ses fenêtres, rue de la Michodière : au retour, un petit groupe se rendit en cortège à la colonne de Juillet où il conspua Guizot et entonna La Marseillaise24. La déclaration d’une délégation d’étudiants donne l’idée de la gloire de celui qui était devenu un pamphlétaire républicain :
« Vos paroles pures et éloquentes nous ont bien des fois moralisés et soutenus dans ces temps si rudes et si tristes d’un matérialisme grossier, au milieu des maximes d’égoïsme et de corruption officielles que l’on répand parmi nous. Si nous avons fait quelque bien, nous vous le devons ; si nous avons évité le mal, nous vous le devons encore. L’exemple de votre courage, dans cette circonstance, sera pour nous un nouvel et précieux enseignement. Dans les cachots où vous jette le pouvoir, nous irons demander à votre noble intelligence, à votre dévouement, à votre patriotisme, des inspirations généreuses. Vous êtes notre père : que notre amour vous console de la haine que vous portent les ennemis du peuple25 ! »
18Une souscription fut ouverte pour couvrir la condamnation pécuniaire : elle réunit 11 000 francs. Lamennais la repoussa, préférant régler par lui-même cette dette que la justice lui avait infligée. Un cortège avait été envisagé pour l’accompagner à la prison ; il le refusa aussi, pour préserver l’ordre public. Bien lui en prit, puisque la préfecture de police avait déjà mis à disposition du commissaire de police cent gardes à pied et quinze gardes à cheval. Le 4 janvier 1841, il se rendit donc seul à Sainte-Pélagie, qui était devenue la prison pour les délits d’opinion26.
19Il évoqua ce séjour dans une Voix de prison, titre un peu trompeur puisqu’il s’agit d’un ouvrage publié en 1846 composé pour l’essentiel d’une série de méditations poétiques dans le style des Paroles : « Parce que je t’amois, ô ma patrie ! Parce que je te voulois grande, heureuse, ceux qui te trahissent m’ont jeté dans ce cachot. Ils ont enchaîné le corps, mais l’âme se rit d’eux, elle est libre27 ! » Il se livra au travail de plume, entretenant une abondante correspondance et continuant son travail philosophique et politique : il en sortit les Discussions critiques, De la Religion et Du passé et de l’avenir du peuple. Il repoussa toute remise de peine ; il refusa aussi de sortir de sa cellule pour les promenades, se tenant à distance des condamnés :
« On est ici comme dans un monde à part et qui flétrit l’âme, car l’homme n’y apparaît que par ce qu’il a de mauvais, à partir de l’architecte dont la pensée très apparente a été de faire souffrir ceux qui logeraient ici, en les privant d’air et de lumière […]. Quand on en vient à se représenter avec quelle légèreté souvent, avec quelle indifférence toujours, les jugeurs abrègent ainsi la vie des hommes que leur livrent des lois stupides et cruelles, on a une idée de la société au milieu de laquelle nous vivons28. »
20Le seul privilège auquel il consentit fut de faire venir ses repas de l’extérieur de la prison, en raison d’un état de santé que le séjour en prison n’arrangea pas.
21Avec son passage à Sainte-Pélagie Lamennais rejoignait une cohorte d’opposants à la Restauration comme Paul-Louis Courier ou Pierre-Jean Béranger, qui d’ailleurs le visita souvent en 1841, mais surtout d’ennemis du gouvernement de Juillet, à commencer par les inculpés d’avril 1834 qu’il avait défendus. Il fit en prison la connaissance d’Alphonse Esquiros, condamné à huit mois d’incarcération pour un Évangile du peuple, qui montrait que la fièvre créée par les Paroles d’un croyant n’était pas retombée pour tous. Esquiros préparait depuis sa geôle Les chants d’un prisonnier, dont Lamennais soutint la diffusion. Il sacrifia ensuite, avec sa Voix de prison, et sans doute aussi comme Esquiros pour des raisons pécuniaires, à cet exercice qui permettait de marquer sa place dans le martyrologe républicain. Le pouvoir s’était démasqué en incarcérant, comme le suggère la déclaration des étudiants déjà citée, une des consciences du siècle. Chateaubriand alla visiter le génie emprisonné et se statufia avec lui pour la postérité : « Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartuffe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi […]. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé qu’on peut toucher de la main, nous imbéciles, croyants de liberté, François [sic] de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses29. »
22Lorsque sa peine s’acheva, le 4 janvier 1842, il se plaignit d’avoir beaucoup de visites à faire. Sa sortie de Sainte-Pélagie donna lieu à une manifestation d’étudiants en droit et en médecine : au nombre de quatre à cinq cents, ils se rendirent par petits groupes depuis la place de l’École de médecine jusqu’à son domicile, en passant conspuer Guizot sous ses fenêtres, boulevard des Capucines. Là, quatre délégués montèrent faire leurs hommages à Lamennais qui parut à son balcon pour saluer. La foule se dispersa aux cris de « Vive Lamennais30 ». Il reçut encore les jours suivant des délégations de citoyens et d’étudiants31. Quinet l’invita à dîner avec Béranger, en compagnie de Jean Reynaud. C’est à cette occasion que le chansonnier lui aurait chanté L’apôtre, vers qui lui sont restés dédiés où Lamennais est assimilé à saint Paul :
« Paul, où vas-tu ?
Je vais de plage en plage
Raffermir mes amis tremblants.
Quoi ! les maux, la fatigue et l’âge
N’ont point dompté tes cheveux blancs ?
Non, non ; je vais de plage en plage
Raffermir mes amis tremblants. »
23Il est difficile de se prononcer sur ce que put en penser Lamennais, pour qui Paul était l’inventeur du dogme catholique, le premier qui avait gauchi la parole évangélique.
Un démocrate populiste et populaire
24En face de la politique moribonde qui semblait caractériser la France et l’Europe, se dressait le peuple. Qu’était-ce que ce peuple armé des forces de l’Histoire ? Le peuple, ne cessait de répéter Lamennais, c’est le genre humain, qu’il opposait à une poignée de privilégiés. Il refusait d’admettre l’existence des classes sociales, sinon celle des privilégiés et des oisifs qui vivaient du travail de la masse. L’analyse était d’abord morale, « car, frères, sachez-le bien, il existe deux races, la race égoïste de l’intérêt pur, la race sympathique du devoir et du droit32 ». Toutefois, cette analyse se doublait d’une approche plus soucieuse des conditions concrètes de la vie du peuple et des remèdes. Il a exposé ses conceptions dans le journal Le Monde et dans sa « trilogie du peuple » : les mêmes idées figurent dans ses articles pour l’élite et dans ses ouvrages destinés au plus grand nombre.
Le peuple selon Lamennais
25Une des premières difficultés à résoudre était de délimiter la frontière entre ces deux races et spécialement le statut de la bourgeoisie dont le régime de Juillet faisait son pilier. Pour Lamennais, la bourgeoisie appartenait au peuple, encore qu’il distinguât haute et moyenne bourgeoisie en raison du degré d’oisiveté, c’est-à-dire de la part des revenus du travail et de la rente propriétaire. Dans les Paroles, il avait décrit le capitalisme comme un complot de nature satanique qui assimilait les travailleurs à du bétail. Désormais, son analyse était plus sociologique et les maîtres du travail se répartissaient en deux catégories divisées par « des intérêts très différents ». Il excluait ainsi de la bourgeoisie les hommes de la finance internationale et il décrivait de manière saisissante les « hommes-monnaie qui n’ont d’autre patrie que la bourse », tenant dans leurs mains les gouvernements qui sont leurs débiteurs et contrôlant le crédit qui pèse aussi sur la bourgeoisie laborieuse33. Celle-ci n’était rien d’autre qu’un groupe d’artisans qui avait prospéré. Il en résultait qu’elle était plus proche du peuple que de l’oligarchie.
26Deux types d’arguments, historiques et économiques, tendaient à montrer que la bourgeoisie appartenait au peuple. D’abord, son identité reposait sur la valeur du travail. Or, celle-ci s’était dégagée grâce au christianisme qui en abolissant l’esclavage avait détaché le labeur de la servitude. Dans les villes et les bourgs, puis dans les communes qui avaient été affranchies au Moyen Âge, certains artisans avaient pu se constituer un capital. Simultanément, dans les campagnes, le serf se distinguait de l’esclave par le faible droit de propriété qui lui avait été concédé et, surtout, par le mariage, autre élément de la révolution chrétienne, qui lui créait une nouvelle appartenance et de nouveaux devoirs liés à la famille, embryon d’une nouvelle société s’organisant « par le bas ». Lamennais rappelait que la bourgeoisie était dans l’ancienne société assimilée au tiers état, tandis que les classes privilégiées se targuaient d’origines et de valeurs distinctes : elles avaient inventé la noblesse et la roture34. Si les valeurs de la bourgeoisie, qui s’était donc constituée dans l’histoire grâce à la liberté, avaient pu triompher, c’est qu’en 1789 elle avait trouvé l’appui du peuple35. Dans ce schéma historique, qui adapte les grandes thèses de l’historiographie libérale de l’époque, la bourgeoisie était donc intimement liée à la masse. Son triomphe par la Révolution n’avait pas produit de divorce car ses intérêts restaient intimement liés à ceux du peuple. En effet, écrivait Lamennais, « le grand consommateur, c’est le peuple36 » : la prospérité de la bourgeoisie dépendait de lui. La bourgeoisie était donc une partie du peuple par ses valeurs, son histoire et ses intérêts.
27Lamennais déplorait que la bourgeoisie en France ne le comprît pas. Elle était victime de la stratégie du régime qui lui faisait accroire qu’elle était une classe privilégiée dans le but de la séparer du « peuple », ce qui revenait à flatter sa vanité en lui laissant penser qu’elle tutoyait le pouvoir. Elle constituait la « clientèle » dont avaient besoin les régimes despotiques pour se maintenir. En définitive, l’abaissement du cens en 1831, de 300 à 200 francs d’impôt annuel, qui faisait entrer le monde de la boutique dans le corps électoral, aurait été l’instrument de ce clientélisme. Lamennais demandait à cette bourgeoisie un peu de clairvoyance : certes, elle votait, mais avait-elle jamais envoyé un de ses représentants à la Chambre ? Non : elle n’était que le soutien de la classe privilégiée, nouvelle classe oisive et rentière. Cet ordre libéral n’avait rien de l’échelle de Jacob, mais était celle de la comédie humaine : « Sur l’échelle, où chaque amour-propre cherche son rang, nul ne monte que courbé. On ne pose pas plutôt le pied sur la tête d’un autre, qu’un autre à l’instant le pose sur la vôtre37. »
28Le peuple se définissait donc par le travail : en chaque pays, il s’agissait des hommes qui se fatiguaient pour produire, façonner, transporter. Ce qui distinguait le prolétaire – Lamennais emploie ce terme pour la première fois en 1835, dans la préface aux Troisième mélanges, mais il était déjà en usage dans L’Avenir – était qu’il n’avait rien en propriété. Dans l’Esclavage moderne surtout, Lamennais décrivait son existence sous les plus sombres couleurs en montrant combien ses droits restaient à l’état de fiction, notamment en termes d’égalité devant la justice et la fiscalité. Sa condition était à certains égards pire que celle de l’esclave dans l’ordre physique puisqu’il n’était pas même assuré du gîte et du couvert, et Lamennais de s’élever contre le principe de la concurrence provoquant la baisse des salaires. Il considérait que l’abolition des corporations par la Révolution française avait eu pour conséquence d’accentuer la dépendance du travailleur à l’égard des maîtres du travail. Il plaidait pour une hausse d’un quart du salaire journalier de l’ouvrier, mesure qui lui garantirait une existence meilleure et son enrichissement encouragerait une consommation profitable à tous.
29Néanmoins, la condition du peuple était meilleure que par le passé dans l’ordre moral puisqu’il avait en théorie le droit pour lui désormais, et surtout un droit d’association à concrétiser car il devait permettre, en première analyse, l’obtention des droits politiques sur le principe de ce qui était devenu pour Lamennais « le dogme sauveur de la souveraineté du peuple38 ». Il défendait plus que jamais le principe d’amissibilité du pouvoir, à savoir le droit des peuples à révoquer les gouvernants. Dans l’Esclavage moderne, il montrait que tous les maux du peuple résultaient plus ou moins directement de la servitude politique : c’est pourquoi il invitait ses lecteurs à participer activement à la campagne de pétitions en faveur de la réforme du suffrage en 1839 et 1840. Si les députés refusaient d’analyser ces pétitions et d’en tirer les conclusions, il invitait à la grève de l’impôt.
30En somme, Lamennais accordait beaucoup de crédit à l’action législative, à condition que la représentation parlementaire reposât sur le suffrage universel. Il devait provoquer les moyens d’arracher aux riches le monopole des lois et d’abolir toutes les lois qui protégeaient les privilégiés. Il fallait modifier les rapports entre travail et propriété : le premier ne devait plus dépendre de la seconde, mais la seconde du premier. C’était la condition de l’affranchissement du prolétaire urbain comme rural. Il fallait lever trois entraves39. Une entrave légale, qui interdisait à l’ouvrier de débattre librement avec les « acheteurs du travail ». Une entrave intellectuelle, liée à l’acquisition du savoir nécessaire à faire fructifier la propriété : Lamennais plaidait pour l’établissement d’un système d’enseignement, « général et professionnel » gratuit. Une entrave matérielle enfin, concernant l’accès au capital en mesure de fonder la propriété par le travail.
31La théorie économique de Lamennais restait assez rudimentaire40 et elle n’était finalement qu’un des prolongements de sa philosophie et les dysfonctionnements de l’économie n’avaient pour lui que des causes morales. Ils étaient un des symptômes de la violation de la loi naturelle à laquelle était soumise l’ensemble de la Création : « Les plantes des champs étendent l’une près de l’autre leurs racines dans le sol qui les nourrit toutes, et toutes y croissent en paix. Aucune d’elles n’absorbe la sève d’une autre, ne flétrit sa fleur, n’en corrompt le parfum. Pourquoi l’homme est-il moins bon envers l’homme41 ? » ; quant aux animaux, il écrivait déjà dans les Paroles, « Pourquoi les animaux trouvent-ils leur nourriture, chacun suivant son espèce ? c’est que nul parmi eux ne dérobe celle d’autrui ». Ce serait toutefois un tort de limiter la pensée de Lamennais à des formules extraites d’ouvrages destinés au peuple. Il était plus concret quand il s’adressait à l’élite, comme quand il présenta dans la Revue des deux mondes le programme d’une nouvelle agence de crédit, « l’Omnium42 ». Après une vue cavalière de l’histoire de la monnaie et du prêt – où il est possible de sentir l’expérience du fils d’armateur –, il faisait l’éloge du crédit comme moyen de favoriser la prospérité : l’Omnium se destinerait spécialement à ceux qui n’avaient pas accès au prêt en fournissant un capital à taux réduits, permis par la suppression des échelons intermédiaires qui renchérissaient ce crédit. Lamennais proposait le développement du crédit fondé sur la valeur vénale du travail puisque le pauvre n’avait pas grand-chose à hypothéquer pour accéder au prêt. Favoriser le crédit pour le plus grand nombre, c’était encourager le travail, la production et la redistribution « naturelle » des richesses. Dans l’ordre économique, Lamennais restait libéral, convaincu que seules les restrictions portées aux libertés entravaient la production et la circulation des biens en mesure de répartir les richesses de manière plus équitable. Sa réflexion portait aussi sur l’ordre international car le protectionnisme entretenait l’état de guerre économique entre les nations : le libre-échange, conçu comme une fraternité, était facteur de paix et de prospérité. Malgré l’impossibilité de repérer ses lectures, il est certain aussi qu’il s’opposait aux principes malthusiens, erreur qu’il résumait ainsi : « La pauvreté, au fond, résulte d’un excès de population43. » Le devenir de l’espèce reposait plutôt sur le « croissez et multipliez » de la Genèse qui faisait de la masse l’agent de la Providence et de son labeur dépendait la prospérité et la paix. Plus prosaïquement, le peuple était aussi l’agent d’amélioration de la société actuelle : l’expérience de sa pauvreté l’ouvrait naturellement vers les souffrances d’autrui et donc à une conception plus humaine de l’économie44.
Des droits et des devoirs du peuple
32Lamennais tâchait donc d’articuler son système philosophique avec les questions les plus pratiques de la société contemporaine. Ses conceptions de l’action par le suffrage universel le rapprochaient des républicains, tandis que sa réflexion sociale le rapprochait des spéculations des socialismes naissants. Or, s’il reconnaissait aux uns et aux autres de justes sentiments, il se défiait des premiers en raison de leur attachement au mythe révolutionnaire et des seconds à cause du caractère utopique de leurs systèmes qui ne pouvaient mener la société qu’à l’anarchie. Il faut donc prendre soin de présenter les contrepoids que lui-même posait à sa doctrine : dans le prolongement de la réflexion élaborée depuis 1817, ils sont comme les « masses de granit » de sa pensée politique et sociale. On retiendra ici trois éléments : la question sociale est d’abord une question morale ; le peuple ne peut avoir gain de cause par la révolution ; les droits du peuple sont intimement liés à ses devoirs.
33En premier lieu, Lamennais restait un prêtre et si dans les opuscules qu’il destinait au peuple, il s’en faisait l’éducateur, c’est à la manière d’un directeur de conscience. Exemplaire à cet égard est Le livre du peuple : l’ouvrage était conçu, et doit encore se lire, comme une conversation familière, exercice où l’auteur excellait, qui permettait d’articuler la démonstration avec l’expérience du lecteur, à savoir l’homme du peuple. Le plan était simple : Lamennais expliquait au peuple ce qu’il était et les raisons de sa condition ; il lui exposait ses droits puis, plus longuement, ses devoirs ; le livre s’achève sur une vision de la société de l’avenir, synthèse du propos sous forme de Béatitudes sécularisées (chapitre xvi). Comme directeur de conscience, il invitait le peuple à une introspection, suggérant qu’il lisait dans son cœur des désirs cachés qui se résumaient dans l’espoir d’être riche à la place du riche : « Sondez votre âme et presque tous vous y trouverez cette pensée secrète : Je travaille et je souffre, celui-là est oisif et regorge de jouissances : pourquoi lui plutôt que moi ? et le désir que vous nourrissez seroit d’être à sa place, pour vivre comme lui, pour agir comme lui45. » Cet état d’esprit ne pouvait pas changer la société puisqu’il avait pour conséquence de perpétuer le même mal : le pauvre devenu riche ne se comporterait pas mieux que lui, et même se comporterait-il de pire façon encore parce que « mal préparé à son nouvel état46 ». Il en résulte que l’idéalisation du peuple rencontrait chez Lamennais des limites et que ses progrès, donc l’avènement de la société nouvelle, tenaient d’abord à une réforme morale : « Voulez-vous renouveler la face de la terre, renouvelez-vous intérieurement47. »
34Il était donc logique qu’il s’opposât à l’idée de révolution. Sa République n’impliquait pas un changement de l’ordre social : la différence entre le riche et le pauvre n’altérait pas le principe d’égalité citoyenne, car cette différence n’était pas de nature, mais de position. Or, l’égalité absolue de position n’était pas dans les lois de la nature, mais dépendait de l’effort de chacun et de ses facultés. Cette conception d’un ordre social hiérarchisé relevait de la pensée traditionaliste, mais mâtinée de la notion de mérite, elle relevait aussi des maximes libérales. À cet égard, il distinguait clairement l’universalisation des moyens d’instruction, résultant des droits liés à l’égalité de nature entre les hommes, de l’instruction en tant que telle, qui était le résultat de l’effort personnel et des capacités, donc variable suivant les individus48.
35Sans doute est-il possible de trouver sous sa plume des pages où il semble glorifier le processus révolutionnaire, comme lorsqu’il déclare que les révolutions étaient des bienfaits de la providence et qu’elles étaient « Dieu présent à nos yeux dans le monde49 ». Sa conception des bienfaits des révolutions tenait surtout à une réminiscence de l’action de la providence : le peuple, ne combattait jamais qu’à la voix de Dieu – « quand il se lève pour combattre, c’est qu’une voix qui ne trompe point, la voix de Dieu, lui a dit : Tu le dois50 » –, et cette voix, il ne l’entendait que par instinct. De fait, la révolution venait en réalité rétablir un ordre de valeurs bouleversé dans des sociétés perverties et fonder un ordre plus conforme à ces valeurs. Le peuple n’était donc pas un agent de désordre, mais au contraire le véritable agent de la conservation de la société, c’est-à-dire des valeurs immuables, ferments de progrès par leur fécondation par l’histoire51. Ordinairement, il était d’ailleurs indifférent à la politique : « Qu’importe au peuple que telle main plutôt que telle autre frémisse de plaisir en touchant un porte-feuille de ministre52 ? » Il ne se mobilisait qu’en raison de causes impérieuses, quand le gouvernement n’était plus conforme à l’esprit de la société. Si la révolution était un désordre puisqu’elle détruisait, elle était surtout le fruit des « résistances opiniâtres » au mouvement de l’histoire fondamentalement progressif53. Finalement, et providence à part, Lamennais est plus proche de l’interprétation libérale de la Révolution (Thiers ou Mignet) que des conceptions proprement messianiques de la mobilisation populaire. Pour comprendre cette dynamique, il faut se reporter au superbe article « Laissez passer la justice de Dieu », qui synthétise en quelques pages l’histoire de l’humanité, sur le mode palingénésique : « Plus ceux qui tentent [d’arrêter le genre humain] se croient assurés du succès, plus ils sont près de leur défaite. Lorsque déjà leurs lèvres murmurent les premiers sons de leur chant de triomphe, une voix part d’en haut qui dit aux peuples opprimés, aux nations souffrantes : Laissez passer la justice de Dieu54. »
36La révolution par excellence restait la révolution chrétienne qui avait certes modifié l’ordre social – l’abolition de l’esclavage et précisément la constitution du peuple –, mais d’abord par ses promesses, et ensuite en irriguant lentement la société. Celle de 1789, celle de 1830 n’étaient que des répliques de l’onde de choc originelle55. Ce n’était donc pas le peuple qui décidait consciemment de surgir sur la scène du politique et Lamennais mettait en garde les républicains de tendance révolutionnaire sur le danger qui existait à se lancer dans l’action insurrectionnelle : elle ne relevait pas de leur autorité ; contre-productive, elle justifiait les lois de compressions. Il détournait le peuple de ces mauvais augures et l’invitait à la patience : « Le possible d’aujourd’hui n’est pas le possible de demain56. » Le progrès était inéluctable, sans doute, mais en se conformant à ses règles, qu’il assimilait encore à celles de la nature pour mieux se faire comprendre : « Aucune violence ne parviendroit à hâter d’une seconde la croissance d’un brin d’herbe57. »
37Si Lamennais prêchait au peuple ses droits, il lui rappelait aussi ses devoirs. Les droits étaient de deux ordres. Les droits spirituels d’abord, relevant de Dieu comme auteur de la loi morale : ils étaient inaliénables et impliquaient toutes les formes des « libertés nécessaires » de L’Avenir. Ces libertés étaient essentielles pour contrebalancer le pouvoir de l’État, abstraction et autorité qui suscitait toujours chez Lamennais les plus vives défiances. Les droits matériels ensuite, c’est-à-dire le principe de conservation de la vie, reposant sur la propriété, condition de l’indépendance et garantie d’existence. Or, l’État avait toujours été responsable des attaques contre la propriété, soit directement, par l’appropriation, soit comme législateur. La première forme trouvait sa variante dans les doctrines socialistes qui tendaient à confisquer la propriété au bénéfice de l’État, mais Lamennais en voyait la première application dans le régime des pharaons de l’Égypte ancienne qui détenaient exclusivement la terre et dirigeaient toute l’industrie58. L’action législative était une autre forme de confiscation, celle de l’État libéral – ou des « faux libéraux » selon Lamennais –, qui par le monopole des lois encourageait la propriété au seul bénéfice de la classe privilégiée. Au fond, ce que demandait Lamennais, c’était que l’État garantisse une liberté totale tant dans l’ordre politique qu’économique : c’était un libéral.
38Les devoirs formaient le principe conservateur de la société car ils posaient les limites à une liberté qui, si elle régnait seule, conduirait la société à l’anarchie. Elle avait donc pour bornes, assez classiquement, les droits d’autrui. Le principe actif des devoirs reposait sur l’amour du prochain, vraie puissance pour Lamennais. Cette insistance participe de la tournure utopique de sa pensée, où le bonheur individuel dépendait du bonheur de tous. De l’amour entre les hommes découlait le devoir d’obéissance volontaire59 et participait du sentiment de fraternité parce qu’il détournait l’individu de sa seule existence. À ce titre, Lamennais maintint toujours la famille au premier rang des devoirs60. La famille, qui assurait la reproduction de l’espèce, était antérieure à la fondation de la société politique, et cette antériorité valait prééminence sur toute forme de droit. Elle était le lieu d’égalité, de complémentarité, d’éducation, de dévouement à autrui, de l’apprentissage des devoirs réciproques. Le mariage restait à ce titre le pacte social élémentaire, un progrès qui reconnaissait la loi fondamentale de Dieu, et il était indissoluble parce que, outre les devoirs envers l’enfant, une fois contracté il abolissait l’individu. En ce domaine, la permanence des fondements traditionalistes de sa pensée sont patents, même si dans une certaine mesure ils coïncidaient avec la morale, et le droit, dominant dans la société bourgeoise de Juillet. Toutefois, la famille n’était plus, comme chez Bonald, le modèle et le fondement de l’État monarchique, mais le fondement de l’humanité ce qui reconfigurait substantiellement le modèle de la société organiciste. La famille restait la pierre angulaire de la société car la société était à l’image de la famille : une école du devoir, mêlant association volontaire et délibérée avec droit naturel.
39En définitive, la politique de Lamennais empruntait à différents courants de son époque dans un agencement spécifique qui conservait l’héritage traditionaliste qui était le sien : la société ne se décrétait pas, mais tenait en profondeur à l’histoire et aux lois de nature édictées par le Créateur. Il était libéral, mais son libéralisme restait la condition pour laisser agir la main invisible de l’Esprit, non pour émanciper les individus, mais pour reconformer les héritages collectifs. Son républicanisme n’avait rien de révolutionnaire. Les entraves aux libertés empêchaient que la société fût conforme aux lois originelles, immuables dans leur essence, progressives dans leur principe. L’analyse sociale de Lamennais n’avait pour but que d’identifier les moyens d’aligner l’avenir du peuple sur ces lois qui, normes de la Création voulue par Dieu, étaient de toute évidence pour lui à la fois méconnues et contrecarrées par les hommes : les uns par cupidité et soif du pouvoir ; les autres, le peuple, par ignorance. Lamennais était prophète – il venait rappeler la loi – et pasteur – il guidait et enseignait.
À Neuvy-Saint-Sépulcre, des disciples en attente
40Quelle a été l’influence des doctrines de Lamennais sur ce peuple dont il voulait être l’éducateur ? Il est fort difficile de le dire, mais il existe des indices de sa popularité qui ne pouvait reposer que sur le renom de ses ouvrages : les cortèges et les déclarations de 1841 au moment de sa condamnation, les lettres collectives reçues lors de son séjour à Sainte-Pélagie, conservées dans sa correspondance, et son élection au suffrage universel à Paris en 1848 et 1849. La réédition régulière de ses opuscules à vocation « populaire » est également le signe qu’il existe un public « mennaisien ». Le Livre du peuple, tiré à 10 000 exemplaires en décembre 1837, connaît ainsi sa seconde édition dès février 1838 et L’esclavage moderne après un même tirage est réédité dès décembre 1839. Ces ouvrages furent régulièrement loués et cités dans les colonnes du journal des ouvriers lyonnais, l’Écho de la fabrique. Il faut ajouter que des extraits de ces œuvres étaient présents dans les almanachs de tendance républicaine. Il s’agit là d’indications assez impressionnistes, mais la correspondance de Lamennais conserve la trace d’une influence plus concrète : à Neuvy-Saint-Sépulcre, dans l’Indre, près de Châteauroux, Jean Dessoliaire (1811-1885), un tailleur d’habit, a animé sans relâche dans les années 1840 un foyer mennaisien. Peut-être s’agit-il d’un cas assez exceptionnel, mais il témoigne pour la réception de l’œuvre de Lamennais et pour l’attitude pratique de celui-ci avec « l’homme du peuple ».
41Dessoliaire prit contact avec Lamennais en 1844 pour lui témoigner son admiration et lui demander la permission de le visiter, faveur qu’il obtint cette année même. Ils entretinrent ensuite une correspondance soutenue (une trentaine de lettres conservées du premier, une centaine de lettres du second à Dessoliaire ou à ses amis) entre 1844 et 1854, et le tailleur intégra le cercle des familiers de Lamennais, qui ne manquait jamais de lui adresser ses vœux au nouvel an et de lui répondre avec régularité61. Dessoliaire, qui devint en 1845 le tailleur attitré de Lamennais, ce qui ne pouvait pas vraiment contribuer à sa fortune, était un protégé de Stéphanie Geoffroy Saint-Hilaire, fille d’Étienne. Il s’adressa d’abord à Lamennais pour lui faire part de sa reconnaissance : la lecture des Paroles et du Livre du peuple avait produit en lui une révolution. Alors qu’il revenait à peine de son tour de France, ces lectures l’avaient conduit à réformer sa vie et à faire de lui un agent républicain dans le département. Dessoliaire apparaît comme un homme tourmenté et les premiers bienfaits dont il crédita les ouvrages de Lamennais se caractérisèrent par le bonheur dans la pratique de la sobriété, de la tempérance et de l’amour conjugal. Le chapitre xii du Livre du peuple, consacré au devoir de famille, l’avait spécialement touché et lui avait fait prendre conscience du plaisir d’être mari et père. Il devait poursuivre cette réforme intérieure avec humilité, mais avec persévérance, en donnant des preuves de son souci de se perfectionner par l’instruction, suivant les perspectives que dégageait le Livre du peuple : « sans doute je ne suis pas Galilée », écrivait-il, mais « je sais que c’est Newton qui a découvert le mouvement d’attraction et de répulsion » ; il lut encore Plutarque, Xénophon, Montaigne, et cultivait une passion pour Socrate. Le second effet provoqué par la lecture de Lamennais fut d’encourager Dessoliaire à l’amour envers ses frères, ce qui se traduisit par une intense propagande, mais aussi par des actes concrets de charité car l’enseignement de son maître le poussait irrésistiblement vers la nécessité « de faire le bonheur de ses enfants et de ses voisins ». Il décida ainsi de prendre chez lui à titre gracieux un jeune apprenti et de donner du pain aux pauvres à sa porte. Le troisième effet fut spirituel : désormais, Dessoliaire était convaincu de l’immortalité de l’âme et de la félicité après la mort. En somme, ce républicain allait passer à l’action après une conversion morale : il entrait en politique mennaisienne comme en religion.
42Il entretint d’ailleurs une véritable dévotion à l’égard de son maître en lui réservant une « alcôve », où se trouvait un cadre avec des pièces des habits qu’il avait réparés, ainsi que « vos respectable buste et votre portrai de prêtre sous lequel j’ai mis : “Vrai prêtre” et le portrait de M. Béranger, et le petit cadre qui contient la page d’écriture de votre main62 ». Nul ne peut savoir si Lamennais lui fit parvenir la mèche de cheveux qu’il lui avait réclamée… Pour ses enfants, les Paroles d’un croyant remplacèrent le traditionnel exemplaire du livre de piété, dans lequel il était d’usage d’apprendre à lire. Le lecteur d’aujourd’hui a vraiment le sentiment de pénétrer comme par effraction dans cette correspondance, et il éprouve un peu de gêne devant une ferveur qui ne faiblit jamais durant dix années ; il pourrait même prendre pour fou ce tailleur. Et pourtant, cet intrépide démocrate témoigne pour un type républicain, pour lequel la culture catholique, dans ce qu’elle a de plus pratique comme de plus vital, a pu constituer le cadre conceptuel de son appréhension du politique. Il témoigne du mouvement profond qui émergera avec la culture quarante-huitarde qui sacralisa la République.
43Car Jean Dessoliaire était bel et bien un intrépide. Il se livrait à un véritable apostolat en lisant, dès que possible, des passages des œuvres de Lamennais autour de lui. Durant dix ans, il réclama régulièrement des envois de livres, en plusieurs exemplaires et parfois en caisse, car il les distribuait à ses frais – en fait, Lamennais s’arrangea souvent pour payer ainsi un tailleur qui rechignait à recevoir de lui un salaire. Dans sa famille, le soir, la Voix de prison apportait la consolation et cette lecture accompagnait ses jours douloureux, comme quand elle participa à lui faire supporter la perte d’une jeune enfant. À la veillée, son auditoire s’étendait un peu et la Parole XXXIII – où un vieillard déshérité parcourt en songe la misère des puissants – provoquait, à l’en croire, les pleurs des parents présents. Ces lectures étaient pour lui l’occasion d’enseigner et de souligner en commentaire les causes de la misère du peuple. Il portait toujours avec lui un opuscule mennaisien. Les Paroles, « ce bon petit livre qui m’a enseigné le chemin de la jouissance », avaient la priorité, mais aussi Le Livre du peuple, puis L’esclavage moderne. S’il recopiait dans ces ouvrages les passages qui avaient sa faveur, ce n’était pas par vain fétichisme, mais parce qu’alors « je vous sens passer en moi » et que cette appropriation lui permettait ensuite de moduler sa lecture. Il pouvait ainsi choisir les passages propres à « la position des personnes » qui l’écoutaient et aussi les « bien faire sentir » : quand il lisait le onzième chapitre du Livre du peuple – « Toujours il y aura des maux sur terre, et ces maux devront toujours être soulagés » –, il savait insister sur « Votre frère a-t-il faim ».
44Dessoliaire croyait dans la parole du Christ et dans le salut. Il était convaincu que l’homme du peuple était voué à une vie meilleure, ailleurs qu’ici bas, et qu’il pouvait gagner cette vie meilleure par la pratique de la fraternité. Lamennais lui déconseilla d’abord de lire ses opuscules philosophiques, mais le disciple passa outre. Il lut les Discussions critiques où il déclara avoir vu « sa religion ». Puis, il passa aux débuts de l’Esquisse d’une philosophie, et « en lisant cette livraison, je sentais deux êtres, Dieu avec sa puissance infinie et l’homme avec son ignorance et sa faiblesse ». Il ne dépassait pas ici les termes d’une profession de foi assez ordinaire, mais il répétait à Lamennais ce qu’il avait retenu d’une lecture difficile : la perfectibilité de l’homme, son amour inné pour autrui, la nécessité de comprendre et faire comprendre les droits et les devoirs issus de la loi évangélique, etc. Plus tard, quand Lamennais exposa dans De la société première que la mort n’était qu’une étape de l’être, Dessoliaire et ses auditeurs, réunis « en compagnie fraternelle », s’étaient « tous sentis rassurés sur les effrois de la mort » ; « oui je suis convaincu que mourir c’est naitre à la vie véritable et qu’ici nous sommes dans l’état fœtal ». Lamennais lui expliquait, de temps en temps, le sens de telle proposition ou de telle formule. Il retrouvait parfois les accents de l’ancien maître qu’il fut à la Chênaie : « N’allez pas trop vite, prenez du temps, c’est encore le meilleur moyen d’en moins perdre. Ce que vous n’aurez pas entendu à tel moment, vous l’entendrez plus tard. Les idées se développent petit à petit, comme les plantes croissent63. »
45La foi ardente du disciple épousait sans difficulté les tendances anticléricales de son maître. Ce qu’il reprochait aux prêtres des environs, c’était leur manque de charité. Il en témoigna souvent, de façon drôle et assez distanciée, comme en 1847 où il décrivit les difficultés que provoquait la crise agricole : « Le Caïn noir de Neuvy a le cœur si dur, si sec et si cupide, qu’on a pas encore entendu dire qu’il avait donné même une minime soupe. On dit que l’annonce faite dans le secret est la meilleure, la sienne doit estre bien agréable à Dieu car elle est bien cachée. » Le curé de Neuvy interrogea un de ses apprentis pour savoir si son patron parlait mal de la religion. Il s’entretenait avec Dessoliaire, déclarait bien aimer Lamennais, mais « il ne veut pas de réforme, parce que cela retranche les centimes », formulation un peu injurieuse de la part du tailleur, mais qui témoigne en creux que le bas clergé n’avait pas unanimement adhéré à la thèse de la séparation de l’Église et de l’État, donc l’abrogation du budget des Cultes, proposée par L’Avenir. En tout cas, Dessoliaire avait de son côté parfaitement intériorisé les raisons de la rupture de Lamennais avec l’Église, et il résumait ce catéchisme avec fièvre : « Nous ne croyons pas et ne voulons pas de la religion de la fabrique papale de Rome qui fait douter, qui n’est que fanatisme, despotisme et domination et qui étoufe toutes veleité d’indépendance, de droit et de devoir64. »
46Dans le domaine politique aussi le disciple avait retenu la leçon et pouvait s’emporter :
« Les Paroles d’un croyant est une prophétie du xixe siècle qui prédit ce qui nous arivera, vous [rois et papes] ne pouvez vous en éviter ou bien vous reformerez vos institutions par la souveraineté du peuple qui participera a la confection. Pour ma part, moi j’avancerai votre ruine tant que je pourai en répandant les vrais principes du droit, et du devoir de l’homme. Oh ! Si tous les hommes voulaient agir de bonne foie comme je le fais, ce soir vous seriez dans la tombe des parjures à expier vos remorts de tirants et de faux frères, hommes laches et sans foie65. »
47À lire ces lignes, il faut reconnaître que les terreurs de la presse de régime lors de la sortie des Paroles n’étaient pas sans fondements : elles pouvaient bien participer à échauffer les esprits, même s’il ne faut sans doute pas prendre au pied de la lettre les déclamations menaçantes d’un homme qui tente de démontrer ses sentiments inébranlables. En tout cas, l’anticléricalisme du républicain de Neuvy restait motivé par la non-conformité du clergé avec le message évangélique et ne peut être assimilé à l’irréligion. Finalement, le statut de prêtre en rupture de ban pouvait assurer à Lamennais un crédit original dans certains milieux eux-mêmes en délicatesse avec l’Église, mais pas avec la foi : les Paroles avaient bien parlé le langage « du peuple ». Le droit, le devoir, la condamnation du matérialisme, la charge spirituelle de l’action politique, les fins promises à l’homme…, Dessoliaire avait bien intériorisé la leçon. « Je lamennise de tout mon pouvoir », écrivait-il : il n’est pas étonnant que Dessoliaire se soit attiré quelques inimitiés dans son pays. Dès 1845, les « riches » indisposèrent « le public » contre lui et lui firent perdre de la clientèle. Trois curés des environs lui ont retiré « leur pratique ». Ils l’accusaient d’avoir versé dans l’hérésie, ce que ne pouvait qu’encourager le zèle qu’il avait mis à diffuser la traduction des Évangiles par Lamennais. Le curé de Neuvy finit par tonner en chaire contre Dessoliaire et Lamennais. Il refusa ensuite la première communion d’une des filles du tailleur, ce qui inquiéta fort son père : Lamennais lui répondit de prendre patience car l’Église ne pouvait durablement la lui refuser.
48Il faut dire que Dessoliaire semble bien avoir rencontré quelques succès. Chez le boulanger, épaulé par deux acolytes, il fit un « frère de plus », mais au bout d’une longue discussion. Un repas chez un ami s’acheva, en 1845, par le toast exalté d’un nommé Jacques Esmoingt « à la santé de notre bon Monsieur Lamennais. S’il y en avait quinze comme moi dans chaque localité, et dans les grandes villes à proportion, vingt-quatre heures après il n’y aurait ni papes ni rois, nous vairions se repentir d’avoir été papes et rois ». De fait, en avril 1846, Dessoliaire pouvait revendiquer une trentaine de « lamenistes » dans les environs de Neuvy et jusque Châteauroux : des laboureurs, des artisans, un clerc d’huissier… Il en envoya la liste à Lamennais en demandant à leur intention des ouvrages dédicacés et l’auteur entra à cette occasion en contact avec quelques-uns de ces hommes. Avec le nommé Camus par exemple, employé de poste à Neuvy, qui fut révoqué de ses fonctions en 1846 et Lamennais tenta à plusieurs reprises de lui faire procurer un emploi. Il ouvrit aussi une correspondance avec Jean Pâtureau, vigneron et marchand de fromages, élu maire de Chateauroux en 1848, condamné à la déportation en Algérie en 1852, mais gracié, il figure ensuite parmi les républicains frappés de proscription après l’attentat d’Orsini contre Napoléon III en 1858 et meurt en exil à Constantine. Tous ces hommes furent actifs sous la Seconde République. Ils organisèrent, à Neuvy, un banquet républicain qui permit de réunir soixante-dix convives et d’apporter vingt-cinq francs de dons patriotiques pour la commission que Lamennais présidait en faveur des victimes de la révolution de février. Ils se cotisèrent pour s’abonner au Peuple constituant, que leur maître venait de fonder. Ils organisèrent la propagande électorale lors des élections. Ces hommes étaient aussi en relation avec George Sand, dont la résidence de Nohant était à peu de distance. Elle fournit à l’employé de poste révoqué une place de régisseur pour l’un de ses domaines. Dès 1844, Dessoliaire entra en contact avec elle pour lui demander des conseils à propos d’une communauté qu’il songeait à fonder. Avec la Seconde République, Sand redouta l’exaltation peu discrète du tailleur, et elle finit par lui fermer sa porte après le Coup d’État de Louis-Napoléon66. Lamennais tenta souvent de freiner la ferveur de son ardent disciple, lui indiquant qu’il avait charge de famille et qu’il convenait d’être prudent. Il l’invitait à ne pas choquer ses interlocuteurs et à les convaincre par la douceur. « Je vous assure que je parle toujours de sang froid, quoique le feu de la liberté me brûle les veines », lui répondait le zélé tailleur.
49En 1846, Dessoliaire rendit compte de l’action des « lamennistes » de son pays, expliquant qu’il tâchait « de mériter d’être un de vos dignes disciples, qui commence l’ère qui doit renouveler le monde en entier par le devoir, il ne passe pas de jours que je ne mette pas un levin et tous ceux que je commence fermentent très bien. Et tous ces levins là produiront le pain de la liberté, d’égalité et de fraternité que tous les hommes mangeront un jour. Oui, il approche ce jour, nous y croyons, et il est peut-être plus près qu’il y en a qui pensent ». Lamennais a bien participé à préparer l’illusion lyrique du printemps 1848.
Notes de bas de page
1« Exposition de nos doctrines politiques » (10 février 1837), Politique à l’usage du peuple, Paris, Pagnerre, 1838, t. 1.
2Discussions critiques, op. cit., p. 249.
3Byrne Peter, Lamennais, rédacteur en chef du Monde : 10 février-7 juin 1837, Cahiers mennaisiens, 19-20, 1986.
4CG, VII, à Pistor, 22 mai 1837.
5Agoult Marie d’, Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., t. 2, p. 120.
6CG, VII, à d’Azy, 25 avril 1836.
7De l’esclavage moderne, op. cit.
8« De l’absolutisme et de la liberté », Revue des deux mondes, 1834, 3, p. 298-322.
9De l’esclavage moderne, op. cit.
10Préface aux Troisièmes mélanges, op. cit.
11« De l’absolutisme et de la liberté », art. cité, p. 321.
12Préface aux Troisièmes mélanges, op. cit.
13« Ce que sont devenues les espérances Juillet » (4 juin 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 2.
14CG, VI, à d’Azy, 7 novembre 1834.
15« De la politique et du progrès social » (24 avril 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 2.
16« Pourquoi les Chambres ont si peu d’influence sur l’opinion publique » (26 février 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 1.
17« Ce que sont devenues les espérances de Juillet » (4 juin 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 2.
18« Pourquoi les chambres ont si peu d’influence », art. cité.
19Journal des débats, 14 octobre 1840.
20Pour ce procès et quelques pièces attenantes : Regnault Élias, Procès de M. F. Lamennais devant la cour d’assises, à l’occasion d’un écrit intitulé : « Le Pays et le gouvernement », Paris, Pagnerre, 1841.
21Pinard Oscar, L’histoire à l’audience, 1840-1848, Paris, Pagnerre, 1848, p. 28.
22Le National, 27 décembre 1840.
23Regnault Élias, Procès de M. F. Lamennais…, op. cit., p. 123.
24Journal des débats, 2 janvier 1841.
25Le National, 29 décembre 1840.
26Sur le séjour de Lamennais à Sainte-Pélagie : Couret Émile, Le pavillon des princes. Histoire complète de la prison politique de Sainte-Pélagie depuis sa fondation jusqu’à nos jours, Paris, Flammarion, p. 168-174.
27Le Hir Yves (éd.), Une voix de prison, Paris, Colin, 1854, p. 42. Cet ouvrage est pour bonne partie composé de chapitres extraits de Amschaspands et Darvands (1843).
28Extrait d’un journal de prison que Lamennais ne tint que quelques jours. Le Hir Yves (éd.), Une voix de prison, op. cit., p. 11.
29Mémoires d’outre tombe, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990, t. 2, p. 928.
30La Presse, 8 janvier 1842.
31Le Constitutionnel, 6 janvier 1842.
32De l’esclavage moderne, op. cit., préface.
33« Qu’est-ce que la bourgeoisie ? » (22 mars 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 1.
34De l’esclavage moderne, op. cit.
35« Exposition de nos doctrines politiques », art. cité.
36« Des intérêts de la bourgeoisie » (14 février 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 1.
37« Des intérêts de la bourgeoisie », art. cité.
38De l’esclavage moderne, op. cit., p. 59.
39Du passé et de l’avenir du peuple, Paris, Pagnerre, 1841.
40Legendre Pierre, « Essai sur la pensée économique de Lamennais », Revue d’histoire économique et sociale, 32, 1954, p. 54-78.
41Le livre du peuple, op. cit., p. 115.
42« L’Omnium, association de crédit général », Revue des deux mondes, 1838, 15, p. 576-589.
43Amschaspands et Darvands, Paris, Pagnerre, 1843, p. 254.
44« Que le véritable conservateur, c’est le peuple » (6 mars 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 1.
45Le livre du peuple, op. cit., p. 108.
46« Que le véritable conservateur, c’est le peuple », art. cité.
47« De la fraternité humaine » (14 mars 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 1.
48Du passé et de l’avenir du peuple, op. cit.
49« Absolutisme et liberté », Revue des deux mondes, 1834, 3, p. 298-322.
50« Exposition sommaire de nos doctrines politiques », art. cité.
51« Que le véritable conservateur, c’est le peuple », art. cité.
52« De la préoccupation exclusive des questions purement politiques » (5 avril 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 2.
53Des maux de l’Église, op. cit.
54« Laissez passer la justice de Dieu » (11 mars 1837), Politique à l’usage du peuple, op. cit., t. 1.
55« Absolutisme et liberté », art. cité.
56De l’esclavage moderne, op. cit., p. 68.
57Ibid., p. 70.
58Du passé et de l’avenir, op. cit., p. 27.
59Affaires de Rome, op. cit.
60Le livre du peuple, op. cit., chap. xii.
61Outre la Correspondance générale de Lamennais, voir surtout : Lettres inédites de Lamennais, Cahiers mennaisiens, 30-31, 1996. Dans les citations de Dessoliaire, l’orthographe est conservée. Voir : Gadille Jacques, « Lamennais “instituteur” de la République », L’actualité de Lamennais. Colloque de la Tourette, 2-4 juin 1978, Strasbourg, CERDIC publications, 1981, p. 52-65.
62Lettres inédites de Lamennais, op. cit., 16 septembre 1845.
63CG, VIII, à Dessoliaire, 21 septembre 1845.
64Lettres inédites de Lamennais, op. cit., 22 novembre 1845.
65Ibid
66Sand George, Correspondance, Paris, Garnier, 1964-1991, t. XI et XII.

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