Chapitre VII. Face au magistère
p. 183-229
Texte intégral
1« Il y a une certaine simplicité d’âme qui empêche de comprendre beaucoup de choses, et principalement celles dont se compose le monde réel1. » On ne saurait faire un axiome de cette réflexion un peu désabusée de Lamennais, et pourtant cette confession doit être présente à l’esprit pour comprendre ce qui se passa entre 1832 et 1834. Il exista, jusque dans les années 1960 au moins, une vulgate à propos de la rupture de Lamennais avec le catholicisme : apostat majuscule, son insoumission tint d’abord à l’orgueil démesuré d’un homme blessé et qui finalement le brisa. Ange déchu, affublé de tous les symptômes du renégat, il ne manque pas de témoignages pour rappeler l’extrême pâleur et le rictus qui devaient désormais marquer à jamais sa physionomie. Cette lumière éteinte contrastait avec ce qui avait été l’exaltation trop grande provoquée par le génie, une réputation parvenue jusqu’à Rome : « L’on a observé que, quand il écrit, il se met en un tel état d’excitation, que son pouls en devient fébrile2. » Ces considérations, basées sur des rapports sans doute malveillants, ne pouvaient certainement pas servir sa cause. Pourtant, il ne manque pas de témoignages contraires de la part d’hommes qui vécurent dans sa familiarité, soulignant surtout sa discrétion, son effacement même, et seulement l’ardeur d’un regard qui sembla fasciner beaucoup de ses interlocuteurs quand il prenait devant eux la parole pour de longs monologues. En somme, il est fort difficile pour l’historien de saisir la « psychologie » du personnage, sur laquelle se sont escrimées des générations de biographes. Cela d’ailleurs lui importe-t-il vraiment ? On peut en douter tant le « drame mennaisien » met en jeu les forces contradictoires qui travaillaient la société post-révolutionnaire. Puisque ce drame mennaisien fut public, c’est-à-dire fortement médiatisé, et qu’en cette publicité réside l’essentiel de la portée historique de ce drame, c’est d’abord par ce prisme qu’il importe d’en dégager les mécanismes et la signification, en laissant Lamennais en paix avec sa conscience.
2Ce drame se joua à Rome, ce centre de la catholicité et de la régénération spirituelle de l’humanité dont il avait fait l’alpha et l’oméga de son système. La séparation date, selon ses aveux même, du voyage romain de 1832, mais elle n’avait alors rien d’inéluctable et d’ailleurs Lamennais comme ses amis furent longtemps confiants sur l’issue de leur démarche. Pour comprendre la mécanique qui s’enclencha, il faut d’abord tenir compte de sa position à Rome, et s’interroger sur ce qu’il en savait vraiment : alors s’éclairent un peu les difficultés de cette « simplicité d’âme » et ses fautes tactiques, à commencer par le voyage à Rome. Ensuite, il faut sonder les motivations du Saint-Siège et la démarche qui a conduit à la prise de parole officielle, ce qui invite à s’interroger sur la nature de la condamnation portée par l’encyclique de 1832. Enfin, Lamennais avait accumulé contre lui depuis quinze ans toutes sortes d’animosités et ses adversaires virent dans le voyage à Rome l’occasion de lui faire subir une défaite totale : leur acharnement joua un rôle déterminant dans le tour tragique que prit l’affaire qui se dénoua avec les fameuses Paroles d’un croyant de 1834 et, surtout, avec leur réception.
3La « crise mennaisienne » est un cas d’école pour l’historien : s’y mêlent des forces profondes – le travail du souvenir de la Révolution, en France comme à Rome –, des éléments conjoncturels – les conditions politiques de la France, de l’Italie et de l’Europe, l’avènement d’un nouveau pape –, des inimitiés profondes intra-ecclésiales qui, pour se compliquer comme toujours de considérations personnelles, touchaient en profondeur aux conceptions des vérités de foi dans leurs relations à la tradition et à la société. Il est difficile de débrouiller cet écheveau, car Lamennais brasse beaucoup des questions les plus incandescentes de la période, et il faut se convaincre que cette crise mennaisienne n’est pas seulement celle d’un homme, mais d’un système qui portait de puissantes virtualités conçues avec espoir ou crainte par les contemporains. Elle préside surtout à une reconfiguration profonde des relations entre le catholicisme et la société post-révolutionnaire : latente jusque-là, elle prit un caractère public. Ainsi, la crise mennaisienne ne peut se résumer aux difficultés personnelles d’un homme avec sa hiérarchie. À ce titre, il faut souligner que Lamennais n’a pas été seul entre 1831 et 1834 et que peu de ses fidèles l’ont abandonné d’un coup. Il est attesté que la plupart, au moins confidentiellement, ne renonçaient ni aux thèses mennaisiennes ni à la perspective de continuer l’action. Ce qui signifie que la partie n’était pas jouée avec Mirari vos : simplement, la rénovation que L’Avenir brûlait de voir advenir et qu’il cherchait à provoquer, était différée. Lamennais conçut toutefois de plus en plus cet attentisme comme la manifestation d’une trahison des clercs : pour avoir trop prêté à l’Église, il devait trop en attendre.
Rome, Rome, où es-tu donc ?
4Que Lamennais ait fait preuve d’une dévotion sans faille envers le pape, personne ne pouvait sérieusement prétendre le contraire jusqu’en 1832. Sur ce point au moins, il faisait l’unanimité : il était le champion de « l’ultramontanisme ». Il prit soin de témoigner de sa fidélité au Saint-Siège3, depuis la publication de la Tradition adressée au pape en 1814 avec une lettre d’hommage, jusqu’à la « Déclaration au Saint-Siège », publiée dans L’Avenir du 6 février 1831, en passant par les éloges nécrologiques de Léon XII et de Pie VIII4, qui saluaient les deux papes et exaltaient le magistère romain. La soumission était totale, comme le rappelait la « Déclaration » de 1831 : « Si, dans les principes que nous professons, il y a quelque chose qui soit contraire à la foi ou à la doctrine catholiques, nous supplions le Vicaire de Jésus-Christ de nous en avertir, lui renouvelant la promesse de notre parfaite docilité. » Lamennais affirmait alors qu’il était « prêt à être redressé5 », si le pape le jugeait nécessaire.
5Ces faits incontestables étant posés, il n’en reste pas moins que si l’on tente de passer des protestations publiques, et de la théorie, à la nature des relations réciproques avec les papes, et la Curie, les choses se compliquent car les sources sont peu nombreuses et souvent peu fiables. La correspondance de Lamennais révèle finalement que ses informations étaient rares, partielles et souvent peu sûres. Ses communications directes avec le Saint-Siège furent à peu près nulles : si le Mémoire de 1827 arriva à Rome, il n’eut pas de retour à son sujet ; la « Déclaration » de 1831 n’arriva tout simplement pas à destination. Ces communications hasardées et incertaines entretenaient un silence qui a pu contribuer à des erreurs d’appréciation de la part de Lamennais et de ses amis.
Un silence qui vaut approbation ?
6« Il importe beaucoup de savoir ce qui se passe là, comment on y juge, comment on y parle et enfin ce qu’on peut s’en promettre pour l’avenir », écrivait Lamennais en mai 18296. Il est possible que les vagues dénominations, les « là » et les « on », assez courantes dans la correspondance de Lamennais lorsqu’il évoque Rome, signalent sa méfiance à l’égard de la confidentialité des postes. Mais ce qu’il suggère surtout ici, c’est que ses conceptions du rôle du Saint-Siège lui imposaient une extrême attention aux avis de Rome. Et il en vint peu d’officiels. Il avait soumis l’Essai à approbation, et l’avait reçue pour la Défense de 1821 de personnages influents, à commencer par Anfossi, maître du Sacré Palais apostolique. Il semble qu’il se soucia moins par la suite d’obtenir l’imprimatur pour ses ouvrages. Il était confiant et considérait le silence comme un laisser-passer. Néanmoins, ce sentiment se mâtinait parfois d’inquiétude, et ce sentiment s’intensifie dans la correspondance à partir de 1831. La « Déclaration » de 1831 au Saint-Siège, dans un contexte très incertain où L’Avenir voyait se multiplier ses ennemis, fut finalement la seule démarche officielle depuis l’Essai pour obtenir l’approbation de ses doctrines.
7En définitive, que savait Lamennais de sa position à Rome ? Il en savait ce que pouvait en savoir le réseau qui avait appuyé la pénétration de l’Essai en Italie. Dans cette péninsule italienne divisée en États et principautés, Lamennais a pu profiter du réseau de l’Amicizia cattolica, association relancée à Turin en 1817 dans le but de propager les bonnes doctrines, qui a largement participé au rayonnement et à la traduction de ses ouvrages7. Le comte de Senfft, diplomate autrichien en poste à Turin, qui avait déjà servi de relais pour faire passer à Rome le second volume de l’Essai, a aussi favorisé son influence en Italie du nord. Au premier rang des liens qui apparaissent dans la correspondance, figurent les traducteurs qui avaient tous d’abord connu Lamennais par ses écrits. La comtesse Ferdinanda Montanari Riccini, épouse du ministre de la Police du duché de Modène, qui a traduit en italien l’Essai et sa Défense, ainsi que De la Religion. Elle avait été encouragée dans cette œuvre par l’abbé Giuseppe Baraldi, professeur de droit canonique à l’université de Modène, traducteur de Bonald et, surtout, animateur des Memorie di religione, di morale e di letteratura, une revue créée en 1822 pour défendre le catholicisme contre les idées libérales, avec l’appui du Saint-Siège. Cette revue contribua à diffuser les idées mennaisiennes8. Le P. Ventura, professeur de droit ecclésiastique à la Sapienza, général de l’ordre des théatins en 1824, avait traduit les deux premiers volumes de l’Essai, ainsi que Bonald et le Du pape de Maistre. À Naples, il avait fondé lui aussi une revue en 1821, l’Enciclopedia ecclesiastica e morale, qui avait relayé les idées mennaisiennes. Il avait ses entrées à la Curie. C’est vrai aussi d’Antonio Francesco Orioli, franciscain, consulteur de la congrégation de l’Index, qui avait traduit la Défense de l’Essai et sans doute obtenu son approbation : il assurait Lamennais de son activité pour propager ses ouvrages à Rome9.
8Il savait aussi de Rome ce qu’il y avait vu lors de son voyage de 1824 où il avait été fort bien reçu10. Léon XII lui avait accordé audience à trois reprises et, sans qu’on sache rien du contenu des échanges, Lamennais était très satisfait de ce pape. Léon XII compta peut-être lui proposer un canonicat dans une basilique majeure ou, plus hypothétiquement encore, un titre d’évêque in partibus, voire un chapeau de cardinal. On avait rapporté à Lamennais, qui s’en flattait, que son portrait figurait dans le cabinet du pape, avec pour seul vis-à-vis une image de la Vierge. Lors de son séjour de 1824, il fit connaissance d’ecclésiastiques qu’il estima lui être favorables : Orioli, déjà cité ; Ludovico Micara, promu cardinal in petto en 1824 ; Giuseppe Mazzetti, carme et consulteur de la congrégation du Saint-Office ; Maurizio Olivieri, dominicain et commissaire à la même congrégation ; Bartolomeo Pacca, cardinal papabile et zelante. C’étaient les hommes que Lamennais présentait comme ses appuis à Rome, auxquels il ajouta par la suite le cardinal Weld, prélat anglais entré en prêtrise sous l’influence de l’abbé Carron, le directeur spirituel de Lamennais, et ordonné à Paris en 1821. Furent-ils des appuis ou reçurent-ils simplement le voyageur avec les égards qu’on disait lui devoir ? Ses relations avec ces hommes, sinon Orioli, n’apparaissent au mieux qu’épisodiquement dans sa correspondance.
9Deux personnages se distinguèrent comme les plus zélés pour défendre la philosophie mennaisienne. Le P. Ventura, avec qui Lamennais entretint des relations assez suivies, mais dont l’optimisme put contribuer à fausser l’estimation de sa position réelle à Rome. Le P. Brzozowski11, jésuite, qui, tout en l’informant sur l’hostilité de son ordre à son égard, le rassurait aussi toujours sur les dispositions romaines : la curie était divisée, mais le pape lui était favorable. En avril 1830, par exemple, il affirmait le triomphe proche de l’anticartésianisme et du sens commun12. Ces hommes étaient-ils bien informés ? Leurs positions à Rome étaient-elles solides ? On pourra en juger en précisant que les deux ont connu la disgrâce : en octobre 1826, à l’heure du De la religion, Ventura fut destitué de ses fonctions de supérieur des théatins, fonction qui lui a été restituée il est vrai dès juillet 1827, mais il fut de nouveau écarté et contraint à un exil à Modène en 1833 ; le P. Brzozowski fut quant à lui démis en 1829 de sa fonction d’assistant pour la Pologne auprès du général de la Compagnie de Jésus et relégué à Naples, où il mourut. En fait, les secrets de la curie étaient impénétrables, et les voyageurs, ou les séminaristes, qui le renseignaient parfois, n’étaient pas les mieux placés. S’il était donc périodiquement rassuré sur les dispositions des papes, en fait surtout Léon XII, sa confiance tenait surtout à l’incroyable conviction dans le triomphe inévitable de ses doctrines. Cette assurance put le pousser à exagérer ce qu’on lui disait quand il se targuait que les Progrès de la Révolution avaient reçu l’approbation de Rome sur la seule foi de ce que lui écrivait le comte de Senfft13. En juin 1829, il écrivait que Pie VIII était « disposé pour moi benissime14 » et c’est vrai que ce pape lui fit transmettre sa bénédiction apostolique cette année-là. Valait-elle pour autant approbation ?
10Les archives diplomatiques laissent entendre que la position de Lamennais à Rome était bien plus ambiguë15. En ce qui concerne Léon XII, les historiens rapportèrent souvent les mots suivants, que Lamennais ne connut pas : « c’est un esaltato » ; « ce Français est un homme distingué ; c’est un écrivain ; il a du talent, de l’instruction ; je lui crois de la bonne foi ; mais c’est un de ces amants de la perfection qui, si on les laissait faire, bouleverseraient le monde16 ». Une lettre de Bernetti17, datée de 1824, rapporte des propos fort peu amènes de Léon XII, sur la base d’une analyse physiognomonique pour le moins peu favorable :
« Oui, ajouta-t-il en me regardant fixement, oui, ce prêtre a une face de damné. Il y a de l’hérésiarque sur son front. Ses amis de France et d’Italie voudraient pour lui un chapeau de cardinal. Cet homme est trop possédé d’orgueil pour ne pas faire repentir le Saint-Siège d’une bonté qui serait justice, si on ne considérait que ses œuvres actuelles ; mais étudiez-le à fond, détaillez les traits de son visage, et dites-moi s’il n’y a pas une trace visible de la malédiction céleste. »
11Il n’est pas certain qu’il faille accorder un entier crédit à cette anecdote, mais elle est rapportée par homme promu au cardinalat en 1826, et secrétaire d’État du Vatican en 1831, et sa lettre témoigne de son peu de considération pour l’abbé breton : « J’avoue n’avoir rien découvert d’infernal dans ce petit homme malingre, dont la conversation fait si peu d’honneur à son génie. Il m’a paru dépaysé à Rome, ne comprenant rien à nos mœurs. »
12Il semble que le pape ait voulu retenir Lamennais à Rome, parce qu’il fallait « le conduire la main dans le cœur », en d’autres termes le mettre sous contrôle, mais toute promotion s’avérait en fait « impraticable », selon le mot du premier secrétaire d’ambassade, car « les ecclésiastiques en possession de diriger les décisions du Saint-Siège verroient cet établissement avec peine, et le combattroient avec succès ». C’est ce que lui avait confié le Secrétaire d’État du Saint-Siège, Mgr Della Somaglia, qui ajoutait même que la prolongation du séjour romain de Lamennais serait problématique : « Il m’a expliqué à ce sujet toutes les différences d’opinions des théologiens romains. Je sais que ceux-ci, tout en rendant justice au talent de l’écrivain français, ont cherché à contredire vivement ses doctrines. M. de Lamennais l’ignore encore », mais l’affaire n’alla pas plus loin puisque Lamennais s’apprêtait à quitter Rome. Point crucial, le même diplomate écrivait au ministre des Affaires étrangères, Villèle, que « la grande franchise de M. de Lamennais lui nuiroit ici pendant un long séjour ». Dès 1824, Lamennais était donc loin de faire l’unanimité. Les théologiens qui avaient examiné l’Essai (Vincenzo Buzzetti, chanoine à Plaisance ; Antonio Grandi, consulteur au Saint-Office, tous deux liés à Mgr Lambruschini) étaient globalement en accord avec l’ouvrage, mais exprimaient des réserves en matière théologique (sur la formulation de la doctrine trinitaire), sur la question du sens commun et sur le rejet du cartésianisme18. Le P. Anfossi, qui avait donné son imprimatur à la publication de la Défense en italien, paraissait assez proche des idées mennaisiennes dans un ouvrage intitulé L’uomo politico-religioso, ossia la cattolica religione considerata ne’suoi rapporti colla societa civile. Pourtant, dès avant 1825, il essayait de faire mettre l’œuvre de Lamennais à l’index, pour les mêmes raisons19. De son côté, le P. Baraldi avait différé la publication du De la religion, traduit par Riccini, et s’était déclaré hostile à Des progrès de la Révolution20. On se rappelle qu’il avait écrit de manière formelle à Lamennais contre L’Avenir dès novembre 1830. On se rappelle aussi de la lettre publique de Ventura. En définitive, Lamennais était sans doute trop optimiste sur la réception de la doctrine du sens commun, qui gêna toujours les théologiens, et ne se rendait pas compte que son évolution à partir de 1827 refroidissait ceux qui l’avaient soutenu jusque-là. Si on en croit le P. Rozaven, les hommes de L’Avenir avaient toujours eu fort peu de soutiens à Rome, et le peu qu’ils avaient s’était réduit en 1832 de plus des trois-quarts21. Les cardinaux leur avaient fermé leur porte lors de leur venue en 1832, à l’exception de deux, Mgr Weld et Mgr Micara. Le P. Ventura seul appuyait publiquement les trois hommes. Lamennais lui-même écrivit ensuite de son séjour romain : « Il falloit du courage pour oser nous connoître seulement22. »
Un « papophile » embarrassant
13Les prélats romains connaissaient Lamennais par le retentissement de ses ouvrages, mais il existe fort peu d’éléments pour juger de leur réception dans le milieu de la Curie, et il a été suggéré que les défauts de traduction avaient d’ailleurs pu desservir Lamennais sous ce point de vue23. Globalement, les sources d’informations sur Lamennais passaient par deux canaux : celui de la nonciature de France et, celui, bien plus informel et incertain pour l’historien, des divers « groupes de pression » présents à Rome, à demeure ou simplement de passage, ou qui agissaient par voie épistolaire.
14Le nonce à Paris, Mgr Macchi, a adopté une attitude cohérente entre 1819 et 1827. Ses procédés, tout spécialement les attaques contre Mgr Frayssinous en 1823 qui semblent être l’objet de la première mention de Lamennais dans la correspondance24, étaient signalés comme peu usuels : il lui était reproché de mettre sur la place publique des débats qui auraient dû rester dans le cadre d’échanges particuliers avec les autorités, à commencer avec Mgr Frayssinous. Dans le même ordre d’idées, De la Religion était considéré comme trop âpre, et le nonce indiquait que, s’il avait été consulté au préalable, il aurait engagé l’auteur à plus de nuances dans ses attaques contre le gouvernement et le clergé gallican. Mais Mgr Macchi ne manqua jamais de contrebalancer ces remarques en indiquant les grands services que Lamennais rendait à l’Église, atténuant même les accusations de violence, et il se félicita de la création du Mémorial catholique. En 1824, il annonçait le voyage à Rome de Lamennais et le recommandait à l’attention : « Il mérite considération, estime et égards. »
15Le ton changea avec Mgr Lambruschini, à partir de 1827. Lamennais connaissait le nouveau nonce pour avoir été en relation avec lui au temps du premier volume de l’Essai et avoir été reçu par lui à Gênes en 1824, dont il était alors l’archevêque. Il pensait que ces liens l’autorisaient à entrer en contact avec lui pour faire approuver ses doctrines par Rome. Il se fit même pressant, c’est du moins ainsi que Lambruschini interpréta ses démarches. Le nonce était inquiet des débats violents que soulevait la polémique mennaisienne et il y était tout spécialement sensibilisé par l’archevêque de Paris, Mgr de Quélen. En 1829, il jugeait Des progrès comme un ouvrage « intempestif », se signalant par des « exagérations ». Les fameuses lettres à l’archevêque de Paris furent transmises à Rome, avec un avis défavorable, à cause du procédé encore, mais aussi à cause du contenu où Lambruschini voyait trois ou quatre propositions susceptibles d’être censurées, et il ajoutait : « Pour le moment, je me bornerai à observer qu’un coup d’œil rapide jeté sur cette lettre m’a confirmé davantage encore dans l’opinion que j’ai déjà marquée en de précédentes dépêches, à savoir que l’auteur n’est pas autrement théologien. » Il récapitulait plus tard dans cette même année les problèmes que posait Lamennais : il prétendait mener l’épiscopat et impliquait le catholicisme dans des difficultés considérables avec le pouvoir. Bref, il était un agent de désordre. Il poursuivait, et ces accusations semblent apparaître pour la première fois, en précisant que Lamennais se distinguait par « son grand orgueil, lequel le persuade qu’il a reçu de Dieu une mission particulière pour montrer au monde la Vérité », et que l’épiscopat craignait que toute censure romaine ferait qu’« il lèverait le masque et se révolterait contre l’enseignement du pape, là où il serait contraire au sien25 ». Par cette lettre, vraiment hostile, le nonce cherchait à contrecarrer des manœuvres qui lui avait été dénoncées anonymement : des amis de Lamennais (le P. Ventura, le comte Riccini alors en mission diplomatique à Rome) auraient dénoncé auprès de membres de la Curie l’attitude dilatoire du nonce dans les affaires de l’Église de France. Quoique fausse, la crédibilité accordée à cette imputation montre que la suspicion s’accroissait à la suite de la polémique soulevée par Des progrès. De fait, Lamennais considérait que Lambruschini trompait le pape à son sujet26. C’est bien alors que la mécanique antimennaisienne, faisant appel au péché d’orgueil, se déclencha. Cette lettre du nonce est d’autant plus importante qu’elle était adressée au préfet de la propagande, le cardinal Capellari qui accéda au trône pontifical en février 1831, sous le nom de Grégoire XVI.
16Ces mauvaises dispositions n’échappaient pas à Lamennais qui s’en alerta même lorsque Mgr Ostini, nommé nonce au Brésil, venant de Rome et de passage à Marseille, déclara en mars 1830 devant le clergé de cette ville que le pape serait « tout disposé à condamner [Lamennais], s’il était assuré de sa soumission ». Lamennais crut devoir écrire à Rome à ce sujet27. Au lendemain de la révolution de 1830, Lambruschini abandonnait son poste de nonce : de résidence en Savoie, il aurait confié à l’évêque d’Annecy que Lamennais était « un des plus grands ennemis de l’Église28 ». Le mot circula ; Lamennais écrivit cette fois à Lambruschini, qui allait être promu cardinal : il devait bientôt participer activement à la procédure d’examen des doctrines de L’Avenir. Dans ses mémoires, l’ancien nonce ne fait preuve d’aucune aménité à l’égard du journal dont la devise, « Dieu et la liberté », lui semblait empruntée directement à Voltaire, et qui prolongeait l’habitude de Lamennais de parler à l’épiscopat comme un maître à ses élèves29.
17Lamennais attribuait les signes de défiance aux intrigues menées à Rome par ceux qu’il savait lui être hostiles. Le P. Rozaven, en premier lieu, l’assistant de la Compagnie de Jésus pour la France. Opposé au sens commun dès 1823, l’évolution de Lamennais depuis ne pouvait qu’accentuer son animosité et il ne lui pardonnait pas l’attaque radicale contre les jésuites que ses amis lui avaient en vain demandé d’enlever du Des progrès. Il y avait aussi à Rome une sociabilité ecclésiastique française, légitimiste et gallicane, en lien avec les sulpiciens. Mgr de Rohan-Chabot était à sa tête. Évêque de Besançon en 1828, un diocèse où les mennaisiens étaient influents, il s’était, à la suite de la chute de Charles X, réfugié à Rome, où il venait d’être élevé à la dignité de cardinal, le 5 juillet 1830. L’abbé Dupanloup, qui commençait alors seulement sa carrière auprès de l’archevêque de Paris, était lié au cardinal de Rohan. Fort hostile à L’Avenir, il le visita à Rome en 1831 et joua peut-être un rôle de conseiller contre le journal, apportant au prélat des arguments de doctrine « à faire valoir auprès du Saint-Siège30 ». Il encouragea en tout cas son zèle depuis Paris : « La Providence vous a fait rester à Rome pour que vous opposiez vos lumières et votre autorité à M. de La Mennais31. » Mgr Frayssinous aussi séjourna à Rome de novembre 1830 à octobre 1832, chez Mgr de Retz, auditeur au tribunal de la Rote, que le P. Ventura accusait auprès de Lamennais pour ses contacts avec l’ambassadeur de Russie auquel il dénonçait L’Avenir qui, au nom de la cause polonaise, ne cessait d’attaquer la politique du tsar.
18Il est certain que les chancelleries ne pouvaient qu’être inquiètes de l’influence que pourrait prendre Lamennais à Rome. Ces inquiétudes pointaient dès 1824 dans les lettres du premier secrétaire de l’ambassade de France : soulagé à l’évidence du départ de l’encombrant visiteur, il disait aussi avoir d’abord soupçonné dans sa venue une manœuvre des zelanti de la Curie pour faire admettre Lamennais près du pape et, in fine, faire officialiser ses doctrines. Cette crainte, qui trahit une méconnaissance des positions des théologiens romains, parut plus encore d’actualité, mais pour des raisons différentes, à l’occasion du voyage de 1832 comme le prouve Sebastiani, ministre des Affaires étrangères, qui invitait Sainte-Aulaire, l’ambassadeur auprès du Saint-Siège, à la plus grande vigilance afin de « déjouer, si, ce qui nous paraît impossible, [Lamennais] pouvait surprendre, même en apparence, les suffrages du Saint-Siège. Je ne dois pas vous cacher que cette circonstance compliquerait de la manière la plus déplorable les embarras que les dispositions d’une partie de notre clergé suscitent déjà au gouvernement du roi. La cour de Rome comprendra facilement que les intérêts de la religion seraient le plus gravement compromis dans une collision semblable32 ». Après avoir été reçu par Grégoire XVI, le diplomate pouvait rassurer le ministre : « Je l’ai trouvé disposé ainsi que nous pouvions le désirer à l’égard de l’abbé de La Mennais et de ses doctrines. Il les juge fâcheuses et menaçantes pour la paix de l’Église et le gouvernement. Plusieurs articles de L’Avenir l’ont personnellement blessé33. » Par ailleurs, dès 1829, l’ambassadeur autrichien en France signalait le danger que représentaient les idées de Lamennais, à l’occasion de la parution Des progrès de la Révolution34. Sa venue à Rome en 1832 s’opéra sous l’œil vigilant des agents autrichiens dont les informations étaient transmises au pape. Il est évident que le Saint-Siège devait tenir compte d’avis diplomatiques qui faisaient des affaires mennaisiennes une question de haute politique.
19Une conclusion s’impose : le crédit de Lamennais dans les milieux italiens et romains était dû à l’Essai et à son succès, mais dès le second tome il avait suscité des défiances, voire une hostilité déterminée en ce qui concerne le P. Rozaven. Son influence et son renom tenaient surtout au fait qu’il brassait toutes les questions qui intéressaient le statut du catholicisme dans l’Europe post-révolutionnaire, ce qui n’impliquait pas, voire jamais, une adhésion à l’intégralité de sa doctrine. Sa lutte contre le gallicanisme, bien vue depuis le Saint-Siège, lui avait par ailleurs aliéné des réseaux assez influents. Son évolution en matière politique avait fragilisé ses anciens appuis : le Des progrès a joué un rôle déterminant sans que l’auteur en ait eu une conscience claire. Ses soutiens en Italie se résorbèrent de plus en plus, semble-t-il, sur la Toscane, où il existait un cénacle catholique libéral, mais sans influence à Rome35. L’Avenir enfin, éloigna à peu près tous ses soutiens. C’est ce que prouve encore l’attitude du P. Orioli, le traducteur de la Défense de l’Essai, qui, en tant que consulteur, se déclarait en juillet 1832 très hostile aux thèses de L’Avenir et condamnait l’attitude de Lamennais à Rome, qu’il suspectait spécialement de préparer un ouvrage sur le Saint-Siège. C’était exact – ce sera les Maux de l’Église publié en 1837 –, mais le consulteur invoquait à cet endroit des informations présentées comme confidentielles36. On parlait donc de Lamennais à voix basse, et la rumeur n’était jamais rassurante.
20Lamennais était convaincu que son « ultramontanisme » – il revendiquait alors cette dénomination – très pur, devait le protéger à Rome, mais il put souvent passer pour donner des leçons d’ultramontanisme au pape lui-même. Berryer, le relecteur du De la religion, l’avait bel et bien mis en garde : « C’est au chef de l’Église qu’il appartient de mesurer les persécutions du pouvoir temporel37. » L’article qui avait rendu hommage à Pie VIII, au lendemain de son décès, saluait surtout l’avènement du prochain pape auquel il confiait une mission sur un mode assez impératif, en évoquant la « mission que la Providence semble avoir réservée au Pontife que nous attendons » : « Bientôt une parole puissante et calme prononcée par un vieillard, dans la Cité-reine, au pied de la croix, donnera le signal, que le monde attend, de la dernière régénération38. » Car les règnes des papes Léon XII et Pie VIII s’étaient avérés assez décevants de ce point de vue. Léon XII avait finalement brisé, en 1828, la fronde épiscopale qui se levait contre les ordonnances touchant les séminaires : « Rome, Rome, où es-tu donc ? », écrivait alors confidentiellement Lamennais qui brûlait d’en découdre et attendait que le pape donnât le signal39. L’avènement de Pie VIII, en 1829, n’avait soulevé qu’un espoir mitigé : « Les trois premiers mois décideront du pontificat du nouveau Pape ; s’il hésite, s’il ne sait pas entrer tout d’un coup au milieu de son siècle, nous continuerons de nous traîner comme nous l’avons fait jusque ici40. » L’élection de Grégoire XVI ne paraît pas retenir l’attention de Lamennais dans sa correspondance, même si L’Avenir se devait de la saluer chaleureusement, mais encore sur un mode pressant, sinon directif :
« Éclairé d’en haut, il lira les desseins de Dieu écrits, dans de prodigieux événemens, en caractères encore obscurs pour la foule, et découvrira, sous les décombres de la société, des germes divins de régénération que sa parole fécondera. L’univers chrétien tourne aujourd’hui les yeux vers la Papauté avec un redoublement de foi et d’espérance. Quand tout ce qui est humain s’écroule, on embrasse plus étroitement la colonne qui survit à toutes les ruines du temps, comme une image terrestre de l’éternité41. »
21En réalité, la conception mennaisienne de la papauté, qui s’imposa d’ailleurs comme véritablement centrale dans son système seulement à partir de 1825-1826, posait problème. Elle s’était progressivement dilatée et sa composante strictement ecclésiologique, dont Rome pouvait se féliciter, se compliquait d’une conception radicale de l’Église comme société spirituelle, avec laquelle il avait par ailleurs de plus en plus tendance à confondre l’humanité dans son entier. Le pape endossait une mission providentielle qui ramenait son action aux temps évangéliques, où le christianisme se serait imposé par le peuple contre les souverains. Cette conception ne pouvait qu’inquiéter la Curie, que Lamennais ne tint jamais en haute estime car elle était à ses yeux la Rome temporelle, rompue aux ménagements diplomatiques. D’ailleurs, entre 1826 et 1829, année de la disparition de Léon XII, s’épuisait le projet de sanctification de la ville de Rome, sorte d’utopie d’un pouvoir religieux réformant la vie politique et sociale, et accédaient aux commandes des prélats plus attachés à une gestion réaliste42. C’est à ce moment que Lamennais changea de braquet en proposant une autre utopie pontificale, d’ampleur européenne : la papauté devait engager le bras de fer avec les pouvoirs temporels, puis bientôt passer alliance avec les peuples contre les États réactionnaires.
22Quitte à anticiper un peu, il est utile de convoquer ici la consultation préparatoire des experts que Grégoire XVI réclama en décembre 1831 pour l’examen des doctrines de L’Avenir. L’abbé Baraldi, considérant l’autorité que Lamennais entendait remettre au pape sur les peuples, parlait de « chimère », de « rêves », d’« imagination au travail », car « nous ne sommes plus au siècle de Grégoire VII43 ». Facteur aggravant : la bénédiction que L’Avenir donnait aux soulèvements populaires libéraux rencontrait une difficulté pratique en Italie, où ces soulèvements se faisaient ouvertement contre la souveraineté du pape. Lamennais avait bien conscience que L’Avenir pouvait déplaire au pape, « non pas au Pontife, mais au souverain44 » : il n’est pas sûr que cette distinction ait pu revêtir quelque force dans le contexte italien. En effet, l’analyse du journal reposait d’abord sur l’idée d’une mission providentielle de la France dont 1830 avait frappé les trois coups. Les tensions religieuses, marquées par des accès d’anticléricalisme, mais aussi par les difficultés entre le Saint-Siège et le nouveau pouvoir, à propos du choix des évêques par exemple, étaient interprétées par le journal comme l’ouverture d’une grande lutte dans laquelle s’engloutiraient trois siècles d’histoire et d’où surgirait l’indépendance du pouvoir spirituel. Or, le pape et les prélats romains ne voyaient en aucun cas la nouvelle donne en France comme une opportunité, mais considéraient qu’il s’agissait d’une situation révolutionnaire, un retour de la furia francese, menaçant de contaminer l’Europe, qu’il convenait de juguler en entretenant des rapports diplomatiques avec le nouveau pouvoir. Les appréciations étaient diamétralement opposées à ce sujet. En attendant, « Rome où es-tu ? » pouvait donc encore dire Lamennais devant le silence du Souverain pontife alors que passait le train de la Providence. Il se rendit donc au siège de la catholicité pour que le pape parlât. Pour le moins, le soutien inconditionnel que les rédacteurs de L’Avenir venaient chercher à Rome risquait de se heurter, on le voit, à un certain nombre de difficultés.
La trahison des clercs
23C’est au son des trompettes de L’Avenir, dans un long article du 15 novembre 1831 où était résumée leur action depuis treize mois, que les rédacteurs annoncèrent la suspension du journal et qu’ils allaient à Rome pour recevoir l’approbation ou l’improbation des doctrines qu’ils défendaient. Ils se proclamèrent « pèlerins de Dieu et de la liberté ». Lamennais et Lacordaire prirent la route le 22 novembre : ils furent bien accueillis à Lyon, où les rejoignit Montalembert, et à Marseille. Le 30 décembre, les trois « pèlerins de la liberté » arrivaient à Rome remplis de confiance et Lamennais conserva, à en croire sa correspondance, l’assurance du triomphe de leur cause jusqu’à son départ. Dans l’attente d’être reçu par le Souverain pontife, Lacordaire, décidément très actif dans cette affaire puisqu’il avait déjà impulsé le voyage à Rome, rédigea un nouveau Mémoire résumant les doctrines de L’Avenir qui fut remis au cardinal Pacca, doyen du Sacré Collège, le 8 février. Le temps commençait à sembler long aux « pèlerins de la liberté ». Le 13 mars, Grégoire XVI les reçut en audience, et ne parla pas des affaires de L’Avenir. Le 15 mars, Lacordaire quitta Rome pour s’en retourner en France, convaincu qu’il n’y aurait pas de dénouement proche et sceptique sur les chances d’une issue favorable. Montalembert donna libre cours à ses intérêts artistiques et archéologiques et entreprit un voyage à Naples ; Lamennais trouva une retraite à Frascati, dans le couvent des théatins que lui ouvrit le P. Ventura. De nouveau, le temps sembla suspendu. Las, les deux hommes finirent par décider de laisser Rome et partirent le 21 juin, via Florence puis Venise, pour Munich. C’est là que Lamennais reçut, le 30 août au soir, l’encyclique Mirari Vos, datée du 15 août, qui condamnait les thèses de L’Avenir45. Il était et restera convaincu que L’Avenir avait été condamné sans que ses doctrines aient été examinées : « Les personnes les mieux instruites de Rome n’ont jamais eu la moindre connoissance qu’on se soit occupé de cet examen promis46. » Il se trompait.
Vacance romaine
24Grégoire XVI avait été prévenu de l’arrivée des « pèlerins de la liberté » par l’internonce à Paris, Mgr Garibaldi, qui considérait ce voyage comme « une question grave » tout en invitant à ménager la susceptibilité de celui qu’il reconnaissait comme un homme de talent : il conseillait notamment de ne pas lui refuser l’audience. Le pape organisa, au début de décembre 1831, une consultation de cinq ecclésiastiques qui connaissaient le dossier Lamennais47 : deux lui étaient d’emblée hostiles, le P. Rozaven et Mgr Lambruschini ; trois pouvaient lui être plus favorables, Orioli, Baraldi et Ventura, puisque Lamennais les classait parmi ses appuis. Il leur était demandé leur sentiment sur les doctrines de L’Avenir et comment il convenait de procéder avec les trois pèlerins. S’il ressort de ces consultations une très sensible gradation dans l’hostilité à la démarche entreprise par Lamennais et ses amis, les avis furent unanimes, malgré les nuances généreuses apportées par Ventura, pour considérer que les doctrines politiques de L’Avenir étaient blâmables. Rozaven était le seul à faire le lien entre le système philosophique mennaisien et les doctrines de L’Avenir : il voyait dans le sens commun le fil continu qui menait aux positions politiques du journal. Ventura et Baraldi optaient pour une stratégie de ménagements : recevoir Lamennais et ses amis avec égards, les féliciter pour leur zèle religieux et leurs intentions, les détourner des questions politiques. Baraldi proposait de fournir un emploi à Lamennais à Rome, ce qui approchait de ce que Ventura envisageait : recevoir les trois hommes avec honneur et les placer « sous la dépendance de Rome ». Lambruschini considérait quant à lui qu’il suffirait de les faire recevoir par un cardinal et d’infliger à Lamennais « un bon sermon et le renvoyer avec Dieu ». Rozaven et Orioli ne se prononçaient pas. Si donc la stratégie à adopter restait en suspens, en revanche le but à obtenir semblait d’ores et déjà clair : il fallait faire accepter l’abstention en matière politique, ce qui revenait à désavouer le programme de L’Avenir.
25Il est évident que la publicité donnée à la démarche des hommes de L’Avenir, cette manie mennaisienne, soulevait de considérables réticences. Elles éclatèrent quand il fut demandé aux trois pèlerins d’être présentés pour audience par l’ambassadeur de France, ce qui n’avait pas été le cas en 1824, quand Léon XII avait reçu Lamennais, le pape comme chef spirituel pouvant se dispenser de cette démarche à l’égard d’un ecclésiastique48. Manœuvre diplomatique ou dilatoire, cette décision eut en tout cas pour conséquence de faire traîner les choses puisque l’ambassadeur refusa la présentation. Il ne semble pas que les trois pèlerins aient parfaitement saisi ces finesses protocolaires, mais ils s’en impatientèrent. Lacordaire se mit à la rédaction du Mémoire qui résumait les positions de L’Avenir et les trois hommes le portèrent le 8 février au cardinal Pacca. Le 25 février, ce dernier leur indiquait le mécontentement du pape à propos de « certaines controverses » et invitait les trois hommes à rentrer en France pour attendre « le résultat de l’affaire dont il est question ». Lamennais déclina, poliment mais fermement, cette invitation, préférant rester à disposition pour tout éclaircissement qui serait estimé nécessaire à propos du Mémoire. Lacordaire fut ensuite convaincu que cette obstination avait été la cause principale de la condamnation : déjà mis devant le fait accompli par la démarche publique des trois pèlerins, cette attitude s’apparentait pour le pape à une mise en demeure.
26Le 13 mars, il reçut toutefois les trois hommes en audience. Elle fut chaleureuse, quoique Grégoire XVI exposât de manière à peine subliminale sa position : « Il a rappelé le mot de je ne sais quel cardinal, que les Français iraient tous en enfer ou au paradis, mais qu’il n’y aurait point de purgatoire pour eux. » Il offrit à Lamennais une prise de sa tabatière, puis, il « nous a congédiés fort gracieusement, sans qu’il lui fût échappé une seule parole ayant le moindre rapport à notre mission49 ». Si Lacordaire comprit que l’affaire était compromise, Lamennais, qui estimait avoir été reçu « avec une grande bonté50 », gardait, comme Montalembert, toute confiance dans l’issue d’une procédure qui n’avait pas encore débuté : « C’est bon signe de n’avoir pas reçu la plus petite marque d’improbation […]. Nous ne doutons point qu’en définitive l’issue ne nous soit favorable51. » Encore en mai 1832, Lamennais n’était pas échaudé et il écrivait que le triomphe serait « complet », que la cause s’améliorait chaque jour et qu’elle avançait « silencieusement52 ».
27Cette solide confiance était justifiée, comme d’habitude chez Lamennais, par un décryptage de la situation d’ordre civilisationnel. Ce qu’il voyait de Rome échauffa sa verve prophétique. Là où Montalembert, profitant des « vacances romaines » que provoquait l’attente d’une réponse du pape, s’émerveillait de découvertes archéologiques et artistiques, Lamennais ne voyait que des « vieilles ruines, sur lesquelles rampent, comme d’immondes reptiles, dans l’ombre et dans le silence, les plus viles passions humaines53 ». Il écrivait à Gerbet : « D’ici à peu d’années l’Église, affranchie par des événements extraordinaires, se régénérera, et jusqu’à ce moment, on ne doit rien attendre. Les choses se préparent pour une réforme immense dont tout le monde presque a le pressentiment, et qui commencera sous le prochain pontificat, je le crois du moins, car il est clair que le désordre actuel ne pourrait se prolonger, sans que la foi s’éteignît dans le monde54. » On ne peut pas dire que le gouvernement de Rome ait fait grande impression sur Lamennais. Ce n’est pas tant la personne du pape et moins encore son magistère qui étaient en cause, que son entourage sur lequel il faisait porter la responsabilité d’une politique réactionnaire. C’est dans cet état d’esprit qu’il se mit à la rédaction solitaire, en avril 1832, dans l’établissement des théatins, à Frascati, à une vingtaine de kilomètres de Rome, d’un ouvrage qui devait avoir pour titre : Les maux de l’Église et de la société et des moyens d’y remédier. L’ouvrage était conçu comme « un tableau de l’état actuel de l’Église et de la société […], avec des vues assez étendues sur l’avenir du monde » ; « cela formera, je pense, un volume d’environ trois-cent pages. J’y dirai bien des vérités, et par conséquent, je soulèverai bien des haines55 ». Les chapitres rédigés à Frascati seront intégrés aux Affaires de Rome publiées en 1837.
28Depuis son séjour italien, Lamennais s’occupa de la poursuite de l’action en France : il se tenait informé de l’activité de la Congrégation de Saint-Pierre, de l’Agence et des cours délivrés par Gerbet et Rohrbacher, évoqués précédemment. Il suivait les démarches de ses disciples en vue d’établir en Belgique une maison d’éducation. À Bruxelles, Gerbet et Waille travaillaient à un nouveau journal, L’Union, qui reprit la devise « Dieu et la Liberté », avec l’appui des leaders catholiques « unionistes » belges56. Surtout, il encourageait la relance des projets suspendus, considérant que le silence de Rome lui permettait d’anticiper la reprise de l’action, et réclamait la mise en place de l’association prévue par « L’Acte d’union », au service de laquelle se mettrait L’Avenir ressuscité57. Ce projet traîna entre avril et juillet 1832, car il divisait les disciples, et spécialement Lacordaire, de retour à Paris, qui s’y déclarait hostile.
29Lamennais et Montalembert ont durant leur séjour romain beaucoup fréquenté les milieux émigrés polonais. Ils y étaient fort bien accueillis, en raison de l’écho qu’avait donné L’Avenir à la cause polonaise, encore que cette émigration fût généralement antérieure aux événements de 1831. C’est spécialement dans le salon des Anckwicz, famille d’ancienne noblesse et peu libérale, qu’ils se retrouvaient. C’est là que Lamennais composa son incandescente « Ode à la Pologne » et que Montalembert rédigea une longue prière en faveur de la renaissance inéluctable de cette nation58. Cette sociabilité était d’un secours assez faible mais, en revanche, il fait peu de doute que les amitiés réelles qui se nouèrent alors n’étaient pas faites pour dégonfler le mythe polonais que Lamennais se représentait comme le paradigme de la cause catholique en Europe. Il est donc aisé de comprendre le choc qu’a pu constituer le bref que Grégoire XVI adressa le 9 juin 1832 aux évêques polonais où il condamnait le soulèvement de la catholique Pologne contre le tsar : « La première chose qui me fit réfléchir profondément, ce fut le bref aux évêques polonais », devait-il écrire un peu plus tard59. Ce bref, a sans doute contribué à convaincre Lamennais de quitter Rome avec Montalembert. Il n’empêche qu’il annonça ce départ encore plein de confiance : « Notre mission est finie ici. Elle a eu pour résultat de constater notre orthodoxie et de nous laisser dès lors parfaitement libres de tout ce qui nous paraît le mieux60. »
30Cet optimisme ne pouvait qu’être confirmé par l’accueil qu’il reçut à Florence, où le groupe d’hommes qui animaient la revue L’Antologia se pressèrent pour le rencontrer. L’accord n’était sans doute pas total, mais la réception organisée pour Lamennais le laissait confiant : « Nous fondons en passant des relations qui seront utiles61. » L’accueil fut encore plus stimulant à Munich62. En août 1832, Lamennais put y rencontrer les théologiens Görres, Baader, Döllinger, et le philosophe Schelling. On ne sait pas grand-chose des entretiens63, mais il est assuré que Lamennais fut pressé de lire des passages de son « Esquisse d’un système de philosophie catholique », la matière des fameux cours dispensés à Juilly, et qu’un grand banquet fut organisé, où le toast final fut porté « à la santé de M. Féli, et surtout à l’union des catholiques de France et d’Allemagne ». Si les vues dans l’ordre philosophique divergeaient, l’accord semblait possible du côté de l’action. Finalement, le voyage de Rome, bien que la plupart de ses interlocuteurs italiens à Florence eussent exprimé leurs doutes, s’achevait avec les encouragements par lesquels il avait commencé. Victor Hugo avait écrit à Montalembert :
« Soyez sûr que votre voyage à Rome y laissera une trace profonde. Ne vous inquiétez pas du présent, hommes de religion et de liberté, hommes d’intelligence et de foi, qui avez l’avenir. C’est un grand spectacle, même pour nous autres, quasi païens, que votre pèlerinage à Rome, l’abbé de La Mennais devant Grégoire XVI, les deux papes en présence, le pape des cardinaux et le pape élu de Dieu, qui a sur le front la tiare éblouissante du génie, le pape temporel et le pape spirituel. Ce que je dis là est peut-être peu romain, mais c’est, je vous le jure, fort catholique64. »
31Et c’est pourtant lors du banquet de Munich que Lamennais reçut, avec le plus grand calme apparent, l’encyclique Mirari vos, accompagnée d’une lettre du cardinal Pacca.
La politique catholique ne sera pas mennaisienne, Mirari vos (1832)
32« Vous êtes sans doute étonnés », c’est ainsi que débute l’encyclique de 1832 qui condamne les idées de L’Avenir. La procédure d’examen de la cause des trois pèlerins65 fut engagée sur la base d’un rapport rédigé par Mgr Lambruschini sur le Mémoire déposé près de Mgr Pacca en février. Ce rapport, très défavorable, se concluait sur deux propositions : faire dire « de vive voix » à Lamennais que le Saint-Siège désapprouvait les doctrines de L’Avenir, ou faire engager un examen des doctrines par la congrégation du Saint-Office. Le cardinal Pacca, on l’a vu, se chargea de manifester le mécontentement du pape, tout en informant Lamennais qu’un examen des doctrines de L’Avenir avait été décidé. C’est encore Mgr Lambruschini qui monta le dossier pour cet examen où figuraient la « Déclaration de L’Avenir de 1831 », le Mémoire rédigé par Lacordaire, « L’Acte d’union » publié dans le journal, et un certain nombre d’autres pièces mineures, plutôt à charge, qui rassemblaient diverses opinions66. Cinq prélats furent désignés pour exprimer leur avis motivé (votum) durant la deuxième quinzaine de juillet 1832. Les doctrines de L’Avenir furent bien jugées sur les pièces présentées par ses rédacteurs.
33Les cinq consulteurs (Rozaven, Orioli, Frezza, Soglia, et un resté anonyme, peut-être Jabalot, supérieur des dominicains) reprirent les griefs émis lors de la première consultation de décembre 1831, mais les exprimèrent de manière plus nette et plus défavorable. Si tous reconnaissaient encore le talent de Lamennais – car c’est de lui seul qu’il s’agissait le plus souvent –, c’était désormais pour accentuer la menace qu’il représentait à ce titre pour la paix de l’Église et c’est pour cette raison que tous les avis repoussaient le recours à l’examen doctrinal. C’était une procédure trop longue, alors qu’il convenait de répondre rapidement, et de surcroît risquée : « Il conviendrait de ne pas s’exposer à des contestations qui, compte tenu de la subtilité pointilleuse d’hommes d’un esprit pénétrant comme La Mennais et ses collaborateurs, ne conviendraient pas à la Majesté du Siège Apostolique67. » La condamnation, plus ou moins motivée, des thèses de L’Avenir était unanime : les libertés de conscience, de presse, d’enseignement, le principe de la souveraineté populaire, la séparation de l’Église et de l’État, et même le principe constitutionnel comme règle de gouvernement. Le système du sens commun était critiqué par deux des consulteurs (Rozaven et le votum anonyme). La théorie de l’amissibilité du pouvoir et « L’Acte d’union » soulevaient une répulsion générale : les prélats assimilaient cette dernière initiative à une tentative de société secrète à desseins révolutionnaires. Tous les consulteurs concluaient à la nécessité d’une réponse officielle parce que la publicité donnée au voyage l’imposait et parce qu’il fallait remédier au désordre causé par des doctrines exposées sans mandat : ces discussions étaient réprouvées comme une usurpation des prérogatives pontificales. La solution proposée à l’unanimité fut la voie de l’encyclique, voie moyenne finalement. En effet, il s’agirait de la première encyclique du pontificat qui serait l’occasion naturelle pour le nouveau pape de rappeler les doctrines de l’Église. Ce serait aussi le moyen de contourner les difficultés de la condamnation doctrinale : simple rappel adressé à tous les évêques et à tous les fidèles, le nom de Lamennais n’y serait pas cité.
34Il faut prendre en compte que les prélats délibérèrent sous l’effet d’un certain nombre de facteurs qui interférèrent dans un sens peu favorable à la cause de L’Avenir. D’abord, Grégoire XVI ne pouvait voir d’un bon œil la doctrine qui défendait le droit des peuples, alors qu’il était lui-même en prise à des soulèvements libéraux dans les États-pontificaux : le 8 février 1831, le gouvernement provisoire de Bologne avait proclamé la fin du pouvoir temporel du pape. Cette mesure touchait les 4/5 des États pontificaux. Devant cette sécession, le pape en appela à l’Autriche qui rétablit l’ordre de manière brutale, au printemps 1831 et au début de l’année de 1832. Face à cette activité autrichienne, un corps expéditionnaire français occupa Ancône, en février 1832, autre cité pontificale. L’Avenir s’était d’abord déclaré favorable aux événements d’Italie68, et avait publié ensuite, alors que les événements mettaient en cause le pouvoir pontifical, un article quelque peu embarrassé qui défendait la souveraineté temporelle du pape, condamnait des soulèvements qui relevaient en fait de ce que Lamennais appelait ailleurs le « vieux libéralisme ». Mais le journal condamna aussi, sans aucune réserve, l’édit d’avril 1831, qualifié « d’à jamais regrettable », par lequel le cardinal Bernetti organisait la répression après les désordres révolutionnaires69. Ces positions ne plaidaient évidemment pas en faveur du journal.
35Ce contexte ne pouvait que rendre la papauté plus sensible aux pressions diplomatiques de ses « alliés ». L’Autriche spécialement ne se gêna pas70 : les autorités transmettaient à la Curie des lettres de Lamennais qu’elles avaient interceptées, où celui-ci manquait de la plus élémentaire prudence. Ainsi, fit-on connaître celle où il détaillait les modalités pour la mise en place de l’Acte d’union, ce qui explique l’insistance à l’encontre de cette association de la part des consulteurs. On a évoqué les positions de la diplomatie française : il faut y ajouter celles de la diplomatie russe aux prises avec le soulèvement en Pologne que L’Avenir soutenait. Le caractère singulier de la situation française, du fait de son passé et des événements de 1830, et qui imposait pour les hommes de L’Avenir une spécificité nationale, devait d’autant moins être pris en compte que l’Acte d’union se présentait comme international et que, de surcroît, les soulèvements en Italie centro-septentrionale avaient été encouragés par les échos de la révolution parisienne. Les tensions nées de 1830 étaient par ailleurs loin d’être retombées en France, d’où il venait des lettres confidentielles qui exposaient le danger que L’Avenir faisait peser sur l’unité du clergé français : Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse, invita par un courrier du 29 février 1832 à une censure des idées de Lamennais et annonça qu’il préparait le dossier. À demi-mot, il agitait le spectre d’un schisme. Dès la fin 1831, le nonce lui-même évoquait cette possibilité, mais en invitant à la modération à l’égard de Lamennais, précisément pour cette raison71. Lamennais lui-même ne cessait dans sa correspondance de prévoir un schisme en France, en raison de la politique ecclésiastique du gouvernement de Juillet et il ne s’en voyait nullement le fauteur ni l’initiateur. Il était suivi, semble-t-il, par ses disciples, en tout cas le P. Ventura aussi en était convaincu. Cette hantise, plutôt un espoir pour Lamennais qui voyait dans un conflit un moyen de retremper l’Église de France, était donc assez commune chez certains membres du clergé, par analogie avec les conséquences de la Révolution française. La création en 1830 de l’Église catholique française de l’abbé Chatel semblait confirmer ces prédictions, mais elles étaient d’autant plus inquiétantes que l’influence mennaisienne était d’une autre trempe.
36Ces considérations n’étaient pas faites pour adoucir Rome et il faut comprendre que l’évaluation de l’événement révolutionnaire de 1830 divergeait totalement : de ce côté des Alpes, pour Lamennais comme pour bien des démocrates, la révolution dévoilait l’irrépressible sens de l’histoire ; outre-monts, on y voyait surtout une nouvelle manifestation de la furia francese. D’autres lettres, venues de Belgique et notamment d’un des ennemis de longue date de Lamennais, l’abbé de Vrindts, allaient dans le même sens. Mgr van Bommel, évêque de Liège, écrivait à Rome que les doctrines mennaisiennes semaient aussi dans le clergé belge la plus grande division72. Le Saint-Siège ne pouvait qu’être sensible à ces avertissements car il regardait avec défiance la constitution née de l’alliance entre catholiques et libéraux dans ce pays. En somme, motifs politiques, ecclésiologiques et doctrinaux convergeaient : on comprend qu’un des consulteurs, Mgr Frezza, exposa clairement qu’une encyclique rassurerait les gouvernements.
37L’encyclique Mirari Vos fut conforme à la consultation et se ressentit du contexte de sa rédaction73. Présentée comme l’acte inaugural du pontificat, elle débutait par une longue déploration sur l’irréligion dans la société contemporaine et l’Église était décrite comme une citadelle assiégée. Aux prises avec ces menaces, elle n’avait pas besoin d’être réformée, mais de réaffirmer sa cohésion en respectant le devoir d’obéissance à la hiérarchie : « Pour les prêtres, il faut qu’ils soient soumis aux évêques. » Lamennais comme L’Avenir n’étaient pas cités, mais la mise en garde était transparente. Le rappel de la règle canonique du célibat des prêtres et de la valeur sacramentelle du mariage, qui visaient sans doute respectivement l’Église de l’abbé Chatel et les saints-simoniens, était aussi le moyen de ne pas focaliser l’attention sur Lamennais. La condamnation sans réserves des libertés de conscience et de presse, de la séparation de l’Église et de l’État, et le rappel de la soumission due par les chrétiens aux princes se faisaient contre « certains hommes » qui défendaient ces principes. Les thèses de L’Avenir se trouvaient donc condamnées par amalgame. Cette confusion avec les différentes manifestations de l’ébullition révolutionnaire joue aussi dans le paragraphe très dur à l’encontre du droit d’association puisque étaient visés « les sectateurs de toute espèce de fausse religion et de culte », formule touchant davantage les saint-simoniens que les mennaisiens, mais qui étaient rattrapés plus loin quand le but assigné à ces associations serait « de répandre partout les nouveautés et les séditions » contre les pouvoirs religieux et civils : il s’agissait là de l’Acte d’union. Toutes ces déviances étaient attribuées à l’indifférentisme en matière de religion, ce qui ne manquait pas de sel quand on songe que Lamennais avait bâti sa réputation contre l’indifférence religieuse qu’il jugeait comme le mal du xixe siècle. C’était peut-être aussi lui rendre hommage et le ménager.
38En définitive, l’encyclique procédait par généralités, en rappelant la tradition sans citer de sources contemporaines, et évitait toutes « personnalités ». Mesure de prudence, on l’a vu, dont le but était d’éviter tout risque de schisme en ramenant le clergé français à la paix, comme l’exprimait clairement la lettre que le cardinal Pacca joignit à l’exemplaire de Mirari vos envoyé à Lamennais. Cette lettre confidentielle prenait soin de bien préciser que les doctrines de L’Avenir se rattachaient sans contestation possible aux condamnations de l’encyclique qui lui imposait donc le silence. Lamennais reçut ce courrier le 30 août 1832 et il en communiqua sereinement le contenu à Montalembert et Lacordaire qui avait retrouvé les deux hommes à Munich. La soumission s’imposa. De retour en France, il fut décidé d’un commun accord de dissoudre l’Agence générale et de saborder définitivement L’Avenir : la décision fut annoncée par voie de presse le 10 septembre 1832 et le texte communiqué à Rome.
39Si la condamnation des thèses de L’Avenir n’a pas été improvisée, elle n’était pas à l’ordre du jour avant que les trois pèlerins ne vinrent l’y mettre. Lamennais et ses amis voulaient presser le pas du magistère qui, comme le montre le contenu de la consultation de juillet 1832, ne tenait pas à prendre position dans l’ordre doctrinal et estimait qu’il fallait du temps pour résoudre les questions d’ordre philosophique et théologique soulevées par le mennaisianisme. Cette même consultation montre que Mirari vos, en ce qui concerne ces thèses, se situa en deçà de l’avis des consulteurs. En effet, c’est bien l’ensemble de l’apologétique de Lamennais qui posait problème : la théorie du sens commun, mais aussi l’horreur que provoquait la convocation des écrits des ennemis de l’Église au service de la défense des vérités de foi (opinion du votum anonyme). On touchait là au fondement même de la dialectique mennaisienne. La prudence conseillée, afin de ne pas soulever de contestation de la part d’hommes jugés habiles, signale peut-être que les questions que soulevait le système philosophique mennaisien n’étaient pas tranchées.
40La condamnation fut donc en premier lieu de nature politique et il faut souligner que Lamennais, comme une partie de la rédaction de L’Avenir, était un prêtre – ce qu’il avait tendance à oublier – et que c’est bien à ce titre d’abord que Rome prit la parole. La principale motivation de la condamnation, explicite dans l’encyclique qui rappelait longuement à l’obéissance sacerdotale, tenait à la nécessité d’avoir un clergé uni dans une période de résurgences révolutionnaires. L’encyclique fut donc d’abord un acte conjoncturel et de nature disciplinaire. Sa portée politique est toutefois indéniable avec le rejet des « libertés nécessaires » défendues par L’Avenir. Que ces libertés aient provoqué un désaveu unanime ne fait nul doute à la lecture des délibérations. Néanmoins, on peut considérer qu’en première analyse, il s’agissait là encore de faire cesser des débats publics qui divisaient le clergé de France et d’assurer ainsi sa cohésion, tout comme d’ailleurs il convenait de soulager un gouvernement, déjà jugé comme peu favorable à l’Église, d’une opposition virulente au nom du catholicisme.
41La condamnation des libertés fondamentales nées de la Révolution n’en était pas moins ferme, mais ne souleva pas de polémiques comparables à celles qui devaient accueillir en 1864, Quanta cura et le Syllabus. Publiée tardivement dans les journaux – le premier fut L’Ami de la religion, le 28 août –, Mirari vos donna lieu à quelques articles en septembre et début octobre, mais pas vraiment à des débats. La Revue des deux mondes n’en souffla pas même mot. Schématiquement, chaque parti tira l’encyclique du côté de ses convictions, sans l’analyser : Le Constitutionnel en appela au gallicanisme et à l’établissement d’une Église de France indépendante, la Revue encyclopédique souligna avec calme que l’Église était sortie de l’Histoire et le gouvernemental Journal des débats considéra qu’un tel acte ne servait pas les intérêts de l’Église en 1832. L’article le plus violent fut sans doute celui de L’Européen, le journal de Philippe Buchez, qui accusait Rome « de traîner la croix de Jésus dans la boue74 ». En bref, il était davantage question des intérêts de la religion que du magistère comme ennemi de la civilisation moderne. La condamnation des idées de Lamennais arrangeait un peu tout le monde : elle faisait taire une opposition bruyante, qui s’en prenait de plus à toutes les opinions. En Belgique, où l’encyclique semblait condamner l’unionisme et fragiliser les acquis confessionnels, les tensions intra-catholiques furent bien plus vives et durables75.
42L’esprit de l’encyclique est bien résumé, en 1834, par le cardinal Micara, enclin il est vrai à l’indulgence mais bien introduit dans les milieux de la Curie : « Jamais l’Église ne parle contre les abus de pouvoir […]. Pourquoi ne pas laisser la politique de côté, pour ne s’occuper que du salut des hommes76 ? » C’était finalement le cœur des réticences soulevées par l’action mennaisienne qui engageait à une tout autre conception du pouvoir spirituel. La portée historique de l’encyclique, à savoir la manifestation d’un tournant intransigeant de l’Église catholique face à la société libérale, a peut-être dépassé ses motivations initiales.
L’engrenage
43En septembre 1832, Lamennais était de retour à Paris. Il y resta peu de temps et se dirigea vers La Chênaie où il demeura jusqu’en octobre 1833, entouré de quelques disciples77. Sa correspondance est dense durant cette période et permet de suivre avec assez de certitude ses positions. Les polémiques vinrent le chercher au fond de sa retraite. Sous la houlette de Mgr d’Astros, et avec l’appui tonitruant de L’Ami de la religion, le clergé depuis longtemps adversaire de Lamennais tenta de profiter de la victoire de Mirari vos pour pousser l’avantage jusqu’à obtenir une condamnation de la philosophie mennaisienne, dont découlaient pour eux les doctrines de L’Avenir. Pourtant, ce n’est pas sur ce terrain que se livra le combat décisif, mais sur celui de la discipline et de l’obéissance, autour desquelles ces ennemis ont tôt entretenu la suspicion. Lamennais, au nom des impératifs que lui imposait sa conscience, donna dans le piège. Le Saint-Siège de son côté, c’est à souligner, se hâta avec lenteur, comme le montre la chronologie des signes envoyés depuis Rome.
44Lamennais dut donc subir d’abord l’obsession de ses adversaires dans le clergé qui ne trouvaient pas suffisante la déclaration du 10 septembre 1832, considérant que cette réponse à l’encyclique était une soumission a minima, puisqu’elle se limitait à annoncer une suspension des activités. La polémique en France prit une tournure théologique, question que Rome avait finalement contournée. En effet, dès juillet 1832, l’archevêque de Toulouse, Mgr d’Astros, fit parvenir au Saint-Siège une censure, datée d’avril : cinquante-six propositions étaient jugées comme hétérodoxes78. De ces propositions, seules seize étaient extraites de L’Avenir, les autres figurant en fait dans les troisième et quatrième tomes de l’Essai sur l’indifférence et dans des ouvrages qui n’étaient pas de la main de Lamennais, mais de ses disciples (Des doctrines philosophiques sur la certitude, de Gerbet, et le Catéchisme du sens commun, de Rohrbacher). Mgr d’Astros expliquait qu’il songeait depuis longtemps à cette censure, mais qu’il l’avait différée parce qu’il espérait que l’œuvre du temps suffirait à venir à bout de ces erreurs. Cependant, il estimait désormais que les doctrines de Lamennais entretenaient depuis trop longtemps la division dans le clergé et l’Acte d’union – encore lui – semble avoir été pour le prélat la preuve qu’il avançait plus en avant dans la voie de l’erreur79. En fait, l’Acte d’union avait peu à voir avec la censure théologique et l’archevêque évoquait surtout un texte qu’il devait savoir désagréable à Rome. La censure était accompagnée de douze signatures épiscopales, la plupart des suffragants de l’archevêque de Toulouse. Il chercha ensuite à obtenir un appui plus important en adressant une lettre à l’épiscopat français, en date du 18 novembre 1832, et se flatta d’avoir reçu soixante-trois adhésions.
45Le corpus rassemblé par la censure, comme la correspondance de Mgr d’Astros avec Rome, montre qu’elle se concentrait surtout sur la philosophie du sens commun80. Cette censure joua donc peu de rôle dans l’élaboration de l’encyclique qui ne se préoccupa pas de ce point, mais en revanche les plaintes de Mgr d’Astros à propos des divisions du clergé purent encourager l’acte pontifical. Rome examina vraiment la censure après la publication de l’encyclique, dans une réunion de la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires du 28 février 1833 sur la base d’un long rapport de Mgr Frezza, secrétaire de cette Congrégation. Ce rapport très confidentiel est une pièce maîtresse du dossier Lamennais où sont synthétisés les fondements de l’attitude romaine. L’accord fut général pour refuser une approbation solennelle de cette censure, ainsi que pour refuser de se lancer dans un examen doctrinal des thèses mennaisiennes, Rome répugnant à toute publicité supplémentaire. Le rapport de Mgr Frezza exprimait même un peu de défiance face au zèle de Mgr d’Astros où il décelait un « esprit de parti » – des tendances gallicanes, en fait. Par ailleurs, il diminuait l’adhésion de l’épiscopat français à la censure : des soixante-trois adhésions postulées, il n’en retenait que treize faites sans restriction aucune. Rome recevait par ailleurs des avis plus modérés : l’archevêque de Bourges considérait que la soumission telle qu’elle avait été formulée par les rédacteurs de L’Avenir suffisait et se déclarait défavorable à des mesures trop sévères ; l’évêque de Pamiers exprimait son total désaveu de la démarche de l’archevêque de Toulouse à laquelle il avait refusé d’adhérer81.
46Il fut donc décidé d’envoyer une réponse à Mgr d’Astros, sous forme d’un bref en date du 8 mai 1833. C’était un moyen d’éviter un acte trop solennel, tout en signalant que Rome veillait et encourageait les recours qu’on pouvait lui adresser – « redoublez, mettez en commun vos vœux, vos conseils, vos soins, Vénérables frères », spécifiait le bref. Il est en effet assez piquant que l’establishment gallican – le sulpicien Boyer avait été le théologien de la censure et elle avait été communiquée à Frayssinous alors à Rome – s’adressât à Rome pour trancher les divisions du clergé français. Quoique déplaisante, la démarche des hommes de L’Avenir permettait finalement de prendre la main sur les affaires du clergé de France. Sur ce point au moins, Lamennais emportait une manche. Mgr Frezza voyait qu’il existait en France deux camps, qui chacun avait commis des erreurs : s’il déplorait la vivacité de Lamennais, il signalait aussi le peu de charité à son encontre. Finalement, le combat anti-gallican, sur lequel Mgr Frezza insistait, protégeait bel et bien le système mennaisien comme Lamennais en était convaincu. Outre les difficultés de juger ce système – la signification du sens commun restait un problème central –, il s’agissait surtout de ne pas invalider la controverse contre le gallicanisme. Le Saint-Siège opta finalement pour ménager les uns et les autres et pour ne pas se prononcer sur le fond tout en s’imposant comme recours. En renvoyant dos à dos les antagonistes, le prélat proposait des contournements avantageux pour Rome. Le bref à Mgr d’Astros s’en tint donc au contenu de l’encyclique : les délibérations de la Congrégation choisissaient d’indiquer que Mirari vos restait la seule règle pour les débats, lesquels devaient cesser dans le clergé français.
47Les divisions s’envenimaient toutefois de leur caractère public entretenu spécialement par L’Ami de la religion. Ce journal avait, depuis la suspension de L’Avenir, maintenu une pression constante. Elle portait sur deux registres : l’un, d’ordre théologique et philosophique qui visait à discréditer tout le système mennaisien ; l’autre, d’ordre plus conjoncturel, qui entretenait la suspicion sur la sincérité des hommes de L’Avenir et de leur soumission.
48 L’Ami avait suivi avec attention le voyage romain des rédacteurs de L’Avenir en entretenant une publicité qu’ils avaient imprudemment autorisée par leur démarche publique. Il avait régulièrement tenu au courant ses lecteurs de ce qui se passait à Rome et il était remarquablement informé – selon toute évidence, par le cardinal de Rohan et son entourage. Il rapporta des discours de Lamennais dans les salons romains où il exposait sa théorie de l’histoire ; il entretint ses lecteurs du peu de succès rencontré par les trois pèlerins ; le départ de Lacordaire fut l’occasion d’annoncer son changement d’état d’esprit, et ce dernier obtint un droit de réponse sous la forme d’un démenti ; le journal sut que la question de L’Avenir n’avait pas été abordée lors de l’audience pontificale (à laquelle assistait le cardinal de Rohan) ; le contenu du billet du cardinal Pacca, après la réception du Mémoire de Lacordaire, lui fut aussi connu. L’Ami ne laissait planer aucun doute sur la condamnation finale des thèses, à moins que Rome n’optât pour le silence conformément aux conseils de prudence de Benoît XIV – argument d’ailleurs employé dans le rapport de Mgr Frezza qui évoquait un décret prudent de ce pape en 1745 à propos du débat brûlant sur l’usure, où le souverain pontife se limitait à rappeler la doctrine sans se prononcer sur les motifs de ce débat. Pour l’Ami, l’évocation de ce précédent avait surtout valeur de mise en garde, dès mars 1832, contre un silence du magistère qui serait interprété comme une approbation. En avril 1832, il publia une lettre du vicaire général du diocèse de Gap qui, anticipant le désaveu romain, s’interrogeait sur la capacité des clercs mennaisiens à reprendre l’apostolat de simples prêtres, eux qui avaient goûté à la gloire et vécu grâce aux souscripteurs de l’Agence générale. Cet article, qui confinait à la diffamation, entraîna une réponse collective des membres de l’Agence présents à Paris82. Le journal insinuait aussi, malveillance caractérisée, que le voyage à Rome était le moyen pour Lamennais d’échapper à la contrainte par corps dont le menaçaient les créanciers dans le procès pour faillite de la collection de la « Libraire classique élémentaire ».
49Le journal discuta finalement peu les thèses de L’Avenir, même s’il publia l’encyclique dès le 28 août, deux jours avant que Lamennais ne la réceptionnât à Munich. Il agrémenta le 6 septembre cette publication d’un commentaire où, comme le texte pontifical, il ne citait ni Lamennais ni son journal, mais insistait, avec des accents de triomphe, sur ses conséquences pour que les lecteurs comprissent bien la portée de l’encyclique : « Ainsi le Saint-Père ne laisse rien passer des vains systèmes et des théories ambitieuses et exagérées qu’on a soutenues un an durant, au milieu de nous, avec tant de hauteur et d’énergie83. » Roma locuta est, causa finita est. Il entretint toutefois, avant comme après l’encyclique, la suspicion sur la philosophie de Lamennais livrant au public des lettres circulaires d’évêques qui mettaient en garde leur clergé dès 1829 contre les doctrines mennaisiennes. Il rappelait les ouvrages qui les avaient critiquées depuis 1827 et se faisait l’écho de ceux en cours de rédaction, et en citait parfois de larges extraits : l’Examen des Doctrines philosophiques sur la certitude par l’abbé Gerbet du P. Rozaven ; le Coup d’œil sur le système religieux et politique de L’Avenir de Pujol, etc. Il publia aussi le bref à Mgr d’Astros dans son numéro du 20 juillet 1833, se disant autorisé à le faire, avec un commentaire peu en mesure de calmer les esprits. L’Ami aimait à rappeler que Lamennais avait voulu « régénérer l’Église » – formule malheureuse de son avocat lors du procès de janvier 1831 et que Lamennais avait désavouée, mais qui figurait dans la censure de Toulouse. Il rappelait aussi la déclaration des rédacteurs de L’Avenir affirmant que « la science catholique est donc à créer », formule qui semblait balayer toutes les traditions d’enseignement ecclésiastique. Les rédacteurs du journal pensaient le temps venu de régler des comptes anciens et se focalisaient sur la philosophie du sens commun dans l’espoir d’un désaveu et d’une défaite complète.
50Après la promulgation de l’encyclique, l’Ami suivit de près les rétractations, proposant même que celles-ci fussent publiques. Il est difficile de se faire une idée de l’ampleur des soumissions, publiées souvent dans les journaux de province, et que beaucoup de prélats préférèrent cantonner dans la confidence de la relation avec leur clergé. Il ne faut toutefois pas mésestimer le choc provoqué par l’encyclique et la pression entretenue par la presse, comme le montrent les accents pathétiques de la lettre suivante :
« Je vous en conjure, ne me refusez pas la plus vive satisfaction que je puisse avoir en ce monde, celle de dire publiquement anathème à des doctrines que je n’ai proclamées tout haut et pour l’amour desquelles je me suis exposé à des disgrâces, que dans mon illusion j’estimais glorieuses. Un nom fameux depuis quelques années ne seroit plus rien pour moi s’il ne tomboit aux pieds du chef de l’Église […]. Je jette à l’instant dans le feu les deux volumes des Mélanges catholiques [recueils d’articles de L’Avenir] ; il me semble qu’un ecclésiastique ne doit plus garder un tel livre dans sa bibliothèque84. »
51 La Tribune catholique, journal bientôt mieux connu sous le titre de L’Univers, déclarait n’être pas en accord avec les thèses de L’Avenir, mais dénonçait l’attitude vindicative de l’Ami. La Tribune signalait que dans certains diocèses « on a voulu faire signer des professions de foi qui déclaraient qu’on tiendrait pour suspect tout ce qui est sorti, tout ce qui sortirait à l’avenir, de la plume de certains écrivains ». Le journal résuma ainsi ses positions : « Si cet accord soudain du règne de Dieu et de la liberté, que les disciples de M. de La Mennais avaient imaginé facile, se trouve être une erreur de fait, jamais erreur plus noble et plus touchante ne fit l’éloge de ceux qui la répandirent ; jamais illusion ne se montra plus chrétienne dans ses causes85. »
52Après une pause relative lors de l’année 1833, l’Ami reprit l’offensive : de novembre 1833 à la fin de janvier 1834, il ne consacra pas moins de trente-deux articles à Lamennais et ses amis, avant de desserrer l’étau, pour un temps du moins. Ainsi, le 15 novembre 1833, le journal reproduisait un article parfaitement diffamatoire contre la Congrégation de Saint-Pierre qui était présentée, recyclage paradoxal du modèle de la phobie anti-jésuitique, comme une sorte de société secrète à ramification européenne, à but politique et aux pratiques complotistes, où de surcroît la morale était relâchée. Cet article avait la force de présenter des éléments d’information assez précis : il avait d’abord paru dans L’Invariable, un journal de Fribourg animé par l’ancien ami de Lamennais, le comte O’Mahony, qui avait déjà livré plusieurs articles à propos de l’insincérité de la soumission. L’article s’achevait sur ces mots : « Le but [de la Congrégation de Saint-Pierre] est de démocratiser l’Église et par elle de démonarchiser l’État. » Le journal fribourgeois put d’autant plus jouer un rôle important dans le discrédit des mennaisiens qu’il était envoyé gratuitement à tous les cardinaux86.
53Les attaques n’étaient donc pas seulement l’œuvre de L’Ami. En février 1833, le Journal de La Haye publiait une lettre de Lamennais où il écrivait à Louis de Potter, qui avait collaboré à L’Avenir : « Je me sens plus que jamais plein d’ardeur pour retourner au grand combat… Dans aucun cas, je ne resterai muet. » Cette lettre compromettante avait été envoyée de Rome en juillet 1832 et était donc antérieure à l’encyclique, mais le journal ne précisait pas la date87, et ce numéro du Journal de La Haye parvint à Rome où Louis de Potter était connu comme un des représentants du libéralisme voltairien en Belgique, qui avait opté tôt pour la tactique unioniste par pur pragmatisme. Grégoire XVI avait de lui la plus mauvaise opinion et considérait qu’il ne s’agissait de rien de moins que « l’homme le plus infâme, le plus indigne qui respire sur terre88 ». Cette lettre à ce destinataire ne pouvait faire que mauvaise impression.
54Ces articles avivaient les dissensions intra-ecclésiales, car il ne semble pas que les journaux non confessionnels se préoccupèrent vraiment de ces affaires, et entretinrent un esprit de division particulièrement vif dans le diocèse de Rennes où les œuvres mennaisiennes étaient encore en activité. Des incidents éclatèrent, qui laissaient entendre que Lamennais et ses amis n’avaient pas renoncé à leurs convictions : lors d’une visite en juin 1833 de Lamennais au petit séminaire de Saint-Méen, en compagnie de son frère, de Montalembert et du comte César Plater, patriote polonais réfugié en France, des cris « Vive la Pologne » avaient retenti89 ; cet incident fit scandale et fut rapporté à Rome. En août, lors de la retraite ecclésiastique du diocèse, l’abbé Coëdro, le supérieur des missionnaires diocésains lié à Jean-Marie de La Mennais plus qu’à son frère, était pris à partie et se voyait contraint de blâmer publiquement L’Avenir90. L’évêque de Rennes, Mgr de Lesquen mettait lui aussi en doute la sincérité de la soumission de Lamennais en informant Rome que son parti tendait à interpréter l’encyclique dans un sens qui lui laissait toute liberté. Il lui fut rappelé que Rome ne condamnait pas sur de simples soupçons et, là encore, c’était la voie de l’apaisement qui primait91. Suivant la même logique, le nonce essaya de décourager, en vain, la publication de l’ouvrage de Boyer contre la philosophie mennaisienne92.
55Néanmoins, il résultait de tout cela que Rome avait des doutes sur l’obéissance de Lamennais et de ses amis. On prêtait à Bernetti, secrétaire d’État de Grégoire XVI, le mot suivant : « Ces Messieurs se taisent, mais ils agissent, c’est le silence des jansénistes93 », référence souvent à l’esprit dans cette génération du haut clergé et qui put contribuer à envenimer l’affaire. Finalement, le Bref adressé à Mgr d’Astros se ressentit de ces suspicions quand le pape écrivait : « Ce qu’on répand encore aujourd’hui dans le public nous jette de nouveau dans la douleur. » Cette phrase fut motivée surtout par la lettre de Lamennais à de Potter, mais aussi par la parution en mai 1833 du Livre des pèlerins polonais, traduction du vibrant plaidoyer messianique de Mickiewicz en faveur de la nation polonaise, agrémentée d’une préface de Montalembert et d’un « Hymne à la Pologne » de Lamennais, ouvrage abondamment relayé dans la presse. Ce fut une erreur, due à Montalembert pour l’essentiel. Lamennais fut irrité par l’allusion du Bref à d’Astros, dont il prit connaissance par L’Ami de la religion, alors même qu’il ignorait la publication de la lettre de Potter94 : il vit dans le Bref une défiance injustifiée. Il répondit directement au pape, le 4 août 1833, pour rappeler sa soumission, en des termes toutefois un peu hautains puisqu’il déclarait qu’il ne se mêlerait désormais plus, par écrit ou en paroles, des affaires de l’Église. Déclaration singulière pour un prêtre. Sur les instances de Mgr de Lesquen, missionné par le pape à cet effet par un bref du 5 octobre, il dut consentir à une soumission sans conditions, c’est-à-dire à s’engager formellement « à suivre uniquement et absolument la doctrine exposée dans Notre Lettre Encyclique ». Commencèrent alors de longues tractations95, de novembre 1833 à janvier 1834, ce qui explique d’ailleurs la reprise de l’activité anti-mennaisienne de L’Ami de la religion durant cette période.
56Le 4 novembre, Mgr de Lesquen rendit publique la demande de soumission dans une lettre à son clergé, diffusée par l’Ami, où il déclarait qu’il regardait Lamennais comme interdit dans son diocèse jusqu’à l’exécution de la requête pontificale. Le 5 novembre, Lamennais envoyait à Rome une nouvelle soumission, mais aux allures conditionnelles puisque se soumettant au spirituel, il déclarait que le chrétien « demeure entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes, dans l’ordre purement temporel ». Cette clause aggravait sa situation. L’archevêque de Paris prit le relais, en concertation avec le nonce Garibaldi qui refusait de donner un blanc-seing à l’archevêque chez lequel il percevait, comme Frezza chez d’Astros, des relents de gallicanisme. Lamennais rédigea deux projets de lettres que l’un et l’autre refusèrent de transmettre à Rome, bien que les dossiers conservés au Vatican montrent que le nonce a bien transmis ces lettres, à titre informatif mais avec ses avis. C’est sur la question des deux ordres temporel et spirituel qu’achoppait la discussion. Les projets de lettres de Lamennais devenaient une sorte de mémoire où il justifiait la distinction qu’il avait imposée dans sa soumission du 5 novembre. Les motifs qu’il invoquait étaient impérieux et tenaient au caractère éminemment public que l’affaire avait pris. En effet, il convenait, selon lui, de ne pas faire accroire que le pape confondait les deux ordres, à savoir que les catholiques devaient en tout obéissance à Rome, car ce qui deviendrait, par la publicité de la rétractation, un point de foi mettrait les catholiques français devant un dilemme cornélien : soit ils se retireraient de toute vie politique, soit ils devraient quitter l’Église. En d’autres termes, Lamennais mettait en exergue le conflit qui pouvait surgir entre l’appartenance confessionnelle et l’appartenance citoyenne, et le risque de marginaliser les catholiques en France. Par ailleurs, il précisait qu’en maintenant cette distinction, il restait fidèle à ce qu’il avait toujours professé à propos de la différence de nature des deux pouvoirs. En elle-même, cette thèse n’avait pas de caractère hétérodoxe, mais il semblait que Lamennais imposait à Rome, toujours à cause de la publicité qui serait inévitablement donnée à cette soumission, une distinction susceptible de poser ensuite problème. Comme l’expliqua bien Mgr Garibaldi96, la clause mennaisienne liait pour l’avenir les mains du pape : s’il devait parler sur les matières politiques, on pourrait désormais l’accuser de sortir de ses prérogatives et lui désobéir en toute légitimité. La simple transmission officielle de la soumission avec cette distinction pouvait par ailleurs signifier que le débat était ouvert et, à ce titre, constituer une victoire pour Lamennais. Ce n’était pas acceptable et le nonce réclama une suppression pure et simple de toute allusion à ce sujet.
57Finalement, Mgr de Quélen rédigea un acte de soumission que Lamennais accepta et qu’il transmit au Saint-Siège le 11 décembre 1833. Il était libellé en ces termes : « Je soussigné, m’engage à suivre uniquement et absolument, dans le sens même des paroles contenues au Bref du Souverain Pontife Grégoire XVI en date du 5 octobre 1833, la doctrine exposée dans la lettre Encyclique du même Souverain Pontife, et à ne rien écrire ni approuver qui lui soit contraire. » Cette issue provoqua un soulagement immense chez le nonce et l’archevêque de Paris. Lamennais reçut un bref de félicitation du pape le 28 décembre et Mgr de Lesquen livrait le tout à la publicité dans une circulaire à son clergé le 13 janvier 1834. Salinis, Gerbet et Lacordaire avaient eux-aussi transmis durant ces interminables tractations, un acte de soumission sans conditions.
58L’affaire était achevée et l’obsédant spectre du schisme était écarté. Dans cette crise mennaisienne, Rome avait adopté une position moyenne et finalement ne voulait pas condamner Lamennais. Avait-on ramené la brebis au sein du troupeau ? Mgr de Quélen, touché par le dénuement matériel dans lequel était Lamennais, lui proposa en tout cas le poste de grand vicaire à Paris, qu’il refusa. Mgr Garibaldi était pragmatique : « Bien que je sois persuadé de sa bonne foi, et de la sincérité de ses sentiments, pourtant au fond je ne crois pas que l’abbé de La Mennais ait modifié ses opinions ; mais en substance il a fait ce que le Saint-Père lui a demandé, et c’est cela qui était essentiel pour le bien de la paix97. » De fait, Lamennais était trop fin pour ne pas saisir la pratique attentiste du Saint-Siège dans tous les domaines, y compris ce qui regardait sa propre personne : elle ne pouvait que renforcer son sentiment que Rome était irrémédiablement adepte des compromis, dans un monde en changement qui ne permettait plus de les admettre.
Eppure si muove…
59Lamennais fut sincèrement surpris des menées contre lui et les conçut comme une persécution. Il était toutefois retourné à La Chênaie résolu à se taire. Tous ses amis l’y encourageaient, considérant comme lui que ses adversaires cherchaient à le pousser au faux-pas. Rohrbacher avait rédigé un mémoire de trois cents pages en réponse à la censure de Toulouse et il fut décidé, selon toute évidence, de ne pas le publier98. Lamennais fit tout pour empêcher la publication des Éléments de philosophie catholique de Combalot, qu’il désapprouvait pour des raisons d’opportunité comme de contenu. Les témoignages montrent que La Chênaie semblait redevenue la thébaïde idéale99. Sauf pour Lacordaire qui décida de quitter à la sauvette et nuitamment La Chênaie le 11 décembre 1832, en laissant une lettre de rupture où il signalait « la différence de nos pensées sur l’Église et sur la société ». Ce fut le seul disciple qui fit alors défaut.
60Lamennais se remit à la rédaction de sa philosophie catholique, tandis que Gerbet en préparait l’introduction100, résolu à se cantonner dans le domaine de la « science ». En août 1833, il démissionna de la direction de la Congrégation de Saint-Pierre, afin sans doute de la protéger, et son frère prit le relais jusqu’en septembre 1834 où elle fut finalement dissoute. Pour être plus discrets, les projets n’étaient pas abandonnés. En septembre 1833, avec Gerbet et Eugène Boré, il était question d’une revue, qui serait fondée dans deux ans, quand les esprits seraient calmés, ainsi que de la fondation d’une maison pour jeunes gens et la publication d’ouvrages non théologiques101. Le projet de « science catholique » restait d’actualité. Gerbet invita même en juillet 1833 Lamennais à publier sinon le premier tome de sa philosophie, du moins un résumé, afin de faire pièce à l’ouvrage que préparait l’abbé Bautain qui malmenait la doctrine du sens commun, la considérant comme non catholique102. Avec l’appui de Jean-Marie de La Mennais, il fut envisagé la fondation d’un collège à Fougères pour les jeunes émigrés polonais. En tout état de cause, chacun semblait de l’avis qu’exprimait Montalembert, en voyage d’études en Allemagne, là aussi dans la continuité des liens tissés par le cénacle mennaisien, en octobre 1833 : L’Avenir avait semé les germes dont il faudra faire la moisson. En attendant, Lamennais était sorti ruiné de sa carrière d’éditeur, mais était prêt à lancer, avec De Coux et Gerbet, ses dernières économies dans une affaire de « schistes bitumineux », méthode révolutionnaire d’éclairage qui fit long feu, dont les bénéfices devaient servir à relancer l’action le moment venu103.
61Les mennaisiens exprimaient des réserves sur l’encyclique. Avec sa franchise ordinaire, Montalembert le signifiait dans sa correspondance : « Sans adopter aucune des opinions exprimées dans cet acte, le plus funeste des annales de l’Église, nous rentrons dans le silence, reconnaissant que ce n’est pas à nous qu’il appartient de sauver ce que le Pape et les évêques veulent perdre104. » Mathurin Houet, alors responsable du cours d’histoire à Saint-Méen et futur supérieur de l’Oratoire de Rennes, émettait aussi des restrictions dans la soumission à son évêque en considérant que « certaines personnes donnent à différents paragraphes de l’encyclique une portée qu’ils ne me paraissent pas avoir », à savoir : le droit de l’État en matières religieuses, l’obéissance sans réserve des peuples, le résultat funeste des associations catholiques provoquées par L’Avenir105. Cazalès, sous le couvert de l’anonymat, publiait un article qui invitait à la soumission, mais signalait que les doctrines de L’Avenir n’étaient pas condamnées, mais seulement désapprouvées par le Saint-Siège106, ce que disaient aussi confidentiellement certains correspondants de Lamennais comme Coriolis107. C’était également le cas d’une partie de l’élite catholique belge qui avait reçu avec consternation l’encyclique qui semblait condamner l’unionisme108. Gerbet écrivait à Lamennais que la soumission absolue à Mirari vos que l’abbé Combalot professait en introduction de ses Éléments de philosophie « le détache assez visiblement de nous109 ». Jean-Marie de La Mennais tâchait de cerner la portée réelle de l’encyclique et en nuançait la portée : la liberté de la presse était condamnée comme principe, mais pas comme une nécessité du temps ; la liberté de conscience était un besoin dans la société présente, mais pas un idéal ; la séparation de l’Église et de l’État était certes blâmée, mais comme débat livré en public110. Tous étaient de l’avis de Lacordaire qui écrivait, avant sa fuite nocturne, que Mirari vos n’était pas une décision dogmatique, mais un acte personnel du pape pour le gouvernement de l’Église : « Nous avons dû nous taire et mettre fin à nos travaux, jusqu’à ce qu’il plaise à l’Église, éclairée directement par le Saint-Esprit, ou indirectement par les événements de ce monde, de permettre qu’on reprenne l’action interrompue111. » En d’autres termes, les mennaisiens tâchaient de faire la part de la thèse et de l’hypothèse, et tous convenaient, non sans un certain désarroi, que l’activité n’était que suspendue, sauf à se cantonner dans le domaine de la « science catholique ».
62C’était aussi l’avis que Lamennais, tel qu’il apparaît dans sa correspondance. Toutefois, et c’est ce qui devait causer la défection de Lacordaire, il s’attachait de plus en plus à la question politique, qui devint un véritable leitmotiv dans ses lettres au fil de l’année 1833, et dans une optique de plus en plus radicale. Sa distinction entre les deux pouvoirs était bien autre chose qu’un simple procédé rhétorique ou les arguties d’un esprit vétilleux : c’était la pierre angulaire de ses réticences. Jean-René Derré a eu raison de souligner que l’abandon de la conviction dans l’infaillibilité pontificale fut le premier renoncement de Lamennais qui annonça sa sortie de l’Église112. Sans doute ce renoncement fut d’abord déguisé, ou plutôt dut passer par une phase de décompression, par la distinction des magistères spirituel et temporel. Sans doute aussi, l’encyclique ne relevait pas des formes traditionnelles de la condamnation doctrinale puisqu’elle ne proposait aucune source pour les propositions positivement condamnées. Néanmoins, et on oublie trop souvent de rappeler ce simple fait, Lamennais, comme Gerbet, comme Lacordaire, étaient des prêtres : que pouvait alors signifier précisément cette distinction ? Lamennais passait pour donner des leçons aux évêques, sinon à Rome même, et c’est pourquoi Mirari vos fut de ce point de vue avant tout un rappel à l’obéissance. Le drame mennaisien est celui de la désobéissance au nom de la conscience, cette voix qui tarauda Lamennais durant toute cette période, et sans doute toute sa vie. S’il finit par se soumettre, ce fut par lassitude – il écrivit qu’il était prêt à signer tout ce qu’on lui demandait, « fût-ce même la déclaration que le Pape est Dieu, le grand Dieu du ciel et de la terre, et qu’il doit être adoré lui seul113 » –, et peut-être aussi pour ne pas contrister ses amis, qui tous le poussaient dans cette voie pour préserver l’avenir. Néanmoins, dans sa correspondance et en privé, il exprimait sans ambages ses sentiments et il considérait que la partie se jouait déjà sur un autre terrain : « Les questions sur lesquelles on me chicane, sont enveloppées dans tout autres questions et paraissent si petites dans celles-ci, qu’il n’y a pas lieu de s’en occuper114. » La distinction qu’il opérait lui imposait de renoncer de fait à toutes fonctions sacerdotales115.
63Le voyage de Rome a été déterminant dans son appréciation de la situation religieuse et politique de l’Europe. À partir de février 1832, se multiplièrent les notations amères sur le gouvernement du pape – « Le Pape est un bon religieux, qui ne sait rien des choses de ce monde, et n’a nulle idée de l’état de l’Église116. » La Curie devint l’objet de jugements les plus dépréciatifs : « Représentez-vous ce vieillard entouré d’hommes qui mènent les affaires, et dont plusieurs ne sont pas même tonsurés ; hommes à qui la religion est aussi indifférente qu’elle l’est à tous les cabinets de l’Europe, ambitieux, cupides, avares, lâches comme un stilet [ sic], aveugles et imbécilles comme des eunuques du Bas-Empire : voilà le gouvernement de ce pays-ci117. » Il ne voyait dans la politique du Saint-Siège que la défense d’intérêts matériels :
« J’ai vu là [à Rome] le plus infâme cloaque qui ait jamais souillé des regards humains. L’égout gigantesque des Tarquin serait trop étroit pour donner passage à tant d’immondices. Là, nul autre Dieu, que l’intérêt ; on y vendrait les peuples, on y vendrait le genre humain, on y vendrait les trois personnes de la sainte Trinité, l’une après l’autre, ou toutes ensemble, pour un coin de terre, ou pour quelques piastres. J’ai vu cela, et je me suis dit : ce mal est au-dessus de la puissance de l’homme, et j’ai détourné les yeux avec dégoût et avec effroi118. »
64On comprend mieux à la lumière de cette correspondance la distinction entre le pouvoir spirituel du pape et son autorité en matières politiques qu’il avait cru devoir opérer dans sa soumission de novembre 1833.
65Pourtant, encore à la toute fin de 1832, Lamennais croyait possible d’influer sur quelques prélats en les sensibilisant aux mutations civilisationnelles. Il écrivait ainsi confidentiellement dans ce but au cardinal Micara, le prélat qu’il pensait lui être le plus favorable, et suivant une formule significative : « Je fais de mon mieux pour qu’il s’intéresse à la sécularisation119. » Sans doute parmi ses correspondants, certains, comme Montalembert, s’efforçaient de modérer ses accès de mépris contre Rome, mais aucun n’a rompu durant cette période. Dans les Maux de l’Église, rédigés en 1832 mais publiés en 1837, Lamennais écrivait que l’avenir des peuples résidait dans l’Église et, disait-il, « notre cause est celle du catholicisme120 ». Par ailleurs, il n’était pas le seul à critiquer le gouvernement pontifical. Dans l’ordre de la vivacité des propos, se distingua, confidentiellement, le P. Ventura, qui tomba bientôt de nouveau en disgrâce, et qui écrivait à propos de Mirari vos : « Pauvre religion catholique, me suis-je dit ; te voilà avilie, humiliée, calomniée à cause des sottises de tes chefs ! […] Dieu saura tirer du bien de cet acte d’égarement. Soyons tranquille, taisons-nous, obéissons en tout, c’est le devoir du catholique121. » C’est en novembre 1832 que Rosmini se mit à la rédaction de ses Cinq plaies de la sainte Église, publiées seulement en 1848, un temps plus opportun puisque avec Pie IX semblait se lever un vent nouveau : sur un ton plus modéré que celui de Lamennais, l’auteur critiquait les compromissions de l’Église avec la puissance temporelle, autrichienne spécialement, et en montrait tous les inconvénients. En fait, sans même faire appel au formidable témoignage de Stendhal, peu enclin à ménager les ecclésiastiques, voyageurs et journalistes évoquaient à cette époque l’administration et la politique romaines comme le modèle du passé, sentiment que ne pouvait que favoriser le projet de « resacralisation » de la cité par Léon XII122. Le conclave pour l’élection de son successeur, en 1829, avait été l’occasion d’un fameux discours de Chateaubriand, alors dispendieux ambassadeur de France près du Saint-Siège, où il invitait à une réforme du gouvernement pontifical, et il a laissé, en plusieurs endroits, une saisissante description d’une Rome crépusculaire :
« Rome chrétienne était là [le jeudi saint de 1829, en la chapelle Sixtine] avec tous ses souvenirs ; mais au lieu de ces pontifes puissants, de ces prêtres qui déposaient les monarques, un pauvre vieux pape paralytique, des princes de l’Église sans éclat, annonçaient la fin d’une puissance temporelle qui civilisa le monde moderne. Les chefsd’œuvre des arts s’effaçaient avec elle sur les murs du Vatican à demi abandonné. Une double tristesse s’emparait du spectateur : la Rome de saint Pierre, en commémorant l’agonie du Christ, avait l’air de célébrer la sienne123. »
66Plus ou moins bien intentionnés, ces jugements ne visaient pas tous à protéger les intérêts de l’Église, ce qu’on ne peut dénier à Lamennais.
67Dans le sillage des positions de L’Avenir, il analysait toujours la situation française à la lumière de sa mission providentielle. Il y distinguait plusieurs « classes d’hommes124 ». Parmi les élites, elles étaient au nombre de quatre : « la première se compose des nombreux disciples de la philosophie du dernier siècle ; ceux-ci haïssent profondément le christianisme et toute religion, et travaillent avec ardeur à détruire tout principe de foi sur la terre, et à réaliser un ordre de choses dans lequel chaque homme n’aurait d’autre règle que sa raison propre et ses intérêts » ; la seconde était celle des indifférents, qui « vivent dans l’athéisme pratique » ; la troisième était formée de ceux considérant la religion comme « un des éléments de la nature humaine », mais qui ne croyant plus dans l’avenir du christianisme « attendent une religion nouvelle », « en harmonie avec les développements de l’humanité, [qui] la ramènera à son unité première » ; la quatrième classe était formée des « chrétiens d’habitude, sans lumières, sans mouvement, sans zèle, sans véritable vie spirituelle ». En définitive, cette appréciation prolongeait ses analyses depuis quinze ans. Toutefois, cette taxinomie de l’élite s’enrichissait de la « troisième catégorie », nouvelle et qui correspondait au mouvement des esprits après 1830, et spécialement à la doctrine des saints-simoniens. Lamennais reconnaissait leurs mérites qui révélaient, à ses yeux, le progrès moral des républicains125, et appréciait L’Européen et la Revue encyclopédique, rédigés par des hommes qui « voient le mal et cherchent sincèrement un remède126 ». Néanmoins, il n’était pas question d’une conversion car le magistère spirituel nécessaire à la société nouvelle ne pouvait émerger que de la tradition porteuse de la Révélation : si sa vitalité n’était pas à chercher du côté des chrétiens d’habitude, elle résidait en revanche dans le peuple.
68Le thème du peuple « sain », conformé par le message du Christ qui l’avait émancipé de l’esclavage, ne cessait de prendre force depuis 1827. En 1832, Lamennais précisait la nature de cette religion immanente au peuple : « Il est déjà vrai de dire que les chrétiens réels ne sont guère que ceux que sont restés, pendant les six premiers siècles, les païens dispersés dans les campagnes (pagani). Ces hommes simples et attachés, par l’effet de l’éducation, à leur ancien culte, à leurs anciennes croyances qu’ils étaient hors d’état de discuter, furent les derniers qu’atteignit le mouvement qui s’opérait dans les régions plus hautes de la société127. » Ce peuple des campagnes aurait traversé à peu près indemne l’époque de corruption ouverte au xvie siècle. De ce fait, l’alliance de la papauté avec les souverains européens relevait d’une véritable trahison des clercs, c’était une alliance contre-nature. Elle aboutissait à sacrifier la partie saine du troupeau au profit de la classe corrompue. Sur ce point, Lamennais invitait à ne pas s’arrêter aux contingences : la poussée libérale et les révolutions n’étaient que l’étape nécessaire de transition d’un état de la société européenne à un autre, à savoir l’avènement inexorable de la démocratie prédit dès 1829. Si ces mouvements pouvaient se tourner contre l’Église, c’est parce que sa politique soulevait désarroi et incompréhension : le peuple portant les promesses de la Révélation, la résistance de l’Église créait chez lui une contradiction insupportable. Cette contradiction expliquait l’anticléricalisme des mouvements révolutionnaires qui travaillaient l’Europe et Lamennais concevait la révolution comme une aspiration spirituelle, rendue plus confuse par la vacance du magistère. Il faut citer ici la poignante description de ce processus :
« L’homme se détourne momentanément du chemin qui traverse le temple, lorsqu’on l’a fermé du côté vers lequel sa nature le force à se diriger. Il renversera le temple même, s’il n’a pas d’autres moyens de se frayer un passage ; car il faut qu’il avance, fût-ce sur des ruines, et il n’est rien de si sacré qu’il épargne en ces moments d’une sorte d’enthousiasme, de possession inénarrable, où il entend, comme au fond de l’avenir, une voix mystérieuse qui l’appelle. Plus, au contraire, l’obstacle qu’il rencontre est saint en soi, plus il s’en indigne : il se rue sur lui avec une fureur qu’excite le contraste entre cette sainteté même et ce qu’il y a de divin aussi dans sa puissance interne par laquelle il se sent dominé. Ce n’est pas impiété réfléchie, voulue ; mais étonnement, angoisse, l’angoisse horrible d’un être qui, ne pouvant comprendre cette apparente opposition de Dieu à Dieu, se trouble en lui-même, et brise l’autel contre lequel il ne sauroit appuyer avec foi son cœur128. »
69Finalement, Lamennais était à l’image de ce peuple en désarroi : les contradictions qu’il concevait entre la politique du Saint-Siège, l’administration des États pontificaux, et les aspirations qui levaient en Europe le plaçaient devant un dilemme douloureux. La solution résidait dans l’alliance de l’Église avec les mouvements populaires nationaux et le ralliement aux libertés constitutionnelles qui permettraient en s’appuyant sur le peuple croyant, notamment en Italie, de contrôler la classe libérale amenée à gouverner. Comme Grégoire XVI ne prenait pas ce chemin, Lamennais en vint à s’interroger sur la nature du pouvoir pontifical. Sa correspondance, de 1832 à 1834, retentit d’accents messianiques de plus en plus vifs : « Je conclus qu’il est nécessaire que Dieu intervienne directement pour sauver le Christianisme véritable et que l’époque où nous entrons offrira quelque chose d’analogue à ce que le monde a vu, lorsque Jésus-Christ vint le régénérer129. » Dans cette perspective, Grégoire XVI ne pouvait être qu’un pape de transition : « Son rôle, sa mission est de préparer et de hâter les dernières destructions qui doivent précéder la régénération sociale, et sans lesquelles elle serait ou impossible ou incomplète130. » Il devenait l’agent de la Providence chargé de pousser jusqu’au dernier terme les contradictions et de hâter ainsi le mouvement de régénération de l’Europe : « Il est venu apposer un sceau éternel sur l’époque qui finit en lui. S’il fait nuit sur la terre, c’est que ceci est la fin de ces jours de Dieu dont parle l’Écriture [Isaïe, XIII, 6, 9]131. » Rome était entrée en discordance avec l’état réel de la société, et Mac Carthy résumait et approuvait les réticences en critiquant Mirari vos : « et j’ai pensé à Galilée devant l’Inquisition. C’est une mauvaise pensée, mais sans malignité. Y aurait-il encore quelque Eppure si muove à murmurer au Vatican ? Mais ce ne serait plus de ce globe détraqué, mais bien d’un autre pouvoir qu’on pourrait le dire, de l’âme, de cet esprit de famille européenne, qui menace de briser une barrière qu’il est urgent de déplacer. Oui, oui, on peut encore murmurer là : Eppure si muove132 ». Ce murmure devint un cri : en 1833, Lamennais rédigeait les Paroles d’un croyant.
Jeune soldat où vas-tu ?
« Avant mon retour à Paris, habitant, comme je l’ai dit, la campagne, où la vie interne a plus d’énergie, une foule de pensées et d’émotions, telles que les peut faire naître le spectacle si attristant de la société actuelle, se pressoient dans mon âme et la fatiguoient. Je crus qu’écrire ce que je ressentois me seroit une sorte de soulagement. De là les Paroles d’un Croyant. Je n’avois nullement alors le dessein de les livrer à l’impression. Mais, à l’époque où mon récit est arrivé, les maux publics toujours croissans, l’espèce d’abattement où me sembloient tomber les hommes du courage le plus ferme, et aussi la nécessité d’un acte de ma part qui fixât clairement aux yeux de tous la position que j’avois voulu prendre en cédant pour le bien de la paix aux exigences de Rome, me déterminèrent à les publier133. »
70Paru le 30 avril 1834, l’ouvrage connut un succès phénoménal et fit scandale avant d’être condamné en juin 1834 par l’encyclique Singulari nos, Rome ayant fait preuve cette fois-ci de plus de réactivité et de fermeté.
Les Paroles d’un croyant, un jeu d’Écritures
71Sainte-Beuve, aidé en ce sens par le ton fiévreux de l’ouvrage, a longtemps influencé l’interprétation des Paroles considérées comme l’œuvre d’un poète écrivant spontanément sous le coup de l’inspiration134. Son crédit fut d’autant plus fort qu’il était à cette époque assez proche de Lamennais et qu’il servit de relais à Paris auprès de Renduel, qui inaugurait avec les Paroles sa fortune comme éditeur romantique. Il y a pourtant loin de cette description d’un écrivain fiévreux et d’un prophète colérique renouvelant les anathèmes de Jérémie, à la réalité de la composition et des objectifs des Paroles. Sur ce point, mieux vaut ne pas trop se fier au témoignage de Sainte-Beuve, et en revenir à la chronologie : un ouvrage composé sur six mois au moins, entre février et juillet 1833135, et dont la publication a été mûrie durant plus de six mois encore. Les Paroles parurent donc au terme d’une longue décantation.
72Si son frère le convainquit, en juillet 1833, de surseoir à l’édition136, pourquoi Lamennais se décida-t-il à publier ce manuscrit au printemps 1834 ? Dans sa correspondance, il invoque souvent des motifs assez vagues : une question d’honneur et de conscience devant la situation de la France et de l’Europe. Parce qu’il se sentait le devoir de « servir la cause du genre humain137 », il pensait que garder le silence serait un acte coupable. Le bref de Grégoire XVI aux Polonais de juin 1832 a été décisif dans la maturation de l’ouvrage. Toutefois, il n’est pas possible de réduire cette publication à un acte de ressentiment contre la papauté : Lamennais éprouvait avec une douleur sincère la réaction politique qui gagnait en Europe comme en France. Dans sa correspondance, il évoque aussi le soulèvement des canuts et celui de Paris138. Or, la décision de publier les Paroles a été prise dans les dix derniers jours de mars 1834, la correspondance ne laisse aucun doute sur ce point, et les insurrections lyonnaises et parisiennes ont eu lieu entre le 9 et le 14 avril. Cette interpolation rétrospective de l’auteur lui-même est significative car elle retrempe son opuscule dans une actualité qui n’apparaît pas de manière explicite dans l’ouvrage, parce qu’il a précisément choisi des formes qui n’étaient pas celles d’un pamphlet de circonstance : les Paroles furent une variation poétique de sa philosophie chrétienne à laquelle l’actualité vint donner force.
73Bien que manifeste retentissant de l’effervescence romantique, les Paroles doivent donc être considérées comme un ouvrage réfléchi et méritent d’être traitées comme un travail de « pure politique », comme Lamennais ne cesse de le rappeler dans sa correspondance. S’il signifiait par là qu’il prétendait ne plus traiter des affaires de l’Église et qu’il était fidèle aux termes de sa soumission du 5 novembre 1832, il faisait en réalité éclater l’ambiguïté de sa distinction entre affaires politiques et affaires religieuses. Les Paroles se composent en effet d’une succession de paraboles qui paraphrasent et « actualisent » souvent les Écritures, spécialement les prophètes, les Psaumes, les Évangiles et l’Apocalypse139, et il faut reconnaître que ce procédé tendait à brouiller sa fameuse distinction. L’Évangile était brandi pour faire la leçon aux puissants dont il annonçait la défaite prochaine au nom de la réalisation des promesses portées par la Révélation. La leçon était faite aux rois sur deux registres : d’une part, ils résistaient au sens de l’histoire, ce qui se traduisait par la répression des mouvements populaires ; d’autre part, ils justifiaient leur pouvoir par le christianisme qu’ils invoquaient à des fins purement instrumentales en le considérant seulement comme un facteur d’ordre. La sentence était sans appel : « Malheur à qui profane l’Évangile en le rendant pour les hommes un objet de terreur » (Parole XXVIII). Cette confusion entretenue par les puissants risquait de dresser les peuples contre les vérités de la religion et la motivation principale de Lamennais était de désamorcer ce risque. Une lutte était engagée entre ces pouvoirs et le peuple : l’issue en était inévitablement l’anarchie si le christianisme n’infusait pas l’action populaire, s’il ne se distinguait pas des puissances temporelles et ne bénissait pas les libertés modernes dont l’avènement était inévitable.
74Les Paroles font alterner, souvent sous la forme de songes, des visions terribles (la condition actuelle de l’humanité ; les combats qui se préparaient) avec des visions de béatitude (l’humanité originelle ; l’humanité délivrée). Des paraboles plus sereines s’intercalent entre ces songes et décrivent la condition du peuple sous des couleurs qui tendent à limiter les effets de sa souffrance, en ayant recours à l’apologétique assez classique de la foi et de l’espérance. Si les Paroles possèdent une profonde homogénéité de style, elles sont troublantes par leur absence de plan : il est rare que les chapitres s’enchaînent logiquement, l’auteur préférant provoquer l’alternance de sentiments chez le lecteur et le bousculer par de puissantes visions contradictoires. L’ouvrage est à l’image du monde tel que Lamennais le percevait : un chaos d’où allait naître un nouvel ordre.
75Au peuple souffrant, fils du Christ, s’opposent les puissants, les souverains et les maîtres du travail, qui sont les fils de Satan, le « roi de ce monde ». Leur règne est contraire à la volonté de Dieu et la Providence en délivrera le peuple sous condition qu’il s’unisse et renoue avec l’unité voulue par Dieu, celle que les puissants ont brisée pour assurer leur domination. La Parole XIII, consacrée aux sept rois, celle qui a le plus frappé les contemporains, décrit à grand recours d’images morbides le serment des princes contre le Christ, dévoilant les origines d’un vaste complot contre l’humanité. L’un des rois déclare aux autres : « Avant que le Christ vînt, qui se tenait debout devant nous ? C’est sa religion qui nous a perdus : abolissons la religion du Christ. Et tous répondirent : Il est vrai. Abolissons la religion du Christ. » Le « Serpent a vaincu une seconde fois » (Parole III) et provoqué une seconde chute : en instaurant la domination de l’homme sur l’homme et en détournant la loi de Dieu ; en corrompant le travail, conçu initialement comme punition rédemptrice, par l’invention du profit qui provoqua l’exploitation de la multitude humaine. La Parole VIII met en scène la stratégie démoniaque du système capitaliste qui a engendré la misère.
76Dans quelques paroles, l’état du monde contemporain est mis en scène sous la forme de visions à clés où la situation des souverains contemporains est passée en revue à travers leurs cauchemars (Parole XXXIII). Ces cauchemars trahissent la précarité de leur pouvoir et l’auteur interpelle le lecteur : « Tenez-vous prêts car les temps approchent » (Parole XXIV). La description de la chute des rois s’accompagne d’une révolte des forces de la nature, un vaste cataclysme qui rejoue le déluge : « Les rois hurleront sur leurs trônes ; ils chercheront à retenir avec les deux mains leurs couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles. Les riches et les puissants sortiront nus de leurs palais, de peur d’être ensevelis sous les ruines. On les verra, errants sur les chemins, demander aux passants quelques haillons pour couvrir leur nudité, un peu de pain noir pour apaiser leur faim, et je ne sais s’ils l’obtiendront » (Parole XXIV). Les Paroles avaient une portée internationale et la Parole XXXVI frappa à ce titre les contemporains qui y virent un appel au soulèvement général des peuples : « Jeune soldat, où vas-tu ? Je vais combattre contre les maîtres iniques pour ceux qu’ils renversent et foulent aux pieds, contre les maîtres pour les esclaves, contre les tyrans pour la liberté. Que tes armes soient bénies, jeune soldat. »
77Toutefois, ces visions à clés ne suffisent pas à expliquer le succès de l’ouvrage, encore qu’elles aient aiguillonné la curiosité et les spéculations. C’est le cas de la description de ce « vieillard qui parle de justice en tenant d’une main une coupe empoisonnée, et caressant de l’autre une prostituée qui l’appelle Mon Père ». L’Ami de la religion, notamment, y a vu une mise en scène de l’Église et de Grégoire XVI. Or, Lamennais précise dans sa correspondance qu’il s’agit d’Alexandre VI (Borgia), ce qui est confirmé dans la suite du texte qui fait allusion au traité de Tordesillas – 1494, sous le règne de ce pape – qui a partagé le Nouveau Monde, avec la complicité du Saint-Siège (Parole XXX). En réalité, Lamennais exposait sous forme de parabole sa philosophie de l’histoire : la corruption née au xvie siècle entraîna l’Église à privilégier le pouvoir temporel au détriment de sa mission spirituelle. De ce point de vue, Alexandre VI n’exclut pas l’allusion à Grégoire XVI qui, pour Lamennais, poursuit la même politique et fait partie de la même « séquence civilisationnelle ». Il a d’ailleurs remplacé par des points de suspension jusqu’à l’édition de 1837, année où les Affaires de Rome signèrent sa sortie officielle du catholicisme, l’allusion à Grégoire XVI dans la Parole XXXIII où il classait le pape parmi les souverains aux prises avec les turpitudes de leur conscience, en l’occurrence l’appui qu’il avait donné au tsar contre le soulèvement de la Pologne : « Un homme usé par les ans […] voyait vers le lointain, vers le pôle, un fantôme horrible qui lui disait : Donne-toi à moi, et je te réchaufferai de mon haleine. Et, de ses doigts glacés, l’homme de peur écrivait un pacte, je ne sais quel pacte, mais chaque mot en était comme un râle d’agonie. » Néanmoins, les allusions à l’actualité restent rares et d’importance au fond secondaire pour comprendre le texte comme son succès. Les Paroles ne se voulaient pas du tout une démonstration historique, tout au contraire : le temps était aboli sous l’effet de la vérité éternelle, ce que le Croyant formule clairement en annonçant ses visions : « En un même instant je vis à la fois ce que, dans leur langue infirme et défaillante, les hommes appellent passé, présent, avenir » (Parole X). Lamennais précisa ensuite : « Mon livre n’est d’aucun temps, d’aucun lieu, c’est le livre de l’humanité140. »
78Si l’ouvrage procédait donc par projections de visions, il faisait place à des considérations plus pratiques qu’il peut paraître. Ainsi, les libertés que L’Avenir défendait sont bien présentes, comme moyen d’émancipation du peuple et de fondation de la société nouvelle. La superbe parabole de la Parole VII – un rocher barre la route et ne peut être dégagé que par l’effort collectif –, renvoie évidemment à la liberté d’association et à l’action en commun. Ces libertés sont synthétisées et énumérées dans les paroles XX et XXI, qui pour une fois paraissent se faire suite. La péroraison fait appel, comme souvent dans les Paroles, à la métaphore animale pour évoquer la liberté voulue par Dieu, le libre arbitre :
« Soyez hommes : nul n’est assez puissant pour vous atteler au joug malgré vous ; mais vous pouvez passer la tête dans le collier, si vous le voulez. Il y a des animaux stupides qu’on enferme dans des étables, qu’on nourrit pour le travail, et puis, lorsqu’ils vieillissent, qu’on engraisse pour manger leur chair. Il y en a d’autres qui vivent dans les champs en liberté, qu’on ne peut plier à la servitude, qui ne se laissent point séduire par des caresses trompeuses, ni vaincre par les menaces et de mauvais traitements. »
79L’émancipation du peuple était la réalisation du plan de Dieu et l’homme pouvait en hâter la venue en agissant au nom de la loi du Christ. D’ailleurs, les rois n’enfermèrent-ils pas les hommes du peuple dans une grande caverne, où ils attendaient encore la résurrection, comme le Christ après trois jours dans le Saint-Sépulcre : « ceux qui ont dit : nous sommes rois, seront à leur tour enfermés dans la caverne avec le Serpent, et la race humaine en sortira ; et ce sera pour elle comme une autre naissance, comme le passage de la mort à la vie. Ainsi soit-il ! » (Parole V). Le trait caractéristique des Paroles est leur messianisme fiévreux : une autre cité se profilait dans un avenir indéfini. Lamennais décrit cette cité par des visions de béatitudes, accompagnées de signes cosmiques. Il se mêle de manière inextricable dans ces visions la libération spirituelle et l’émancipation temporelle, dans une immense communion entre les vivants et les morts : « vous qui souffrez, prenez courage, fortifiez votre cœur : car demain sera le jour de l’épreuve, le jour où chacun devra donner avec joie sa vie pour ses frères ; et celui qui suivra, sera le jour de la délivrance » (Parole VI). Les deux paroles qui concluent l’ouvrage sont tout entières consacrées à cette vision mystique de la délivrance.
80Dans la correspondance, au moins depuis 1825-1826, les prédictions touchant à la proximité d’un grand chambardement politique sont nombreuses. Toutefois, et même dans la correspondance de 1834, elles n’empruntent pas le ton des Paroles et rien n’indique qu’elles soient redevables aux traditions illuministes ou même millénaristes. Comme le suggère l’édition du texte par Yves Le Hir, les Paroles montrent une connaissance étourdissante des références bibliques que Lamennais réactivait, considérant qu’elles recelaient le fond commun de vérités qui a conformé le peuple.
81Dans la huitième édition, d’octobre 1835, il fit précéder les Paroles d’une courte préface qu’il dédicaçait « Au peuple ». Tardive, elle témoigne pourtant de la motivation première de l’auteur. À la veille de sa parution, Lamennais écrivait à l’archevêque de Paris, très inquiet de la rumeur qui commençait à courir à propos de cette publication, que l’ouvrage était destiné au peuple et que pour l’écrire « je me fais donc peuple141 ». S’il s’agissait d’en exprimer les souffrances et de lui indiquer les motifs d’espoir, cette incarnation signalait moins un contenu que des formes : « J’ai cherché, pour parler au peuple, les expressions les plus communes et le langage le plus simple142. » En choisissant le style prophétique, des images outrées, des contrastes violents, Lamennais pensait faire vibrer la corde d’un christianisme « natif », une culture chrétienne latente que les Paroles visaient à revitaliser ; il s’agissait de toucher le peuple par le recours à une culture du merveilleux chrétien. Les Paroles se réclamaient en définitive d’une pédagogie : « Il faut pousser les hommes à l’action par les pensées qu’ils comprennent et par les sentiments qui les remuent143. » Donner la parole à l’instinct du « Croyant », qui confesse sa foi, offrait l’avantage de n’avoir pas besoin d’étayer une démonstration et constituait la forme d’enseignement appropriée pour parler au peuple.
82Mais qu’était-ce que le peuple de Lamennais ? « J’appelle peuple cette classe malheureuse, déshéritée en partie des droits communs, cette classe souffrante » ; ce sont « les 86/100 » de la race humaine, ajoutait-il144. L’analyse historique et sociologique est sommaire dans les Paroles (le terme « ouvrier » n’apparaît jamais, pas plus que « prolétaire »). Le peuple était pour lui une abstraction qui ne faisait pas la part des nationalités et des classes sociales : il était fils du Christ qui lui avait donné naissance en l’affranchissant de l’esclavage ; c’est pourquoi les humbles s’étaient pressés autour de Jésus tandis que les pouvoirs le condamnaient (Parole XXVII). Cette projection d’un Évangile résolument populaire assignait à l’Église sa place dans l’histoire : elle se confondait avec le peuple. Celui-ci conservait dans ses aspirations la promesse dont il était né. Le christianisme n’avait pas encore au xixe siècle accompli sa tâche145 et Lamennais proposait une théorie du progrès fondé sur l’irrigation de l’histoire par la Révélation.
83Si les rois avaient inauguré, dans une époque indéterminée, mais dont le congrès de Vienne de 1815 était le renouvellement, le règne des « Fils de Satan », c’est qu’ils n’avaient pas admis la fraternité qui découlait de la proclamation par le Christ de l’égalité des hommes devant le Créateur. La figure de Satan, invoquée une vingtaine de fois dans les Paroles, est totalement absente des œuvres précédentes de Lamennais, et sans doute prêtait-il d’autant plus de force à cette figure « populaire » qu’elle avait été revitalisée par la pastorale contre-révolutionnaire sous la Restauration : il en inversait toutefois la fonction politique puisque Satan ne soutenait pas la révolution, mais l’Europe de la Sainte-Alliance, dont la France de la monarchie de Juillet tentait par ailleurs de se faire accepter. La volonté de jouer sur la culture intériorisée du peuple se voit aussi dans les formes employées. C’est le cas, par exemple, de la parole XXIII où résonne le De Profundis :
« Comme le père à qui on ravit le morceau de pain qu’il portait à ses enfants affamés,
Nous crions vers vous, Seigneur.
Comme le prisonnier que le puissant injuste a jeté dans un cachot humide et ténébreux,
Nous crions vers vous Seigneur.
Comme l’innocent qu’on mène au supplice,
Nous crions vers vous Seigneur. »
84C’est encore le cas de la Parole XXV où, sous l’invocation de la Vierge, il évoque la vision de l’âme de deux femmes miséreuses conduites au ciel sous l’apparence de deux formes lumineuses entourées d’anges. Lamennais n’avait pas habitué ses lecteurs à cette piété naïve. Il est possible d’ajouter à ce registre, la magnifique image de la visite des rois mages, simplicité tout humaine de l’Incarnation : « J’ai vu dans un berceau un enfant criant et bavant, et autour de lui des vieillards qui lui disaient : Seigneur, et qui s’agenouillant, l’adoraient » (Parole XIX). S’agit-il de la prière, il en expose la nature et l’efficacité à son public de manière concrète : « Quand les animaux souffrent, quand ils craignent, ou quand ils ont faim, ils poussent des cris plaintifs. Ces cris sont la prière qu’ils adressent à Dieu, et Dieu l’écoute » (Parole XVIII). Et encore : « Au printemps, lorsque tout se ranime, il sort de l’herbe un bruit qui s’élève comme un long murmure. Ce bruit, formé de tant de bruits qu’on ne les pourrait compter, est la voix d’un nombre innombrable de pauvres petites créatures imperceptibles. Seule, aucune d’elles ne serait entendue : toutes ensemble, elles se font entendre » (Paroles XII). Enfin, et là aussi ce n’est pas si courant chez Lamennais, il convoque le salut individuel : « Comme le pauvre laboureur, au déclin du jour, quitte les champs, regagne sa chaumière, et, assis devant la porte, oublie ses fatigues en regardant le ciel ; ainsi, quand le soir se fait, l’homme d’espérance regagne avec joie la maison paternelle, et, assis sur le seuil, oublie les travaux de l’exil dans les visions de l’éternité » (Parole XVI). Les analogies nombreuses entre l’ordre harmonieux de la nature et la société humaine idéale, dans des paroles de genre pastoral aux couleurs « rousseauistes », étaient aussi conçues comme un procédé propre à toucher la sensibilité populaire, par des images simples qu’on retrouve d’ailleurs facilement dans la littérature, catholique ou non, de l’époque. Il faut convenir que les formes poétiques adoptées pour les Paroles étaient inédites dans la production de Lamennais : c’est ainsi qu’il entendait toucher le peuple.
85Ces formes ne doivent pourtant pas masquer que les Paroles s’inscrivaient en ligne directe de l’apologétique mennaisienne et reposaient sur les deux piliers de sa philosophie. La doctrine du sens commun d’abord : dans l’assentiment du nombre, résidait le criterium de certitude, de vérité, et la masse gardait le dépôt de la foi, sous une forme non dogmatique ; c’est pourquoi l’avenir appartenait aux peuples. Suivant la thèse qui apparut dans le Mémoire à Léon XII de 1827, ils conservaient le sentiment du vrai et du juste qu’ils portaient confusément ou inconsciemment. Un besoin irrépressible, un instinct de vie qui ne pouvait supporter le doute que provoquait la pluralité d’opinion, le poussait à revenir vers le christianisme par sentiment de la nécessité vitale d’unité de croyance. Les Paroles s’appuyaient aussi sur la distinction entre ordre de foi et ordre de conception : l’homme admettait d’abord pour vrai ce qu’il croyait d’autorité, antérieurement à tout exercice de la raison qui ne pouvait se déployer dès lors que dans le cadre de ce qui était admis comme vrai ; c’était la fonction dévolue au « Croyant », qui parlait d’autorité. Les Paroles relèvent bien de l’anthropologie mennaisienne, enfouie dans les fondements d’un ouvrage composé sans raisonnement suivi – selon les mots de l’auteur.
86Une analyse attentive du texte montre qu’il faut suivre l’abbé Duine quand il écrivait que les Paroles conservaient « un caractère assurément confessionnel146 ». Le dolorisme qui les imprègne provoquait à la charité ; l’abnégation et le sacrifice pour autrui étaient des leitmotivs ; le péché originel est convoqué pour expliquer l’humaine condition ; la formule trinitaire, qui ouvre l’ouvrage, est réaffirmée ; la Vierge consolatrice est aussi présente ; la prière comme moyen de se faire entendre de Dieu est efficace ; la Providence est active. Par ailleurs, nulle part n’apparaît le Christ vengeur, et moins encore révolutionnaire, mais toujours le Christ consolateur. On ne pourrait pas comprendre le scandale des Paroles sans tenir compte de cette maîtrise des vérités de foi qui rendait d’autant plus dangereux pour l’Église l’usage qu’en faisait Lamennais.
87En effet, c’est précisément cette familiarité avec les dogmes qui devait inquiéter les autorités ecclésiales qui se voyaient dépossédées, non seulement des Évangiles mais de la tradition, au profit de l’émancipation des peuples. Lamennais était convaincu de l’orthodoxie de son ouvrage : il ne disait que ce que le Christ avait dit et résumait « les plus purs principes du christianisme147 ». Il n’adaptait pas le message évangélique aux événements contemporains, mais pensait plutôt que ces événements réactivaient la portée de la parole du Christ. Il avait toutefois dès avant la parution de l’ouvrage une parfaite conscience de ce qui choquerait148 : la manière dont les rois étaient traités ; la mise en scène de l’instrumentalisation du christianisme par ces rois. Il resta malgré cela durablement confiant sur l’attitude de Rome : il ne doutait pas qu’il serait désavoué, pour des raisons de diplomatie, mais il pensait que le magistère opterait pour une condamnation prudente car tout acte trop solennel et formel soulèverait l’opinion contre le clergé qui d’ailleurs, pensait-il, le soutenait en majorité, fût-ce silencieusement. De ce point de vue, les Paroles entamaient résolument un bras de fer avec l’autorité romaine. Le 11 juillet 1834 encore, alors que les lettres lui annonçant Singulari nos étaient en cours d’acheminement, il avait encore la certitude que Rome ne parlerait pas149 : l’encyclique avait été promulguée le 25 juin 1834.
88Là aussi, les pressions autrichiennes purent influencer la décision pontificale : dès la sortie des Paroles, le comte Apponyi, l’ambassadeur autrichien en poste à Paris, écrivait à Metternich qu’il voyait dans l’opuscule une « tendance à rabaisser la religion au sans culottisme150 ». Le premier chancelier, fort inquiet d’un ouvrage qui, de fait, se répandit dans toute l’Europe, reprit ses démarches auprès du Saint-Siège. En revanche, Mgr de Quélen, l’archevêque de Paris, proposait de faire silence à propos des Paroles : il lui semblait inutile de faire de la publicité à un ouvrage qui avait déconsidéré son auteur dans les milieux catholiques et ecclésiastiques151.
Un livre peu considérable par son volume, mais immense par sa perversité
89La condamnation s’imposait pourtant, au moins parce que Lamennais était en quelque sorte relaps et semblait déchirer avec les Paroles le voile d’une soumission insincère. Elle s’imposait aussi par son renom, parce qu’il était prêtre et catholique. Elle s’imposait enfin à cause du retentissement étourdissant de l’ouvrage et le tumulte qu’il avait soulevé : de nouveau la caisse de résonance médiatique joua en défaveur de Lamennais. Le succès de l’ouvrage fut phénoménal et il tint peut-être d’abord à son parfum de scandale : bien que paru d’abord sous le couvert de l’anonymat, l’identité de son auteur n’était pas un mystère, l’éditeur Renduel ayant préparé par des fuites la réussite de l’ouvrage. Une fois la surprise passée, ce succès ne retomba pas : huit éditions pour la seule année 1834 et on peut évaluer à environ 60 000, le nombre d’exemplaires mis sur le marché en France jusqu’en 1840152. Il s’agit du best-seller de la décennie, avec Mes Prisons de Silvio Pellico, un autre ouvrage où éclatait un christianisme sentimental et doloriste. Il faudrait ajouter à ces tirages, des éditions « pirates » ou des traductions d’autant plus difficiles à repérer que l’ouvrage fut interdit en certains États, notamment dans la péninsule italienne : les Paroles furent traduites, dès 1834, en anglais (à Paris, New York, Londres), en allemand (deux éditions, à Strasbourg et Paris), en espagnol (au moins deux éditions, à Paris et Marseille), en flamand, en italien (au moins deux éditions encore, à Bruxelles et en « Italia »), en irlandais (à Paris) et connurent plusieurs impressions à Genève (au moins trois en 1834), Lausanne, Louvain et Bruxelles (quatre éditions en Belgique en quinze jours). Le retentissement fut donc fulgurant, durable et d’échelle européenne.
90Pour se limiter à la France, elles donnèrent lieu à une foule d’articles dans les journaux, ainsi qu’au fil de l’année 1834 à une bonne quarantaine d’opuscules, semblant témoigner d’une fièvre de visions et d’hallucinations153 : Paroles d’une croyante, Paroles d’un mécréant, Paroles d’un autre croyant, Paroles d’un voyant, Le Croyant et ses paroles, Encore quelques paroles d’un croyant, Les Paroles d’un homme, Paroles d’un catholique, Contre-paroles d’un croyant, Épître de Lucifer à l’auteur des Paroles d’un Croyant, Paroles d’un conciliateur catholique, etc. À quelques pièces près, l’ensemble de ces pastiches étaient des réfutations des Paroles. Le plus souvent, ils rétablissaient dans un sens orthodoxe les propos de Lamennais. Par exemple, l’abbé Vrindt, un adversaire ancien de Lamennais, reprenait exactement le plan de l’opuscule et réfutait chacune des paroles une à une, à l’aide de citations des Écritures, corrigeant leur enseignement de manière souvent brutale : là où le Croyant déclarait qu’« il y aura toujours moins de pauvres, parce que peu à peu la servitude disparaîtra », le réfutateur expliquait : « l’homme après tout n’est point ici pour vivre heureux, mais pour mériter de l’être en temps et lieu » (Parole IX)154. D’autres « Paroles » étaient expressément placées sous l’inspiration de Satan dont Lamennais serait l’agent secret. Pour un peu puérile que paraisse cette littérature, elle témoigne toutefois d’une sorte de vent de panique. Bien plus argumenté fut l’ouvrage de l’abbé Bautain, Réponse d’un chrétien aux Paroles d’un croyant, qui tâchait de montrer que les Paroles, notamment dans la confusion des libertés politiques et de la liberté chrétienne, proposaient un vrai système politique qui était contraire aux enseignements de l’Église comme de la Révélation. Il établissait que l’opuscule découlait tout droit de la philosophie du sens commun, système vicié dans ses principes puisqu’il mènerait à une démocratie sans limite, et condamnait ainsi toute l’œuvre philosophique de Lamennais.
91Le lecteur d’aujourd’hui reste confondu à la lecture de ces ouvrages, issus de toutes les opinions, et cette rémanence explosive d’évangiles réactualisés, comme il reste aussi un peu interdit devant les Paroles elles-mêmes. Franck Bowman a analysé cette production et il faut se fier à son constat : cette production ne releva pas de la parodie ou de la satire, mais plutôt du pastiche155. En fait, ces écrits, généralement laborieux, témoignent à la fois de la nécessité impérative et de la difficulté de faire la critique des Paroles : faute de mieux, la plupart de ces répliques en reprenaient le mode opératoire, en recyclant un style évangélique, parabolique et prophétique, car il semblait que ce fussent les seuls moyens pour contrecarrer l’effet d’un ouvrage qui résistait à l’analyse rationnelle. La presse de toute obédience le confessa : le Journal des débats déclara ne pas savoir comment caractériser l’ouvrage ; Laurentie, dans Le Rénovateur, expliqua qu’il est difficile d’argumenter contre une parabole ; la Revue républicaine considéra que c’était un livre qu’on n’analysait pas. Cette résistance à la critique explique que beaucoup d’articles de presse firent place à de très larges citations, soigneusement choisies, et presque toujours à charge. En tout cas, les Paroles étaient reçues avec le plus grand sérieux et rares furent ceux qui les prirent à la légère.
92Les articles de presse exprimèrent malgré tout une admiration certaine pour le style d’un ouvrage, dont on pouvait critiquer la grandiloquence, mais qui provoquait un certain hypnotisme participant pour partie de l’horreur qu’il soulevait. Les journaux de gouvernement, les feuilles catholiques et protestantes156, tous en accord pour une fois, dénoncèrent un évangile de la violence, animé par une « liberté frénétique et sauvage, ivre de sang et de destruction157 », une « Apocalypse de l’anarchie158 ». Lamennais, « aumônier de la révolution », « Ezéchiel déguisé en jacobin159 », réalisait le mariage monstrueux de la révolution et du catholicisme, appelant à l’insurrection générale : « Hébert disait la même chose, mais beaucoup mieux160 ». En un mot, il mettait en péril les fondements de la société : « Notre industrie est vouée à l’enfer, nos soldats à la révolte, nos propriétaires à la ruine, tout cela d’un ton infaillible, tout cela sans une parole de pitié ou de douleur161. » La presse légitimiste refléta ce qu’en dit la duchesse de Dino, « le faubourg Saint-Germain a hésité pendant quelque temps, enfin il a pris le parti de blâmer » l’ouvrage162. En relevant les outrances de Lamennais, beaucoup de journaux trouvaient enfin l’occasion de distinguer sa cause de celle du clergé de France et, du Journal des débats à L’Ami de la religion, aussi l’occasion de liquider enfin un adversaire opiniâtre. Ils évoquaient souvent, par contraste, l’ouvrage contemporain de Silvio Pellico d’où émanait un christianisme apaisé, serein, consolateur : Lamennais voyait dans cet ouvrage l’œuvre séduisante d’un « chrétien passif », mais nulle du point de vue du « chrétien actif163 ».
93 L’Ami de la religion enregistra les Paroles avec une satisfaction à peine dissimulée : le masque était enfin tombé et Lamennais confirmait les positions du journal depuis les débats sur le gallicanisme, puis les controverses avec L’Avenir. De tous les journaux, c’est celui qui consacra aux Paroles le plus d’articles. Il stigmatisa un ange déchu, souligna le scandale du détournement réservé aux textes évangéliques, mais il insista surtout sur la guerre déclarée aux rois. Il entretint consciencieusement la flamme durant des semaines, scrutant les déclarations des disciples, se félicitant des défections ou au contraire dénonçant la mollesse des désaveux. L’Univers, alors jeune journal sous la direction de l’abbé Migne, consacra plusieurs articles tout aussi défavorables aux Paroles et se fit l’écho de tous les désaveux en densifiant son action après la condamnation par Rome. Les Études religieuses rejoignirent le jugement de L’Ami en dénonçant un « livre inspiré par l’orgueil et où tout respire une haine forcenée », rédigé par « un homme exaspéré qui ne respecte plus rien164 ».
94Si les journaux catholiques désavouèrent les Paroles, certains toutefois, des feuilles récentes de moindre audience, le firent moins triomphalement. La Dominicale, L’Écho de la jeune France critiquèrent le sombre tableau de la société contemporaine et surtout, grief assez général, qu’un prêtre appelle à la révolte. Néanmoins, ces journaux se concentrèrent sur la question politique, et nul n’évoqua la séparation de Lamennais avec l’Église : La Dominicale tenta même de sauver le système mennaisien et considéra qu’avec les Paroles, « Lamennais s’est trompé, c’est tout ». C’était aussi l’opinion du baron d’Eckstein : s’il souligna le danger que pouvait représenter l’ouvrage, il signalait toutefois qu’il « avait des entrailles ». Mais c’est Ballanche qui produisit l’article le plus nuancé où il tentait de contrecarrer les interprétations malveillantes165. Il distinguait clairement les formes d’un ouvrage « tout marbré de douloureuses angoisses », excessives comme l’imposait le choix des visions, de son fond qu’il jugeait une puissante réponse aux besoins du temps présent. Il insistait sur la sincérité du chrétien, et publiait à cette fin la première et la dernière Parole empreintes selon lui de pure poésie chrétienne, tout en déplorant les conséquences de l’ouvrage : « Vous avez effrayé les pouvoirs, lorsqu’il fallait les instruire ; vous avez soulevé les passions de la multitude, lorsqu’il fallait les apaiser. Vous avez mis le feu à la cité du présent, avant de vous être informé si la cité de l’avenir était prête à recevoir de nouveaux habitants. Mais il vous sera beaucoup remis, parce que vous avez beaucoup aimé. »
95À gauche, les Paroles ne provoquèrent pas un enthousiasme unanime. Ainsi, du côté des fouriéristes, la Revue du progrès social, sous la plume de Jules Lechevalier, pas d’assentiment. Le journal dénonçait une imposture : Lamennais n’était pas un prophète, il ne connaissait rien à la science sociale. Il se limitait à prêcher la destruction, mais son appel à la charité montrait qu’il ne proposait pas de changement de société : il restait sur le terrain de la morale traditionnelle. Curieusement, le journal, dont les positions furent confirmées plus tard par la Parole de Providence de Clarisse Vigoureux166, rejoignait, en argumentant davantage, les positions des journaux conservateurs : il repoussait l’appel à la violence et considérait que Lamennais prolongeait Robespierre. L’accueil favorable parmi certains héritiers du saint-simonisme n’était pas toujours innocent et si la Revue encyclopédique de Pierre Leroux saluait « cette Marseillaise du christianisme », elle voyait surtout dans le rapprochement de Lamennais avec les idéaux de liberté et d’égalité, l’épuisement du christianisme qui devait laisser place à une foi nouvelle. Beaucoup de républicains accueillirent néanmoins avec enthousiasme les Paroles. Le National les annonça même avant leur parution, et sous la plume d’un rédacteur qui avait déjà lu l’ouvrage, tirant sa révérence devant un vaste poème à l’« accent évangélique tout à fait pénétrant167 ». La Revue républicaine déclarait : « Sous un gouvernement républicain […], ce serait bientôt un livre national, imprimé à trois millions d’exemplaires, pour que tout Français puisse le méditer sans cesse, pour que les petits enfants apprennent à la fois dans ces paraboles sublimes à lire et à être libres168. » Le Populaire de Cabet s’enthousiasmait aussi pour un ouvrage qui abordait de front la question sociale et dont le style était propre à toucher le peuple : les Paroles « valent pour notre cause plus que des milliers de baïonnettes, car elles feront dans les populations des conquêtes morales169 ». Ces soutiens étaient bien encombrants.
96Les disciples ne désavouèrent pas brutalement leur maître. Seul Lacordaire, qui n’était plus mennaisien, se distingua publiquement par une attaque en règle dans un article de L’Univers du 2 mai 1834, où il annonçait : l’« École n’existe plus ». Le même mois, il enfonça le clou avec ses Considérations sur le système philosophique de M. de La Mennais. Certains des correspondants de Lamennais lui firent part de leur désaveu, mais il s’agissait de ceux qui étaient déjà en délicatesse avec l’œuvre de L’Avenir. Gerbet rompit dès la parution de l’ouvrage, par une lettre sans ambiguïté en date du 3 mai, mais pas de manière publique, et il semble qu’il n’ait rien vu de contraire au catholicisme dans les fragments qui lui avaient été lus à La Chênaie, bien que lui non plus n’ait pas été favorable à la publication170. Qu’avait lu Lamennais des Paroles à ses disciples ? On ne le sait pas, mais suffisamment en tout cas pour qu’ils en désapprouvassent la publication, Benoît d’Azy précisant que ce qu’il avait entendu à La Chênaie était marqué d’une « violence qui lui répugnait171 ».
97Le cercle rapproché a surtout plaidé pour l’inopportunité de la publication, conformément à la stratégie adoptée depuis Mirari vos, car elle risquait de compromettre la relance de l’action qui avait été reportée dans l’avenir. Faut-il voir dans cette position attentiste l’expression de la déférence de disciples qui n’osaient pas désavouer, ou seulement contredire, un maître qu’ils avaient pris l’habitude de considérer comme un géant ? Ce n’est pas sûr. S’il est vrai que beaucoup critiquèrent la violence à l’œuvre contre les rois, ils furent, comme Montalembert, souvent envoûtés par le style de l’ouvrage. François Rio, qui ne se revendiquait pas mennaisien, confessa « qu’il fut un peu ébloui avant d’être scandalisé172 ». Surtout, il est fort probable que beaucoup comprirent les fondements mennaisiens des Paroles qui perpétuaient sur beaucoup de points les principes de L’Avenir. Il est symptomatique que, encore en juin 1834, Rohrbacher proposa à Lamennais de le défendre publiquement contre les attaques, alors que le baron d’Eckstein dénonçait violemment les attaques de Lacordaire, accusé de « se donner la discipline sur le dos de son maître », et dont l’ouvrage était d’ailleurs réprouvé par les principaux disciples173. Le même d’Eckstein prit violemment à partie l’abbé Bautain pour son ouvrage contre les Paroles, juste à la veille de la réception de Singulari Nos174. Toujours en juin 1834, Combalot réservait l’avenir : « Votre livre sera la démonstration sociale la plus belle, la plus complète du catholicisme, et l’avenir vous dédommagera, peut-être, des tribulations du moment175. »
98Dans le cercle des jeunes disciples, ce fut l’enthousiasme qui l’emporta : Eugène Boré (dans une lettre du 2 mai), Breil de Marzan (le 28 juin), Maurice de Guérin (« Le livre est lancé, le bien est fait, et qui pourrait l’arrêter176 ? »), d’Alzon (le 12 juin) ou l’abbé Sibour, le futur archevêque de Paris qui avait été un ardent zélateur de L’Avenir dans le diocèse de Nîmes, qui considérait que les Paroles portaient une nouvelle démonstration du christianisme, balayant l’apologétique usée, et dont la doctrine était irréprochable177. Quant à l’abbé Daubrée, un des étudiants de Malestroit, il écrivait : « Qu’on laisse faire l’abbé de Lamennais et cette génération, qui dans quelques années aura toute la puissance, au lieu d’être hostile, sera favorable à la religion178. » Mme Craven, peu suspecte d’exaltation révolutionnaire, rend compte de l’espoir soulevé : « Je l’avoue cependant, c’est avec une certaine joie que j’entends ces prédictions d’une nouvelle société. L’égoïsme ne finira-t-il pas un jour dans ce monde ? […] Ôtez le sang des pages de M. de Lamennais, et dîtes-moi si vous ne bénissez pas ses espérances179 ? » Il faut citer aussi l’éloquente lettre de la baronne de Vaux, animatrice d’œuvres catholiques à Paris et future fondatrice des Dames de la congrégation de Saint-Louis : « J’ai senti l’orgueil tressaillir dans mon cœur en pensant que j’avais pour maître et ami celui qui replaçait le Christ sur le haut de la montagne pour le montrer à toutes les nations et le faire connaître et adorer ! » ; et quelques jours plus tard, elle confesse que les Paroles « ont produit en moi l’effet de l’électricité, tout mon corps s’est ému et mon âme se sentant enflammée d’un plus grand amour divin s’est révélée dans une sphère que je ne connaissais encore que par le désir […]. Je me réfugie dans ce paradis terrestre que vous nous faites entrevoir180. »
99Il résulte de ces attitudes que les mennaisiens n’ont pas vu d’emblée la charge hétérodoxe que contenaient les Paroles, quoique beaucoup en aient déploré les excès et les conséquences inévitables sur les relations avec l’autorité ecclésiastique. Il n’est pas impossible que les Paroles ne correspondirent plus exactement à l’état d’esprit de Lamennais quand elles furent publiées181. Sa correspondance montre en effet une attitude de plus en plus critique à l’égard de l’Église qui ne lui semblait plus incarner la mission du christianisme. Mais c’est la condamnation romaine qui modifia la donne, Lamennais y perdit ses amis, mais pas toujours immédiatement. Charles de Coux écrivait : « si M. De Monthyon avait légué un prix à l’inventeur du meilleur moyen de détruire la religion, le pape et les évêques, sans s’en douter auraient droit à ce titre », et s’il déclarait se soumettre à la nouvelle encyclique, il considérait que l’Église serait condamnée par les faits182. D’Ault-Dumesnil, un autre collaborateur de L’Avenir, était plus brutal : « Je reconnais aujourd’hui que le catholicisme tel que nous l’entendions n’est plus le catholicisme de Grégoire XVI. Il a déposé la mitre [ sic] pour prendre le bonnet d’âne183. » Ajoutons que les informateurs romains de Lamennais, Mac Carthy184 et l’abbé d’Alzon, furent sidérés à la nouvelle de Singulari Nos185. La correspondance du second laisse clairement entendre que l’encyclique n’était toujours pas pour lui un jugement doctrinal, que le principe du sens commun restait inattaquable – même si Lamennais avait pu l’exposer de manière fautive –, tout comme la distinction des deux ordres et que les Paroles avaient fait du bien pour la religion, malgré leurs excès186. Les liens d’amitiés, et de respects filiaux furent maintenus parfois bien après Singulari nos, avec Montalembert un temps ou, sur un mode plus paisible et durable, avec Eugène Boré.
100Que les disciples aient été plus ou moins clairvoyants, ou qu’ils aient eu du mal à répudier leur maître et leurs convictions, est en réalité une question secondaire. Ce qui importe est de constater que les Paroles correspondaient à l’état d’esprit d’une bonne partie d’entre eux. Il semble bien qu’ils aient partagé le sentiment que le christianisme devait servir l’opposition aux prétentions des puissants, sentiment qui se nourrissait d’une valorisation de la persécution et des confesseurs de la foi assez en vogue dans cette génération : revitalisée par la mémoire de la persécution révolutionnaire entretenue sous la Restauration, elle renvoyait aussi aux origines du christianisme. Malgré les réticences à l’égard des attaques outrancières contre les princes, l’utopie mennaisienne d’une régénération politique et sociale par l’esprit agissant de l’Évangile tenait encore bon. Et finalement, Lamennais réussit avec les Paroles à l’étendre au-delà de son cercle de familiers et de ses lecteurs ordinaires car il avait bien composé un livre politique.
101Les formes de l’opuscule, la fascination qui le transfigura et le scandale qui l’entoura ne doivent pas masquer ses objectifs : donner sens aux troubles et aux tensions politiques que connaissaient la France et l’Europe. Le contexte dans lequel est tombé le petit livre explique l’accueil favorable par une bonne partie des républicains. Tous y ont vu un symptôme de l’état des esprits – et même « la plus palpitante expression de l’état moral de cette époque », déclarait L’Artiste – et lui ont prêté une vraie influence. Sur ce point, les rumeurs savamment entretenues par Renduel, qui affirmait que ses ouvriers typographes « bondiss [ai] ent de joie en plaçant l’une après l’autre les lettres d’un livre qui fera trembler les souverains187 », ne pouvaient que confirmer les inquiétudes, ou les espoirs. Ce succès auprès d’un large lectorat est confirmé par Gérard de Nerval : « Je suis à Marseille, où l’on vend et lit beaucoup de livres. Notamment les Paroles d’un croyant (édition de Bruxelles) dans les marchés, le port et les rues, mais seulement chez les libraires ambulants ou étalant le long des murs188. » Les récents événements de Lyon et de Paris empêchèrent toute lecture au second degré. Les formes hyperboliques reprochées aux Paroles n’ont rien à envier aux réponses qui leur furent faites et qui s’exprimaient souvent par un resurgissement des références aux heures les plus sombres de la Terreur, alors que Lamennais ne faisait guère allusion à la Révolution dans son ouvrage. Les évocations du sang, celui que boivent dans un crâne les sept souverains de la Parole XIII, étaient insupportables en 1834, à l’heure du massacre très médiatisé de la rue Transnonain et de la répression de Lyon. Elles prenaient chez Ballanche une acception plus mystique : « Les Paroles d’un croyant et la catastrophe de Lyon ne sont pour moi que le même événement […]. Les morts vont vite et il faut bien que le mystère de la mort finisse de s’accomplir pour que le mystère de la résurrection puisse se produire à son tour189. » Le Journal des Débats, d’ordinaire si posé, accusait quant à lui Lamennais de mettre « le doigt dans les plaies les plus saignantes : il les envenime, les empoisonne, les élargit190 ».
102Le gouvernement avait depuis 1831 engagé un bras de fer avec l’opposition républicaine, mais les agitations persistantes ne semblaient pas laisser présager qu’il arrivait à en venir à bout. La fin de l’année 1833 marquait pour le régime, autour de la Société des droits de l’homme notamment, une recrudescence des tensions. En décembre 1833, la loi sur les crieurs publics conduisait au début de l’année 1834 à de violentes altercations, à Paris notamment, place de la Bourse. Les grèves et les procès de presse donnaient un large écho aux dissidences politiques. Louis Blanc, dans son Histoire de dix ans, rappelle les articles incendiaires des journaux conservateurs qui participèrent à la montée des tensions, ainsi que les débats de la Chambre des députés. Rémusat, observateur distancié, dresse aussi dans ses Mémoires un tableau saisissant de l’état des esprits et décrit une majorité gouvernementale inquiète : « Il n’y avait qu’un cri pour demander des mesures de répression qu’on appelait des moyens de défense, et, s’il en avait cru la plupart des conseils, le gouvernement aurait été dispensé de toute modération191. » Le levier des associations, si cher à l’auteur des Paroles, était alors vital pour l’opposition et l’année 1833 les avait vues se multiplier, avec une concordance ne manquant pas de surprendre même l’historien192. La loi contre les associations présentée par le gouvernement suscita chez Lamennais un sentiment d’urgence : « Tout se précipite rapidement. Jamais l’esprit de vertige ne fut plus effrayant : c’est une vraie frénésie193 » et la discussion parlementaire au sujet de cette loi, commencée en mars 1834, coïncida avec la décision de publier le manuscrit jusque-là tenu sous le boisseau. Les événements de Lyon et de Paris n’ont fait que le conforter dans l’idée souvent réitérée dans la correspondance, de la proximité de l’établissement d’un despotisme qui provoquerait à terme des commotions violentes. Finalement, en décrivant avec force outrance le complot des rois contre l’humanité, Lamennais partageait et faisait monter la fièvre obsidionale sur le thème de la conspiration, caractéristique alors de l’interprétation des tensions politiques, et qui ne manquaient pas d’éléments objectifs. Il proposait une lecture ardente de la situation et si sa convocation du christianisme ne convainquait pas intégralement la gauche, la dénonciation de la politisation du message évangélique par la plupart des journaux montre qu’ils y voyaient un danger réel. Le succès de l’ouvrage tint donc aussi au climat de peur sociale qui amplifia les déclamations des Paroles : ce climat favorable aux interprétations paniques, rendait pensable les visions les plus catastrophistes de l’avenir.
103Lamennais ne songeait pas toutefois faire office de boutefeu, et il s’en expliquait dès la fin mars à l’archevêque de Paris : la commotion sociale était inévitable, mais les Paroles auraient pour but d’indiquer au peuple qu’il ne pouvait obtenir la liberté qu’en se séparant des « doctrines anarchiques », qu’en respectant la propriété, qu’en revenant à l’Évangile. Il ne changea pas de point de vue à la suite du succès de l’ouvrage : « Pour moi, ce que j’ai voulu, c’est, en flétrissant les iniquités trop publiques des puissances mondaines, consoler les faibles, les petits, les opprimés, et leur montrer dans leur retour aux sentiments de justice, de charité, d’humanité, l’espérance certaine d’un meilleur avenir194. » L’atmosphère délétère empêcha d’entendre ce message, brouillé, il faut le reconnaître, par le style imprimé aux Paroles. Lamennais ne croyait d’ailleurs pas à la victoire immédiate du mouvement populaire et il interprétait l’écrasement des révoltes d’avril 1834 comme un affermissement du gouvernement pour deux ans au moins195. Finalement, il anticipait le constat de Thureau-Dangin, dressé bien après : « Partout donc, avortement ou défaite de l’insurrection », en 1834 l’opposition était « en déroute196 ». Sous cet angle, il est plus aisé de saisir ce que Lamennais évoquait quand il parle dans sa correspondance d’un ouvrage de consolation. Armand Marrast, publiciste républicain, était aussi convaincu, depuis la prison où il était détenu à la suite des événements d’avril, que le combat était reporté. Il écrivait que le régime avait gagné la partie (« si nous avons pris la plume, ce n’est ni par le besoin de combattre, ni par l’espoir de vaincre ») et il reçut ainsi les Paroles, dont il fait l’éloge avec une pointe d’ironie : « Pendant que je maudissais ma lucarne incendiaire, j’entends sur le toit le bruit d’un objet qui tombe, et bientôt un livre attaché à une corde m’arrive comme par miracle, livre vraiment tombé du ciel pour moi197. »
104Les Paroles servirent donc à repousser dans l’avenir les aspirations de 1830 : elles étaient une promesse plus qu’un programme. Cette lecture initia une assez profonde mutation dans la culture de la gauche, républicaine et socialiste, qui venait finalement de débarquer sur la scène publique depuis peu et qui était une génération sans expérience politique. La composante croyante permettait de reconfigurer le réel en lui apportant la caution d’une théodicée : l’échec, le mal même prouvaient que la cause était bonne. C’était bien la dynamique à l’œuvre dans les Paroles qui cherchaient aussi à capter un sentiment religieux diffus et confus. Mais de quelle trempe était ce catholique qui ne croyait plus au pape et classait l’Église aux côtés des forces du passé ? Il devait bientôt, devant le scandale provoqué et la condamnation pontificale, avoir à s’en expliquer. Alors seulement, il rompit avec l’Église.
Notes de bas de page
1Affaires de Rome, Paris, 1836, t. 1, p. 99 (éd. Pagnerre, 1839).
2Rapport de Mgr Frezza à la Sacré Congrégation des affaires ecclésiastiques, 28 février 1833, Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 292.
3Le Guillou Louis, L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, op. cit., p. 127-146.
4Le Mémorial catholique, t. XI, 1829, p. 129-131, et L’Avenir, 22 décembre 1830.
5CG, IV, à Pacca, 27 février 1831.
6Ibid., à la comtesse de Senfft, 8 mai 1829.
7Sur ce qui suit : Gambaro Angiolo, Sulle orme del Lamennais in Italia. Il lamennesismo a Torino, Turin, Deputazione subalpina di storia patria, 1958 ; résumé et mise en perspective historiographique : Gambaro Angiolo, « La fortuna di Lamennais in Italia », Studi francesi, 2, 1958, p. 198-219.
8Sancipriano Mario, Lamennais in Italia : autorità e libertà nel pensiero filosofico-religioso del Risorgimento, Milan, Marzorati, 1973, p. 144-154.
9CG, III, Orioli à Lamennais, 24 avril 1826.
10Rubat de Mérac Marie-Anne, Lamennais et l’Italie, op. cit., notamment p. 53-63.
11Bordet Gaston, La Pologne, Lamennais et ses amis, op. cit., p. 78-84.
12CG, IV, Brzozowski à Lamennais, 14 avril 1830.
13CG, V, à Mgr de Pins, 15 octobre 1831.
14Le Guillou Louis, L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, op. cit., p. 140.
15Leflon Jean, La crise révolutionnaire, 1789-1846, Paris, Bloud et Gay, 1949, t. 20 de l’Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos jours dirigée par A. Fliche et V. Martin, p. 398-399. Voir aussi : Artaud de Montor Alexis, Vie de Léon XII, Paris, Le Clère, 1843, p. 264-274.
16Sur cette anecdote souvent citée, on reporte ici à la formulation de sa première mention, celle d’Eugène Spuller, le premier à avoir eu accès aux archives diplomatiques, Lamennais. Étude d’histoire politique et religieuse, Paris, Hachette, 1892, p. 126.
17Lettre de Bernetti à Laval-Montmorency, datée du 30 août 1824, citée sans sources dans Crétineau-Joly Jacques, L’Église romaine en face de la Révolution, Paris, Plon, 1859, t. 2, p. 339-341.
18Sancipriano Mario, Lamennais in Italia …, op. cit., p. 108-117.
19Rubat de Mérac Marie-Anne, Lamennais et l’Italie, op. cit., p. 90.
20Verucci Guido, « Giuseppe Baraldi », Dizionario Biografico degli Italiani, t. 5, 1963 [www.treccani.it/enciclopedia].
21Rozaven à Gury, 23 février 1832, Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 137.
22Affaires de Rome, op. cit, p. 37.
23Rubat De Mérac Marie-Anne, Lamennais et l’Italie, op. cit., p. 93-94.
24Pour ce qui suit : Dudon Paul, Lamennais et le Saint-Siège, 1820-1834, d’après des documents inédits et les archives du Vatican, Paris, Perrin, 1911. Résumé dans Martin Jean-Paul, La nonciature de Paris et les affaires ecclésiastiques, op. cit., p. 340-348.
25Lettre du 7 septembre 1829, Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, p. 33-36
26CG, IV, à Senfft, 8 février 1830.
27Ibid., à Vuarin, 3 mars 1830.
28CG, V, à Lambruschini, 3 septembre 1831.
29Pirri Pietro (éd.), Luigi Lambruschini. La Mia nunziatura di Francia, Bologne, Zanichelli, 1934.
30Baille Charles, Le cardinal de Rohan-Chabot, Paris, Perrin, 1904, p. 425.
31Cité dans Lagrange François, Vie de Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, Paris, Poussielgue, 1884, t. 1, p. 132.
32Lettre du 24 novembre 1831, citée dans : Baille Charles, Le cardinal de Rohan-Chabot, op. cit., p. 421.
33Dudon Paul, Lamennais et le Saint-Siège, op. cit., p. 113, lettre du 10 décembre 1832.
34Derré Jean-René, Metternich et Lamennais, op. cit.
35Gambaro Angiolo, « La fortuna di Lamennais in Italia », art. cité.
36Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 164.
37CG, IV, Berryer à Lamennais, 8 janvier 1829.
38Lamennais, « Le pape », L’Avenir, 22 décembre 1830.
39CG, IV, à la comtesse de Senfft, 20 octobre 1828.
40Ibid., au comte de Senfft, 12 mars 1829.
41« Élection du pape », L’Avenir, 12 février 1831.
42Boutry Philippe, « Une théologie de la visibilité. Le projet zelante de resacralisation de Rome et son échec (1823-1829) », Cérémonial et rituel à Rome (xvie-xixe siècle), Rome, École française de Rome, 1997, p. 317-367. Sur le règne de Léon XII : Colapietra Raffaele, La Chiesa tra Lamennais e Metternich. Il pontificato di Leone XII, Brescia, Morcelliana, 1963.
43Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 96.
44CG, IV, à Mgr de Pins, 15 octobre 1831.
45Pour le détail du séjour à Rome : Anne Philibert, Lacordaire et Lamennais…, op. cit., p. 795-870.
46Affaires de Rome, op. cit., p. 98.
47Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 70-125.
48En 1824, l’ambassadeur auprès du Saint-Siège explique ce point, pour justifier sans doute d’avoir été « court-circuité » (Artaud de Montor Alexis, Vie de Léon XII, op. cit., t. 1, p. 265). En 1832, l’ambassadeur expose clairement : « La réponse n’a point été favorable quant à l’audience particulière. On m’a prié de demander seulement la permission de présenter l’abbé de la Mennais et ses compagnons » (Dudon Paul, Lamennais et le Saint-Siège, op. cit., p. 143). Il refuse cette présentation (ibid, p. 158).
49Montalembert cité dans Le Guillou Marie-Joseph et Louis, La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 142.
50CG, IX, à Marion, 14 mars 1832.
51Montalembert à Cornudet, 15 mars 1832, cité dans Trannoy André, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843, Paris, Bloud et Gay, 1942, p. 181.
52CG, V, à Gerbet, 10 mai 1832.
53Ibid., à la comtesse de Senfft, 10 février 1832.
54Ibid., à Gerbet, 28 janvier 1832.
55Ibid., à Gerbet 10 mai et 29 avril 1832.
56Haag Henri, Les origines du catholicisme…, op. cit., p. 176-177.
57CG, V, à de Coux, 5 avril 1832.
58Bordet Gaston, La Pologne, Lamennais et ses amis, op. cit., p. 88-95.
59CG, V, à Ventura, 25 janvier 1833.
60Ibid., à de Coux, 20 juin 1832.
61Rubat de Mérac Marie-Anne, Lamennais et l’Italie, op. cit., p. 78-79 ; Dudon Paul, « Disciples et admirateurs florentins de Lamennais », Revue des questions historiques, 1936, p. 25-46.
62Derré Jean-René, Le renouvellement de la pensée religieuse en France…, op. cit., p. 476-488.
63Témoignage oculaire de François Rio dans Épilogue à l’art chrétien, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1870, t. 2, p. 163-175.
64Victor Hugo à Montalembert, 3 mars 1832, cité dans Le Guillou Louis, « Victor Hugo, Lamennais et Montalembert jusqu’aux Paroles d’un croyant », Revue d’histoire littéraire de la France, 86, 1986, p. 988-998.
65Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 70-125.
66Ibid., p. 136.
67Ibid, p. 238.
68Sur L’Avenir et l’Italie : Rubat de Mérac Marie-Anne, Lamennais et l’Italie, op. cit., p. 177-184.
69Anonyme, « Édit du cardinal Bernetti », L’Avenir, 30 avril 1831.
70Derré Jean-René, Metternich et Lamennais, op. cit., p. 41-44.
71Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., lettre de l’internonce Garibaldi au secrétaire d’État du Vatican, 16 novembre 1831, p. 43.
72Simon Aloïs, « Rencontres mennaisiennes », art. cité., p. 136-137.
73Sur la portée de l’encyclique : Aubert Roger, « L’enseignement du magistère ecclésiastique au xixe siècle sur le libéralisme », Tolérance et communauté humaine, Tournai, Casterman, 1952, p. 76-103.
74L’Européen, 6 octobre 1834.
75Simon Aloïs, « Rencontres mennaisiennes en Belgique », Mémoires de l’Académie royale de Belgique, classe des lettres, LVI, 1963.
76Cité dans Derré Jean-René, Littérature et politique, op. cit., p. 172 (correspondance d’Emmanuel d’Alzon).
77Sur cette période, deux récits très circonstanciés : Philibert Anne, Lacordaire et Lamennais…, op. cit., p. 953 et suiv. ; à décharge pour Lamennais, Harispe Pierre, Lamennais. Drame de sa vie sacerdotale, Paris, Casa editorial, 1924.
78Sur l’élaboration de ce document, sur la base de censures préparées par les évêques de Chartres et de Gap, et avec l’appui des sulpiciens : Droulers Paul, Action pastorale …, op. cit., p. 132 et suiv.
79Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., lettre de Mgr d’Astros et de plusieurs évêques, 23 avril 1832, p. 242-247.
80Ibid, lettre de Mgr d’Astros, 14 juillet 1832, p. 249-252.
81Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 267-273.
82Agence générale pour la défense de la liberté religieuse. Pièces relatives à une accusation contre les rédacteurs de « L’Avenir » (10 mai 1832), Paris, aux bureaux de l’Agence générale, 1832.
83L’Ami de la religion, t. 73, 1832, p. 245.
84« Lettre de l’abbé de Lucheux, principal du collège de Sibivile, Pas-de-Calais », L’Ami de la religion, t. 73, 1832, p. 415.
85La Tribune catholique, respectivement 10 novembre et 1er octobre 1832.
86CG, IX, Sibour à Lamennais, 4 juin 1833.
87Le Guillou Louis, L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, op. cit., p. 183 ; Charlier Gustave, « La “duplicité” de Lamennais », Revue d’histoire littéraire de la France, 1933, p. 109-114.
88Propos rapporté par Villain XIIII en 1832, cité dans Simon Aloïs, « Rencontres mennaisiennes », art. cité.
89Dargis André, « La Congrégation de Saint-Pierre », thèse citée, p. 506 et suiv.
90Ibid, p. 510 et 534-535.
91Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 282.
92Boyer Pierre-Denis, Examen de la doctrine de M. de La Mennais, considéré sous le triple rapport de la philosophie, de la théologie et de la politique, avec une dissertation sur Descartes, Paris, Le Clère, 1834.
93CG, V, Montalembert à Lamennais, 22 juillet 1833.
94Droulers Paul, Action pastorale …, op. cit., p. 147.
95Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 405-449.
96Le Guillou Louis, L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, p. 417-418 (« Feuille de réflexion de Mgr Garibaldi »).
97Mgr Garibaldi à Mgr Polidor, 20 janvier 1834, Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 447
98CG, V, à Eugène Boré, 3 janvier 1833.
99Maurice de Guérin, Journal, lettres et poèmes, Paris, Didier, 1862 ; Roussel Alfred, Lamennais d’après des documents inédits, op. cit.
100Roussel Alfred, Lamennais d’après des documents inédits, op. cit., t. 2, p. 42. Cette introduction aurait donné la substance au vaste « Discours préliminaire » que Gerbet fait placer en tête de L’Université catholique, t. 1, 1836, p. 9-53.
101CG, V, Gerbet à Lamennais, 2 septembre 1833 et Lamennais à Boré, 14 septembre 1833.
102Ibid, 17 juillet 1833. Bautain Louis, De l’enseignement de la philosophie en France au dix-neuvième siècle, Strasbourg, février, 1833.
103Très présente dans la correspondance, cette affaire est résumée dans : Harispe Pierre, Lamennais …, op. cit., p. 186-187.
104Lettre du 14 septembre 1832, citée dans Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 261. Lettre transmise à Rome par les bons soins de la police de Metternich.
105Roussel Alfred, Lamennais d’après des documents inédits, op. cit., t. 2, p. 61-62.
106Revue européenne, 15 novembre 1832.
107CG, V, Coriolis à Lamennais, 20 septembre 1832.
108Haag Henri, Les origines du catholicisme…, op. cit., p 174-192 ; Le Guillou Marie-Joseph et Louis (éd.), La condamnation de Lamennais, op. cit., p. 334-356.
109CG, V, Gerbet à Lamennais, 22 septembre 1833.
110Mémoire présenté lors de la retraite à Saint-Méen d’août ou de septembre 1832. Le Guillou Louis, L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, op. cit., p. 166-167.
111Lacordaire à Foisset, Bédouelle Guy (éd.), Lacordaire. Correspondance, t. 1, 19 septembre 1832.
112Derré Jean-René, Le renouvellement de la pensée religieuse en France…, op. cit., p. 684.
113CG, VI, à Montalembert, 1er janvier 1834.
114CG, V, à Mac Carthy, 9 décembre 1832.
115CG, VI, à Montalembert, 1er janvier 1834.
116CG, V, à Gerbet, 28 janvier 1832.
117CG, V, à Gerbet, 28 janvier 1832.
118Ibid., à la comtesse de Senfft, 11 novembre 1832.
119CG, IX, à Tommaseo, 12 décembre 1832.
120Affaires de Rome, op. cit., « Les maux de l’Église », t. 2, p. 19.
121CG, V, Ventura à Lamennais, 6 octobre 1832.
122Boutry Philippe, « Une théologie de la visibilité », art. cité, p. 317-367.
123« Lettre de M. de Chateaubriand », Revue européenne, t. 2, 1831, p. 9.
124CG, V, à Ventura, 30 novembre 1832.
125Ibid., à la comtesse de Senfft, 26 mars 1833.
126Ibid., à de Coux, 14 octobre 1832.
127Ibid., à Ventura, 30 novembre 1832.
128Affaires de Rome, op. cit., « Les maux de l’Église », t. 2, p. 12.
129CG, V, à Ventura, 25 janvier 1833.
130Ibid., à la comtesse de Senfft, 10 février 1832.
131Ibid., à Beauffort, 25 mars 1833.
132Ibid., de Mac Carthy, 6 novembre 1832.
133Affaires de Rome, op. cit., p. 190.
134Sainte-Beuve, « Les paroles d’un croyant », Revue des deux mondes, 1834, 2, p. 347.
135Le Hir Yves, Les Paroles d’un croyant de Lamennais, Paris, Colin, 1949.
136CG, V, à Gerbet, 14 juillet 1833.
137CG, VI, à Montalembert, 18 avril 1834.
138Ibid
139Édition commentée des Paroles : Le Hir Yves, Les Paroles d’un croyant de Lamennais, op. cit. ; Heudré Bernard, « L’écriture psalmique des Paroles d’un croyant de Félicité de Lamennais », L’amitié guérinienne, 195, 2016, p. 17-34.
140CG, VI, à Melle de Trémereuc, 19 juin 1834.
141Ibid., à de Quélen, 29 avril 1834.
142Ibid, à Sainte-Beuve, 4 mai 1834.
143Ibid, à Mme de Vaux, juin 1834.
144Ibid, à d’Eckstein, 23 juin 1834.
145Ibid, à de Coux, 21 mai 1834.
146Duine François, La Mennais, sa vie, ses idées, ses ouvrages, op. cit., p. 199.
147CG, VI, à la baronne de Vaux, 23 mai 1834 ; à de Coux, 21 mai 1834.
148Ibid, à de Quélen, 29 avril 1834.
149Ibid, à Blaize, 11 juillet 1834.
150Derré Jean-René, Metternich et Lamennais, op. cit., p. 54-55.
151Ibid, p. 55.
152Lyons Martin, Le Triomphe du livre. Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis, 1987, p. 89.
153Vulliaud Paul, Les Paroles d’un croyant de Lamennais, Amiens, Edgar Malfère, 1928.
154[Vrindts], Les Paroles d’un croyant revues, corrigées et augmentées, par un catholique, Paris, Jeanthon, 1834.
155Bowman Franck Paul, « Les pastiches des Paroles d’un croyant », Actes du colloque Lamennais, 1982, Cahiers mennaisiens, 16-17, 1983-1984, p. 144-154.
156Le Semeur, 15 avril 1834.
157Journal des débats, 17 septembre 1834.
158Le Constitutionnel, 9 mai 1834.
159Journal des débats, 24 mai 1834.
160La France littéraire, t. 14, 1834, p. 216-236.
161Journal des débats, 24 mai 1834.
162Souvenirs et chronique de la duchesse de Dino, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 2016, p. 112.
163CG, V, à Montalembert, 29 mars 1833.
164Les Études religieuses. Journal catholique, 9 mai 1834.
165Ballanche Pierre-Simon, « Paroles d’un croyant », Revue européenne, 8, 1834, p. 344-353.
166Byrne Peter, « Parole de providence contre Paroles d’un croyant : la réponse de Clarisse Vigoureux à Lamennais », Les socialistes français, 1796-1866. Formes du discours socialiste, Paris, Sedes, 1995, p. 249-258.
167Le National, 28 avril 1834.
168Revue républicaine, t. I, 1834, p. 202-220.
169Le Populaire, 11 mai 1834.
170CG, VI, à Blaize, 27 avril 1834 ; explications un peu embarrassées de l’abbé de Ladoue, Gerbet…, op. cit., t. 1, p. 270.
171CG, VI, d’Azy à Lamennais, 1er avril 1834.
172Rio François, Épilogue à l’art chrétien, op. cit., t. 2, p. 185.
173La France catholique, 16 juin et 28 juin 1834.
174Ibid., 12 juillet 1834.
175CG, VI, Combalot à Lamennais, 1er juin 1834.
176Guérin Maurice de, Journal, lettres et poèmes…, p. 298 et 306.
177CG, VI, Sibour à Lamennais, 22 juin 1834.
178Ibid, Daubrée à d’Alzon, 9 juin 1834.
179Craven Mme Augustus, Récit d’une sœur, Paris, Didier, t. 1, p. 207.
180CG, VI, Mme de Vaux à Lamennais, 11 et 14 mai 1834.
181Lubac Henri de, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Cerf, rééd. 2014, p. 439-460.
182CG, VI, de Coux à Lamennais, 6 et 18 juillet 1834.
183Ibid, d’Ault-Dumesnil à Lamennais, 22 septembre 1834.
184Le Guillou Louis, « L’information romaine de Lamennais. Lettres inédites de Mac Carthy à Lamennais », Annales de Bretagne, 71, 1964, p. 373-421.
185CG, VI, d’Alzon à Lamennais, 1er juillet 1834.
186Voir : CG, VI, extraits de la correspondance de d’Alzon, août à novembre 1834, p. 264-270 et 314-320. Bordet Gaston, « Emmanuel d’Alzon et la crise mennaisienne », Emmanuel d’Alzon dans la société et l’Église du xixe siècle, Paris, Le Centurion, 1982, p. 37-80.
187Apponyi Rodolphe, Vingt-cinq ans à Paris, Paris, Plon, 1913, t. 2, p. 452-427.
188Nerval Gérard de, Correspondance, Paris, Mercure de France, 1911, à Renduel, 6 novembre 1834.
189CG, V, Ballanche à Mme Hautefeuille, p. 304.
190Journal des débats, 24 mai 1834.
191Rémusat Charles de, Mémoires de ma vie, Paris, Plon, 1960, t. 3, p. 61-79.
192Gueslin André, L’invention de l’économie sociale. Le xixe siècle français, Paris, Economica, 1998, p. 168.
193CG, VI, à Benoît d’Azy, 29 mars 1834.
194Ibid., à Vitrolles, 25 mai 1834.
195Ibid, à Montalembert, 18 avril 1834.
196Thureau-Dangin Paul, Histoire de la monarchie de Juillet, Paris, Plon, 1884-1892, t. 2, p. 249.
197Marrast Armand, Vingt jours de secret ou Le complot d’avril, Paris, Guillaumin, 1834, préface.

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