Conclusion
p. 295-302
Texte intégral
1L’expert politique est pluriel. D’une part, parce que chaque expert est unique ; d’autre part, car chaque expert se transforme sans cesse, au gré des circonstances et de ses objectifs, à la manière d’un caméléon. Loin de posséder une identité sociopolitique préexistante, il naît de dispositifs sociaux et discursifs qui lui permettent d’élaborer une représentation fluctuante de lui-même, laquelle est, au fil de ses actions, légitimée ou désavouée par ceux-là mêmes à qui il propose ses services. Même s’il est possible de mettre en évidence des types d’experts, chacun des cas ici étudiés est le produit, extrêmement volatile, non seulement de ses expériences, compétences et savoirs, mais aussi (et parfois d’abord) de leur réception dans le contexte social, politique et institutionnel où il s’inscrit, et de sa capacité à les valoriser. Au-delà des contextes particulièrement propices que nous évoquions en introduction, chaque expertise et chaque expert s’inscrit avec force dans des lieux spécifiques que celui-ci contribue aussi à déterminer, dans des localisations1. Le savoir historiographique que nous produisons repose ainsi sur des opérations d’assignation de lieux, aux actions, aux écrits et aux stratégies de validation sociopolitique propres à chaque configuration d’expertise. Ces opérations sont multiples car l’expert se transforme au contact des pouvoirs, de la réussite ou de l’échec de ses prétentions et de ses objectifs. Les réajustements effectués par Diego de Saavedra Fajardo entre les deux éditions de ses Empresas políticas, étudiés par Marie-Laure Acquier, montrent bien comment le statut d’expert est soumis aux jeux transactionnels et politiques. Aucune trajectoire d’expert n’est linéaire ou prévisible, aucune réussite n’est garantie et les contraintes sociopolitiques qui pèsent sur l’expert le conduisent parfois à recourir à des pratiques dissimulatoires. Comme le montre Olivier Christin, les emblèmes de Guillaume de La Perrière sont ainsi une manière de faire du droit mais ils servent aussi un éloge discret du régime mixte, loué comme le meilleur des régimes, dans un contexte de renforcement du pouvoir royal. Ils font voir la Loi tout en « scellant les arcanes de la gouvernementalité ».
2L’expert se distingue au fil des pages de cet ouvrage par son adaptabilité : sans souplesse sociopolitique et sans acclimatation au contexte local, point de succès possible. La redéfinition du concept de « prudence », vertu politique par excellence que le prince se doit d’acquérir, à laquelle se livre le bibliste Arias Montano, l’illustre bien. Selon Renaud Malavialle, en opposant « science » et « prudence » et en associant cette dernière à un usage déontologique du temps, l’humaniste réserve aux seuls textes bibliques le statut de propédeutique à l’exercice du pouvoir, ainsi placés en position monopolistique dans un contexte où les liens entre prudence et histoire s’affirment toujours davantage pour affronter l’imprévisibilité et l’opacité du monde. Dans un tout autre registre, la déconvenue de William Playfair lors de sa rencontre avec André Morellet, analysée par Jean-François Dunyach, montre a contrario la nécessité d’une adaptabilité à des contextes plus ou moins larges et aux circonstances. Cette plasticité est d’autant plus nécessaire que l’expert n’existe jamais seul et n’est jamais méconnu.
3En effet, sa reconnaissance est le fruit d’une co-construction et d’une co-légitimation à l’issue d’un processus long et accidenté. Plusieurs contributions de ce volume analysent ainsi la réticularité et la temporalité des mécanismes de légitimation de l’expert et de son expertise. Maxime Martignon montre comment les nouvellistes spécialisés dans les affaires maritimes construisent doublement leur légitimité, en se faisant reconnaître comme expert par des acteurs socialement plus importants qu’eux mais aussi par leurs fournisseurs d’information. L’expert gagne de la sorte en valeur lorsque ses informateurs sont eux-mêmes déclarés experts, si bien que la reconnaissance repose sur une circularité de la validation. Par l’analyse de ce qu’il nomme la « fabrique de l’expert », Jean-François Dunyach permet quant à lui de saisir non seulement l’importance de la localisation en révélant l’hétérogénéité des critères de validation des deux côtés de la Manche, mais aussi comment les mécanismes de reconnaissance s’inscrivent dans des pratiques de sociabilité et de patronage inhérentes à l’appartenance à des « cercles » composés de diverses figures bien connues, telles celles des intermédiaires et du protecteur. Économie de la faveur, évaluations croisées et multiples des recommandés, contiguïté des cercles de sociabilité assurant le passage d’un espace politique à un autre, constituent ainsi les fils de l’étoffe de l’expert. Cette question de l’attribution de compétences d’expertise et de la mise en œuvre de procédures permettant sa validation se trouve au cœur même de la démarche de Robert Carvais puisque celui-ci montre comment la reconnaissance d’une capacité d’expertise a été un moyen pour les architectes de s’affirmer en tant que profession à part entière dans la France du xviiie siècle. Dans ce cas, exceptionnel par son intensité et par la source d’autorité mobilisée – le pouvoir royal –, la dénomination même d’expert assoit des pratiques et des attributions professionnelles au point de délimiter un statut juridique officieux pour ces acteurs du bâtiment jusqu’alors cantonnés dans leurs fonctions artistiques.
4Plus largement, le prologue de Saúl Martínez Bermejo permet de comprendre à quel point les ressorts de la reconnaissance de l’expert sont multifactoriels et difficiles à saisir pour l’historien : au-delà de mécanismes politiques et sociologiques, les conversations, le comportement envers autrui et l’aspect physique, minutieusement analysés par les contemporains, forment aussi une part essentielle des stratégies de validation sociale de l’autorité à l’origine de la figure de l’expert. « En imposer » passe d’abord par des gestes, une apparence et une voix dans une société moderne qui reste une société de « face-à-face » : l’expert s’incarne.
5Collectifs et réticulaires, les processus de validation – et donc de construction – de l’expert impliquent donc nécessairement des phénomènes de concurrence, exacerbés par le fait que dans nombre de cas, ils trouvent pour tout ou partie leur origine dans le jugement des pairs. Dans cette logique sociopolitique, il y a bien souvent plus expert que soi et celui-ci est en général un rival. Ainsi, les architectes français du xviiie siècle obtiennent-ils la reconnaissance attendue en accaparant le pouvoir d’expertise face à leurs concurrents, entrepreneurs du bâtiment. Le cas de la création de l’université de Göttingen par le ministre Gerlach Adolph von Münchhausen, étudié par Anne Saada et Sébastien Schick, permet quant à lui de voir comment l’expertise la plus efficace consiste précisément, ici, dans le choix et le recrutement d’experts pour légitimer sa propre action. Dans certains cas, le collectif l’emporte sur la sphère politique réduite des serviteurs de l’État lorsque, ainsi que l’analyse Anne Dubet, dans l’Espagne de la fin du xviiie siècle, l’expertise en matière financière devient l’enjeu d’un débat public, voire d’une publicisation.
6Comme l’écrivent Anne Saada et Sébastien Schick, ces enseignements permettent de « relativiser le lien presque automatique que l’on pourrait être tenté de tisser entre l’expertise et la connaissance, l’expertise et la maîtrise technique ou théorique d’un “champ” ». Si la maîtrise de certains savoirs est un préalable, elle est loin de rendre compte de toutes les facettes de l’expert. Marie-Laure Legay insiste sur l’importance de détenir des réseaux pour « donner du mouvement aux affaires » dans les instances décisionnelles versaillaises ou parisiennes, critère que les États provinciaux prennent en compte pour désigner leurs agents à la capitale, véritables professionnels de l’intermédiation et de la sollicitation. Et si la compétence est indispensable, elle ne suffit jamais. On ne peut qu’être frappé par la description floue et stéréotypée que les « experts » des finances, étudiés par Anne Dubet, donnent de leurs propres compétences dans les mémoires visant à appuyer leur position au sein de l’appareil monarchique. Et à y regarder de près, ce ne sont pas les compétences effectives qui départagent fondamentalement les acteurs aux prises dans cette lutte acharnée mais plutôt leurs capacités à rendre public leur « intelligence des finances » et son utilité pour le gouvernement et l’intérêt public. Dinah Ribard fournit une preuve magistrale du lien parfois lâche entre qualification d’expertise, savoir et compétence. Les deux cas par elle analysés, qui traitent au fond de la question de la possibilité d’une expertise émanant d’un outsider ici relégué au rang de fou ou de marginal, amène à penser que c’est autant l’intelligence d’un savoir utile au politique savamment mis en valeur pour son propre compte qui caractérise l’expert, que sa capacité à comprendre (et éventuellement à orienter) la demande du politique en matière de compétences et de conseils.
7Car les attentes du politique ne sont pas stables, au point même que certains champs d’expertise peuvent se trouver dévalorisés. Les causes en sont généralement multiples. Dans ce processus, les rivalités de personnes ou de clans au sein des arcana imperii interviennent et s’expriment autant à travers la revendication de la détention de compétences dites « politiques » qu’à travers le refus ostentatoire de les prêter à d’autres. C’est ainsi que tout reclassement des savoirs considérés comme utiles à l’exercice du pouvoir (dans son versant gouvernemental ou administratif) entraîne un reclassement des individus qui portent ces savoirs et éventuellement à plus long terme, de certains groupes. L’étude de Nicole Reinhardt sur les confesseurs royaux conseillers du roi en France et en Espagne et la délégitimation du champ d’expertise attaché à cette figure, celui de la théologie morale, permet d’enrichir ce schéma parfois réducteur et réintroduit des enjeux proprement cognitifs. La reconnaissance et l’implantation durable d’une telle « science globale de la conscience » en tant que savoir utile au gouvernement du prince supposaient un espace décisionnel propice à intégrer cet agent particulier qu’était le confesseur royal mais aussi une adaptabilité de ces experts. Progressivement ébranlés dans leur certitude à pouvoir saisir le monde politique face au déploiement et à la technicité croissante de certaines tâches, les milieux cléricaux espagnols s’adaptèrent en élaborant un nouveau modèle de confesseur, expert non plus en cas de conscience mais en histoire biblique pour se mettre au service d’une Église militante. Cette opération de cléricalisation les discrédita au sein du vivier des experts politiques et les réduisit, aux yeux de ceux qui surent faire prévaloir leur point de vue, au statut de lobbyistes ecclésiastiques dont l’offre de service ne cachait qu’une entreprise parasite. Ainsi, fournir un savoir utile au gouvernement et répondre à une demande ne revient pas tout à fait au même.
8Être expert suppose donc une capacité à saisir et maîtriser les formes, la rhétorique et les procédures susceptibles de faire accepter et aboutir une proposition d’expertise. Antoine de Laval, étudié par Nicolas Schapira, s’en montre bien conscient lorsqu’il met en place dans son traité de véritables scénographies, visant à légitimer sa prise de plume en matière de politique pour gommer sa position d’extériorité et faire passer ses écrits pour une demande du pouvoir. Par ailleurs, toujours placé dans une position de service et donc de subordination, l’expert n’est pas à l’abri du faux pas qui pourrait lui être fatal lorsqu’il sort des cadres et des normes d’action qu’on a établis pour lui. Tel Saavedra Fajardo qui s’autorise témérairement à prendre des initiatives et qui se voit destitué de son statut de négociateur à Münster en 1645, ou encore Playfair, coupable d’un crime de « lèse-sociabilité » qui le discrédite comme expert. C’est dire qu’il faut une certaine proximité avec les lieux du pouvoir et les acteurs qui les peuplent, et une connaissance a minima des rouages institutionnels qui meuvent le grand corps de l’État, afin de pouvoir faire porter une voix qui pourra alors prétendre à la légitimité, que le canal soit formel ou officieux, pérenne ou éphémère. Secrétaires, chroniqueurs et archivistes au service des pouvoirs politiques fournissent ainsi une grande partie du vivier de « nos experts ». À l’autre bout du spectre, Frédéric Graber rappelle à point nommé que cette autre figure de l’expert qu’est le faiseur de projet apparaît précisément parce qu’il existe une demande émanant des autorités et intéressant un public large d’investisseurs, que le « faiseur » s’ingénie à combler. L’appétence pour le nouveau et l’aspiration aux réformes caractéristiques du xviiie siècle ne se concrétisent en projets qu’à travers le filtre d’une rhétorique qui doit convaincre d’éventuels patrons ainsi mués en commanditaires. Les enquêtes de commodité constituent ainsi une des procédures de validation et d’autorisation de tels projets en garantissant son « utilité » pour le roi et le public ainsi que sa « faisabilité ». Le processus de fabrication/reconnaissance de l’expert à travers la quête d’un public à convaincre, dont l’enquête est partie prenante, montre à l’œuvre, ici, deux composantes récurrentes des configurations sociopolitiques qui permettent l’identification de l’expert : la production d’un discours (donc d’une rhétorique, voire d’une « fiction ») coulé dans un dispositif légitimant qui articule « offre » et « demande » politique, et une position intermédiaire (indéterminée) entre un « dedans » et un « dehors » du cœur du pouvoir.
9Toutes les trajectoires sociopolitiques mises en lumière dans cet ouvrage manifestent à quel point l’expertise est une affaire de communication et d’espace de publicité investi mais aussi construit par les experts eux-mêmes. Antoine de Laval, étudié par Nicolas Schapira, serait resté un « assez petit personnage » s’il n’avait pas publié ses Desseins dans lesquels il construit son identité sociopolitique de conseiller des Bourbons. Plus encore, Dinah Ribard montre comment Gabriel de Calloet Kerbrat et Nicolas de Blégny fondent la totalité de leur activité et de leur réputation sur la publication « de l’intention du roi », au point que leurs mises en mot deviennent des mises en sens de ce qui, initialement, n’était sans doute qu’une série de décisions ne constituant pas a priori une « politique ». Mobilisée ainsi, la notion d’expertise agit comme un révélateur du politique, observé et saisi depuis ce qui semblerait être ses marges jusqu’à finalement voir dévoilés sa cohérence, ses limites et peut-être même son existence.
10La reconnaissance en tant qu’expert repose donc sur des stratégies politiques et sociales, sur une habileté protéiforme et fortement localisée : mobilisation d’un entregent adéquat et des bons réseaux, soumission – au moins apparente – au pouvoir, variété, duplicité et ambiguïté des discours, auto-légitimation et valorisation exagérée de compétences, etc. Gerlach Adolph von Münchhausen fonde avant tout son expertise sur des compétences sociales qui, au-delà de ses connaissances et de son expérience effectives, semblent se trouver au cœur de l’exercice de son pouvoir de ministre et de sa mise en scène. Si bien que l’expert n’est pas seulement une « figure ». Il s’impose comme une véritable « posture », au sens où la sociologie de la littérature l’a construite2. La notion de « posture » désigne en effet une manière singulière d’occuper une position dans un contexte particulier, grâce à des actions et des procédés d’écriture. Il s’agit donc à la fois d’une conduite et d’un discours. L’usage de cette notion permet de prendre immédiatement en compte dans l’analyse la dimension discursive et élaborée de l’expertise et de la sorte, de placer au centre de la réflexion la capacité des historiennes et historiens à dévoiler cette construction. En effet, malgré leur diversité, ces stratégies reposent toutes sur des pratiques d’écriture et des écrits qui, à terme, sont voués à circuler dans les cercles plus ou moins larges, mais toujours choisis et adéquats, au sein desquels pourra être rendue publique la prétention à l’expertise en vue de sa validation.
11La prise en compte de la dimension « posturale » de l’expertise permet d’introduire de la cohérence au sein de certaines productions d’apparence disparate, comme celle du juriste, historiographe et poète Guillaume de La Perrière dont Olivier Christin rappelle qu’on ne saurait séparer les écrits liés à des intérêts strictement professionnels de ceux qui semblent uniquement relever de logiques de distinction sociale et de pratiques de sociabilité, car tous sont traversés par les mêmes ambitions et préoccupations. Ce faisant, l’historien se donne les outils pour articuler des trajectoires a priori confuses et éclectiques tout en redonnant du « jeu » et de la souplesse dans la structuration des sociétés modernes éminemment hiérarchisées mais nullement figées. De sorte que, si la posture d’expert s’impose comme une stratégie pour obtenir un statut sociopolitique, le qualificatif lui-même ne suffit jamais à contenir la totalité de l’action et de l’identité de celui qui en use dans le champ du politique. Ainsi l’expert est-il un des visages de « l’homme nouveau ».
12Par ce biais, on retrouve la question de la marge d’autonomie des experts et de ses conséquences. La possible autonomie corrélative à la technicité des tâches, à la complexification des mécanismes de prise de décision et à la difficulté de l’acquisition et du traitement d’informations fiables engendre des compétences (voire une culture et un éthos) spécifiques qui peuvent ménager une niche durable à qui sait mettre en valeur l’incorporation d’un savoir présenté en partie comme propre à soi. Particulièrement rentables, ce savoir et cette situation peuvent donner lieu à des mécanismes de transmission via des dynamiques intéressées de patrimonialisation, par exemple dans le cas du personnel des secrétariats des monarchies bureaucratiques. On songe ici à l’argumentaire défendant la valeur de l’expérience que dépeint Anne Dubet dans le discours de l’intelligence des finances, qui justifie souvent un patronage familial dans la mesure où le maniement des papiers et donc les savoir-faire et pratiques que l’on en retire, s’apprennent de façon transgénérationnelle au sein d’une parentèle. À travers l’exemple du secrétaire des Indes Juan de Ibarra, Sylvain André place aussi au cœur des mécanismes de la fabrication de l’expert une rente de situation assise sur un savoir-faire social et une intelligence du labyrinthe institutionnel de la monarchie espagnole au sein d’une conjoncture de déploiement impérial. Le cumul informel de fonctions et de charges permet à Ibarra de traiter plus efficacement d’affaires couvrant des espaces juridictionnels amples et nécessitant des flux d’informations divers. Une telle concentration de pouvoir et d’informations décloisonne les tâches, s’accompagne de nouvelles prérogatives et confère une position hégémonique à « celui qui sait ». Dès lors, son intersectionnalité institutionnelle explique son autonomie et les effets centralisateurs de ses actions. La figure de l’expert se modèle ainsi au gré de la mise en débat de son savoir exclusif, de ses compétences uniques et de son périmètre d’action qui mettent en tension, d’une part, logiques d’efficacité, de mérite et de service et de l’autre, fonction, charge et office.
13Faire une histoire sociale de l’expertise politique, comme nous avons souhaité le faire dans ce volume, permet de penser le politique depuis les pratiques des acteurs et d’ainsi se dégager – dans la mesure du possible – des catégories, ou tout au moins de certaines représentations anachroniques des modalités de déploiement de l’État et de ce que serait la politique à l’époque moderne. Par la qualification d’expert, plusieurs des études contribuent à faire bouger le grand récit de la « modernité » et de la rationalisation politique, en proposant des localisations et des contextualisations différentes aux actions de ces experts. Reprenons le cas de Juan de Ibarra. La restitution minutieuse de ses actions permet d’examiner à nouveaux frais la question des juntes, traditionnellement adossée au seul récit du déploiement de la modernité. En effet, on remarque qu’en parallèle de l’agilité et de l’efficacité permises par ces commissions ad hoc, de nouvelles méthodes d’action favorisent la monopolisation par quelques-uns de savoirs techniques et la maîtrise panoptique de savoirs composites créant de fait une nouvelle dynamique d’accès à la confiance du roi et aux secrets du gouvernement. Ce faisant, c’est la logique d’étagement et de dissémination des pouvoirs au sein de la polysynodie qui s’altère, altération dont la patrimonialisation des documents par le secrétaire des Indes est une des manifestations. À l’aune des réflexions d’Anne Saada et de Sébastien Schick à propos de Münchhausen, c’est la figure du principal ministre, centrale dans l’historiographie des Lumières, qui perd de son caractère exceptionnel, à proportion que son habileté sociale s’impose comme le ressort essentiel de son statut politique. Plutôt qu’un politique génial dépositaire d’un savoir total, le principal ministre serait aussi (d’abord ?) celui qui a su se faire une place au cœur des instances de décision et sa consécration comme expert tiendrait beaucoup à la réussite de ses menées. Selon une logique similaire, une fois confronté à la question de l’élaboration d’une posture par l’expert et de sa mise à l’épreuve des faits, le caméralisme ne semble plus associer de façon automatique expertise, innovation et croissance, comme le rappelle Frédéric Graber à partir des travaux d’André Wakefield. La contribution de Marie-Laure Legay, en s’intéressant à la figure des agents d’affaire par le prisme de l’expertise, révèle quant à elle les mécanismes d’une participation provinciale au « despotisme » ministériel, contribuant à la mise en évidence de la multipolarité de l’exercice du pouvoir dans une monarchie longtemps qualifiée sans nuances d’absolutiste. Dans une logique analogue, analyser l’encadrement de l’expertise du bâtiment permet à Robert Carvais de saisir une évolution dans un domaine a priori inattendu et surtout une transformation dans la hiérarchie des pouvoirs en France au xviiie siècle. En mettant en évidence une « judiciarisation de l’expertise », il révèle l’influence grandissante des experts sur l’autorité judiciaire et la reconnaissance nouvelle de leur capacité à dire la norme en matière de construction, voire le droit, au détriment des juges.
14Chacun à sa façon et loin du grand récit triomphaliste de la modernité, ces cas font apparaître dans toute leur complexité (et parfois leurs contradictions) les dynamiques de déploiement des institutions ainsi que les processus de négociation, de distribution et de dissémination des pouvoirs, dans et hors les arcana imperii.
15À la croisée de l’histoire des pratiques de gouvernement et des savoirs administratifs, de la sociologie des acteurs du pouvoir et de l’analyse des procédés de publication et de communication de l’action politique, les contributions de ce volume montrent la pertinence et le gain heuristiques à envisager l’expertise politique en tant que processus sociopolitique tant du point de vue de l’analyse de la gouvernementalité que de l’interprétation des trajectoires sociales. L’opération de « dénaturalisation » de l’expert et de l’expertise politique à laquelle nous nous sommes livrés grâce à une approche située et par « cas », nous met ainsi en garde contre la transitivité que nous prêtons parfois, sans examen des mots, aux choses. Une telle historicisation non téléologique du concept d’expert, dont l’index notionnel se veut un outil, ne peut manquer d’avoir une résonance particulière dans notre démocratie d’aujourd’hui en nous invitant à mettre à nu certains impensés et à identifier la façon dont les forces sociopolitiques travaillent les échanges linguistiques.
Notes de bas de page
1Localités : localisation des écrits et production locale d’actions, Les Dossiers du Grihl, en ligne, 2008-01 | 2008, mis en ligne le 15 septembre 2008, [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dossiersgrihl/2163], consulté le 18 juillet 2019.
2Molinié Georges et Viala Alain, Approches de la réception, Paris, 1993 et Meizoz Jérôme, L’œil sociologue et la littérature. Essai, Genève, Slatkine Érudition, 2004 et Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007.
Auteurs
Université d’Orléans, POLEN
Université Côte d’Azur, CMMC/IUF

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