Les agents d’affaires : experts de la sollicitation politique
France, xviiie siècle
p. 283-293
Texte intégral
1Les rapports de la monarchie française avec ses corps constitués ont fait l’objet de nombreuses études. Clergé, villes, provinces, communautés rurales ou encore « ordre » protestant participaient à la vie politique du royaume selon diverses modalités définies autrefois par Roland Mounsier1. La « participation des gouvernés à l’activité des gouvernants » a été par la suite maintes fois rebattue par les historiens soucieux de qualifier un absolutisme mouvant2. Par exemple, l’enquête menée sur les états provinciaux septentrionaux combat l’idée selon laquelle ces assemblées n’auraient plus constitué au xviiie siècle que des bras morts de l’administration française3. C’est bien au contraire à cette époque que l’on discerne un développement inédit de leurs attributions. On ne peut donc conclure avec Tocqueville que « l’institution avait entièrement perdu sa virilité et n’était qu’une vaine apparence4 ». Le paradoxe d’une réactivation des pouvoirs provinciaux ne se comprend toutefois qu’en appréciant l’adaptation de ces corps à un fonctionnement lui-même inédit de l’État. Non seulement la centralisation versaillaise ne supprima pas tout pouvoir provincial, mais la bureaucratisation de l’administration anima ce dernier. La dynamique propre à la logique administrative engendra de nouveaux comportements des stratégies d’acteurs qui dépassèrent la logique institutionnelle. Par nécessité, la monarchie en vint à nouer avec les élites des pays d’états un contrat tacite d’attribution de compétences nouvelles (sur les chemins, les communaux, la mendicité, etc.), reléguant l’intendant dans un rôle réduit, en échange d’une application des directives centrales dans le pays. De leur côté, les états provinciaux abandonnèrent leur rôle traditionnel de protecteurs des libertés provinciales, pour devenir de redoutables administrateurs, renforçant les mesures de contraintes fiscales et juridictionnelles sur les habitants. L’enquête montrait en outre que cette évolution fut orchestrée conjointement par les députés provinciaux et les bureaux ministériels qui entretenaient d’étroites relations, notamment grâce à la représentation permanente de certains États à Paris, selon les modalités d’une « régulation croisée » pour reprendre les termes de la sociologie des organisations5. C’est seulement à la fin de l’Ancien Régime que fut vivement dénoncée l’émergence de la puissance « co-active » des États, indice de la profonde mutation qu’avait alors subie leur rôle. Robespierre notamment, député de l’Artois aux États généraux, en vint à dénoncer le « despotisme provincial6 ».
2L’exemple des états provinciaux permet d’interroger plus avant la voie d’exécution de la décision politique sur le territoire et particulièrement le rôle de ces experts que formaient les « agents d’affaires7 ». Pour s’adapter à l’alchimie décisionnelle versaillaise, les assemblées, somme toute encore nombreuses au xviiie siècle, apprirent à suivre les affaires en droiture, c’est-à-dire en contournant les intendants de province. Écoutons Feydeau Duplessis, l’intendant du Béarn, se plaindre de l’ostracisme dont il fut victime :
« Les syndics des Estats de Béarn […] ont changé de discours et, par un mémoire tout nouveau qu’ils ont adressé en droiture à M. de Croissy, ils se sont contenté de demander simplement au Roy qu’il plust à S. M. leur permettre de s’assembler pour chercher eux-mesmes les moyens les moins à charge pour la province d’exécuter ces édits et déclarations […]. C’est par le canal de M. de Croissy que j’ay eu connoissance de la nouvelle démarche des Estats8. »
3Le nombre et l’importance des affaires d’administration intérieure augmentant chaque jour, il importait pour les corps constitués de désigner des agents capables de suivre en permanence ces affaires à Paris. L’expertise de ces agents consistait donc dans la capacité de solliciter la décision grâce à la connaissance des bureaux centraux.
4Assez généralement, l’agent pourrait être défini comme le représentant accrédité d’une autorité. L’étendue de sa mission dépend naturellement du degré de dignité de sa fonction et de proximité avec l’autorité directoriale. Par exemple, les agents diplomatiques s’organisent selon une gradation de responsabilités qui place l’ambassadeur au-dessus du consul, lui-même au-dessus du simple « chargé d’affaires » du ministère des Affaires étrangères9. On peut encore évoquer l’enquête menée sur les édits de pacification au xvie siècle par Jérémie Foa qui insiste sur le rôle de commissaires, agents de négociation qui établissaient de nouveaux liens entre le centre et la périphérie10. Les « agents » désignés comme tels, c’est-à-dire avec ce titre d’« agent », n’étaient toutefois pas si nombreux. Ils se sont développés pour accompagner la construction de l’État moderne, particulièrement l’État de finances qui eut besoin d’interlocuteurs fiables pour traiter des affaires de plus en plus complexes. Les « agents » généraux du Clergé sont ainsi apparus au xvie siècle pour satisfaire aux nécessités financières de l’État et lever les décimes11. De même, les corps constitués qu’étaient les États provinciaux ou les villes, devaient se doter de telles « agences » pour satisfaire tout à la fois aux intérêts du pays et aux intérêts du roi. William Beik a montré, par exemple, comment Louis XIV appela à lui des agents de la province du Languedoc pour négocier des emprunts12. Le mot lui-même d’« agence » se démultiplie dans les sources au xviiie siècle.
5Nous souhaitons à travers cette étude montrer que l’agent d’affaires, à la différence d’autres figures de la sollicitation politique comme le commissaire ou le député, possédait des compétences particulières qui permettent de le définir comme « expert » politique. Ces compétences se révèlent notamment dans l’adresse à s’employer à suivre les affaires et à les faire avancer en utilisant les voies directes d’exécution de la décision monarchique dans un contexte de développement de la bureaucratie. Une telle étude, qui nécessiterait sans nul doute d’être approfondie davantage et élargie à d’autres corps, permet, nous semble-t-il, d’interroger à nouveaux frais le « despotisme ministériel », selon l’acception qui en était faite au xviiie siècle, c’est-à-dire comme une intention de régir le royaume par les bureaux ministériels13.
Le rôle des avocats « solliciteurs »
6Les agents d’affaires que nous évoquons sont ceux qui ont été désignés par les corps constitués pour suivre les affaires courantes dans toutes les instances décisionnelles où elles étaient susceptibles d’être délibérées. Nous les distinguons des avocats, également investis pour défendre une cause en instance dans un tribunal. En Languedoc par exemple, l’assemblée des états s’entoura d’une multitude de juristes en désignant, à partir de 1523, un procureur au parlement de Toulouse, mais aussi quatre avocats auprès de cette même cour, un procureur au grand Conseil, un autre à la Cour des Aides, puis un solliciteur au Conseil privé14. Il est certain que le titre de « solliciteur » distinguait l’avocat chargé de plaider, de celui qui était chargé de suivre les affaires. En 1681, Jean Amans de Pégulhan succéda par exemple à son père, avocat au Parlement, dans la charge de solliciteur des affaires de la province au Conseil15. Le « solliciteur » se trouvait réellement doté d’une mission politique, comme ce dénommé Thorel, avocat chargé du cahier de doléances des états de Lille en 1742. Toutefois, ce dernier fut chargé de ce rôle honorifique car les États ne disposaient pas alors d’agence à Paris16.
7À Paris, avocats aux Conseils du roi ou avocats en Parlement instruisaient et suivaient naturellement les affaires pour le compte des institutions comme des particuliers. Toutefois, leur efficacité politique était limitée. Les avocats aux conseils du roi étaient jugés mauvais jurisconsultes17. On faisait appel à eux surtout pour suivre les affaires en instance au Conseil des finances. Les états du Languedoc s’offrirent les services de Peyre de Largentière, qui resta en charge de 1712 à 1754, ou encore ceux de l’avocat Bocquet de Chanterenne. C’est notamment avec ces avocats que le Conseil traitait de l’abonnement du droit de sceau pour les arrêts du Conseil, lettres patentes et déclarations concernant les affaires de la province. Les états de Lille confièrent ce type d’affaires à l’étude de Maître Hordret à Paris. Ce dernier connaissait personnellement le premier commis de l’intendant des finances, Lefèvre d’Ormesson, et pouvait donc se prévaloir de cette amitié pour faire avancer l’instruction des affaires.
8Les avocats au Parlement étaient jugés plus compétents en matière de droit public. Spécialistes des matières ecclésiastiques ou de matières féodales, leurs connaissances étaient plus vastes. Dans les querelles des ordres au sein des assemblées, comme dans les joutes menées à l’encontre du pouvoir royal, leurs services étaient précieux, mais ils coûtaient cher. Ces avocats ne se donnaient du mouvement pour une cause que grassement payés. Les baillis de Flandre avaient bien compris que la lenteur de l’avocat en Parlement, de la Monnoye, provenait de « l’incertitude où il était de la somme qui lui serait donnée18 ». Par ailleurs, la capitale se remplissait de solliciteurs de procès19. Pour défendre ses intérêts, une institution locale ou provinciale devait donc se doter de moyens plus efficaces pour pallier l’encombrement. On lit dans une correspondance de 1744 adressée au Magistrat de Saint-Omer :
« Les avocats, quoy que très exacts et très vigilants pour vos intérêts, ne peuvent, sans se faire un tord considérable quitter leur cabinet pour aller solliciter parce que comme ils sont au public, leur absence pourroit leur faire manquer des affaires de très grande conséquence ; ils envoyent à leur place les personnes qui travaillent chez eux s’informer simplement dans les bureaux de l’Etat des affaires20. »
9Comme nous venons de le voir, certains avocats « solliciteurs » se trouvaient investis de missions politiques, devenaient des experts de la sollicitation. Il convient toutefois de distinguer les agents permanents entretenus au Conseil et les agents permanents que l’assemblée entretenait auprès de la Cour royale.
Le rôle des syndics, officiers mixtes de la province
10Plus encore que la machine judiciaire, la machine administrative de l’Ancien Régime nécessitait, pour éviter que les affaires ne languissent, d’être constamment excitée par des sollicitations pressantes. Les bureaux ministériels étaient engorgés de dossiers et de requêtes à instruire provenant de tout le royaume. Pour en accélérer le mouvement, les corps de ville ou de province pouvaient encore envoyer leur syndic. Officiers chargés d’administrer la vie des pays, les syndics généraux21, en certains cas, passaient le plus clair de leur temps à Paris. Par exemple, Joseph Delafage, syndic général du Languedoc dans les années 1760, descendait toujours rue Neuve des Capucins, chez le trésorier des états, Mazade22.
11La fonction de syndic devint un véritable métier à l’époque moderne. Elle supposait d’avoir quelques connaissances. Pontbriand, dans son Histoire des Procureurs syndics, affirmait que les commissions des états de Bretagne « tomberaient dans beaucoup de méprises si les lumières du syndic et de son substitut ne suppléaient aux lumières qui manquent toujours à ces commissions23 ». C’est pourquoi, les syndics étaient le plus souvent issus de la robe. Les conseillers du parlement de Rennes exercèrent toujours l’un des deux syndicats des états. Tous nobles, ils avaient reçus le plus souvent une solide formation classique, à l’instar du dernier d’entre eux, René-Jean Duplessis-Botherel, procureur général syndic des états de Bretagne à partir de 1786. De même en Béarn, le syndic de robe devait être gradué. Dans les petits pays disposant encore d’une représentation des trois ordres, c’était le plus souvent le syndic du tiers état, issu de la basoche, qui tenait les rênes de l’administration. Les Vergès, père et fils, correspondaient à ce profil. Issus du notariat, avocats en parlement, Dominique, le fils, était par ailleurs conseiller de la sénéchaussée de Tarbes. À eux deux, ils tinrent successivement le syndicat de la Bigorre pendant plus de quarante ans. En Languedoc, l’on connaissait les capacités des Joubert qui depuis le milieu du xvie siècle, s’illustraient comme syndics et trésoriers des états. Alliés à la robe et à la finance, tant provinciales que parisiennes, ils étaient en mesure de diriger une vaste administration et de soutenir les ambitions des prélats24.
12Le syndic se trouvait à Paris pour plusieurs raisons. Les provinces, à cette époque, passaient maîtresses dans l’art de contourner les voies de la hiérarchie décisionnelle pour s’adresser directement aux ministres. Les archives du Contrôle général en témoignent. L’un de leurs modes d’action familiers était la requête en projet d’arrêt. Pour accélérer bien des affaires, les syndics prenaient l’initiative de rédiger une requête, qui, revêtue d’un dispositif, devenait un projet d’arrêt soumis au Contrôleur général par le premier commis. Mesnard de Conichard, premier commis au Contrôle général des finances, s’irrita de cette façon de procéder et son agacement révèle à lui seul la formidable extension des pouvoirs de ces officiers des états :
« Il est indécent qu’un sindic dicte ainsy les arrêts qu’il désire avoir. Tous les jours ces Mrs empiètent. Sans la grande règle, ils ne doivent recevoir aucune décision du Conseil que par la voye de M. l’intendant et parce qu’on a eu la bonté de leur remettre quelques arrêts rendus sur leur requeste, ils s’en font un titre aujourd’hui pour les avoir tous25. »
13Cependant, le syndic se trouvait aussi à Paris pour le compte du roi, c’est là une particularité que l’on méconnaît. Il était en effet habilité à contracter des emprunts dont le produit allait naturellement au souverain. Pierre Leroux de Montbel, syndic général du Languedoc, correspondit régulièrement avec l’intendant de la province, depuis Paris, pour rendre compte des contrats d’emprunts signés pendant les guerres de la Ligue d’Augsbourg. De même, si Michel de Chamillart refusa de vendre les charges des états de Bretagne aux traitants, en 1705, c’est bien parce qu’il craignait de compromettre une des principales ressources du roi tirées de cette province, par l’intermédiaire du procureur-syndic chargé de négocier des emprunts au denier seize dans la capitale. Cette fonction d’intermédiaire financier du syndic explique sa position de force dans les négociations avec le pouvoir. Le Contrôleur général avait besoin de lui pour obtenir plus rapidement les fonds de la province. Il l’utilisait non seulement pour obtenir des emprunts de la province pour le compte du roi, mais aussi pour faciliter les opérations d’assignations de dépenses sur les impositions locales. Ne disposant pas de contrôle direct sur les recettes des états, le ministre pouvait ainsi saisir le procureur-syndic.
14On voit donc bien que la machine administrative versaillaise était tout autant activée par les agents du roi que par les agents des corps constitués. De nombreuses doléances de la fin du xviiie siècle accusent les syndics généraux de despotisme. La cour des aides de Montpellier, par exemple, dénonça avec virulence le syndic du diocèse de Toulouse, Besaucelle, et ses coopérateurs, estimant qu’ils s’étaient arrogé, « comme tous les autres syndics, un pouvoir absolu dans l’exercice de leurs fonctions ». Les membres du tiers état en particulier sollicitèrent du roi le rétablissement d’un syndicat élu. Dans le Béarn, les députés des villes et des bourgs réclamèrent le changement des syndics en 1784. Dans la Bresse, on se plaignit également de l’accaparement des affaires par le syndic perpétuel du tiers état, tandis que dans le pays de Gex, on dénonça le vice de l’administration dominée par Fabry.
15La position du syndic en faisait un expert de l’administration ministérielle. De même, les agents d’affaires installés à Paris offraient aux corps constitués, villes ou états, qui faisaient appel à leurs services, une expertise de premier plan pour accélérer les affaires, informer les commettants sur les personnes à approcher, argumenter en faveur des intérêts du corps, préparer la députation, etc.
L’agence d’affaires, vers une institutionnalisation des professionnels de l’antichambre ?
16La participation provinciale au « despotisme » ministériel, c’est-à-dire à l’administration par voie ministérielle directe, se lit facilement à travers les documents des états : tandis que le nombre d’articles des cahiers de doléances traditionnellement rédigés pour être présentés à Versailles diminuait, le nombre d’articles, c’est-à-dire d’affaires, inscrits dans les instructions rédigées pour les députés partant à Paris augmentait. Ainsi, le mode traditionnel de représentations, la doléance, fut abandonné (les cahiers de doléances deviennent très clairement stéréotypés), tandis que la députation en Cour se vit chargée d’un simple cahier d’instructions de plus en plus lourd26. Le rôle d’administration intermédiaire des assemblées se lit également à travers le traitement des requêtes des administrés, au nombre d’une centaine par an dans le cas des états d’Artois : plusieurs de ces requêtes faisaient l’objet d’un article dans le cahier d’instructions de la députation en cour. Au demeurant, les commissaires chargés de l’instruction des requêtes des provinciaux étaient les mêmes que ceux chargés de rédiger le cahier d’instructions pour Paris, ce qui révèle bien la fonction d’intermédiation politique des états.
17Dans ces conditions, l’aide d’une agence parisienne pour suivre les affaires devenait indispensable. Il pouvait s’agir soit d’une agence à la Cour, soit d’une agence au Conseil, option adoptée, semble-t-il par les états du Languedoc27. Les députés ordinaires des états d’Artois évoquèrent en 1750 tout l’intérêt d’une telle agence, en complément de la députation en Cour :
« Les affaires de la province, dont le nombre et l’importance augmentent tous les jours, s’expédieraient avec plus de promptitude et de facilité. Quels que soient le talent et la capacité de ceux qu’on nomme pour la première fois en Cour, quelque versés qu’ils soient dans les affaires en général, il leur faut un temps considérable soit pour connaître la façon dont ils doivent se conduire envers chaque personne avec qui ils ont à traiter, eu égard à la place qu’elle occupe, à son caractère et à ses dispositions pour la province, soit enfin pour être instruit du cérémonial et de beaucoup d’autres détails dont la connaissance ne peut s’acquérir que sur les lieux et par un long usage28. »
18En effet, la députation en Cour ne répondait pas pleinement aux attentes des membres des assemblées. D’une part, toutes les provinces ne pouvaient pas se permettre de dépenser une députation permanente à Paris ; celle-ci coûtait très cher ; d’autre part, ces ambassades provinciales à Versailles relevaient souvent d’une démarche politique symbolique. Le temps fort de réception de la province au Château suivait toujours le même cérémonial, à l’occasion duquel, certes, les députés pouvaient s’adonner à la sollicitation, mais sans forcément être bien informés de l’état d’avancement des affaires dans les bureaux. D’où l’intérêt d’instituer des agences.
19Les titulaires de ces agences étaient choisis soit parmi les avocats parisiens, soit dans la clientèle des « patrons » de la province. Morandet, agent du Cambrésis de 1768 à 1784, était avocat en Parlement, et son successeur Périn, agent d’affaires du même pays de 1784 à 1789, avocat aux Conseils du roi. Louis Barbaut, agent d’affaires de Flandre wallonne de 1717 à 1742, présentait un profil différent : ce noble qui vivait rue Jussienne à Paris, était gouverneur des ville et comté de Saint-Pol-sur Ternoise ; il était le protégé du duc de Boufflers. De même Jean-Charles-François de Forceville, qui détint l’agence du Cambrésis de 1754 à 1767, mais aussi celle de Flandre wallonne de 1754 à 1788, était un commissaire des guerres aisé, qui résidait à l’hôtel de Soubise car il remplissait en même temps les fonctions de secrétaire de Charles de Soubise. En Artois, où l’assemblée était dirigée par les députés des trois ordres (pas de présidence), ce sont ces derniers qui désignaient leur agent. L’intendant Caumartin s’en plaignit au Contrôleur général des finances, jugeant l’agence illégale :
« On se plaint à moi de ce que le sieur Camp a été retenu à Paris pendant plusieurs années aux appointements de 3 000 livres par chacun an sans qualité légale n’étant qu’un agent que les députés à la Cour s’étoient associés et quoique cet arrangement ait été exécuté sans qu’aucune résolution de l’assemblée générale l’eut d’avance autorisé, on est parvenu depuis à en faire approuver la dépense par les États29. »
20Agréé ou pas par l’assemblée générale, l’agent se donnait pleinement à ses fonctions.
21Informer :
-
sur les événements à la cour-sur les décisions ministérielles ;
-
sur les démarches des autres États et les résultats obtenus ;
-
sur les démarches des parties adverses dans les affaires en instance ;
22Conseiller :
-
procédure à suivre dans les sollicitations ;
-
personnes à contacter, à remercier, etc. ;
-
présenter un avocat au Conseil ;
-
conseiller les députés à la cour, les accompagner dans leurs démarches.
23Solliciter :
-
présentation du cahier au bureau des pays d’États ;
-
présentation des mémoires, placets, lettres, etc. ;
-
obtenir un arrêt du conseil ;
-
audience auprès des ministres.
24Sa spécificité était de connaître parfaitement les bureaux ministériels, leur fonctionnement et leur personnel avec lequel il avait des accointances. Le principal interlocuteur de l’agent dans la capitale, comme du syndic de pays, était le premier commis au bureau des pays d’états. Les Clautrier, père et fils, puis Mesnard de Conichard, plus tard Acher de Mortonval et Harivel, tous ont bien connu les agents des assemblées du xviiie siècle, qui hantaient leur bureau au moins une fois par semaine et avec lesquels ils entretenaient une correspondance permanente. L’agent tirait des commis nombre d’informations qu’il transmettait aux députés, en particulier sur les édits et arrêts en cours de rédaction, dont nous avons déjà parlé.
25Le rôle d’informateur de l’agent était d’autant plus utile qu’il rendait compte des réactions des autres États, étant lui-même en charge des intérêts de plusieurs corps ou se concertant dans les bureaux avec d’autres agents. À titre d’exemple, voici comment Barbaut agissait pour le Cambrésis :
« Prenez-vous, Messieurs, grand intérêt à l’arrêt du 14 mai 1724 au sujet des Eaux et Forêts ? Messieurs de Lille et Messieurs d’Artois en demandent la cassation. Si vous avez les moyens, ayez la bonté de faire une requête ou un mémoire à ce sujet et me l’envoyer. J’interviendrai en votre nom et me joindrai avec les Etats et ville de Lille et les Etats d’Artois afin que vous restiez comme vous étiez sur cette affaire30… »
26L’agent était donc l’éclaireur des États à Paris, le guide qui transformait les provinciaux en professionnels de la sollicitation. Il savait choisir les avocats aux Conseils. L’avocat Thorel fut choisi par Barbaut ; l’avocat Vidal fut choisi par de Forceville. Il accompagnait les députés présents dans leurs démarches. Le grand Bailli Pierre de Wazières de Roncq, membre des états de Lille, avoua nettement à ses homologues en 1772, alors qu’il se trouvait dans la capitale, qu’il n’aurait pu agir sans l’aide de l’agent. L’agent était précis dans ses conseils. Pour accélérer la réponse à un article du cahier de Flandre wallonne de 1740 concernant le renouvellement d’octrois, Barbaut conseilla :
« Faites une requête au Conseil en y joignant une copie desdits octrois dont le renvoi se fera à M. l’intendant pour avoir son avis et sur icelui obtenir un arrêt. Il est nécessaire de prendre ce parti parce que M. le Contrôleur général attend que ces continuations d’octrois soient accordées par des arrêts31. »
27L’agent pouvait outrepasser son rôle de conseiller en sollicitant lui-même auprès des ministres. D’une part, il était souvent chargé du cahier de doléances pour le présenter au bureau des pays d’États, créé au Contrôle général en 1715. Il suivait de près la réponse aux articles et faisait les sollicitations nécessaires pour certains articles, notamment les décharges fiscales. À titre d’exemple, l’action de Barbaut sur les cahiers du Cambrésis de 1723, 1724, 1725 fut décisive. Il s’entretint à plusieurs reprises avec le ministre Breteuil. L’agent Morandet s’entretenait quant à lui avec le ministre Turgot.
*
28Les agences d’affaires ont été des instruments d’action des corps auprès des instances décisionnelles versaillaises et parisiennes. Elles ont été confiées à divers personnages, soit qu’ils fussent attachés au corps, créatures des figures éminentes de la province, évêques ou haut-nobles, soit qu’ils fussent pris dans le vivier des avocats de la capitale. Dans tous les cas, le titulaire d’une agence s’accomplissait comme expert de la sollicitation, un professionnel de l’antichambre, un arpenteur infatigable des bureaux ministériels. L’agent accompagne la bureaucratisation de l’État royal. L’expertise consistait non seulement à prendre connaissance des dossiers, à suivre l’actualité législative, à conseiller les représentants des corps sur l’action à mener, mais aussi à donner du mouvement aux affaires, en sollicitant les bonnes personnes, en rédigeant au besoin les requêtes nécessaires à l’obtention des arrêts utiles aux mandants. Cette force d’action nous renseigne sur la nature du despotisme ministériel qui, s’il dévoyait les formes usuelles de la décision politique, écartant parfois commissaires de la province et conseillers d’État, activait néanmoins une foule de requérants qui défendaient les intérêts des corps constitués directement auprès des commis. Le solliciteur patenté finit par excéder les bureaux. Dans celui des pays d’États, on en vint à rappeler régulièrement qu’il fallait passer par l’intendant de province.
Notes de bas de page
1Mousnier Roland, « La participation des gouvernés à l’activité des gouvernants dans la France des xviie et xviiie siècles », in id., La plume, la faucille et le marteau. Institutions et société en France du Moyen Âge à la Révolution, Paris, PUF, 1970, p. 231-62.
2Cosandey Fanny et Descimon Robert, L’absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, Le Seuil, 2002.
3Legay Marie-Laure, Les États provinciaux dans la construction de l’État moderne aux xviie et xviiie siècles, Paris/Genève, Droz, 2001. Voir aussi pour la Bourgogne, Swann Julian, Provincial Power and Absolute monarchy, The Estates General of Burgundy, 1661-1790, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
4Tocqueville Alexis de, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856, p. 326.
5Gremion Pierre, Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976.
6Legay Marie-Laure, « Les pratiques de despotisme provincial en France au xviiie siècle », 52e congrès de l’International Commission for the History of the representative and Parliamentary Institutions, 2004, Prague, publié dans Georgiev Jiri et Kysela Jan (éd.), Kapitoly z dejin stavovskeho a parlamentniho zrizeni, Prague, Eurolex Bohemia, 2004, p. 221-233 et dans Parliaments, Estates and Representation, vol. 25, 2005, p. 55-65.
7Rabier Christelle (dir.), Fields of Expertise. A comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to present, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2007, particulièrement l’introduction : « Expertise in Historical perspective ».
8Boislisle Arthur Michel de, Correspondance des Contrôleurs généraux des finances avec les intendants des provinces, t. I, Paris, Imprimerie nationale, 1874, p. 241. Lettre de M. Feydeau du Plessis au Contrôleur général, fin de mars 1691.
9Bély Lucien, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
10Foa Jérémie, Le tombeau de la paix. Une histoire des édits de pacification (1560-1572), Limoges, PULIM, 2015.
11Michaud Claude, L’Église et l’argent sous l’Ancien Régime : les receveurs généraux du clergé de France aux xvie-xviie siècles, Paris, Fayard, 1991.
12Beik William, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge, 1985. Voir aussi Legay Marie-Laure, « Le crédit des provinces au secours de l’État : les emprunts des États provinciaux pour le compte du roi (France, xviiie siècle) », in Pourvoir les finances en province sous l’Ancien Régime, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, ministère de l’Économie et des Finances, 2002, p. 151-171.
13Cosandey Fanny et Descimon Robert, L’absolutisme en France, op. cit., p. 246-247.
14Sur les États du Languedoc, voir dorénavant Jouanna Arlette, Durand Stéphane et Pélaquier Élie (dir.), Des États dans l’État. Les États du Languedoc de la Fronde à la Révolution, Genève, Droz, 2014.
15Jouanna Arlette et alii, Les États dans l’État, op. cit, p. 306.
16Legay Marie-Laure, Les États provinciaux dans la construction de l’État moderne, op. cit., p. 153.
17Archives départementales du Nord, Lille, C États 323. Notes secrètes envoyées aux députés à Paris, 15 août 1787.
18Legay Marie-Laure, Les États provinciaux dans la construction de l’État moderne, op. cit., p. 153.
19Arrest du Conseil d’Etat du Roy concernant les solliciteurs de procès, et des avocats aux Conseils qui prêteroient leurs noms, du 23 février 1739, 8 p.
20Legay Marie-Laure, Les États provinciaux dans la construction de l’État moderne, op. cit, p. 154.
21Legay Marie-Laure, « Les syndics des États provinciaux, officiers mixtes de l’État moderne (France, xvie-xviiie siècles) », Histoire, économie et Société, 2004, no 4, p. 489-502.
22Archives nationales, Paris, H1 1064, pièce 38, lettre de Delafage à Mesnard de Conichard, 1770.
23Rebillon Armand, Les États de Bretagne de 1661 à 1789. Leur organisation, l’évolution de leurs pouvoirs, leur administration financière, Paris/Rennes, Auguste Picard, Plihon, 1932, p. 136. D’après Pontbriand, livre I, chap. iv.
24Chaussinand-Nogaret Guy, Les financiers du Languedoc au xviiie siècle, Paris, SEVPEN, 1970, p. 257.
25Legay Marie-Laure, « Les syndics des États provinciaux », art. cité.
26Ibid.
27Jouanna Arlette, Les États dans l’État, op. cit, p. 305, à propos de la survivance de l’agence à la Cour que les États souhaitent abandonner en 1680 : « Les États estimaient sans doute que l’avocat qu’ils entretenaient au Conseil suffisait à veiller aux affaires de la province. » Notons cependant que l’agence à la Cour est encore attestée pour le Languedoc en 1776.
28Archives départementales du Pas-de-Calais, 2C 192, fo 60-62.
29Archives nationales, Paris, H1 32, pièce 54, lettre de Caumartin au Contrôleur général, 9 juillet 1766.
30Archives départementales du Nord, C Etats, 235, lettre de Barbaut, 27 janvier 1725.
31Archives municipales de Lille, registre 208, lettre de décembre 1740.
Auteur
Université de Lille, UMR CNRS 8529 Irhis

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008