Histoire, prudence et expertise politique chez les humanistes espagnols
De Juan Luis Vives à Benito Arias Montano
p. 215-232
Texte intégral
1La vertu de prudence connaît un regain d’intérêt au bas Moyen Âge et à la Renaissance depuis la redécouverte d’Aristote à laquelle l’Espagne a largement pris part1. L’originalité de la définition qu’en donne le philosophe, selon Pierre Aubenque, « ne consiste pas, comme on le croit parfois, dans l’affirmation du caractère pratique ; […] l’accent est mis d’abord sur l’impossibilité d’attribuer à la science une valeur morale par elle-même, car on peut faire de la science un mauvais usage. Au contraire, on ne saurait faire sans contradiction un mauvais usage de la prudence2 ». Chez Machiavel cependant, l’usage du terme prudenzia évacue la contrainte morale et à cet égard la restitution de cette dimension, absente des analyses pourtant fondamentales du disciple hispanique d’Érasme, l’humaniste valencien Juan Luis Vives (1492-1540), est décisive chez le grand humaniste chrétien, lui aussi, Benito Arias Montano (1527-1598). La réflexion sur la signification de la prudencia et les moyens de l’acquérir, afin qu’elle serve l’expertise du conseil et la décision politique, est magistralement engagée en latin, parmi les auteurs hispaniques, par Vives dans le De disciplinis. Les analyses du Valencien annoncent celles de Sebastián Fox Morcillo et de Melchor Cano, qui confirment le lien problématique toujours plus vif que les humanistes du premier xvie siècle tissent entre histoire et prudence.
2Ces réflexions classiques trouvent enfin une formulation originale, moins étudiée, dans les écrits eux aussi en latin d’Arias Montano dont les exemples, quoiqu’exclusivement bibliques, ont néanmoins une forte signification politique. Or les analyses de ce savant encyclopédique, bientôt nommé par Philippe II bibliothécaire de l’Escorial, contemporain des promoteurs d’une histoire officielle et rigoureuse, retrouvent l’esprit des distinctions aristotéliciennes entre science et prudence3. Le savant bibliste ne s’engage pas dans les virulentes controverses de son temps, toutes d’attaques explicites voire ad hominem envers Machiavel ou Bodin. Plus théorique, dans la ligne vivésienne, Arias Montano use au contraire d’une stratégie du silence qui complique cependant notre interprétation. Par la confrontation de certains passages de ses différentes œuvres, où la notion de prudence est convoquée, la matrice de la pensée du bibliste, conseiller politique et proche collaborateur de Philippe II, se dévoile dans ses dimensions aristotélicienne et moderne, ou simplement chrétienne.
3Il revient ainsi à Arias Montano de clore un cycle de réflexion menant à une distinction clarifiée entre science et prudence, où cette dernière implique un usage déontologique du temps. Mais les écrits de Vives ont eu néanmoins le mérite de l’inaugurer avec une conviction contagieuse4. C’est donc par ses textes qu’il convient d’amorcer une étude généalogique de la pensée humaniste espagnole de la prudence, des moyens de l’acquérir et de son rôle dans la formation à l’action politique.
Prudence et histoire selon Juan Luis Vives
4Contemporain du règne de Ferdinand le Catholique et de son successeur, Charles de Habsbourg, issu d’une famille judéo-converse persécutée, Vives quitte l’Espagne pour Louvain, avant de rejoindre l’Angleterre où il bénéficie du soutien du cardinal Wolsey. Stipendié par Catherine d’Aragon, l’épouse du roi Henri VIII d’Angleterre, il retourne dans les Flandres, où sa renommée le précède, quand il perd la protection de Wolsey. Érasme reconnaît en lui un éminent émule et l’encourage à commenter La Cité de Dieu d’Augustin. Par ses écrits sur les pauvres ou sur l’éducation, sur la corruption des arts et les moyens d’y remédier, Vives acquiert une grande notoriété, non seulement de son vivant mais à titre posthume5. À l’instar de son maître Érasme, c’est aussi le pacifiste que l’histoire de la pensée a retenu.
5Ces deux aspects de son œuvre, la théorie de l’éducation et la promotion de la paix, s’articulent autour du conseil politique. Le bon gouvernement repose selon les humanistes sur l’éducation à la prudence et la méthode d’acquisition de cette vertu dépend d’une dimension de la connaissance alors particulièrement exaltée : l’histoire. La vive conscience historique des humanistes s’enracine dans leurs pratiques érudites. La philologie est fondée sur une méthode historicisée, comme voie privilégiée d’examen, de confrontation et d’exposé des documents textuels produits par l’homme en des circonstances spécifiques. Et l’historiographie est elle aussi remotivée par la prise de conscience de la grandeur de modèles anciens suscitant une saine émulation, l’ambition de les surpasser, un projet en soi éminemment historique.
6Vives n’était pas chroniqueur ni auteur d’artes historicæ, mais d’importants chapitres du De tradendis disciplinis ont contribué à promouvoir la réflexion sur l’histoire, prolongée, parmi les humanistes, par Fox Morcillo et Melchor Cano. Sous les règnes de Philippe II et de Philippe III le chroniqueur Luis Cabrera de Córdoba et le prestigieux titulaire des charges d’historiographe des Indes et de Castille, Antonio de Herrera y Tordesillas, illustreront aussi cette veine vivésienne.
7Dans le livre V du De Disciplinis, après l’analyse des aliments, des antidotes et remèdes propres au corps, Vives applique son analyse aux nourritures de l’âme6. Dans le livre précédent il avait annoncé ces deux traitements différenciés des questions du corps, relevant de la médecine, et de celles de l’âme, qui méritent une problématisation à part entière.
8Dans le domaine moral donc, où l’âme peut être « perfectionnée », elle peut aussi être guérie, comme peut l’être le corps humain. Mais si dans le cas du soin corporel, la définition des qualités du médecin renvoie à un savoir dont la mise en œuvre est médiatisée, le médiateur étant ce que nous nommerions un expert, il en va un peu différemment dans le cas d’une autre compétence, morale celle-ci : la prudentia.
9La prudence intéresse les humanistes et les rénovateurs de la pensée politique pragmatique de la première modernité au point de devenir un axe de réflexion privilégié des conseillers des princes, soucieux d’efficacité politique. L’espoir ou l’ambition de pouvoir corregger […] le cose del mondo grâce à la prudenzia est l’objet même de Guichardin ou de Machiavel dans Le Prince7. Émules, rivaux ou pourfendeurs de l’école florentine ou, plus tard, de celle de Jean Bodin et autres « politiques », les conseillers des princes méditent et devisent sur la prudence. Leurs idées se déploient jusqu’au sein des théories de la Raison d’État, chez les contemporains du jésuite Giovanni Botero bien sûr, comme chez son contempteur Pedro de Ribadeneyra ou encore Juan de Mariana.
10La prudentia redéfinie par Vives est la forme de la raison utile et indispensable dans les affaires de la vie. Elle est à la vie ici-bas ce que la piété est à la religion. Voici la définition précise qu’en donne le Valencien : « La prudence est une habileté qui consiste à adapter tous les actes de notre existence aux lieux, aux circonstances, aux personnes, aux cas8. » Notons que cette définition n’est pas en discordance avec celle que Machiavel en donne dans Le Prince, où le thème de l’adéquation aux temps des actions entreprises est récurrent, en particulier dans le chapitre consacré à la fortune9. La prudentia est une habileté issue de l’expérience, une connaissance ou compétence pratique, la peritia en latin. Dans le langage de Vives, la prudentia est une raison propre au monde social, en contraste avec la raison contemplative. Le tome V du Diccionario de autoridades10 la définit comme « sagesse, pratique, expérience et habileté dans une science ou un art11 » et la métaphore consacrée par cet ouvrage de référence, qui permet d’imager l’habileté que la prudence octroie, est celle de la navigation, du savoir-faire marin du pilote. Que l’art ou le champ de compétence de la navigation soit également celui que Vives privilégie est significatif. Cette vertu est comme seule apte à « nous diriger et pour tenir la barre dans la tempête des passions, afin que par leur violence, elles ne poussent pas le navire humain tout entier contre les bas-fonds ou les écueils, ni ne l’engloutissent sous la hauteur des flots12 ». La métaphore de la navigation présente l’avantage de figurer à l’esprit un enjeu comparable dans une alternative redoutable : le parcours vital versus l’écueil conduisant aux bas-fonds, c’est-à-dire à la mort. Elle convoque à l’évidence l’idée d’un savoir-faire fiable même lors de l’affrontement de l’imprévisible, puisque l’art de la navigation doit tenir compte de nombreux aléas afin de modérer la fréquence des échecs, si possible, ou de réduire les dommages inévitables. La métaphore représente à l’esprit et fait presque éprouver combien le plus instruit des navigateurs est désemparé en situation réelle et concrète. Quand la connaissance abstraite montre ses limites, l’intuition salvatrice est plus régulièrement le fruit d’une expérience éprouvée. Ce que Vives cherchait à transmettre, c’est en somme l’idée d’une compétence acquise par l’implication du corps, par surcroît de la raison spéculative. Pour le dire dans le langage sociologique actuel, Vives exprime dans ce passage l’importance décisive, à son sens, au titre de gouvernail éthique et politique, d’une prudentia largement conçue comme connaissance par corps13.
11Dans la perspective de son application à l’ensemble de la vie humaine, la prudentia est donc une adaptabilité aux lieux, aux temps, aux personnes et aux cas. Le traducteur du De disciplinis, Tristan Vigliano, rend à juste titre tempora par « circonstances » dans sa belle version française. Vives détaille d’ailleurs chacun des éléments de définition : ce que nous nommerions aujourd’hui les coordonnées spatiotemporelles, les relations aux êtres moraux (les personnes) et enfin les cas, c’est-à-dire les situations spécifiquement sociohistoriques en tant qu’elles mettent en cause des relations humaines en des lieux et époques bien définis.
12Aptitude à une action réussie ou débouchant sur un moindre mal, la prudentia naît selon Vives de l’exercice de deux « qualités » : le jugement et l’expérience. Le jugement est une qualité selon lui innée ; il doit être sain, vif et pénétrant, c’est une droite intelligence. L’expérience est en revanche une qualité à acquérir et mérite une analyse plus précise.
13Deux formes d’expérience s’offrent à la réflexion des humanistes : rien de nouveau, mais dans un monde où l’imprimerie révolutionne le rapport à l’écrit, c’est encore plus sensible. Une première forme d’expérience est personnelle, provenant d’actes issus de décisions propres et du constat de leurs conséquences, des entreprises dans lesquelles le sujet est impliqué directement. Une seconde forme est indirecte, fruit d’observations d’autres acteurs, du ouï-dire ou de lectures. Avant de considérer les modes d’acquisition de la prudentia, Vives insiste sur l’indispensable jonction des qualités propres au jugement critique et de celles propres à l’expérience dans la constitution de cette vertu : « Celui à qui l’une de ces qualités ferait défaut ne peut être prudent14. » Dans l’ordre pratique en effet, aucune formation intellectuelle n’est efficiente sans l’épreuve du réel, sans l’exercice concret et la mise en pratique effective. Les théories pédagogiques modernes de la main à la pâte reprennent cette insistance : « car lorsque vous mettrez la main à l’ouvrage, vous serez presque aussi novice que si vous n’aviez rien appris précédemment sur le sujet15 ». Puisant ses exemples dans la peinture, la couture ou quelque autre artisanat comme le tissage, Vives assure hyperboliquement que l’apprentissage le plus appliqué des règles les plus sûres n’atteint, faute de mise en pratique régulière, qu’un résultat : l’apparence de la plus parfaite ignorance. Mais la réciproque vaut tout autant. Aucune pratique ne conduit par elle seule à une véritable maîtrise, en quoi consiste la prudentia, ce jugement sain et assuré, pertinent et profond à partir de l’expérience. Dans la perspective de l’action, avoir vécu, avoir connu des mœurs diverses, parcouru de nombreuses contrées est à n’en pas douter une base indispensable, mais seule la vigueur et le discernement du jugement critique orientent les acquis de l’expérience vers l’action efficace.
14Le jugement peut donc être perfectionné par la fréquentation des plus brillants esprits, directement ou par la lecture de leurs œuvres. Et l’humaniste suggère les anciens, l’Académie, le Philosophe, les stoïciens et historiens, sans oublier la patristique : « Platon, Aristote, Démosthène, Cicéron, Sénèque, Quintilien ou Plutarque parmi les anciens mais aussi chez les chrétiens Origène, Chrysostome, Jérôme, Lactance. » La lecture des plus grands penseurs et l’exercice de la dialectique perfectionnent donc cette aptitude. Mais la seconde dimension de la prudentia, l’expérience, est, elle aussi, de deux sortes, dont il convient de préciser les contours.
15La première est immédiate, inévitablement issue des actions que l’on accomplit ou auxquelles on prend personnellement part, s’étoffant avec l’âge. Elle est d’une certaine manière nécessaire, quoique non suffisante. L’empressement de Vives à enchaîner cependant sur la seconde source de l’expérience traduit tout l’espoir que l’humaniste éducateur place en elle. Sans même évoquer l’expérience que l’amitié ou la parenté peuvent transmettre plus directement, par une convivialité ou une socialisation immédiate, Vives invoque l’intégration des expériences d’autrui grâce à l’étude des récits des actions et entreprises des temps passés. Et cette étude des temps révolus, c’est l’histoire, dont Vives exalte l’efficacité dans la formation des esprits. Lorenzo Valla n’avait pas placé par hasard l’histoire au plus haut niveau dans la hiérarchisation des disciplines16 et le retour à Augustin aux xvie et xviie siècles, annoncé justement par le Vives commentateur de La Cité de Dieu, implique aussi une attention aiguë aux questions du temps historique.
16Expérience vécue, histoire et prudence, telles sont les trois notions clefs jalonnant la route dialectique qui mène à la compétence politique. Entendons par « histoire » la lecture aussi bien que l’écriture d’un genre littéraire consacré aux res gestæ et à leur mise en récit à prétention véridique. Les illustrateurs de cette discipline savante en plein renouvellement méthodique détiennent ainsi un savoir stratégique, sur le plan de la décision politique, qu’ils espèrent partager avec les princes auprès desquels ils le font alors valoir.
17La conviction que l’étude de l’histoire est l’instrument par excellence d’acquisition de la prudentia relève de l’optimisme humaniste, fondé sur l’idée de perfectibilité du comportement humain et le constat que l’attention rigoureuse aux récits des entreprises du passé produit sur le scrutateur intéressé, dans la perspective de ses visées morales ou politiques, un effet formateur au moins aussi efficace que celle accordée aux événements déjà vécus ou actuels. Dans le premier cas, parce que parmi l’inventaire des res gestæ et de leurs circonstances passées, il s’en trouve toujours de comparables aux projets du lecteur princier ; dans le second, parce que l’issue des péripéties du passé, favorable ou non, est connue. Dans les deux cas enfin, parce que la distance permet une réflexion dépassionnée et l’acquisition d’une expérience sans dommages, grâce à l’effet de réel du récit historique ou à l’effet de croyance produit sur le lecteur.
18Les exemples s’enchaînent de sages illustres ayant autrefois devisé sur les bénéfices de la connaissance de l’histoire, ou au contraire sur l’immaturité que sa méconnaissance induisait chez différents peuples. Ainsi selon Vives, un prêtre égyptien signale-t-il « avec raison » que l’ignorance de leur passé rendait Solon et les Grecs semblables à des enfants. Par un chiasme particulièrement expressif, Vives formule deux aspects, complémentaires, de la même idée : la connaissance de l’histoire fait littéralement des enfants des « vieillards » et sa méconnaissance fait des vieillards des enfants. La même idée se retrouve dans Le Prince et elle marquera la prose des historiens tacitistes du tournant des xvie et xviie siècles. Si donc l’utilité de la connaissance historique dans la vie morale et politique est indéniable à tous égards, Vives en souligne en outre la dimension plaisante. Le placere de la lecture rend amène le docere propre à la finalité de cette activité et de ce genre.
19Mais si l’histoire est délectable, c’est surtout un aliment, un outil de la vie quotidienne et citoyenne dont l’utilité est si fondamentale qu’elle assure la première des vertus humaines, la conscience d’une existence particulière. Elle assure ainsi ou stabilise l’identité même des personnalités :
« Nul ne saurait qui est son père, qui sont ses ancêtres, ne pourrait connaître ou défendre ses droits, ni ceux d’autrui, savoir quelle région il habite, comment il y est parvenu […], sans les bons offices de l’histoire17. »
20L’importance de la conscience identitaire n’est pas seulement d’ordre existentiel mais comporte un enjeu juridique. Ne pas connaître ses aïeux revient à ne savoir ni d’où l’on vient, ni pourquoi l’on détient une juridiction ou un bien. Sans histoire en somme, point de connaissance des droits propres, point de gouvernement de soi-même et a fortiori d’autrui.
21Voilà comment Vives formule, sous la forme de questions rhétoriques cherchant à manifester une évidence partagée, l’idée qu’il présentera désormais comme acquise et cependant insuffisamment méditée par les princes : l’histoire est la science auxiliaire de l’administration politique et le savoir nécessaire à tout projet et toute action politiques.
Histoire, prudence et réussite politique au-delà du changement
22Vives énumère des exemples prestigieux destinés à conforter une conviction déjà établie dialectiquement. Qu’ils soient grecs, égyptiens, romains ou asiatiques, ils procèdent de tous horizons et traduisent le caractère universel des vertus de l’histoire. Selon Lampride, l’empereur Alexandre Sévère recourrait habituellement, en cas de doute, à des historiens savants18 et grâce à sa connaissance de l’histoire, la reine Zénobie fit preuve d’une prudence « rare chez une femme ». Et l’humaniste justifie dialectiquement l’insuccès des philosophes en matière de gouvernement par leur ignorance de cette source incomparable de prudence.
23Le mouvement dialectique de la pensée de Vives n’élude pas l’objection majeure contre l’utilité de l’histoire : le changement perpétuel et universel. S’il est sensible à cet argument, Vives argue en revanche de l’immutabilité de la nature humaine. Les manières, les mœurs, les techniques militaires et même les formes du gouvernement des corps politiques se modifient. Mais ce qui relève de la nature perdure et « les causes des passions, leurs effets et leurs conséquences […] sont bien plus utiles [à] connaître que l’architecture ou les habits des anciens19 ». L’historien selon Vives n’est pas le chroniqueur de la Poétique d’Aristote. Contrairement à ce dernier, il doit déceler des régularités, par-delà les différents contextes qu’il inventorie20. Il découvre ce qui meut invariablement les âmes, provoque ou apaise les différentes passions, et l’influence de ces dernières sur la vie politique. Ses récits permettent justement de faire le départ entre l’essentiel et l’accessoire, ou à proprement parler entre les cas spécifiques et les régularités. Il dévoile d’autant plus les constantes anthropologiques qu’elles sont isolées parmi d’autres facteurs circonstanciels. Chez Vives, la connaissance des passions, dont Marina Mestre-Zaragoza21 a montré la centralité dans sa pensée, fonde un savoir-faire politique, puisqu’il est possible de savoir « comment il faut les contenir, les apaiser, les éteindre, ou au contraire, les exacerber, les ranimer ; chez les autres ou en nous-mêmes22 ».
24La fréquentation de l’histoire favorise donc la connaissance de soi-même et celle d’autrui, d’où sa grande utilité pour la décision politique propre à l’activité des « gouvernants ». La préoccupation ultime de l’humaniste, inscrite dans un enchaînement de questions rhétoriques du même ordre, se traduit enfin par l’interpellation du lecteur en vue du partage d’une évidence : l’histoire se situe au plus haut dans la hiérarchie des sciences, parce qu’elle en est, en somme, l’alpha et l’omega.
25L’histoire révèle son utilité à tous les niveaux de l’existence morale, citoyenne et politique. Vives insiste beaucoup non seulement sur le plaisir que le lecteur prend à acquérir grâce à elle la prudence, mais encore sur le caractère indolore de l’apprentissage par la lecture des histoires. Cette idée connaîtra une importante postérité en prenant place dans la stratégie de reconnaissance du genre historique, et donc de la compétence des historiens au sein de la République des lettres. Lorsque Luis Cabrera de Córdoba ou Antonio de Herrera invoquent en effet cet argument d’une histoire formatrice sans grand effort ni surtout sans dommages, ils s’inscrivent dans le droit fil de l’argumentation de Vives23. L’histoire enseigne à éviter les maux dans l’administration d’une cité, dans le gouvernement d’un royaume et donc dans la poursuite du bien commun. Elle épargne aux lecteurs les avanies, tours et détours d’expériences qui, lorsqu’elles demeurent personnelles, sont certes efficaces mais se paient d’un prix proportionnel aux conditions éreintantes ou parfois cruelles de l’expérience.
Postérité de Vives : Fox Morcillo et Melchor Cano
26La conception cicéronienne de l’histoire comme lumière de la vérité, humaniste comme mère de la prudence et source de plaisir, est très largement partagée par Sebastián Fox Morcillo et par Melchor Cano.
27Dans le De historiæ institutione (1557)24 de Fox Morcillo, l’histoire « mère des sciences » n’a pas moins partie liée avec la politique. L’idée d’histoire comme origine et aboutissement de toute science rejoint celle des Italiens Sperone Speroni et Francisco Robortello25. Fox Morcillo, évoquant sa lecture de l’Histoire des Grecs de Diodore de Sicile dès les premières lignes de son dialogue, affirme avoir recherché « non pas tant des informations que la prudence qu’on peut en retirer26 ». Et à en croire l’auteur, c’est à cette occasion que lui est venue une vive conscience de la valeur de cette connaissance. Plus loin dans le traité, au chapitre sur l’écriture de l’histoire, il souligne l’excellence de la prudence requise dans le choix et la présentation des faits historiques27. Dans le chapitre consacré aux qualités de l’historien28, la mère de prudence est décrite éloquemment comme lex vitæ, ce qui fait de l’historien un législateur prudent et si possible un juge honnête voire un homme des plus vertueux. Et enfin dans le chapitre intitulé « Quantum ad prudentiam historia conferat29 » toutes les vertus de l’histoire apparaissent synthétisées. La lecture des histoires est comparée à un long voyage à l’étranger, selon un topique de la littérature politique du xvie siècle, où le discernement de l’homme, son attention et sa mémoire des moments vécus permettraient l’acquisition d’une incomparable expérience. L’histoire est même jugée meilleur « miroir de la vie humaine pour la connaissance et la prudence30 ».
28Melchor Cano (1506-1560) a lui aussi fait sienne cette idée humaniste dans le De locis theologicis (1563)31. Par ailleurs, dans cette somme théologique, il prend en défaut Ginés de Sepúlveda qui, voulant démontrer qu’il « existe une juste cause de guerre contre les barbares du Nouveau Monde […]32 », invoque un argument historique à mauvais escient, puisque dans le corpus même où ce dernier croit puiser un argument pertinent, un autre document de même nature le neutralise33. Melchor Cano avait participé aux commissions universitaires consultées pour approuver ou non l’édition du Democratus Alter où Ginés de Sepúlveda exposait ses thèses. Le théologien était au fait des motifs de l’avis défavorable et il avait été en outre membre des Juntas de Valladolid où la question des justes titres de la conquête avait été débattue. C’est dire l’importance décisive qu’il accorde à l’argument historique dans des affrontements idéologiques où juristes et théologiens rivalisaient d’érudition34. Et il montre pareillement qu’Érasme a négligé des livres d’histoire humaine qui lui auraient permis d’éviter de sévères erreurs. Examinant donc l’autorité de l’histoire profane, Melchor Cano conclut à son éminente utilité à l’heure d’épargner au théologien des « erreurs [honteuses] dans des matières qui lui incombent », et de lui éviter « d’ignorer ce qui ne peut l’être sans imprudence et impéritie35 ».
Prudence et leçon chrétienne selon Arias Montano
29L’idée de prudence redéfinie par Vives occupe encore Benito Arias Montano (1527-1598). L’imposante production littéraire et savante du superviseur de la Biblia Políglota Regia d’Anvers (1572), conseiller politique de Luis de Requesens et futur bibliothécaire de l’Escorial, oblige à cibler un corpus limité mais d’une remarquable cohérence.
30Le Dictatum Christianum, rédigé en 1568, quelques années avant sa publication en 1575, peut être mis en perspective avec un traité sur le temps figurant dans l’Apparatus sacer (tome VIII) de la Biblia Políglota éditée par Plantin, le Daniel sive de sæculis codex integer. Le Dictatum sera traduit en castillan par Pedro de Valencia. Ces deux écrits reflètent très synthétiquement la spiritualité et les idées politiques de l’humaniste36.
31Le Dictatum Christianum, contient un chapitre à l’usage des rois, des princes et des magistrats se réclamant de l’enseignement du Christ, dans une perspective que Melquíades Andrés Martín qualifie d’œcuménique dans l’introduction de son édition37. Arias Montano a consacré son œuvre à montrer la cohérence des écritures saintes et à refonder la pensée politique et morale sur cette unité que seul un travail d’éclaircissement philologique lui semblait en mesure de démontrer. Ses écrits sur le temps, comme le Daniel, ou sur l’historicité du genre humain, dans le Liber generationis et regenerationis ab Adam, partagent avec le Dictatum Christianum un intérêt décisif pour la condition même du perfectionnement des arts et de l’éducabilité humaine : le temps. Par cette entrée théologique de la réflexion sur le temps, qui convoque la figure de Lucifer ou de Satan, Arias Montano combat discrètement mais efficacement divers courants de l’humanisme laïque qui fleurit en Italie et en France et étend son influence en Espagne. Pour l’humaniste chrétien, la référence constante aux Écritures saintes et l’imputation de certaines formes de réussites mondaines aux ténèbres constituent une forme certes sublimée mais néanmoins fondamentale de lutte contre les théories machiavéliennes ou « politiques ». Le chapitre xxv consacré aux « Obligations des Rois, Princes et Magistrats38 » mérite une analyse.
32Pour Arias Montano, la science et la prudence s’acquièrent par le même moyen : le temps, facteur de perfectionnement aussi bien que de dégradation. Mais une profonde spiritualité distingue les deux qualités. La prudence ne s’affranchit pas de lois sans cesse rappelées par les Écritures, par la voix des prophètes, dans les exemples narratifs comme celui, paradigmatique, du roi Samuel. Selon le bref récit exemplaire d’Arias Montano, Samuel était voué depuis son enfance aux « Ministères du Temple39 », vêtu sobrement conformément aux ressources fort modestes de sa famille. Il fut désigné par providence divine aux fonctions de « commandement de toute la République des douze Tribus », une association de nombreux peuples dont l’auteur souligne la prospérité, la richesse et la puissance. Ce contexte souligne les vertus d’un prince à la hauteur d’une si haute tâche : Samuel exerce son ministère sans jamais « se détourner des obligations de son ministère40 ». Mais surtout, en quarante années de règne il ne s’enrichit nullement et ne quitta pas même son modeste lieu de naissance. Entièrement voué à son œuvre de libération d’Israël, après lui avoir restitué ses biens, il est retourné à son humble lieu de vie de Ramata, a préservé la paix et exercé une justice qui lui valut l’amour – le terme biblique est cité – de tout le peuple. Telle fut la carrière de « Capitaine Général en temps de guerre et de suprême gouverneur en temps de paix » de Samuel, exerçant son office « sans léser personne », s’abstenant de « fastes, plaisirs et offrandes ». Plus encore que la perfection exemplaire des vertus de ce roi, l’Esprit saint illustre, selon Arias Montano, au moyen de « cette Histoire » dont il livre une « brève esquisse », l’exemple parfait d’un serviteur zélé du bien commun et le critère le plus sûr pour l’identifier : le retour, une fois son règne terminé, à sa condition première de citoyen. Ainsi toute l’habileté, toutes les vertus de ce roi sont-elles subordonnées à la seule fin qui vaille, le service désintéressé du bien commun de la communauté, l’intérêt du peuple, ce qui exclut tout enrichissement personnel ou lignager. Par contraste avec les effets de la prudence de Samuel, le paragraphe suivant évoque les conséquences collectives de l’ambition personnelle d’un prince et des magistrats :
« Il est inévitable que ceux qui recherchent l’enrichissement au moyen des salaires des gouvernants et des magistrats épuisent les finances des Rois et de la République et que soit accaparé ce qu’il importerait de dépenser pour les besoins de la République. Et une fois les biens et le trésor de la République consommés, c’est le Peuple qui se verra accablé de nouvelles et lourdes taxes ; ainsi le pouvoir et la richesse d’un petit nombre rend-il pauvre le grand nombre41. »
33Les exemples et les citations du Dictatum Christianum, on le voit, sont tous extraits de l’histoire sainte. Le récit résumé du règne de Samuel est emblématique d’une inspiration biblique régulière où les prophètes sont abondamment cités comme lorsque Isaïe (V, 8) s’indigne de l’accumulation de richesses aux dépens de la république et du peuple : « Malheur à ceux qui ajoutent […] un héritage à l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace42 […] ! » Les Écritures étant selon Montano la source de toute sagesse et de toute prudence, le travail philologique de restitution d’un sens parfois mal transmis par l’altération des textes et leur traduction est indispensable à toute édification de l’esprit humain contre les esprits malveillants.
34S’il en est ainsi, c’est selon Arias Montano parce que la Bible réunit les deux qualités nécessaires et suffisantes à la formation de la prudence : la vérité issue de l’inspiration divine foncièrement bien sûr, mais aussi, formellement, la narrativité des récits. La forme narrative est vectrice d’une vérité aussi bien parabolique ou allégorique, que factuelle pour les fidèles. La Bible suffit donc à rappeler de tout temps aux orgueilleux novateurs en politique les voies éprouvées du gouvernement salutaire des hommes ici-bas, par les exempla narratifs qu’elle soumet à la méditation. Le Nouveau Testament a bien renouvelé la religion, au sens où il l’a actualisée, simplifiée, en résolvant la Loi dans la charité. Il n’a donc pas innové au sens où le font les « politiques », tout au moins ceux qui justifient la tyrannie. Il n’y a en effet pas de maux, selon Arias Montano, auxquels n’incite l’envie d’or et d’argent, l’avarice « à l’origine de la spoliation des Peuples et des très lourdes impositions, inimitiés, guerres et batailles entre les Princes et puissants, des destructions et de la mort des sujets et autres abominables horreurs que les Soldats commettent, et finalement de la perte de nombreuses âmes43 ».
35Arias Montano n’évoque jamais directement l’adversaire, demeurant toujours au-delà de la polémique. Si deux cités, semblables à celles théorisées dans La Cité de Dieu, s’affrontent bien, les émules de la cité terrestre sont trop bien connus et ne méritent pas d’être cités nominalement. Le bibliste préserve la désignation générique du mal en qualifiant ses formes, en invitant à la lecture et à la méditation des Écritures qui le dévoilent, sans jamais l’honorer d’un substantif par lequel il lui accorderait une existence originale. Le Dictatum peut ainsi être lu à cette époque comme une défense œcuménique de la foi chrétienne et catholique au sens premier, puisqu’il rappelle l’importance des œuvres, mais aussi comme une réponse aux tendances machiavéliennes et même au tacitisme naissant et à l’humanisme laïque en général. En terre chrétienne, ceux qui servent mal la religion chrétienne favorisent les « Royaumes impies et les Empires barbares des ennemis du Christ en plein essor » alors que prospèrent les sectes et les hérésies44. Ici l’allusion aux infidèles et aux hérétiques est explicite. Songer aux princes dont l’action s’inspire de théories politiques nouvelles du temps de l’auteur paraîtrait forcer un peu l’interprétation. Pourtant, à la formule « royaumes impies » vient s’ajouter un discours sans transition, un paragraphe centré sur la convoitise des princes pour les femmes de leurs prochains, une manière, à l’évidence, d’enchaîner sur le second commandement, cause de tant de maux, tant dans l’Ancien Testament que d’après l’histoire profane (Tite-Live). Or ce second commandement est un simple pont vers un discours éminemment politique, inspiré du Deutéronome (XVII, 20), où l’orgueil qui meut les entreprises de conquête ou de domination est dénoncé, comme tout projet d’augmentation de la puissance aux dépens d’autrui ou d’usurpation tyrannique :
« Il est interdit aux Rois de s’embraser contre leur prochain et c’est donc pécher grandement que d’user envers les sujets chrétiens d’inhumanité, de superbe, d’ambition, d’arrogance, de cruauté et de tyrannie pour pouvoir plus à son aise jouir d’offrandes, plaisirs, vices, et fastes45 […]. »
36La dénonciation générique de la tyrannie princière ne vise pas spécialement l’image machiavélienne du prince. Elle embrasse cependant toutes les formes vicieuses de pratiques gouvernementales et n’exclut donc pas le cynisme du Florentin. Là où Machiavel jugeait effectivement que si un prince a raison d’éviter le mal, il aurait tort de ne point s’y adonner quand il lui est utile ou nécessaire, Arias Montano affirme, lui, qu’il n’est « en aucune manière licite » à un prince d’attaquer ni « d’usurper la place d’autres princes […] ou bien en s’attirant les grâces du Peuple, ou en la leur dérobant par des négociations ou des promesses, ou encore en l’ayant acquise injustement, de la conserver ». Ces affirmations assez banales, du temps de l’école de Salamanque, pourraient bien pourfendre la logique du renard promue par un Machiavel moins scrupuleux, celle de la ruse et des promesses manœuvrières. Ces méthodes « semblables aux tyrannies des Gentils, infidèles et pervers » ne sont jamais attribuées à personne d’autre qu’au grand séducteur, cité à trois reprises au tout début du Dictatum Christianum.
Lucifer et le temps, ou la perversion de la prudence : la dualité du temps dans le Daniel sive de sæculis codex integer
37Le chapitre xxv sur les princes et les administrateurs commence par une allusion insistante à la figure de Lucifer ou de Satan et sa présence dans les pages consacrées au politique invite à un rapprochement avec l’introduction du traité intitulé Daniel sive de sæculis codex integer, rédigé trois ou quatre ans après le Dictatum46. Introduisant un traité pour un comput biblique rigoureux de l’âge du monde, Arias Montano s’essaie à une théorie du temps et il convoque là, avec non moins d’insistance, la figure du rival de Dieu, Lucifer. Pour parvenir à ses fins, ce rival s’applique à maîtriser une loi universelle instaurée par la providence elle-même : la temporalité de toute créature. Aucun indice ne permet non plus, dans le Daniel, d’associer sa perversité à une tendance politique ou confessionnelle particulière. Le choix d’introduire le titre de ce traité par Daniel dans le contexte des plus virulentes théories apocalyptiques, destinées à discréditer la papauté ou encore l’Empire, ne peut pourtant pas être innocent. Programmer ainsi un contraste flagrant entre un tel titre et le silence observé dans le contenu du traité sur ces interprétations revient à invoquer la cohérence de la Bible et à discréditer toute interprétation extrapolée. C’est au lecteur de tirer ses conclusions, à partir de l’étude philologique rigoureuse et documentée offerte par l’humaniste, sur les instrumentalisations malveillantes des prophéties vétérotestamentaires qui animent la controverse confessionnelle.
38La description cependant de l’art d’être dans le monde, proposé par Lucifer à ses émules, est fort éloquente :
« Qu’est-ce qui réprime mieux ces appétits excessifs et ces désirs […] – car nous sommes adjurés sans cesse par le temps de ne placer aucun espoir dans ce qui est éphémère, de ne pas nous promettre de félicité durable ou parfaite dans cette vie, puisqu’on ne trouve aucune cité, aucune république, aucun royaume, rien, enfin, dans toute la nature, qui ne soit finalement un jour détruit et consumé par l’usure du temps. Et à cela, c’est sûr, aucun remède ne peut être apporté par la prudence, puisque les hommes, c’est à dire toute la descendance d’Adam, sont précaires et fragiles, et qu’il n’y a dans le temps absolument aucune perpétuité, mais que tout ce qui apparaît sur le théâtre de ce monde est instable47 […]. »
39Cet extrait dénie à la science par elle-même la capacité d’assurer des succès durables. Arias Montano insiste sur cette vérité valable pour tous les niveaux de la vie morale et politique, comme cette vanitas discursive l’énonce sans ambiguïté :
« Et c’est vrai non seulement pour les affaires privées des particuliers, et pour les familles les plus illustres, celles qui paraissaient si solides et établies qu’elles semblaient ne jamais pouvoir être détrônées de leur très florissante situation, mais c’est aussi vrai pour les provinces, les royaumes et les plus grands empires, qu’on croyait ne devoir jamais être ruinés mais subsister éternellement, et qui se sont écroulés en très peu de temps et ont été éradiqués et renversés de fond en comble, et ce suivant les mêmes lois par lesquelles ils avaient été élevés et semblaient pouvoir être éternellement favorisés et maintenus48. »
40L’ange déchu propose aux hommes d’utiliser les infinies possibilités de perfectionnement que leur temps accorde quand ils savent le mettre à profit. Mais Arias Montano lui oppose l’image toute-puissante de Dieu, celle des Psaumes (127, 1) où il est rappelé que « si le Seigneur n’a pas édifié la maison, c’est en vain qu’ont travaillé ceux qui la construisent49 », et que « si le Seigneur n’a pas protégé la cité, c’est en vain que veille celui qui la garde50 ». Seule la prudence, par définition fidèle, selon l’exégète, et donc détournée de Lucifer, permet d’espérer durer. L’exemple le plus formidable et radical est d’ailleurs fourni par le Déluge, soit l’anéantissement, l’engloutissement par les eaux de « royaumes, empires et même [de] l’ensemble complet des terres, alors que, de l’aveu unanime, le monde avait atteint le stade florissant que l’on pouvait espérer, et que toutes les régions de la terre étaient habitées51 ».
41C’est donc bien sur le temps que se fonde la science qui peut être aimantée, en quelque sorte, par l’ambition démesurée, l’orgueil propre aux prétentions sataniques. La prudentia n’est pas l’astutia ou la calliditas luciférienne, mais ces deux derniers vices sataniques en sont la forme pervertie. Il est dans ce sens révélateur que le terme latin, insania(m) Luciferi, choisi par Arias Montano pour qualifier le projet de l’ange déchu relève de la médecine, renvoyant à une privation de santé, à un défaut de bien, selon une conception plotino-augustinienne. Si donc Arias Montano partage avec tout le courant humaniste l’espoir d’améliorer l’esprit des hommes, il rappelle que l’orgueil consiste précisément à accorder une confiance illimitée dans leur perfectibilité et d’oublier les bornes prescrites par les Écritures. Croire que la perfection est de ce monde, en fin de compte, c’est confondre capacité à progresser et possibilité d’atteindre la perfection, c’est rivaliser avec Dieu à l’instar du « savant fou » (demens ille sapiens). Dans cette phrase, sans paradoxe, le caractère cumulatif des savoirs et compétences humaines est pleinement reconnu alors même que l’ambition d’en user sans limite est présentée comme pure folie satanique :
« [Lucifer] espérait que son astuce et son habileté, renforcées par ses progrès en âge, s’enracineraient toujours plus profondément et que plus il vieillirait, plus grandes seraient les connaissances acquises à force d’usage et d’expérience, attendu qu’il est certain qu’à force d’expérimentation en toutes choses une très grande science vient à ceux qui, par leur nature propre, ne l’ont pas52. »
42Pour le savant chrétien, le temps institué par Dieu est le moyen et la chance offerts à l’homme d’acquérir des connaissances. Mais le progrès que cette acquisition implique se pervertit s’il y a confusion entre indéfinition, certaine, des limites des aptitudes humaines, et infinitude, aberrante, que Lucifer fait miroiter aux hommes pour les perdre avec lui dans l’orgueil.
43La prudentia légitime se fonde donc comme la science sur le temps, mais à sa différence elle refuse l’excès stérile, insane et délirant des vaines astuces. Si la parole révélée ne suffisait pas à emporter la conviction, l’expérience bien connue des innombrables effondrements de républiques, royaumes et empires est sans appel.
44L’introduction théorique d’Arias Montano au Daniel sive de sæculis codex integer du tome VIII de l’Apparatus sacer confirme et complète l’idée de prudence exprimée dans l’abrégé de doctrine chrétienne rédigé auparavant (1568) et publié peu après (1575) sous le titre de Dictatum Christianum. Elle exprime la différence fondamentale entre science ou ingéniosité d’un côté, et prudence de l’autre. En retour, ce dernier traité permet de mesurer la portée politique d’un discours de bibliste sur le temps comme fondement de la dualité des vertus et vices humains tels l’habileté et l’astuce. Pétris de l’ambiguïté des temps post-adamiques, les hommes sont perfectibles parce qu’imparfaits, viciés par le péché originel. L’expression de la prudence, hautement sublimée dans ce traité, désigne donc le cœur problématique de la vertu politique par excellence : l’usage du temps ordonné à une fin honnête, nécessairement généreuse. Selon que cette fin est respectueuse ou pas des saintes vérités des Écritures, selon qu’elle cède ou non à l’attrait pour les « œuvres fastueuses de Satan » et autres « artifices », « présomptions » et « astuces », aux voies de l’oppression, elle est ou n’est pas soutenable. Avant que les jésuites ne s’engagent sur le terrain périlleux des polémiques sur la raison d’État, parfois dans des œuvres en langue vernaculaire, le bibliste Arias Montano réaffirme l’autorité des Écritures en matière de doctrine politique. Ce geste était conforme, au moins en théorie, au projet éditorial d’une œuvre monumentale soutenu par le roi prudent, champion de la cause catholique.
*
45Contribuant à renouveler l’intérêt des humanistes pour la prudence, Juan Luis Vives a analysé ses modes d’acquisition, parmi lesquels l’histoire est privilégiée. Cette discipline est en effet présentée comme le moyen de fournir d’innombrables récits exemplaires de situations morales ou politiques passées, que le lecteur, en particulier princier, peut comparer à bon escient à celles qu’il rencontre dans ses entreprises. De tels exemples sont donc à méditer, sans les risques encourus et les dommages subis lors des expériences vécues, afin de forger la vertu propre à la compétence politique, la prudence. Le meilleur gouvernail en matière de décision politique est donc forgé par les historiens, et c’est à ce titre qu’ils peuvent revendiquer une expertise politique, comme ils le feront dans le sillage de la pensée de ces humanistes, durant la seconde moitié du xvie siècle et au début du xviie dans les cas exemplaires de Cabrera, Herrera ou Mariana. Ces chroniqueurs et historiens prolongeront ainsi une tradition bien assise par les émules et successeurs de Vives, le théologien Melchor Cano et l’humaniste Fox Morcillo.
46Mais c’est un autre grand savant, dont la pensée politique est plus délicate à étudier, qui a renouvelé la réflexion sur la prudence. Quoique ce ne fût pas son projet premier, Arias Montano a confronté la définition de la prudence à celle de la science et le savant retrouve la distinction, érodée par le langage machiavélien, entre la prudence, nécessairement orientée vers une fin constructive et viable, positive en tout cas, et la science, dont il est possible de faire un mauvais usage, comme Aristote le signalait. C’est tout le sens de la désignation par Arias Montano du demens ille sapiens, ce savant fou dont l’art consiste bien à détourner des justes causes le don divin de perfectibilité fait aux hommes. Ce savant fou n’est autre que Satan.
47Grâce à la mise en perspective de deux textes rédigés en latin à moins de quatre années d’intervalle par Arias Montano, le Dictatum Christianum en 1568 et le Daniel sive de sæculis codex integer en 1572, la prudence apparaît, au terme d’une réflexion engagée de l’humanisme espagnol que le bibliste et bibliothécaire de l’Escorial culmine, comme la connaissance juste du politique et de l’art de gouverner, une connaissance révélée infailliblement, selon Arias Montano, par maints récits bibliques fiables et exemplaires, par l’histoire sacrée donc, et parfois profitablement par les histoires humaines. Si la prudence comme la science sont à la fois le facteur et le produit de la perfectibilité humaine, parce qu’elles ont partie liée à la condition historique de la créature, si l’effort dans le temps qu’elles impliquent explique pareillement leur efficacité, une différence capitale les distingue. La science est une compétence neutre pouvant servir les pires desseins, alors que la prudence ne saurait sans contradiction concevoir des projets ou réaliser des œuvres nuisibles au bien commun, ou dans l’intérêt de quelques-uns seulement, aux dépens des autres. C’est vraisemblablement pourquoi, dans la ligne de Vives et surtout de Fox Morcillo qui encourageaient l’étude des exemples historiques, constructifs et bénéfiques de préférence, Arias Montano s’en tient lui plus rigoureusement encore, à l’heure d’édifier princes et gouvernants, aux exemples bibliques et à leur éclaircissement.
Notes de bas de page
1Sur la contribution hispanique à cette redécouverte, voir Jecker Mélanie (« La noción de prudencia en el pensamiento castellano medieval y moderno (1252-1598) », accessible en ligne, [https://www.academia.edu]).
2Aubenque Pierre, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 2016 [1963], p. 144.
3Les chroniqueurs contemporains (Morales, Paez de Castro, Garibay et Herrera) portèrent le projet d’une contre-histoire, face aux propagandes antiespagnoles nuisibles pour la réputation de Philippe II. La prudence y est à l’honneur à l’appui d’une argumentation documentée. Arias Montano, qui supervise l’édition de la Políglota regia et devient dès 1572 le conseiller politique du marquis de Requesens alors nommé gouverneur dans les Flandres, renouvelle quant à lui le legs médiéval du règne sacerdotal exemplaire, l’actualisant par son savoir biblique. Or Luis de Requesens y Zúñiga fut parmi les tout premiers à insister sur l’urgence d’une histoire politique. Voir Kagan Richard, Clio and the Crown : the Politics of History in Medieval and Early Modern Spain, Baltimore, The John Hopkins University Press, chap. iv, ainsi que Von Ostenfeld-Suske Kira, Official Historiography, Political Legitimacy, Historical Methodology, and Royal an Imperial Authority in Spain under Philip II (1580-1599), Columbia University, 2014, p. 93-100.
4Le traité de Cabrera de Córdoba Luis, De historia, para entenderle y escribirla, Madrid, éd. Santiago Montero Díaz, 1948 (1611), est entièrement innervé par l’idée vivésienne d’une histoire qui transcende tous les arts, et une vibrante reconnaissance de dette est exprimée envers Arias Montano et Antonio Agustín dans le « Discurso XVI », des plus épistémologiques, intitulé De lo que se ha dudado de la verdad y crédito de los que han escrito (p. 63-64).
5Voir González González Enrique, Una república de lectores. Difusión y recepción de la obra de Juan Luis Vives, Universidad Autónoma de México, Plaza y Valdés editores, 2007.
6Vives Juan Luis, De disciplinis. Savoir et enseigner, édition, traduction, introduction et notes par Tristan Vigliano, Paris, Les Belles Lettres, 2013. Livre V (fo 125 ro-129 vo).
7Voir Machiavel Nicolas, Le Prince, précédé des premiers écrits politiques, éd. Christian Bec, Paris, Classiques Garnier, 2015, chapitre xxv, p. 430.
8Vives Luis, op. cit., livre V, 125 ro, p. 433-434.
9Voir Machiavel, op. cit., p. 433.
10Diccionario de autoridades, t. V, p. 1726-1739.
11Vives Luis, op. cit., livre V, 125 ro, p. 433-434.
12Ibid
13La formule est de Pierre Bourdieu : Bourdieu Pierre, Les méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, chap. iv : « La connaissance par corps », p. 153-194.
14Vives Juan Luis, op. cit., 125 ro-125 vo, p. 433.
15Ibid, 125 ro-125 vo, p. 434.
16Pineda Victoria, « La poesía de los historiógrafos », in Rafael Bonilla et Paolo Tanganelli (dir.) Les poètes des rhéteurs. Los poetas de los rétores, Bulletin Hispanique, t. CXVII, no 1, juin 2015, p. 25-42.
17Vives Juan Luis, op. cit., 125 vo-126 ro.
18Ibid.
19Ibid., 126 ro.
20Berenger Boulay insiste sur les confusions entre chronique et histoire que les traductions de la Poétique d’Aristote ont entretenues. Voir « Les lunettes du philosophe », Littérature, no 182, Paris, 2016, p. 78-88 et « Histoire et narrativité. Autour des chapitres ix et xxiii de La Poétique d’Aristote », Lalies, no 26, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 2006, p. 171-187.
21Mestre-Zaragoza Marina, La théorie des passions chez Juan Luis Vives, Paris, PUF, Pierre-François Moreau, 2006.
22Vives Juan Luis, op. cit., 126 ro.
23Malavialle Renaud, « Les historiens de la Monarchie hispanique et l’expertise politique en Espagne dans la première modernité. Revendications et enjeux », in Julia Castiglione et Dora D’Errico (éd.), Les experts avant l’expertise. Une généalogie du conseil et du recours à l’expérience, Paris, Classiques Garnier, 2020.
24Voir la dernière édition à notre connaissance des dialogues de cet humaniste, par Cortijo Ocaña Antonio, Teoría de la historia y teoría política en el siglo xvi. Sebastián Fox Morcillo, De Historiæ Institutione Dialogus. Diálogo de la enseñanza de la Historia (1557), Alcalá de Henares, Universidad de Alcalá de Henares, 2000. Sur Fox Morcillo et son ars historicæ, central dans l’évolution du genre, voir l’important article de Vidal Silvina Paula, « Recepciones de la tradición clásica y construcción de una alteridad hispana en la tradición vernácula española de artes historicæ (s. xvi-xvii) », dossier « Los Antiguos y los Modernos en la larga duración », Eadem Utraque Europa, no 20, 2019, p. 95-153.
25Voir Vidal Silvina Paula, La historiografía italiana en el tardo-Renacimiento, Buenos Aires, Miño y Dávila, 2016 et Cortijo Ocaña Antonio, op. cit., « Parte I. Teoría histórica : desarrollo y método », p. 53.
26Morcillo Fox, De Historiæ Institutione Dialogus, op. cit., p. 113.
27Ibid., p. 126.
28Ibid., p. 172.
29Ibid., p. 184.
30Ibid.
31Cano Melchor, De locis theologicis libri duodecim, Salamaca, 1563.
32Ibid., p. 555.
33Ibid, p. 555-556.
34Voir sur Sepúlveda les travaux de Gilles Bienvenu (à paraître dans e-Spania).
35Nous traduisons à partir de la version espagnole du De Locis theologicis de Melchor Cano éditée par Juan Bleda Plans, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 2006, p. 558-559.
36Arias Montano Benito, Leción christiana (Dictatum Christianum), éd. Melquíades Andrés Martín, tr. Pedro de Valencia, Huelva, Universidad de Huelva, Bibliotheca Montaniana, 2003. Le Dictatum christianum sous Philippe III qui n’a été publié en castillan qu’en 1739 par Gregorio Mayans y Siscar (Madrid, Juan de Zúñiga).
37Ibid., p. 20.
38Arias Montano Benito, Leción christiana, op. cit., capítulo xxv, p. 100-108. Nous traduisons les textes d’Arias Montano en latin, issus du Daniel, et le Dictatum à partir de la version castillane Pedro de Valencia.
39Ibid., p. 103.
40Ibid.
41Arias Montano Benito, Leción christiana, op. cit., p. 104.
42Ibid.
43Ibid.
44Ibid.
45Ibid.
46D’après les informations fournies par Melquíades Andrés Martín.
47Daniel sive de sæculis codex integer, Apparatus sacer, Anvers, 1572, t. VIII.
48Ibid.
49Ibid.
50Ibid.
51Ibid.
52Ibid.
Auteur
Sorbonne université, CLEA

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