Comment reconnaître un expert ?
Le cas de l’information maritime à l’époque de Louis XIV
p. 93-111
Texte intégral
1La connaissance des circuits de l’information à l’époque moderne s’est considérablement enrichie dans les domaines politiques et diplomatiques, grâce à l’attention renouvelée aux acteurs et aux pratiques1. Cet article a pour ambition de prolonger ces réflexions sur le domaine maritime. Le développement de la guerre navale à l’époque de Louis XIV2 a entraîné un surcroît d’informations perceptible à la lecture des périodiques3, des lettres ou des nouvelles à la main4. Dans ces écrits qui n’émanent pas de l’institution de la Marine, ni ne sont conservés dans ses archives, les nouvelles avaient néanmoins une valeur cruciale pour les divers acteurs impliqués dans les activités de la Royale – investisseurs de la bourgeoisie parisienne, administrateurs prospérant à l’ombre des bureaux et familles de militaires engagés dans la Marine. Les uns y voyaient la concrétisation de leurs investissements à risque, les autres la promotion d’une politique militaire et coloniale à laquelle ils prenaient part5. Les écrits restés manuscrits se sont parfois trouvés comme pétrifiés dans des collections de documents tant et si bien que ceux qui les détenaient ont été qualifiés de « collecteurs » pathologiques, de collectionneurs « curieux », en tout cas considérés comme des « amateurs6 ». Cette interprétation a laissé dans l’ombre leurs opérations au profit de la mise en avant d’une culture politique ou savante. Les considérer comme des actions d’information, de communication et d’archivage permet de comprendre la dimension sociale de ces pratiques d’écriture et de ce travail intellectuel7. Le déplacement consiste à interpréter les pratiques de ces « curieux » qui s’informaient du domaine maritime sans appartenir aux différentes institutions liées à la Marine comme celles de « nouvellistes experts8 ».
2Le cas de Cabart de Villermont (1628-1707) qui s’est fait une spécialité de l’information maritime et qui sera systématiquement comparé à d’autres acteurs aux pratiques analogues dans cet article, permet d’illustrer la porosité entre la pratique des nouvelles et l’action politique. Durant sa jeunesse, Villermont avait voyagé en Europe du sud, à la Martinique et à Saint-Christophe, avant de participer à une expédition en Guyane entre 1652 et 1654. Après son mariage en 1663 avec une riche héritière d’une famille robine, il bénéficiait d’une assise matérielle assez confortable pour se fixer définitivement à Paris sans avoir d’activité rémunérée9. Il entretenait alors des relations avec des groupes de savants – notamment Melchisédech Thévenot, auteur du premier recueil de récits de voyages en langue française –, des marchands voyageurs comme Jean-Baptiste Tavernier et Jean Chardin ou des missionnaires. En outre, à la fin du siècle, il bénéficiait de relais à la cour par l’intermédiaire de la duchesse de Nemours, dont il se disait l’ami, et de Madame de Maintenon dont il avait été proche lorsqu’elle était l’épouse de Paul Scarron10. Il était aussi à l’origine de la publication de plusieurs livres, généralement des traductions de récits de voyages espagnols ou portugais dont il avait écrit les préfaces sans jamais les signer. L’information maritime n’était donc qu’une facette d’une spécialisation plus générale dans ce qui avait trait à l’exotisme. À sa mort, on pouvait lire son éloge dans le Mercure Galant :
« Il avoit sur tout une parfaite connaissance de tous les lieux où la Navigation peut s’étendre, qu’il avoit acquise non seulement en voyageant ; mais aussi par la lecture de six ou sept cens volumes de voyages qui sont dans sa Biblioteque11. »
3Pour le périodique, la reconnaissance de l’expertise était fondée sur l’expérience et une connaissance théorique acquise par des livres. Cette spécialisation n’a cependant jamais été reconnue comme telle par les institutions auprès desquelles il aurait pu vendre ses services, comme les secrétariats d’État de la Marine ou des Affaires étrangères. Pourtant, par bien des aspects, son activité épistolaire s’apparentait à celle qui avait alors cours dans les bureaux. Il recevait des quantités importantes de nouvelles qu’il triait, en faisait faire des copies par un secrétaire et informait en retour ses informateurs qui, eux, faisaient carrière.
4Le recours à la notion d’expert permet habituellement d’analyser la capacité d’un acteur à médiatiser son savoir auprès d’une audience, à caractériser un mode d’intervention du savant dans la politique12. Dans le cadre étudié ici, un nouvelliste expert devait être capable non seulement de s’informer mais aussi d’estimer les rapports de force qui l’engageaient à publier ou non les nouvelles qu’il recevait, choisir un support pour celles-ci et enfin les rendre intelligibles par un travail d’écriture. L’expert était donc dans la position de déterminer la valeur des nouvelles qu’il collectait, tandis que son audience, en reconnaissant l’autorité de ses procédures et la valeur de son travail, asseyait son statut en retour13. Aussi, plutôt que d’affronter la notion d’expertise par la compétence de l’expert, nous suivrons plutôt le chemin inverse en la laissant de côté pour nous concentrer sur le processus social de reconnaissance de l’expert. La mise en série des sources appartenant à la communication manuscrite permet de dessiner une configuration sociale d’individus susceptibles de reconnaître un nouvelliste expert : un réseau d’informateurs dans lequel tous n’ont pas le même poids ni la même influence politique. En cela, Villermont n’était pas un simple intermédiaire comme il a parfois été possible de qualifier les têtes de réseaux de la République des lettres qui mettaient en relation des savants entre eux, centralisaient l’information et la redistribuaient. Il soumettait ses informateurs à des règles d’écriture quasi-administratives : envoyer des nouvelles sèches à Villermont était un travail de tâcheron pour des individus qui tous maniaient l’écrit. Ils s’y pliaient ou montraient les écueils de cette procédure par intérêt : pour être à leur tour mieux informés, pour mettre en circulation localement leur réputation d’individu bien informé, ou pour influencer Villermont, en atteignant ainsi une audience à laquelle ils n’avaient pas accès autrement. Ainsi, un groupe d’acteurs travaillait à faire reconnaître Villermont comme un expert – c’est-à-dire un individu à qui on prêtait une connaissance du domaine maritime et qui, bien qu’il n’appartînt pas à la Marine, était digne d’être informé à ce titre. Ceux qui avaient recours à ses services, princesses, ambassadeurs, trouvaient également en lui un individu susceptible de placer leurs clients dans la Marine. Il était ainsi un rouage indispensable au fonctionnement politique de différents groupes sociaux.
Le réseau d’un nouvelliste : un espace d’information et de publication manuscrite
5Villermont a été le poumon d’un formidable réseau épistolaire entre 1682 et 1705. Face à un corpus de près de 2 800 lettres et feuillets de nouvelles, il a été préférable de se concentrer sur une petite période qui constitue aussi un pic d’activité. Entre 1699 et 1703, Villermont a reçu au moins 1 182 lettres et nouvelles. Ce moment correspondait à de fortes tensions diplomatiques liées à l’attente de la mort de Charles II de Habsbourg, laquelle fut suivie du début de la guerre de Succession d’Espagne. Les lettres reçues par Villermont venaient principalement de trois lieux : Strasbourg, Rome et des ports français. Celles de Strasbourg relayaient habituellement les nouvelles du Saint-Empire ou des Provinces Unies et ont été écrites par un correspondant de Villermont présent temporairement sur place. Les lettres de Rome contenaient des nouvelles diplomatiques et étaient envoyées par les ambassadeurs français ou leur entourage. Enfin, des plis des différents ports français impliqués dans les opérations militaires arrivaient tous les ordinaires – jusqu’à trois fois par semaine en 1703. Cette dernière catégorie est logiquement celle qui intéresse la construction d’une expertise sur un domaine maritime. Ces lettres transmettaient des énoncés que nous pouvons qualifier de stratégiques : des informations très précises sur les armements de navires dans les ports ; les retours des navires et la présence éventuelle de nouvelles des colonies par leur moyen ; les prises que les navires avaient effectués en mer ; le déplacement observé des flottes alliées ou ennemies14 (fig. 1).
6S’informer de ces faits stratégiques pour un particulier n’était pas une démarche aisée comme le montre la comparaison avec les papiers d’un autre « nouvelliste » apparemment intéressé par ce type d’informations. Le père Léonard de Sainte-Catherine, bibliothécaire du couvent des Augustins déchaussés15, a conservé de nombreuses nouvelles liées au domaine maritime16. S’il est difficile de savoir à quel titre il s’informait, il est notable que le Secrétariat d’État à la Marine louait depuis 1699 un pavillon situé dans le jardin de son couvent afin d’y déposer des papiers. Le couvent était en outre très proche de l’Hôtel Pontchartrain, situé rue Vivienne, où une partie du travail d’administration de la Marine était effectuée17. Aussi, il est probable que le père Léonard jouait de sa relation de voisinage en trafiquant des nouvelles maritimes. L’un de ses informateurs était un dénommé Saint-Marcel, installé à Rouen, probablement de condition ecclésiastique. Il avait envoyé au Père Léonard au moins 41 lettres entre 1699 et 1701, détaillant notamment les cargaisons des navires ou l’importance des prix de marchandises au port de cette ville. La fréquence des envois était donc tout à fait comparable à celles de certains correspondants de Villermont. Toutefois, seules deux lettres sont constituées d’énoncés militaires et sont du même type que celles que Villermont recevait régulièrement. Le 14 avril 1701, le Père Léonard obtenait de Saint-Marcel l’information du passage de deux frégates ennemies au large du Havre. Son correspondant précisait alors : « je reçu hier au soir une lettre du capitaine fortin datée du Havre du 11 avril dont je vous envoie une copie18 ». Pour être informé de ce qui touchait au domaine de la Marine militaire, le père Léonard avait donc eu besoin d’un contact intermédiaire à Rouen susceptible de connaître un officier de la Marine. Saint-Marcel évoquait plusieurs fois ce capitaine Fortin dans ses lettres mais il n’avait pas souvent d’informations militaires à partager. Il n’était donc pas évident, pour un individu pourtant réputé « nouvelliste » de s’informer de ce domaine par la voie des correspondances et encore moins d’obtenir une information précise (fig. 2).
Fig. 1. – Répartition de la correspondance reçue par Cabart de Villermont (1699-1703).

7Villermont se renseignait directement auprès de contacts présents sur la façade maritime et qui avaient l’habitude de manier la plume. Il avait ainsi une prédilection pour les administrateurs des ports. Michel Bégon à Rochefort et Louvigny à Brest étaient intendants de Marine et Antoine de Mauclerc commissaire ordonnateur de la Marine. Il s’agit des grades les plus élevés de la carrière de la plume. Certains officiers de navire pouvaient être des informateurs occasionnels, alors qu’ils attendaient leur départ en mer. Ils n’étaient donc pas des correspondants réguliers, ni prévisibles puisqu’ils ne connaissaient pas toujours l’itinéraire de leur mission : Brodeau, Fricambault et Beaujeu ne pouvaient ainsi écrire que de façon irrégulière à Villermont. Contrairement aux administrateurs, l’écriture de lettres n’était pas une activité quotidienne pour ces informateurs comme l’indique le capitaine de Beaujeu :
« Deux a trois lettres la semaine ne me fatiguent pas assez les yeux pour avoir un secretaire et je me ferais moquer de moi si je me mettoit sur ce pied la. J’ay plus besoin d’un bon cuisinier ou d’un homme qui me sache me faire servir que d’un secretaire. Je viens de mestre dehors presentement un cuisinier qui ecrivoit mieux que tous les maitres ecrivains du Havre, et je croy qu’il a pris le parti de montrer a écrire, au moins on me la dit19. »
8Paradoxalement, cette remarque plaisante à propos des maîtres écrivains du Havre montre que l’écriture faisait bien partie de l’activité de Beaujeu mais qu’elle en représentait une portion congrue. L’investissement dans un secrétaire n’était pas nécessaire mais il s’estimait assez qualifié dans l’écriture pour juger d’autres acteurs dont c’était la raison sociale. Des individus qui n’étaient pas liés à la Marine pouvaient aussi être mobilisés par Villermont. Le gouverneur des fortifications du Risban, près de Dunkerque, Charles de Boursin, était ainsi bien placé : il avait connaissance des déplacements des navires et était en rapport quotidien avec l’intendant de la ville, Barentin. Il transmettait régulièrement à Villermont des nouvelles de la guerre aux Provinces-Unies, géographiquement plus proches. Collinet, petit entrepreneur dans les fournitures militaires, avait séjourné à Strasbourg auprès du directeur général des fortifications, Le Pelletier de Souzy, entre 1699 et 1700. Il avait mis à profit son voyage pour obtenir des nouvelles du Saint-Empire qu’il transmettait journellement à Villermont. Revenu en 1700 à La Rochelle, il jouissait de la protection de Bégon. Collinet et Bégon partageaient leurs lettres afin d’éviter de redoubler les envois de la même nouvelle, malgré l’écart social important entre leurs deux situations. Ces liens informels étaient redoublés par des liens familiaux. La Rerye, le fils de Collinet, avait intégré le corps des Ingénieurs militaires grâce à la protection de l’intendant de Rochefort. Il écrivait très occasionnellement à Villermont depuis Bayonne où il se trouvait. Mauclerc, commissaire ordonnateur du Port Louis qui faisait fonction d’intendant, avait d’abord délégué à son secrétaire – Lanrivaud – la tâche d’écrire à Villermont. À son changement de poste, en juin 1703, c’est à son beau-frère – d’Escontel – que revint cette occupation :
« comme le roy ma nommé monsieur pour faire les fonctions de com[issai]re sur les vai[sseau]x le juste et lhazardeux qui partent cette semaine pour quelqu’entreprise que lon tient fort secrette vous voulez bien me permettre de vous faire mes remerciemens de la bonté que vous avez eue de me faire part de tout ce que vous scaviés de plus nouveau, jen ay je vous assure une vraye reconnoissance dont je ne scaurois macquiter en partie quen substituant a ma place Mr d’Escontel mon beaufrere com[issai]re de la marine qui aura lhonneur de vous mander ce qui se passera icy de nouveau et qui vous prie aussi monsieur de faire la mesme grace quau Pere et au fils20 ».
Fig. 2 – Lettres reçues par Cabart de Villermont contenant de l’information maritime stratégique (1699-1703).

9Cette citation témoigne d’échanges très ordinaires de nouvelles. Alors qu’il était sur le point de quitter son poste, Mauclerc continuait d’informer Villermont en mentionnant le secret autour du départ de deux vaisseaux. Aucune occasion n’était donc perdue. Ce groupe d’informateurs privilégiés de Villermont, sur lesquels l’analyse s’est ici concentrée, ne doit pas masquer les nombreux autres individus qui envoyaient occasionnellement des nouvelles ou des offres de service comme en témoigne la quantité de lettres qui échappent à ces repérages statistiques.
10De plus si Villermont recevait nombre de nouvelles par ses correspondances, il en envoyait aussi beaucoup. Il produisait en effet des feuillets de nouvelles qu’il intitulait « extrait d’une lettre de… », conservés dans au moins deux fonds d’archives distincts – celui du père Léonard et celui de Bégon. Le père Léonard avait en effet classé dans un de ses portefeuilles une quantité considérable de ces feuillets avec les lettres de Saint-Marcel, précédemment évoquées, et celles d’autres correspondants non identifiés21. L’archivage du père Léonard montre ainsi une autre pratique de circulation et d’enregistrement de ces nouvelles. Il est possible de dénombrer 50 nouvelles qui sont directement liées à Villermont pour les années 1699-1701. Tantôt le père Léonard a effectivement conservé un feuillet de nouvelles, produit par le copiste de Villermont, tantôt il a eu accès à des lettres et les a lui-même copiées. Le copiste de Villermont anonymisait les auteurs des lettres dans les feuillets de nouvelles. Cela met en évidence que Villermont effectuait une publication manuscrite, régulière et qu’il évitait de divulguer ses sources. Un feuillet du même format que ceux archivés par le père Léonard, correspondant à une lettre effectivement conservée par Villermont, a pu être retrouvé parmi les documents de Bégon. Son auteur était Boursin, ce que ne pouvait pas savoir Bégon par le seul feuillet de nouvelles. Le père Léonard a plusieurs fois désanonymisé les lettres, ce qui est rendu possible par une circulation locale et parisienne. Nouvelles maritimes, diplomatiques et politiques étaient mêlées dans les envois de Villermont. La nouvelle à la main conservée par Bégon était la copie d’une lettre que Boursin avait écrite à Villermont durant l’été 1699 et que ce dernier avait à peine amendée. Boursin rendait d’abord compte d’une visite de Vauban dans les places septentrionales de la France, donnait la nouvelle du laissez-passer accordé par la douane à un seigneur anglais, signalant ainsi que les Français pouvaient désormais voyager librement en Angleterre22. Il s’agissait donc d’un contenu politique qui mettait en valeur les actions de Vauban et de ceux qui s’occupaient des fortifications, ainsi que des nouvelles de la situation diplomatique avec l’Angleterre. Villermont avait coupé ces quelques mots de Boursin dans l’extrait envoyé à Bégon :
« Je voudrais bien avoir quelque chose de plus considerable a vous escrire pour vous remercier plus dignement des bontés que vous continuez d’avoir pour moi en me faisant part de vos nouvelles mais la paix fait que nous n’avons plus rien de nouveau à faire savoir à nos amis23. »
11L’existence de ce groupe d’individus particulièrement hétérogène qui produisait et échangeait consciemment des nouvelles atteste que cette activité était loin d’être le simple passe-temps d’un curieux parisien avide d’informations. Les nouvelles étaient donc non seulement ce qui liait entre eux des acteurs très divers mais aussi une pratique professionnelle : les informateurs devaient être bien informés et savoir ce qui était écrit en divers lieux.
12Plus encore, Villermont représentait pour eux un relais de publication. Par sa situation, il était en effet au contact d’autres individus connus pour leur publication de nouvelles ou leur poids politique. Un premier cercle correspond aux auteurs de périodiques parisiens et nouvellistes de premier plan comme Donneau de Visé qui détenait le Mercure Galant, l’abbé Bernou qui rédigeait La Gazette ou encore l’abbé de Dangeau qui, avec son frère, produisait des nouvelles de la cour. Les correspondants de Villermont savaient que ces individus faisaient partie de son entourage – certains d’entre eux lui demandaient même de les saluer. Dans une lettre, Villermont expliquait qu’une douzaine d’individus se réunissaient quotidiennement chez l’abbé Bernou où « il se parl[ait] de nouvelles aussi bien que de littérature24 ». Les autorités politiques sans lien avec la Marine formaient un second groupe : Villermont envoyait les nouvelles de « Marine et outre-mer » aux ambassadeurs romains et à la duchesse de Nemours – princesse souveraine héritière de la famille Orléans-Longueville. Dans ce cadre, informer devenait un service, éventuellement pris dans une relation de fidélité entre ces grands et Villermont. Enfin, par l’intermédiaire des correspondants de Villermont, un troisième ensemble d’individus bénéficiant de places dans l’administration royale profitait très indirectement de ses nouvelles sans pour autant avoir de part dans la Marine. Ainsi Vauban et le Pelletier de Souzy, lorsqu’ils étaient présents à Strasbourg, en avaient-ils connaissance par Collinet. De même, Boursin faisait part des nouvelles qu’il recevait à l’intendant de Dunkerque. Il y avait donc un espace de la publication manuscrite dont il est difficile d’estimer les contours exacts mais qui concernait plusieurs dizaines d’individus, tous impliqués à divers degrés dans des activités politiques. Ils constituaient l’audience d’un expert nouvelliste, réunissant tous ceux qui étaient susceptibles de croire en la valeur de ses nouvelles.
Imposer une procédure d’écriture
13L’existence d’un public n’implique cependant pas nécessairement le fait qu’un acteur soit reconnu comme un expert. La reconnaissance du nouvelliste expert par divers acteurs reposait sur deux critères principaux25 : d’une part la qualité de sa procédure, d’autre part sur sa réputation. Cette réputation était sociale – la qualité de rentier parisien se disant noble et proche de courtisans importants jouait en la faveur de Villermont – et liée à l’efficacité de ses nouvelles. Cette dernière peut ainsi être saisie par le crédit que lui accordaient des acteurs politiques de premier plan comme les ambassadeurs, engagés dans des négociations et habitués à traiter avec nombre d’informateurs. Le cardinal de Janson-Forbin, ambassadeur à Rome au moment du déclenchement de la Guerre de Succession d’Espagne et déjà satisfait de ses services à la fin de la guerre de Ligue d’Augsbourg, prenait ainsi soin de s’assurer de la pérennité du canal de Villermont :
« je seray ravy de renouveller avec vous le commerce que nous avions autrefois et d’aprendre toutes les nouvelles de mer dont vous estes si exactement informé. Elles vont devenir grandes et importantes surtout si les anglois et les hollandois se determinent a la guerre26. »
14L’importance des nouvelles était bien déterminée par un contexte : la guerre et la nécessité de connaître au mieux les rapports de force dans un lieu, tel que Rome, spécifique pour la diplomatie européenne. Aussi, face à la quantité de nouvelles, leur « trop plein27 », et leur importance stratégique, faire appel à Villermont permettait sans doute de ne pas avoir à s’occuper d’un réseau nécessairement dispersé géographiquement et politiquement – du fait de l’importance sociale de ceux qui avaient accès à ces informations. Pour Janson, la vraisemblance de l’information paraissait essentielle.
15Les informateurs sur le terrain, comme Boursin, directement confrontés aux adversaires, et qui devaient prendre des décisions opérationnelles, n’avaient pas les mêmes besoins que les ambassadeurs. Les informations devaient non seulement être fiables mais aussi rapides. Un bon exemple en est énoncé par Boursin :
« Je continue Monsieur a vous rendre tres humble grace de la bonté que vous avez de continuer a me faire part de vos nouvelles, je ne manque pas de les communiquer a Mr l’Intendant Barentin qui ma chargé de vous remercier aussy pour luy et de vous dire en meme temps quil y a un homme qui en fourny belle quantité au directeur de la poste de cette ville qui precedent toujours les vostres de deux ou trois jours, avec cette difference que la plus part de ce quelles contiennent ne sont pas toutes vrayes comme celles qui nous viennent par vostre moien, je luy ay repondu que ce seul endroit meritoit bien la preference quil donnoit a ce que je recevois de vous deux jours plus tard, il en est convenu et luy en disant la raison que vous ne donniez point dans tout ce qui se disoit inconsiderement estant dune societé de gens de merite qui vouliés [sic : qui voulait] estre confirmé avant descrire a vos amis, ce qu’il gouta fort28. »
16Boursin hiérarchisait plusieurs individus impliqués dans l’envoi de nouvelles aux élites de Dunkerque29. La correspondance administrative, sans doute trop limitée aux ordres et aux demandes sans explication, était doublée d’une organisation locale liée au directeur des postes. Toutefois, cette organisation privilégiait la fraîcheur de la nouvelle à sa fiabilité. La date de péremption d’une nouvelle manuscrite résultait souvent de son inscription dans La Gazette ou dans un autre périodique imprimé : alors elle n’avait plus qu’un faible intérêt car tous les acteurs qu’elle intéressait pouvaient agir en conséquence30. Or, d’après les propos de Boursin, la fraîcheur comptait moins que la vraisemblance. Il y avait en effet deux façons de valider la nouvelle dans le court laps de temps entre son annonce initiale et la possibilité qu’elle soit connue des ennemis : par la redondance permise par le triple canal d’information (correspondance administrative, organisation du maître des postes, canal de Villermont) et par le travail effectué par Villermont afin de n’envoyer que des nouvelles vraies. « La société des gens de mérite » peut ainsi s’entendre comme l’établissement d’une procédure collective à Paris où les nouvelles étaient estimées par un groupe de spécialistes de la publication de nouvelles. L’expertise de Villermont dans les nouvelles maritimes et son réseau lui permettaient d’accéder à ce groupe et ainsi d’alimenter en nouvelles de diverses origines ses informateurs dans un délai raisonnable.
17Pour garantir cette vraisemblance, Villermont imposait une procédure d’écriture contraignante à ses informateurs réguliers31. En effet, l’écriture des nouvelles se devait d’être très sèche et toujours courte. Cela limitait les interprétations des acteurs qui écrivaient ou recevaient les lettres. Seul le mode d’obtention de la nouvelle était habituellement évoqué. Boursin rendait compte avec beaucoup de scrupules des marins ivres ou des navires en quarantaine avec lesquels on ne communiquait que par la voix. Il ne parlait en revanche jamais de la « rumeur » ou des « bruits » dans ses nouvelles, sauf si ces bruits portaient à conséquence. En vertu de cette contrainte, Boursin se devait d’annoncer des faits sûrs ou bien se taire. Toutefois, cela lui permettait de trouver une excuse toute faite lorsqu’il s’agissait de garder un secret :
« Jay peu de chose aussy a vous dire parce que vous ne voullez rien de vagues ny que des faits sans quoy jaurois peu vous dire il y a plus de 8 jours qu’il se fait dans ce port des mouvements quon tient fort cachés et que tout le monde voit fort bien, les ennemis mesme ne les ignorent pas32. »
18L’écriture de cette nouvelle est très paradoxale : « tout le monde » savait qu’il se faisait des mouvements dans le port mais comme personne n’avait une idée de leur objectif, Boursin prétextait que cette nouvelle ne respectait pas le cahier des charges de Villermont. Aussi, après huit jours, cette incertitude devenait un fait et elle était donc communiquable. Boursin pouvait lever en partie le secret sur cette incertitude, mais il se gardait bien d’expliciter les conséquences de ces mouvements. Par ce moyen, il reprenait donc le pouvoir sur Villermont non seulement en envoyant une nouvelle non demandée mais en dénonçant la technique qui l’avait contraint au silence sur un fait, même incertain, qu’il jugeait important. Villermont pouvait aussi lever ces règles temporairement. Cela apparaît dans une lettre où Boursin livrait un récit des opérations maritimes et terrestres particulièrement développé. Il concluait sa lettre en déplorant la politique militaire :
« mais cependant ce nest pas la pensée de la cour puisquelle fait comme nous le voions et elle voit plus cler que les particuliers voilà plus que des faits et bien des raisonnements mais je ne dois pas craindre que vous le trouviez mauvais a vostre ordinaire puisque vous lavez demandé cette fois cy apres lavoir tant de fois blamé et deffendu33 ».
19Là encore, l’analyse précise du mode d’écriture de la lettre permet d’estimer la prudence des informateurs. La lettre était publiable : si la cour voyait plus clair que les particuliers, cela signifiait que le locuteur était un sujet obéissant et qu’il acceptait une politique qu’il jugeait mauvaise. Toujours pour se protéger, Boursin révélait la convention d’écriture de leur relation. Boursin donnait son avis parce que Villermont le lui avait demandé. Dans quel but ? Soit Villermont avait besoin de produire le témoignage d’un acteur sur le terrain, soit il avait besoin de connaître « les bruits » de Dunkerque. Boursin pouvait ainsi sans prendre de risque dévoiler son avis puisque cela était garanti par Villermont. Le même été 1703, les tensions autour de cette procédure semblaient devenir de plus en plus complexes pour Boursin. Il écrivait ainsi dans un style, peut-être ironique :
« nous avons remarqué depuis longtemps que vostre louable zele pour la patrie fait que vous nescrivez jamais que ce quy luy est favorable et rien de ce quy luy est desadvantageux34 ».
20Malgré cette prise de distance vis-à-vis de la vraisemblance des nouvelles qu’il recevait de Villermont, Boursin investissait du temps et du travail dans ces échanges qui se sont poursuivis bien après cette lettre. Cette activité lui était donc utile. Il est ainsi possible de penser que Boursin faisait usage de ces nouvelles patriotiques : soit pour faire sa cour à l’intendant de Dunkerque, soit parce que leur existence ou leur absence permettait des raisonnements par la confrontation avec d’autres supports venus notamment des Provinces-Unies voisines. Dès lors, l’intérêt que Boursin trouvait en reconnaissant l’expertise de Villermont, venait de la situation sociale d’écriture de Villermont. Grâce à lui, il pouvait localiser la provenance des nouvelles, le lieu où elles circulaient, les acteurs qui y avaient accès à Paris. Il pouvait ainsi espérer se faire remarquer grâce à ces nouvelles accréditées. Inversement, Boursin asseyait l’expertise parisienne de Villermont sur le domaine maritime : il avait donc un pouvoir, certes limité, sur l’expert.
21En précisant ses pratiques de hiérarchisation de l’information, en révélant les règles de la convention d’écriture avec Villermont, en dénonçant les silences patriotiques de Villermont, Boursin pouvait bien passer à son tour pour un expert en nouvelles. Parmi les informateurs de Villermont, seuls Boursin et Collinet produisaient un tel discours sur la façon dont ils travaillaient avec les nouvelles. Les autres, membres de l’administration de la Marine, se contentaient de faits très secs : ils n’avaient rien à prouver du fait de leur position institutionnelle. Pour Boursin et Collinet, la production d’un discours expert sur les nouvelles, comprenant la démonstration qu’ils pouvaient obtenir des informations et savaient en faire usage, envoyé à un acteur reconnu comme expert par des acteurs socialement plus importants, était une manière de bénéficier à leur tour de l’aura de cet expert, même s’ils risquaient parfois de se l’aliéner.
La circulation de l’information stratégique entre les clientèles
22La reconnaissance de l’expertise s’apparente ainsi à un travail social qui met un acteur en position d’en faire travailler d’autres grâce à sa réputation. Dans le cadre du système clientéliste d’Ancien Régime, cette réputation avait aussi des conséquences sociales sur le sort des individus qui rendaient service à Villermont. Son réseau d’informateurs était étroitement lié à un acteur politique particulièrement crucial dans le sud-ouest de la France et dans les institutions de la Marine : Michel Bégon. Par son intermédiaire, Villermont s’était constitué un groupe d’obligés. Intendant de Marine à Rochefort depuis 1689, Bégon était en effet apparenté à la famille Colbert. Lorsque le Secrétariat d’État de la Marine passa aux mains de la famille Pontchartrain, il négocia l’agrandissement de son périmètre administratif et fut promu en 1694, intendant de Police, Justice et Finance de La Rochelle, de l’Aunis et de la Saintonge. Il devenait ainsi un relais du pouvoir royal dans une région stratégique aussi bien pour la Marine, que pour l’expansion française en Amérique et la conversion des protestants encore présents autour de l’île de Ré35. En outre, il parvint à faire entrer plusieurs membres de sa famille dans les bureaux de la Marine à partir du moment où Jérôme Pontchartrain devint secrétaire d’État en 1699. Villermont cultivait cette amitié depuis des années et échangeait depuis longtemps des nouvelles maritimes, des livres, des objets de curiosité avec lui. Il avait recommandé à Bégon plusieurs individus et leur avait ainsi ouvert la voie dans la Marine. Certains d’entre eux devenaient des informateurs. Ainsi deux membres de la famille Brodeau, alliée à celle de Villermont, avaient pu faire leur carrière dans la Marine. Au moins l’un d’eux, Claude Brodeau du Fresne, lieutenant de vaisseau, bénéficiait de la protection de l’intendant de Rochefort. Villermont avait écrit aussi des lettres de recommandation pour quatre proches de la duchesse de Nemours entre 1693 et 170236. Il œuvrait ainsi à placer à des postes militaires des individus appartenant à une clientèle princière. La juste rétribution de cette recommandation se payait, notamment, par un service d’information :
« Je vis il y a 2 jours Mr Soudan pendant le disné de mad [ame] de Nemours qui ne mempescha pas de lentretenir sur le voyage quil va faire & de luy demander de mescrire des Isles afin de faire part à cette princesse de ce quil pourra me mander de propre a sa curiosité & a la mienne. En quoy jespere quil sera plus exact que na esté feu Mr darbouville quelque promesse quil men eust faitte avant son depart. Vous ne scauriez croyre monsieur jusqua quel point va le secours que jen tire pour le commerce que jentretiens de nouvelles maritimes & doutre mer. Mr le cardinal de Janson de qui je reçois chaque ordinaire ce qui se passe en Italie & surtout a Rome ce qui ne sert pas peu a me renouveler les idées de ce que jy ay veu pendant le long sejour que jy ay fait37. »
23Dans cette lettre, la « curiosité » qui concerne les îles et les « idées » au sujet de Rome pouvaient être entendus de façon politique. Villermont obtenait d’individus comme Soudan des récits de voyage, des nouvelles des colonies, des objets de curiosité. Ils lui permettaient de faire sa cour à la duchesse de Nemours. Les lettres des cardinaux romains conservés par Villermont ne contenaient que des nouvelles. Elles avaient la même fonction pratique : on en usait pour se faire entendre et pour obtenir du crédit. Ainsi se formait une configuration sociale où les informateurs, déjà au service de personnages plus importants, étaient aussi des obligés de Bégon et de Villermont. D’un point de vue social, l’expertise avait donc une efficacité qui se mesurait à la fois par le recrutement d’agents dans la Marine, et par une rétribution en nouvelles et en biens symboliques. Donner des nouvelles maritimes à une princesse comme la duchesse de Nemours ne consistait donc pas à lui fournir un divertissement : c’était aussi rendre compte du comportement de ses protégés.
24Ce dispositif « micropolitique38 », reposait sur la bonne relation que Bégon et Villermont entretenaient. D’autres individus avaient pu agir de façon similaire mais sans obtenir le même succès. C’était le cas de Nicolas Toinard, également correspondant de Bégon, qui lui avait recommandé quelques officiers de Marine. L’intendant assurait à son correspondant qu’il : « ne pouv [ait y] avoir de recommandation qui me soit plus chere que la votre39 ». Toinard était cousin germain des Pontchartrain. Aussi, il vivait à Paris comme un petit homme de lettres, sans problèmes financiers, mais sans avoir non plus beaucoup d’influence sur la famille ministérielle40. Au cours de l’été 1697, il cherchait à obtenir des informations de Bégon sur la partance d’un navire pour Saint-Domingue :
« je vous diray que le hazard fit hier que je vis des tonneaux que lon aloit charger pour la Rochelle où ils doivent être rendus en dix sept jours à l’adresse de M Massiot et come sur quelques uns il y avoit pour S Domingue, j’apris que dans la fin de ce mois, il y auroit des vaisseaux du Roy qui partiroient de la Rochelle pour cette ile & comme j’ay déjà pris la liberté de vous prier de me mander quand il y auroit de pareils embarquemens, je le fais de nouveau à cause de l’interest que j’y prens pour un de mes amis. Je vous ay déjà assuré monsieur, comme je vous dois assurer encore par celle cy que personne ne saura que je l’ay receu de vous, on pas même ce mien amy pour qui il m’importe de le savoir : c’est pourquoy vous trouverez bon que j’atende de vous cette grace que vous pouvez me donner cet avis en paroles couverte. Par exemple en me mandant l’afaire que vous proposez ne se fera qu’en un tel tems au plutôts. J’entendray par la qu’effectivement on equipe pour ce lieu & que le depart des vaisseaux ne pouroit etre qu’en ce que vous me marquez41 ».
25Le prétexte évoqué par Toinard est étonnant : la présence à Paris de marchandises destinées à La Rochelle et Saint-Domingue. L’intérêt semble d’ordre privé : la réussite d’une opération commerciale à laquelle lui et ses amis étaient intéressés. La procédure est faiblement technique : écrire à mots couverts. Ces précautions visaient à gagner la confiance d’un acteur de la Marine qui avait des raisons de se défier d’un membre de la famille Pontchartrain. Il fallait donc manifester le plus honnêtement possible sa bonne foi pour que l’opération ait une quelconque chance de réussir. De plus Bégon n’avait pas grand-chose à gagner à informer Toinard qui connaissait Villermont. Qu’il ne fasse pas appel à lui pour ce type d’informations suffisait à éveiller la méfiance de Bégon. Dans cette lettre, Toinard disait émettre cette demande pour la seconde fois en cinq jours. Il avait en effet écrit à Bégon le 27 et le 31 juillet à Bégon. Dans sa réponse, Bégon n’évoquait pas sa demande : soit il l’avait informé au moyen d’un billet qu’il était facile de faire disparaître, soit son silence manifestait son refus de répondre42.
26Que Toinard ait pris de telles précautions alors que Villermont recevait des quantités d’informations de Bégon sur les départs de navires et les publiait nous conduit à réinterroger la place de la confidentialité de ces nouvelles. Une crise surgit autour du mois d’avril 1702, lorsque Bégon fut averti par Villermont que ses lettres étaient suspectées d’avoir informé des libraires hollandais. Il lui répondit alors :
« Je suis très faché d’apprendre l’inquiétude qu’on vous a donné sur le sujet de deux Gazettes d’Hollande qu’on s’est persuadé avoir été extraites de mes lettres. Il suffit que vous soyiez assuré contre moy que cela n’est pas vray pour que nous n’ayions, n’y l’un ni l’autre, rien a nous reprocher. Mais cependant, c’est un avertissement pour que nous nous écrivions à l’avenir, de part et d’autre, avec plus de circonspection que jamais, affin qu’on ne puisse pas mesme faire tomber sur nous le moindre soupçon d’un commerce de lettres qui puisse estre préjudiciable à l’Etat. J’ay toujours eu la précaution de ne rien écrire, ny à aucun autre, de ce qui devoit estre secret, et lorsque je vous ay mandé des nouvelles de nos armements il n’y avoit point d’écrivain qui ne pût vous en mander autant43. »
27En se disant moins « fâché » de la publication de nouvelles que des ennuis que cela causait à Villermont, Bégon refusait de reconnaître une défaillance dans la procédure d’échanges. Il n’était pas question de rompre le canal puisque rien de préjudiciable ne circulait. Les écrivains de Marine n’avaient pas plus accès aux secrets de l’État que les gazetiers de Hollande. Mieux, seul Bégon était en mesure de juger de la frontière entre ce qui était secret et ce qui ne l’était pas. Villermont n’avait pas averti Bégon frontalement des menaces liées à leur correspondance. Il refusait également de reconnaître sa responsabilité si des informations secrètes lui parvenaient :
« Le commerce que j’entretiens avec ces deux Eminences [le cardinal de Janson et le cardinal d’Estrées] etant de convention avec elles uniquement d’affaires d’outremer et de marine ainsy que je me suis quelquefois donné l’honneur de vous le mander m’est fourny de tant d’endroits aussy bien de nos ports que des Indes orientales et occidentales que pour vous epargner la peine que vous aviez la bonté de prendre de m’informer quand loccasion sen presentoit de ce qui se passait dans votre departement au sujet des armements, vous mobligeriez Monsieur tres sensiblement pour ne point abuser dun loisir aussy precieux que le vostre de ne m’apprendre a lavenir sur cette matiere que ce que vous jugerez a propos que j’en sçache sans consequence, sur tout par rapport au canal de Monsieur vostre frere et de monsieur votre fils, dont je vous ay cy devant supplié de vous servir de carnet avec eux. J’ay prié Mr Collinet par une lettre que je prendrai la liberté de mettre icy de vous dire les raisons qui m’engagent a vous faire cette prière44. »
28Dans cette lettre, Villermont proposait de modifier la procédure d’acquisition des informations. Les armements de navires pouvaient être obtenus directement dans le bureau de la Marine où le frère et le fils de Bégon étaient commis à cette date. Le « carnet », un « terme de négoce » selon Furetière, employé ici au sens figuré pour décrire l’ordinaire des échanges entre l’Intendance et le bureau de la Marine, serait consulté par Villermont pour plus de discrétion. Plutôt que d’annoncer les reproches qu’on lui avait adressés dans une lettre qui aurait pu gêner l’intendant, il s’en remettait à Collinet. Il rappelait en outre à Bégon qu’il pouvait se servir de lui comme d’un moyen pour atteindre les ambassadeurs sans autre intermédiaire. Il passait ainsi pour son messager. Les deux acteurs produisaient un discours officiel à l’unisson : Villermont ne voulait savoir et publier que des nouvelles « sans conséquences » et Bégon était le seul à juger de celles qui l’étaient effectivement. Cette crise montre au grand jour le contrat tacite de l’expertise entre les deux hommes. En conséquence, l’expertise sociale de Villermont semble bien avoir été de canaliser l’information maritime de Bégon vers sa seule personne. Toinard, qui connaissait Villermont, prenait ainsi le risque d’affronter le monopole de l’expert. Villermont pouvait publier largement ou spécifiquement les lettres de Bégon, en échange de quoi il lui fournissait des obligés appartenant à des réseaux de clientèles qui, une fois placés dans la Marine, renforçaient leurs deux positions. L’un apparaissait donc comme un expert en marge de l’institution, l’autre comme un spécialiste qui connaissait rouages et secrets, au cœur de l’institution.
*
29Dans cette analyse, la notion d’expertise permet de cerner différents acteurs en train de faire de la politique dans des interactions et des configurations sociales inattendues, en dehors des activités institutionnelles et entre des réseaux de clientèles contigus. Les acteurs impliqués dans un réseau d’informations manuscrites à la fin du xviie siècle n’étaient pas des individus passifs qui collectaient les nouvelles par goût du récit ou du dépaysement, ni par maniaquerie. Ils mesuraient, calculaient, estimaient et explicitaient, à dessein, la logique de leurs actions d’information. Du point de vue de ces compétences, Villermont ne se distinguait guère des autres. En revanche, il avait su capitaliser sur sa réputation et sur son inscription sociale. Sa position permettait de se faire reconnaître comme expert par des informateurs : ils s’en remettaient à lui pour faire passer leurs messages, pour proposer leurs services ou pour servir effectivement d’informateur au groupe. Tel Boursin, dont les lettres démontrent l’extrême prudence d’un lecteur de nouvelles qui pouvait devenir un informateur reconnu par la seule connaissance d’un expert reconnu comme Villermont. Ce dernier n’était impliqué dans aucune institution et permettait pourtant à ses informateurs, y compris institutionnels, d’accroître le contrôle qu’ils avaient soit sur le manque de nouvelles, soit au contraire sur un trop-plein en période de conflit. Ce passage par un acteur apparemment isolé, mais qui gravitait entre plusieurs clientèles avait une conséquence sociale et politique. D’une part il n’était jamais responsable des indiscrétions puisqu’elles avaient pour origine ses informateurs, d’autre part il fallait régulièrement lui fournir des individus de confiance susceptibles d’affermir ses relais dans les institutions. Son monopole était précieux, ses correspondants le savaient.
Notes de bas de page
1Pour ne citer ici que quelques étapes importantes : Sgard Jean, Dictionnaire des journalistes, 1600-1789, Oxford, Voltaire Foundation, 1999 ; Vivo Filippo de, Patrizi, informatori, barbieri, Milan, Feltrinelli Editore, 2012 ; Brétéché Marion, Les compagnons de Mercure. Journalisme et politique dans l’Europe de Louis XIV, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2015 ; Schick Sébastien, Des liaisons avantageuses. Ministres, liens de dépendance et diplomatie dans le Saint-Empire romain germanique (1720-1760), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018. Pour un bilan complet sur la notion d’information voir Martin Virginie, « En guise de conclusions. Transmettre ou fabriquer l’information ? », Hypothèses, no 20-1, 2017, p. 157-174.
2Acerra Martine et Zysberg André, L’essor des marines de guerre européennes (vers 1680-vers 1790), Paris, SEDES, 1997.
3Marcil Yasmine, « Le lointain et l’ailleurs dans la presse périodique de la seconde moitié du xviiie siècle », Le Temps des médias, no 8, 2007, p. 21-33 ; Brétéché Marion, Les compagnons de Mercure, op. cit, p. 256‑258.
4Sur la continuité entre les supports d’information voir Moureau François, La plume et le plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2006, p. 459-490 ; Belo André, « Nouvelles imprimées et nouvelles à la main au Portugal du xviiie siècle : le caractère social de l’information », Arquivos do Centro Cultural C. Gulbenkian, no 49, 2005, p. 137‑146.
5Dessert Daniel, La Royale. Vaisseaux et marins du Roi Soleil, Paris, Fayard, 1996 ; Symcox Geoffrey, The Crisis of French Sea Power, 1688-1697. From the Guerre d’Escadre to the Guerre de Course, The Hague, M. Nijhoff, 1974.
6Moureau François, Répertoire des nouvelles à la main. Dictionnaire de la presse manuscrite clandestine xvie-xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, p. xiii-xiv.
7Sur la démarche, voir Grihl, Écriture et action xviie-xixe siècle, une enquête collective, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
8L’expression est empruntée à Brétéché Marion, Les compagnons de Mercure, op. cit, p. 167.
9AN MC XXIII 396 24 octobre 1707, inventaire après décès de Villermont. Le contrat de mariage est inventorié dans la liste des papiers au no 1.
10Boislisle Arthur, Paul Scarron et Françoise d’Aubigné d’après des documents nouveaux, Paris, Bureaux de la revue, 1894.
11Mercure Galant, octobre 1707, p. 292.
12Ash Eric H., Power, knowledge, and expertise in Elizabethan England, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004 ; Rabier Christelle (dir.), Fields of Expertise : a Comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to present, Newcastle, Cambridge scholars publishing, 2007.
13Feller Laurent et Rodríguez Ana (dir.), Expertise et valeur des choses au Moyen Âge, t. II : Savoirs, écritures, pratiques, Madrid, Casa de Velázquez, 2016, p. 19.
14Des critères comparables sont employés par Brizay François, « Le personnel consulaire français à Naples et en Sicile dans le premier quart du xviiie siècle, des experts au service du secrétaire d’État de la Marine et de l’ambassadeur de France à Rome ? », in Stanislas Jeannesson, Fabrice Jesné et Éric Schnakenbourg (dir.), Experts et expertises en diplomatie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 99-117.
15Neveu Bruno, « La vie érudite à Paris à la fin du xviie siècle, d’après les papiers du P. Léonard de Sainte-Catherine », Bibliothèque de l’école des chartes, no 124-2, 1966, p. 432-511.
16AN M757, no 4 : « Ce portefeuille est un recueil et le 1er volume de plusieurs lettres historiques du temps présent concernant la France que j’ai rangées par ordre chronologique. »
17AN LL 1477, « livre des actes du chapitre des Augustins déchaussez du couvent Royal de Paris », 2 septembre 1699, p. 182. Document signalé par Barbiche Jean-Marie, Les Augustins déchaussés du couvent de Notre-Dame-des-Victoires (1629-1790), thèse pour le diplôme d’archiviste-paléographe, École nationale des chartes, Paris, 2007, p. 247.
18AN M757 no 4, fo 58 vo. L’information porte sur le passage de deux frégates ennemies au large.
19BnF Mss. Fr. 22814 fo 104, Beaujeu à Villermont du 25 mars 1704.
20BnF Mss. Fr. 22812, fo 193, Mauclerc à Villermont du 25 juin 1703.
21AN M757 no 4.
22BnF Mss. NAF 28343 XC, « extrait d’une lettre de dunkerque du 10 du courant année 1699 ».
23BnF Mss. Fr. 22807, fo 213, Boursin à Villermont du 10 juillet 1699.
24BnF Mss. NAF 28343 XC, Villermont à Bégon du 7 décembre 1696.
25Sur le domaine des pratiques de l’expertise judiciaire voir Béroujon Anne, « Comment la science vient aux experts », Genèses, no 70-1, 2008, p. 4-25.
26BnF Mss. Fr. 22810, fo 115, le cardinal de Janson-Forbin à Villermont du 29 mars 1703.
27Schick Sébastien, Des liaisons avantageuses, op. cit, p. 295.
28BnF Mss. Fr. 22810, fo 121, Boursin à Villermont du 6 avril 1701.
29Ces pratiques sont comparables à celles entre Félibien et Conrart analysées par Schapira Nicolas, Un professionnel des lettres au xviie siècle. Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 265-268.
30À titre d’exemple : « Au reste en vous rendant grace comme je fais de tout mon cœur de la coppie de la lettre du camp de mogano du 4 de juillet en forme de relation de laction de carpi, trouvez bon que je vous dise que je ne lay pas osé faire voir a Mr nostre intendant parce quil en avoit eu le destail huit jours avant et mesme la gazette lavoit precedé de quelques jours, retardement que jattribue a vostre copiste et ce qui me porte a cela est le soing quil a pris de ne point datter vostre lettre sestant contenté de celle ditalie affin que je men prisse a la poste et non a luy, vous lavez pourtant signé mais ces mrs la scavent user a merveille […] » (ibid, fo 298, Boursin à Villermont du 1er août 1701).
31Sur les effets d’une technique analogue voir Slauter Will, « Le paragraphe mobile », Annales. Histoire, Sciences Sociales, no 67, 2012/2, p. 363-389.
32BnF Mss. Fr. 22811, fo 275, Boursin à Villermont du 20 octobre 1702.
33BnF Mss. Fr. 22812, fo 238, Boursin à Villermont du 10 juillet 1703.
34BnF Mss. Fr. 22813, fo 21, Boursin à Villermont du 17 août 1703.
35Acerra Martine, Rochefort et la construction navale française, 1661-1815, Paris, Libr. de l’Inde, 1993.
36Relevé chronologiquement à partir de la correspondance entre Villermont et Bégon : le sieur d’Arbouville (1692), le sieur Binaut (1693), le chevalier de Manherbe (1696), et le sieur Soudan (1696).
37BnF Mss. NAF 28343 XC, Villermont à Bégon du 29 décembre 1696.
38Reinhard Wolfgang, « Qu’est-ce que la culture politique européenne ? Fondement d’une anthropologie historique politique », Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales – Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes-und Sozialwissenschaften, no 2, 2008.
39AD 41 2J 805, Toinard à Bégon du 26 février 1699.
40Valence Christian de, « Nicolas Thoynard (Orléans 1629-Paris 1706) un savant entre Orléans et Paris au cœur de la république des lettres », Bulletin de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, no 167, 2012, p. 25-49.
41BnF Mss. NAF 28343 XC D-13 no 2, Toinard à Bégon du 2 août 1697.
42AD 41 2J 805, Toinard à Bégon du 6 août 1697.
43Delavaud Louis (dir.), Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis : lettres de Michel Bégon à Cabart de Villermont, t. II, Saintes, Libraire Laborde, 1930, p. 126. Bégon à Villermont du 15 avril 1702.
44AN AB XIX 4170 Dossier 5, Villermont à Bégon du 8 avril 1702.
Auteur
Université Gustave Eiffel, ACP ; université Paris Nanterre, MéMo

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