Privatisation et informalisation de la vie politique
p. 185-207
Texte intégral
1Un regard sur les mises en scène contemporaines de la vie politique française inspiré des apports de Norbert Elias invite à rapprocher un ensemble d’évolutions de schèmes explicatifs formulés par celui-ci. Ces évolutions peuvent être associées à la privatisation des modes de médiatisation du personnel politique. Pour emprunter aux métaphores éliasiennes cette « privatisation » là tient avant tout dans un port plus relâché du masque, à celui de masques moins hiératiques. Les professionnels de la politique ont désormais la possibilité, peut-être le devoir, de faire état dans l’espace public de dimensions privées (familiales, affectives, esthétiques…) de leur être et de leurs comportements, la possibilité d’y apparaître dans d’autres postures que celles des rôles politiques les plus amidonnés et institutionnalisés. Le processus n’a rien d’une rupture soudaine et brutale. Ses antécédents peuvent être fort anciens. La dénonciation du poids abusif pris par le privé des dirigeants publics, la déploration d’une personnalisation du débat politique figurent même depuis quarante ans au moins dans les figures obligées de toute une panoplie critique dont L’espace public d’Habermas (1978) reste la référence fondatrice. Trois terrains permettent cependant, dans le cas français, de soutenir que ce processus de privatisation a connu depuis la fin des années quatre-vingt une amplification.
2Il s’agit d’abord du développement spectaculaire de registres inédits de biographies et autobiographies, parfois rédigées par des quadragénaires, et dans lesquelles une forme de dévoilement des affects privés et d’épisodes biographiques relevant de l’intime et du familial prend une place croissante (Neveu, 1992). Il s’agit en second lieu de modes d’intervention télévisés où le personnel politique se trouve sollicité de valoriser des ressources qui ne relèvent pas directement de la palette de compétences traditionnellement associées au « métier » politique. Les prémisses de ces innovations remontent au milieu des années quatre-vingt avec Lionel Jospin chantant « Les feuilles mortes » dans une émission de variété. Des émissions politiques nées au milieu des années quatre-vingt ont valorisé ce type de cadrage : évocation de la jeunesse dans « Qu’avez vous fait de vos vingt ans » de Christine Ockrent, exhibition de l’habitation et de ce qu’elle recèle de marqueurs culturels dans « Questions à domicile » sur TF1 entre 1985 et 1990 (Le Grignou et Neveu, 1993). Le principe même de « Sept sur Sept », centrant la conversation sur un échange relatif à l’actualité de la semaine, aboutissait aussi à solliciter de l’invité politique davantage une capacité à réagir avec chaleur sur une actualité non politique que la production d’un discours partisan convenu. Depuis 1999 « Vivement Dimanche » de Michel Drucker sur « France 2 » amplifie encore cette évolution (Esquenazi, 2001), en offrant à ses hôtes politiques un cadre et des thèmes d’expression plus proches de la conversation d’après repas entre amis ou parents que des interrogatoires des émissions politiques d’antan. Sur un troisième registre, multiforme et diffus, les initiatives croisées d’élus et de médias multiplient les situations où des responsables politiques sont mis en scène dans l’ordinaire de leur vie privée, invités à exprimer des affects plus que des positions partisanes, à parler en se dépouillant de la posture d’autorité. On citera pour exemples la manière dont Ségolène Royal, tout juste accouchée, suscite le passage des photographes de presse dans sa chambre, la diffusion de clichés de Jacques Chirac avec son petit-fils, le recueil par les suppléments du « Monde » durant les Jeux olympiques de Sydney des souvenirs de dirigeants politiques sur des temps forts des J. O. précédents.
3Confrontée à ces évolutions, la boite à outils éliasienne est généreuse en cadres théoriques capables d’en faire sens. Trois registres interprétatifs complémentaires peuvent être sollicités. Le premier pourrait être recherché dans La société de cour (1985). À l’image des courtisans rêvant dans les pages de « L’Astrée » à la vie simple et sans artifices des bergers, les responsables politiques condamnés à une perpétuelle activité de représentation trouveraient dans cette libération expressive de leur authenticité privée une forme de soupape au port permanent du masque1. Une seconde grille interprétative peut être cherchée dans la problématique de la « démocratisation fonctionnelle ». La « privatisation » du personnel politique serait alors le reflet d’une société où la réduction des écarts de puissance et de distance entre gouvernants et gouvernés contraindrait ceux-ci à renoncer à certaines formes ostentatoires ou sacralisées d’affichage de leur statut, les conduisant à manifester par leurs comportements la dévaluation d’une posture de distance hautaine, le souci d’attester avec plus de simplicité une identification mutuelle aux gouvernés. Cette problématique de la démocratisation fonctionnelle est elle-même imbriquée à celle de l’informalisation. La possibilité pour le personnel politique de parler de sujets longtemps tabous comme l’ambition, d’évoquer des expériences amoureuses, de faire état d’une palette d’émotions où interviennent la peur, la colère, le désir manifesterait alors non pas une forme d’effacement soudain des barrières psychiques et des autocontrôles, mais à l’inverse le « relâchement contrôlé des contrôles » analysé par Cas Wouters2. Si le procès de civilisation contribue à faire intérioriser comme une « seconde nature » un ensemble d’autocontrôles comme la pudeur, la répression des affects agressifs, l’informalisation constitue chez le civilisé ce que Wouters exprime par la métaphore de la « troisième nature », c’est-à-dire une capacité réflexive à relâcher ces autocontrôles d’une manière cependant maîtrisée, où les individus savent à la fois jusqu’où aller trop loin et pouvoir attendre de leurs pairs une maîtrise équivalente. Wouters exprime encore dans la notion de Mutually Expected Self-Controls ces jeux complexes d’allégements croisés et réfléchis des autocontrôles, que Kaufmann illustre dans son analyse des autocontrôles croisés observables sur une plage où se pratiquent les seins nus (1995). En politique, ce schéma se traduirait par la possibilité de dévoiler au moins partiellement la composante émotionnelle du métier sans redouter de s’y voir discrédité dans le regard de citoyens.
4Un matériau fait d’un corpus d’autobiographies ou de livres d’entretiens produits par des responsables politiques3, complété d’émissions de télévision, permettra de tester ces modèles d’analyse. L’enjeu de ce travail est aussi de suggérer à la fois la puissance et les limites d’une sociologie figurationnelle en cherchant à montrer combien celle-ci peut trouver son pouvoir explicatif à la fois confirmé et enrichi en la combinant à une attention fine aux spécificités de ces espaces sociaux institutionnalisés que sont les « champs » théorisés par la sociologie de Bourdieu. L’hypothèse de départ de ce rapprochement de notions empruntées à deux sociologies à la fois proches (parce que valorisant une vision relationnelle du social, récusant les clivages disciplinaires, sensibles aux effets des dispositions des agents sociaux) et distinctes (parce qu’inégalement sensibles par exemple aux différences de pouvoir que recompose la dynamique de la civilisation) est de suggérer que la problématique du champ peut, sans renoncer au legs d’Elias, aider à affiner les analyses, à dépasser les points aveugles du sociologue de Leicester4.
Les manifestations de la « privatisation »
L’émergence d’un discours du Je
5La notion floue de privatisation peut sembler un pléonasme lorsqu’elle s’applique à des autobiographies qui par définition sont le récit à visée réaliste d’une trajectoire personnelle. Ce serait oublier les codes spécifiques des mémoires et autobiographies politiques. On rappellera la distinction qu’opère Philippe Lejeune entre autobiographies et « Mémoires ». Ces derniers associent l’évocation de l’Histoire à celle d’une existence individuelle, situant le narrateur comme acteur de grands événements plus que comme individualité. Plus encore les autobiographies politiques ont emprunté massivement jusqu’aux années quatre-vingt à deux registres que nous identifierons comme le discours du « Nous » et celui du « Il ». Le premier, visible dans les témoignages des dirigeants communistes5, faisait du narrateur le porte-parole d’une cause, d’un groupe qui le dépasse et l’englobe. Au discours du nous s’est parfois substitué celui du « Il », dans lequel l’engagement politique semble ne vouloir que l’inévitable, le triomphe d’une rationalité technique indifférente aux idéologies (cf. Bourdieu et Boltanski, 1976). Ce style discursif s’observe en particulier sous la plume de hauts fonctionnaires formés dans les écoles de pouvoir, dès que le récit quitte les trajectoires individuelles pour les affaires publiques. Michel Poniatowski annonce ainsi l’inexorable montée d’une société tertiaire, scientifique, de masse, fatum que la politique ne saurait qu’accompagner par la prospective6. Certains passages de Giscard d’Estaing illustrent ce registre, lorsque le président décrit comme des moments « parmi les plus heureux de sa présidence » ceux de conseils restreints concevant le politique comme
il était souhaitable que les pays fussent gouvernés, pas d’affrontements idéologiques, une démarche qui… examinait les solutions… pour retenir celle qui maximisait les résultats et réduisait les inconvénients ou les risques7 (p. 211).
6Ces matrices narratives se sont trouvées renouvelées à la fin des années quatre-vingt8 par des textes qui donnent au « Je » un nouvel espace d’expression, revendiquent un dessein de dévoilement des affects, de divulgation ostentatoire d’une personnalité vraie derrière les masques et les fonctions. Le récit de son septennat par V. Giscard d’Estaing constitue la manifestation la plus visible de ce cours nouveau des mémoires. Le livre s’ouvre sur le récit d’un vertige lors d’une prise d’armes, souvenir qui révèle à l’auteur
cet extraordinaire malentendu qui éloigne les gouvernés des gouvernants, en leur faisant croire qu’ils appartiennent à des espèces humaines différentes... Pas de mémoires donc, mais un essai pour communiquer le vécu de mon septennat : ce que j’ai ressenti, moralement, physiquement, intellectuellement... La seule réponse possible me paraît être celle de la spontanéité et de la simplicité (p. 10-12).
7Sous le titre évocateur de A mots découverts, le premier texte autobiographique de François Léotard relevait d’une visée identique. Son prière d’insérer questionne :
Pourquoi faut-il qu’en France, par tradition, les hommes politiques se figent dans des postures d’automate ? Et d’où vient leur frayeur dès qu’on les prie de secouer l’uniforme où ils suffoquent mais dont ils ne peuvent, ni ne veulent, se libérer ? […] Voici, peut-être pour la première fois, l’autoportrait sans fard d’un homme de conviction et de rigueur qui abat son jeu […] Et s’il ne s’agissait enfin, que de se montrer sans masque, tel que l’on est ?
8Sans surestimer la banalisation de ce registre, celui-ci s’est suffisamment développé pour qu’on en trouve les traces dans une majorité des ouvrages de notre corpus.
Le dévoilement
9L’élément le plus immédiatement visible du changement du genre réside dans la place prise par une évocation des affects. Les dirigeants politiques se mettent en scène comme des êtres de chair parcourus d’affects, d’émotions, de désirs. Valéry Giscard d’Estaing évoque « la santé des dirigeants », montre qu’un président de la République peut ressentir des émotions fort ordinaires : trouble extrême devant la première grâce refusée à un condamné à mort, remontée inopinée de souvenirs d’enfance, peur du ridicule lorsqu’une installation malcommode l’oblige à parler « perché comme un ouistiti dans un arbre ». D’une façon encore très prudente, ce sont aussi des pulsions et des émois sexuels qui filtrent désormais dans ces autobiographies. Le témoignage d’un ancien membre du Conseil constitutionnel évoquant de bonnes fortunes et même une scène de bordel demeure exceptionnel mais on trouve chez François Léotard l’évocation d’une condisciple de l’ENA aux « somptueuses cuissardes », chez Giscard d’Estaing une interrogation sur la fougue amoureuse d’Alice Saulnier-Seité. Cet épanchement du privé s’exprime encore dans la place plus importante et moins convenue donnée à l’évocation du cercle familial, des tensions que créent les contraintes du métier politique pour la vie conjugale, la disponibilité à l’égard des enfants (Bredin : 27-28). La variable de genre contribue fortement à cette évolution puisque ces dernières thématiques se retrouvent d’abord dans des ouvrages produits par des femmes politiques.
10Ce déverrouillage des affects s’identifie encore dans la levée graduelle d’un tabou sur l’ambition. Nicolas Sarkozy l’illustre clairement, d’autant qu’il se doit de gérer une image publique de carriériste, lorsqu’il dénonce le caractère
profondément ridicule du discours sur l’absence d’ambition et la caricature qui est souvent faite de cette même ambition. Bref la pureté et la noblesse n’existent que dans l’échec. Un homme politique qui dit ne pas être intéressé par le pouvoir est parfaitement hypocrite ou alors il s’est trompé sur le sens de son engagement […] Le pouvoir pour nous c’est le papier ou le micro pour le journaliste, l’écran pour l’acteur. C’est une idée fausse et snob, mais communément exposée, que de s’excuser d’exercer le pouvoir » (p. 175).
11François Léotard suggère pareillement tant la relative labilité initiale de ses convictions politiques que son désir d’ascension sociale.
12Un inventaire incomplet des manifestations de cette plus grande expression de la subjectivité et des affects se doit de prendre enfin en compte l’érosion d’une évocation héroïque de l’action politique. Les autobiographies récentes soulignent à l’inverse volontiers les petitesses du jeu politique, les doutes et parfois le ridicule liés à l’exercice du pouvoir, la souffrance qu’engendrent les contraintes du rôle. Jean Arthuis avoue le vertige que provoque chez un nouveau ministre des Finances l’apposition d’une signature sur une décision pesant plusieurs milliards de francs, sa relative impuissance à tirer au clair le système mystérieux de primes des hauts fonctionnaires (p. 17 et 44). Le poids des contraintes est pareillement mis en évidence par Michel Rocard qui démonte longuement les contraintes que fait peser le « système médiatique », la consommation de temps qu’il soustraie à la réflexion, les hypothèques qu’il fait peser sur une action politique hardie. Cette mise en cause de l’image du décideur efficace et omniscient se prolonge dans une insistance inédite sur les dimensions mesquines ou dégradantes que peut comporter l’action politique. Françoise Giroud et Michèle Barzach décrivent le ridicule qui accompagne la pompe d’un Conseil des ministres9. François Léotard déplore « la vulgarité obligée de certains rituels électoraux » et « d’une fonction que l’on ne peut assumer qu’avec la complicité de la bêtise » (1995 : 57). Frédérique Bredin revient à plusieurs reprises sur la difficulté de la relation aux électeurs qui requiert de « savoir se faire engueuler », d’accepter des interpellations agressives, de chercher un point d’équilibre difficile à identifier entre disponibilité et distance (p. 173 sq., 87 sq.). L’ancien président des radicaux de gauche explique la modestie de sa carrière par son manque de « méchanceté ». Elisabeth Guigou évoque la « muflerie » machiste que subissent les femmes en politique, la médiocrité des querelles locales au sein de son parti. Alain Juppé exprime sa lassitude devant la répétition des attaques subies et les « miasmes de l’hémicycle », le poids de « choses aussi dérisoires que des préséances sur des listes aux régionales ». Son récit-journal s’achève d’ailleurs sur le rêve d’une fuite comme obscur bedeau d’une petite église vénitienne, loin des tensions du jeu politique. Cette insistance inédite sur les arrières-scènes, au double sens de coulisses et de for intérieur, s’exprime encore dans l’affirmation de la dimension affective du politique :
J’ai toujours pensé que le champ politique n’était pas celui du rationnel [...] Nous ne sommes pas des ingénieurs sociaux, ni des mécaniciens d’un moteur complexe. Nous sommes des hommes de passion, ayant à répondre aux passions des autres hommes (p. 90).
13C’est enfin une dimension explicite de la souffrance en politique qui s’exprime dans ces autobiographies récentes.
J’ai vu ce que signifiait le pouvoir : la pression constante, l’angoisse, se surveiller, la fatigue ; le stress, la douleur de devoir dire ’non’neuf fois et demi sur dix, la violence physique des affrontements, le poids des responsabilités à porter (Sarkozy, p. 117).
La désacralisation et ses limites
14Une dernière tendance participe de la privatisation. La notion de désacralisation en donnerait un aperçu assez juste. En reprenant la problématique durkheimienne qui attribue au sacré une « hétérogénéité radicale », le sépare de l’expérience ordinaire par un « vide logique », associé à un système d’interdictions (Durkheim, 1975 : 64-69), on saisit deux raisons de rapprocher privatisation et désacralisation. La première tient à la nature des questionnements adressés au clergé politique. Si les choses « sacrées », incommensurables à l’expérience ordinaire – comme de gracier un condamné, de décider de l’usage de la force armée, de définir des politiques publiques capables de « changer la vie » – ne sont éliminées ni du propos des élus, ni des thèmes de ceux qui les questionnent, on peut cependant faire valoir que des questionnements et prises de parole « profanes » prennent une place croissante. Tel est le cas lorsque les professionnels de la politique sont invités à rendre compte de leurs goûts, à faire état de leur style de vie, de leur intimité, à réagir aux événements sur un registre qui consiste plus à exprimer de l’émotion ou à faire sourire plus qu’à se poser en détenteur de solutions (Neveu, 2003). Peu de sacralité lorsque Nicolas Sarkozy doit commenter en direct à l’automne 2001 l’autobiographie sexuelle de Catherine Millet dans l’émission de Marc-Olivier Fogiel. Eroder la sacralité du personnel politique c’est encore mettre en suspension la confiance et la dignité statutaire qui sont celles dues à tout clergé. Tel est le cas lorsque les questions portent sur les « affaires » ou la probité de l’invité, ou plus simplement lorsque Thierry Ardisson adjure le ministre de l’Agriculture Jean Glavany de ne pas mentir sur la « vache folle » et fait de la sincérité de son ton et de la simplicité de son langage les critères destinés à lui mériter les applaudissements. C’est déjà là le second registre de désacralisation qui s’exprime. La politique « privatisée » est aussi désacralisée par l’abaissement corrélatif du système rituel de déférences qui protégeait – comme dans la conférence de presse gaullienne – la parole des élus. Passant de la tribune au canapé de son salon ou du plateau de Drucker, le ministre ou député se transforme en Martine ou Alain. Le tutoiement devient avec Karl Zéro un mode d’adresse réputé bloquer la langue de bois. En d’autres cas, cette désacralisation peut prendre la forme de dispositifs agressifs, visant à mettre en difficulté l’invité. Le procédé fut inauguré à la fin des années quatre-vingt par Baffy, surgissant devant un ex Premier ministre pour lui demander si ce statut favorisait ses entreprises vers les « gonzesses » (sic). Cette institutionnalisation de l’irrévérence ou de la goujaterie s’est opérée dans certaines émissions animées par Guillaume Durand ou Thierry Ardisson. En avril 2001, chez ce dernier, un autre premier ministre devra répondre à des questions relatives à ses goûts en matière de sexualité, se verra accusé de « mater » la poitrine de sa voisine.
15Il serait toutefois faux de rendre compte des mécanismes de privatisation par la simple addition de deux processus d’effacement des contrôles. Moins d’inhibitions et de tabous chez les politiques, moins de distances et de déférence chez leurs questionneurs n’engendrent ni exhibitionnisme systématique, ni inquisition médiatique. Si certains dispositifs d’émissions ont bien été conçus pour susciter des manifestations émotionnelles intenses et difficiles à maîtriser, ou pour mettre dans l’embarras en donnant l’impression de fouiller l’intime, leur effet déstabilisant sur les acteurs centraux du jeu politique est resté limité. « Les absents ont toujours tort » de la 5 version Berlusconi, jouant de tactiques de provocation, filmant les invités à leur insu et les privant d’écrans de contrôle où surveiller leur image, a suscité rapidement la répugnance puis le boycott des leaders les plus en vue (Darras, 1994). Quant aux émissions dont le dispositif est le plus menaçant pour la désacralisation des invités politiques, il est rare qu’elles attirent les figures dirigeantes de l’Etat. Leurs hôtes relèvent davantage du personnel de second rang, de dirigeants en perte de visibilité ou de la fraction des élus dont la faconde ou le culot opèrent dans ce cadre. Il faut plus encore souligner les limites unanimement posées aux stratégies d’exhibition de son intimité. Il n’est permis d’avouer jouir du pouvoir qu’en ajoutant aussitôt que c’est pour l’utiliser dans la visée d’un bien commun. L’évocation de la vie amoureuse et sexuelle ne peut être qu’allusive, que voile un instant soulevé sur un fantasme. Le dévoilement ne vaut que pour faire état d’attachements conformes à la version contemporaine des bonnes mœurs. Nul ne s’est exhibé directement avec maîtresse ou amant, n’en a fait précisément état dans des mémoires10. Une initiative comme celle de Michel Rocard parlant en 1991 de son divorce – donc de l’enregistrement déjà officiel d’une rupture – demeure rare. Les difficultés rencontrées par certains des rares élus qui ont revendiqué leur homosexualité sont aussi l’indicateur des risques de la transparence. La loi du refoulement joue encore – unanimement – pour maintenir dans l’indicible tout ce qui peut relever des satisfactions et émotions liées aux privilèges matériels et prébendes liés à l’exercice du pouvoir. Il faut une équipe de collaborateurs (sur) jouant le cynisme et conscients de l’inévitable défaite de leur champion et la promesse de ne rien diffuser avant l’issue de l’élection pour que deux reportages télévisés (Canal Plus, FR3) suggèrent une autre intimité du pouvoir qui consiste aussi à se servir à satiété en excellents cigares cubains dont la bague porte les armes de la mairie de Paris, à être attendu à tout moment par un chauffeur. Comme le suggère Dominique Memmi la formation de compromis accessible via la privatisation ne dépasse guère « l’érotisation de l’ambition ».
Trois lectures éliasiennes
Les nouveaux courtisans
16Une première matrice interprétative peut être empruntée aux analyses d’Elias dans La société de Cour (spécialement le chapitre 6) lorsque celui-ci rend compte des tensions vécues par les courtisans. Assujettis à une étiquette rigide, contraints en permanence à la dissimulation de leurs pensées et de leurs affects, à un jeu de surveillance croisée pour conquérir les faveurs du monarque, ils vivent ce port du masque de deux façons plus complémentaires que contradictoires. L’intensité exceptionnelle des autocontrôles vécus au quotidien peut d’une part être fortement gratifiante tant parce qu’elle s’accompagne de la proximité du monarque et de privilèges que par le sentiment valorisant d’appartenir à une élite, d’incorporer une maîtrise des comportements inaccessible au commun. Symétriquement la posture s’accompagne d’une tension anxiogène devant le port permanent du masque, les risques de maladresse, l’inhibition forcée de la plupart des manifestations de spontanéité affective. Ce second volet de l’habitus psychique du courtisan trouverait à s’exprimer dans une forme spécifique de romantisme, dans la nostalgie d’une vie émotionnelle plus libre et plus authentique symbolisée par la campagne ou les bergers de « L’astrée ».
17Les homologies entre la posture du courtisan et celle du professionnel de la politique moderne sont nombreuses. Leurs savoir-faire spécifiques se recoupent en large part : art de l’observation des alliés et rivaux, capacité de contrôle ou de dissimulation de ses réactions, savoir-faire en matière de représentation, de maîtrise des échanges symboliques. La lecture d’un corpus de mémoires permet très aisément de pointer dans les récits un ensemble d’illustrations du déploiement de cette palette de compétences. Si, passant du Roi à l’opinion publique, la figure du Souverain s’est modifiée, elle n’en reste pas moins anxiogène. Le métier politique voit nombre de ses acteurs soumis régulièrement à des verdicts électoraux qui peuvent les priver de leurs postes. Le processus permanent de publication de sondages aboutit aussi à une forme de cotation en temps réel de leurs prises de positions et décisions. La place prise par la télévision et les médias fonctionne encore comme une contrainte au port du masque puisque nombre des interactions propres à l’activité politique (congrès, réunions publiques, sortie du Conseil des ministres…) donnent lieu à la présence des micros et des caméras. L’insistance fréquente des autobiographies tant sur les impératifs de préparation d’un passage dans une émission de télévision que sur les dégâts que peut provoquer une prestation ratée vient suggérer la conscience très aiguë de ces contraintes chez les intéressés. « Tout homme politique est un acteur, ceux qui ne le reconnaissent pas sont des menteurs » peut souligner Jacques Chirac (Faux, Legrand & Perez, 1991 : 64).
18Soumis à un système de contraintes et d’autocontraintes comparable à celui des courtisans de jadis, les responsables politiques sont donc portés à en gérer les tensions psychiques en cherchant à trouver eux aussi des espaces où ils puissent se libérer du port du masque sans trop de risques. Comme on a tenté de le montrer, les autobiographies constituent – avec certaines mises en scène télévisuelles – l’un des lieux où il peut être possible de se « déboutonner » – pour reprendre l’expression de Nicolas Sarkozy –, de revendiquer une personnalité, une distance au rôle. Mais pareil relâchement n’est ni abandon sans limites, ni liquéfaction identitaire. Il faut au contraire le penser dans une problématique de la sécurité ontologique que théorise Giddens, d’un travail de réassurance symbolique. Dans une analyse très éliasienne dans sa logique sinon dans ses références, Dominique Memmi a développé à partir de la relation entre candidats et conseillers en communication une lecture éclairante de cette gestion de la tension propre au métier politique entre adhésion au rôle et sentiment de n’y être jamais réduit (Memmi, 1991 : 143 – 62). Elle souligne combien la revendication d’une authenticité intérieure, d’une vie émotionnelle forte ne constitue pas une simple procédure de décompression. En faisant appel d’une image publique faite de grimaces obligées par le dévoilement de leur être privé, les dirigeants politiques ne révèlent pas une schizophrénie identitaire. Ils procèdent à un travail de « réassurance symbolique » où toutes les composantes codées, stéréotypées et artificielles de leurs tâches de représentants et de communicateurs se trouvent ramenées à la dimension de techniques et de contraintes qui ne peuvent, malgré leur rigidité, faire disparaître un naturel, des qualités personnelles ou charismatiques d’autorité, d’énergie, de sensibilité qui se donnent alors pour les vrais moteurs d’une réussite et d’une compétence politiques. En procédant dans le même temps à l’aveu de ses faiblesses éventuelles et à la revendication de réussites exemplaires, le narrateur d’une autobiographie « privatisée » revendique tant pour son équilibre psychique que son image publique le primat d’un moi autonome sur les masques qu’il doit revêtir, la force d’une « animalité politique » (Ibid. : 146 ; voir également 155 – 59) qui habite les contraintes de rôle sans jamais s’y réduire. Si cette mise en scène comporte une dimension quasi thérapeutique, elle demeure sans grands risques. Le narrateur en maîtrise les limites. Les logiques de réception des autobiographies politiques par les journalistes font qu’un récit capable de rompre avec ce qui est perçu comme les conventions ronronnantes du genre a plus de chances de susciter des comptes-rendus de presse nombreux et intéressés11.
Un reflet de la démocratisation fonctionnelle ?
19Deux notions empruntées à la sociologie éliasienne peuvent aider à rendre compte de différences qui opposent cependant le courtisan d’hier et le responsable politique actuel. La première est celle de « démocratisation fonctionnelle » (Elias, 1991a). Elle désigne une dimension du processus de civilisation commandée par la multiplication des interdépendances et de la complexité de la division sociale du travail. Sans faire disparaître les rapports de force, le procès de civilisation tend à réduire l’amplitude des inégalités matérielles et symboliques entre classes, nations, générations et sexes. De façon plus précise, Wouters souligne que la répugnance à la violence que développe l’habitus civilisé s’exprime aussi dans la constitution graduelle d’un nouveau tabou : celui de l’ostentation de la domination et du pouvoir12. À mesure que la logique de la civilisation produit – au moins entre « civilisés » – la consolidation d’un processus d’identification mutuelle, les formes d’exercice du pouvoir qui passent par l’humiliation des dominés ou le déploiement arrogant des signes d’autorité deviennent émotionnellement aussi pénibles que le spectacle de la violence physique. D’une formule qu’il emprunte au romancier Tom Wolfe, Wouters suggère que les secrets sexuels deviennent plus avouables que ceux liés au statut social (Wouters, 1992 : 232). Le double mouvement de mise en sourdine des peintures héroïques de l’action politique et de mise en scène des dimensions ordinaires et émotionnelles des professionnels de la politique peut donc se lire dans cette évolution.
20On citera à nouveau, tant elle semble faite pour cette argumentation, la formule de Giscard d’Estaing sur l’« extraordinaire malentendu qui éloigne les gouvernés des gouvernants, en leur faisant croire qu’ils appartiennent à des espèces humaines différentes ». Le propos n’est pas unique. D’autres récits insistent sur la compétence critique acquise par une population bénéficiant d’un système de moyens d’information libre et sophistiqué (Rocard, Sarkozy). Parfois théorisé dans une problématique de la « démocratie d’opinion », le rôle des sondages comme instrument de réduction de l’autonomie des gouvernants et d’intervention active des gouvernés est également souligné. Michel Rocard relève que les citoyens « sont collectivement d’une intelligence que je trouve chaque jour confondante13 ». On peut également introduire dans cette argumentation la manière dont des émissions comme les « Guignols de l’info » peuvent contribuer à produire un exercice quotidien de désacralisation et démontage du métier politique, de la logique de ses interdépendances avec les médias (Collovald et Neveu, 1996 : 87 – 112). Les effets cumulés d’une érosion des clivages politiques gauche/droite, d’une mise en cause de la rectitude morale des élus par les affaires, et d’une suspicion d’impuissance du politique face aux forces de la mondialisation viennent aussi constituer une pressante invitation à jouer du profil bas et de la réhabilitation des qualités personnelles chez le personnel politique. Le tournant vers la privatisation des autobiographies politiques, la valorisation d’une authenticité personnelle apparaissent alors comme des évolutions cohérentes dans ce contexte de démocratisation fonctionnelle où le pouvoir est invité à s’exercer avec plus de modestie.
Une dynamique d’informalisation
21La problématique de la démocratisation fonctionnelle est elle-même inséparable de celle de l’informalisation. L’informalisation peut s’exprimer comme « un effort conscient pour réapprendre des émotions primaires, des pulsions réprimées » (Wouters, 1986 : 4), sans pour autant s’y abandonner puisque « la conscience devient plus perméable aux affects, les affects plus perméables à la conscience ». Elle exprime le progrès d’une conscience réflexive des autocontrôles psychiques et sociaux intériorisés, une conscience qui permet de relâcher ces autocontrôles sans en perdre la maîtrise14.
22Dans une société marquée par l’informalisation, les agents peuvent – et souvent doivent – jouer, en tous les sens du terme, avec les masques sociaux. Le dévoilement contrôlé de leurs émotions et de leurs affects devient pour eux, à parts inégales selon leur statut, une obligation, une source de reconnaissance et de gratification, un horizon d’attente des relations à autrui. La sophistication accrue de ce mouvement général de relâchement contrôlé implique en retour une élévation des logiques d’identification mutuelle qui suppose que ce relâchement des masques ne soit ni imprudent, ni utilisé par les tiers pour blesser ou disqualifier ceux qui se dévoilent ainsi partiellement.
23Ce point peut éclairer les changements des comportements des professionnels de la politique. Les profits paradoxaux qu’ils peuvent tirer de la désacralisation ont déjà été mis en évidence. Le système des « autocontrôles mutuellement attendus » propre à l’informalisation vient constituer le filet de sécurité. Poussé par ses tensions psychiques et la pression sociale à laisser remonter tout un refoulé relatif à des dimensions jusque-là taboues du métier politique (ambition, blessures narcissiques, affects d’agressivité), le personnel politique peut aussi tabler sur les contrôles réciproques d’un monde informalisé quant à la réception de ces discours. Réels ou fabriqués, ces effusions et aveux ne sont pas condamnés à être perçus comme un exhibitionnisme indigne des fonctions étatiques. L’action politique peut désormais se dire dans des catégories moins abstraites et majuscules (Intérêt Général, Programme, Doctrine), comme un espace de réalisation personnelle. Alain Juppé peut écrire qu’à l’issue d’une émission politique réussie « mon ego est en pleine turgescence » (p. 235).
Les limites d’une grille explicative
24L’analyse pourrait s’arrêter ici sur un hommage à la fécondité du legs d’Elias. Mais il existe plusieurs façons de mobiliser une théorie sociologique. L’une consiste à se fixer sur des objets qu’elle peut effectivement éclairer, en négligeant, souvent en toute bonne foi, ce qui « dépasse » du cadre choisi ou ce qu’elle ne peut digérer. L’autre consiste, conformément au précepte de Bachelard, à s’interroger sur les « ombres » que projette la lumière ainsi produite.
25Sur trois terrains au moins le parcours analytique suivi peut laisser persister ces zones d’ombres. Sauf à vouloir forcer l’identification entre le monde politique et la société de cour, il explicite trop peu toute l’épaisseur de médiations propre au champ politique – et à ses relations étroites avec le champ journalistique – qui fait surgir les comportements analysés ici. Or sauf a flirter avec une téléologie qui ferait émerger de quelques déterminants macro-sociaux un progrès mécanique et général de l’informalisation, une analyse convaincante implique d’aller fouiller plus profondément dans les singularités des espaces sociaux analysés, comme le fit Elias avec une remarquable minutie pour la société de cour. A contrario, comment ne pas relever que d’autres catégories sociales, comme les dirigeants économiques ou les hauts fonctionnaires15, manifestent un zèle informalisateur bien moins palpable, ce qui interroge sur les inégalités d’expression de cette tendance ? On doit aussi s’interroger plus avant sur les usages sociaux de cette informalisation qu’un recours trop économe à Elias pourrait porter à décoder avec naïveté. Faut-il n’y voir qu’un support de confort ontologique pour les élus, que l’expression d’une réduction du fossé entre gouvernés et gouvernants ?
Réintroduire la médiation des champs
26Les manifestations de l’informalisation, tout comme ses déterminants, ne sont pas identiques dans l’ensemble d’une société. L’observation ne retire rien à la pertinence de ce cadre théorique. Elle invite à prêter attention à la manière dont des espaces sociaux différenciés et institutionnalisés stimulent, inhibent, réfractent les processus associés à l’informalisation. La notion de champ s’avère sur ces points plus éclairante que celle de configuration. Si elle stimule une pensée relationnelle, cette dernière s’avère assez limitée en ce qu’elle se restreint pour l’essentiel à deux modèles (Established/Outsiders, et la configuration triangulaire symbolisée par Versailles). Elle n’offre guère les moyens de construire une typologie fine des sous-espaces sociaux, de leurs règles spécifiques et des ressources qui y sont pertinentes. Ainsi, si la configuration qu’est la société de cour permet d’identifier par analogie des éléments éclairants, elle se heurte aussi à des limites. Elle ne rend en rien compte du rôle joué par l’opinion publique ou les journalistes, acteurs inconnus à Versailles. Elle n’explique pas pourquoi les expressions autobiographiques d’un processus d’informalisation se déploient précisément à partir des années quatre-vingt et en aucun cas chez le personnel de la IV e république qui évoluait pourtant dans un microcosme plus clos et à ce titre plus curial.
27Une des singularités fondamentales du champ politique réside dans la logique de double jeu où il plonge ses agents (Bourdieu, 2000). Ceux-ci sont en effet dans la situation, socialement rare, d’opérer en quelque sorte sur deux scènes distinctes. « Faire de la politique » à un niveau qui ouvre des chances d’accès à des positions significatives de responsabilité suppose une professionnalisation (temps plein, acquisition de savoir-faire) et une insertion dans un espace social fortement autonome et institutionnalisé. Une large part de l’énergie sociale des professionnels s’investit en interactions avec les pairs, qu’ils soient alliés ou rivaux, en travail sur des enjeux ésotériques propres au champ (motions de parti, préparation de listes électorales, joutes parlementaires). La force de ces logiques ésotériques est assez grande pour qu’une part non négligeable des débats politiques reflète des enjeux qui concernent en large part les professionnels eux-mêmes (cohabitation, quinquennat, réglementation des dépenses de campagne). De multiples indicateurs suggèrent même l’existence d’un processus de professionnalisation accrue du champ politique, dont témoigne par exemple le rétrécissement de son recrutement social, la quasi-disparition des élus issus des classes populaires dans les assemblées parlementaires.
28Dans le même temps, les règles de la compétition politique démocratique font aussi des professionnels les représentants du peuple, ce qui implique un travail spécifique (campagnes, permanences, politiques publiques) destiné à solliciter le soutien des profanes, à saisir leurs attentes et à tenter d’y répondre. À la condition de ne pas y introduire une dimension de dévaluation morale, cette situation peut être associée à l’idée d’une duplicité structurale. Parce qu’il a besoin des ressources des partis et des institutions, parce qu’il est immergé dans le champ, le professionnel de la politique se trouve écartelé entre les enjeux et contraintes du champ comme espace autonome d’une part et d’autre part la nécessité et/ou le désir de saisir et de prendre en compte les attentes des représentés16. On insistera ici sur un unique aspect de cette tension : elle ne peut qu’exacerber un sentiment de fracture identitaire, la conscience de devoir combiner de façon souvent inconfortable des rôles sociaux aux impératifs contradictoires.
29Prendre en compte le tissu de médiations que condense le champ politique c’est aussi s’interroger sur l’identité de ses protagonistes et sur sa relation au champ journalistique. On le fera sur le mode de repères rapides (pour une véritable argumentation, voir Neveu, 2000).
30Le premier, banal, tient au rappel de la place acquise par les sondages. Deux de leurs effets valent d’être rappelés. Leur légitimation, acquise dès le seuil des années soixante-dix, comme outil scientifique de saisie des attentes de l’opinion, a donné aux journalistes une arme importante pour interpeller le personnel politique, bousculer le monopole d’interprétation légitime de la vox populi que celui-ci tirait jusque-là du suffrage universel. Dans le même temps, le système de cotation continue des élus, des déclarations et des projets, a abouti à casser un tempo séculaire de la politique fait de l’alternance de fièvres électorales et de séquences de retombée du travail de mobilisation (Lacroix, 1995). C’est désormais à un activisme permanent et contraignant que sont assujettis les professionnels pour gérer leurs cotes de popularité, réagir à un sondage négatif. Cette contrainte permanente de gestion de son image sondagière et médiatique a contribué à introduire dans le champ politique des formes inédites de professionnalisme qu’illustre la place prise par les conseillers en communication, consultants et spécialistes des sondages. Sans entrer dans le débat sur l’influence réelle de ces acteurs, le flux permanent des notes, conseils et suggestions de coups médiatiques que ceux-ci peuvent adresser à leurs employeurs ne peut que susciter chez le personnel politique une sensibilité accrue à la part d’artifice et de théâtre de son activité.
31Les évolutions esquissées ici s’articulent à celles propres au champ journalistique. Il a conquis une autonomie inconnue jusqu’aux années soixante-dix face au champ politique. L’audiovisuel s’est largement émancipé des pressions politiques directes. Les journalistes politiques ont cessé d’être définis par l’affichage de leur positionnement partisan pour s’aligner sur le modèle de l’« expertise critique » développé par Jean Padioleau (1976). Ces évolutions n’ont pas promu un journalisme systématiquement agressif à l’égard des hommes politiques. Elles ont cependant modifié en profondeur les rapports de force en faveur des journalistes, au premier chef par leur usage des sondages. Ce mouvement du rapport de force signifie aussi que le personnel politique subit des contraintes expressives inédites. Le Parlement et les congrès de parti cessant d’être les points centraux où se fait une politique qu’il devient un pléonasme de qualifier d’audiovisuelle. Les élus doivent se contenter de formats d’expression souvent très brefs et par-là contraignants. Cette médiatisation accrue du politique donne aussi aux journalistes un pouvoir qui s’exprime dans la construction médiatique d’images qui fonctionnent comme des objectivations des traits associés aux leaders politiques (P. Bérégovoy comme « Pinay de Gauche »), et aux-quelles ceux-ci doivent réagir. Paradoxalement c’est aussi le savoir-faire acquis par le personnel politique en matière de maniement des médias qui a suscité chez les journalistes une contre-expertise critique qui consiste à révéler au public les arrières pensées et « coups » médiatiques des élus, contribuant encore par-là à rendre plus intelligible aux citoyens toute la dimension communicationnelle de l’activité politique et ses techniques.
32Les propriétés et évolutions du champ politiques soulignées ici peuvent s’exprimer dans le lexique éliasien d’un système d’interdépendances accru et densifié. On soutiendra cependant que si ce détour cavalier par le champ n’invalide en rien la lecture éliasienne, il y apporte un surplus de profondeur des explications causales. Celui-ci tient d’abord dans l’explication des chronologies et du caractère relativement tardif des phénomènes de privatisation-informalisation. Le système d’interdépendances élargi est d’abord dans ce cas d’espèce un tardif mouvement de sortie d’un contexte d’« autogestion corporative », d’un jeu politique aux règles issues des routines entre pairs vers une redéfinition de ces règles en large part imposée de l’extérieur (champ journalistique, professionnels des sondages et du conseil en communication). La prise en compte fine des mutations du champ politique et de sa relation au champ journalistique permet de comprendre comment un ensemble de séries causales convergent pour produire des effets visibles au milieu des années quatre-vingt.
33L’attention aux logiques propres au champ aide aussi à saisir en quoi le personnel politique constitue un groupe social captif de tensions dont la métaphore curiale n’offre qu’une vue partielle et datée. Les professionnels de la politique doivent prendre en charge la gestion explicite et organisée d’une identité publique sans cesse sujette à un travail conflictuel d’interprétation et de remise en cause. Cette incertitude et la part réflexive de gestion identitaire qu’elle exige en réponse ouvrent aussi une probabilité d’inconfort identitaire et émotionnel qui peut expliquer à la fois les bénéfices de la privatisation-informalisation et le fait que cette privatisation soit davantage poussée que chez d’autres élites sociales. La singularité du champ politique peut enfin aider à faire sens des logiques singulières de réception de l’informalisation en politique. Dévoilement et authenticité doivent y anticiper sur leur réception-diffusion par les journalistes. La promptitude de ceux-ci à suspecter publiquement la mise en scène intéressée va susciter en retour chez les politiques un surcroît de cal- cul ou de prise de risque dans le registre informel, faisant fonctionner celui-ci dans un régime de suspicion croisée beaucoup plus tendu que les formes ordinaires des Mutually Expected Self-Controls.
Usages pluriels et inégalités dans le processus d’informalisation
34Le sens vécu des comportements liés à l’informalisation requiert lui-aussi un complément d’éclairage. La force des problématiques empruntées à Elias était là de conjurer une vision cynique ou dénonciatrice. Elles rendaient intelligible combien le registre du dévoilement, de la revendication d’une authenticité identitaire sous l’uniforme du rôle public pouvait traduire une souffrance vécue, une révolte contre la part mécanique du rôle de dirigeant politique et les perceptions stigmatisantes qui s’y associent. Mais prendre acte de ce que chaque élan émotionnel d’un ministre n’est pas la résultante d’un conclave avec ses conseillers en communication, comprendre ce qu’on peut appeler la souffrance des puissants n’implique pas d’en « rajouter » sociologiquement sur les malheurs des Werther de la politique. Trop souvent l’analyse sociologique se trouve engluée dans les fausses alternatives des fabricants de mauvais manuels. Penser les agents sociaux et donc les professionnels de la politique comme des êtres de rationalité, régis par le calcul de leur intérêt stratégique… ou les saisir avant tout comme confrontés à des tensions psychiques insupportables ? Porter un regard surplombant et alors peut-être cynique ou dénonciateur… ou revendiquer une logique compréhensive qui peut menacer de n’être que le pléonasme des raisons qu’invoquent les agents sociaux ?
35Là encore la prise en compte des logiques de compétition propres au champ politique et à ses rapports avec d’autres espaces sociaux peut doublement aider à mieux saisir les dimensions contradictoires de l’informalisation. Une première suggestion consiste à valoriser une dimension instrumentale de l’informalisation, dont les usages ne sont pas à peser dans l’alternative du cynique ou de l’expressif. Ils relèvent chez les professionnels de la politique des deux logiques à la fois, comme les deux faces d’une pièce de monnaie. Les manifestations de l’informalisation sont l’expression d’une revendication d’authenticité, de relâchement des masques et uniformes de fonction. Elles peuvent aussi être de véritables obligations lorsque certains dossiers d’actualité, certaines questions exigent une manifestation de compassion, d’indignation. Elles ont aussi des usages en forme de calcul stratégique. Les mémoires d’hommes politiques ont toujours été pour partie écrites avec une gomme, pour effacer ou raturer des perceptions ou des épisodes jugés négatifs. On en trouve de nombreux exemples dans notre corpus : Valéry Giscard d’Estaing raconte « le formidable éclat de rire » que suscite chez lui une démonstration piteuse de la technique des avions renifleurs17. Michel Rocard donne de ses compagnonnages gauchistes des années soixante-dix une relecture qui le pose en sage prévenant la tentation terroriste.
36Cet usage instrumental du récit autobiographique et de la présentation de soi s’observe pareillement dans le recours à l’informalisation. Barthes avait déjà montré dans L’écrivain en vacances (1957 : 30-33) les profits que pouvait tirer une célébrité d’apparitions médiatiques révélant son existence privée. Celle-ci ne rabaissant pas le personnage mais le valorisant puisque, bien que « comme nous », il réalise cependant des accomplissements exceptionnels. S’il insiste sur sa familiarité d’adolescent avec le pizzaïolo du quartier ou sur son expérience de marchand de glaces, Nicolas Sarkozy indique aussi explicitement à son interviewer qu’il se « déboutonne » pour modifier son image publique. Souligner cet usage instrumental des comportements informels c’est aussi y réintroduire des enjeux d’influence, de gestion volontariste d’une identité publique que le modèle de l’informalisation peut amener à sous-estimer. Pour le suggérer trop brutalement, l’enjeu théorique sous-jacent tient dans la définition de l’habitus. La notion souffre dans nombre d’approches éliasiennes de deux limitations. Elle apparaît d’abord comme centrée sur le repérage de la manière dont fonctionne un complexe de régulation des affects et des émotions (comme en témoigne l’usage fréquent de l’adjectif habitus psychique). En second lieu, elle valorise essentiellement les effets sur ce dispositif de macro processus sociaux : la civilisation, l’histoire nationale dans The Germans. Elle apporte donc des profits de connaissance, mais ne facilite pas une investigation fine de l’extrême diversité des habitus selon les trajectoires individuelles et l’appartenance à des champs spécifiques qui en sont une médiation structurante18. La prise en compte de ces espaces sociaux institutionnalisés contribue à une vision plus complexe de la variation des habitus civilisés. S’agissant du personnel politique elle aide à conjuguer une compréhension des tensions spécifiques qui conduisent à une informalisation expressive et la prise en compte d’un sens pratique capable de sentir les coups à jouer pour valoriser une image, pour produire les gestes qui contribuent à introduire une composante personnelle, une proximité affective dans la relation abstraite aux gouvernés19.
37Un second apport de la problématique des champs et de la prise en compte tant des facteurs de cohérence que des disparités d’habitus qui s’y développent est de rendre plus attentif que dans une vision trop « tendancielle » de l’informalisation aux capacités très inégales des acteurs politiques de jouer de ce registre. L’obligation de se « lâcher », celle de dévoiler une individualité qui puisse fonctionner comme un modèle perçu positivement – d’abord par les journalistes qui sont les médiateurs de ces entreprises – introduisent une forte sélectivité. L’habitus de certains responsables politiques, marqués par les normes de rétention affective et de neutralité valorisées par le champ administratif, bloquent littéralement la possibilité de l’informalisation. On citera le cas d’un Premier ministre universitaire se résolvant en 1988 sous la pression de ses supporters à jouer aux boules lors d’une présidentielle en Corse… pour perdre tout le profit médiatique de l’opération en déclarant « On m’a dit de faire le con, alors je fais le con ! »… propos qui sera la base des reprises journalistiques. On citera encore le cas des dirigeants communistes, marqués à la fois par des origines populaires et la socialisation propre au parti. Ils y acquièrent un habitus fait de dénégation du moi au profit du nous. Leurs origines sociales fonctionnent aussi en bien des cas comme un stigmate. Anne Sinclair qualifiera ainsi la maison d’André Lajoinie à Saint-Pourçain de « pavillon de banlieue » pour observer qu’il y a dans la résidence « peu d’objets personnels » (c’est-à-dire révélateurs d’une personnalité jugée intéressante).
Démocratisation fonctionnelle ou domination symbolique ?
38Les observations précédentes interrogent aussi sur les usages de la thèse de la démocratisation fonctionnelle. Sa fécondité est d’inviter à penser la dévaluation de formes ostentatoires d’exercice du pouvoir, à saisir combien des interdépendances accrues s’accompagnent de rapports de force moins déséquilibrés, rendant plus rares des formes extrêmes de domination. Doit-on aller jusqu’à penser que le processus d’informalisation invite à substituer au risque essentialiste d’une problématique de la « domination », la valorisation d’une problématique de la compétition croissante pour le statut – et des pathologies qu’elle peut produire – dans ce monde d’interdépendances multiples ?
39La réponse retenue ici sera celle d’une articulation des niveaux d’analyse. Il faut à la fois observer empiriquement, dans des espaces sociaux spécifiques, la réalité, les formes et les effets de nouveaux tissages des relations d’interdépendance qui peuvent en effet s’accompagner de processus de restriction et d’inhibition des inégalités de pouvoir. Mais il convient aussi de penser à la manière dont l’informalisation peut recomposer des formes nouvelles de rapports de pouvoir20. François de Singly y invite dans « Les habits neufs de la domination masculine » (1993) lorsqu’il montre que la réalité d’une valorisation du travail et de la dignité féminine se complète de butoirs explicites. Ce sont d’abord les formes populaires du machisme (symbolisée par le « beauf ») et elles seules qui sont stigmatisées. Quant au travail des femmes, il ne doit pas mettre en cause leur fonction de facto de responsables de l’éducation des enfants.
40Le raisonnement vaut à l’identique en matière d’informalisation de la politique. Les chances inégales des acteurs politiques de mener à bien ces stratégies peuvent aboutir à en faire une ressource dans les luttes entre postulants au pouvoir plus qu’un élément de redéfinition du lien civique. Si les marqueurs identitaires « populaires » de Pierre Bérégovoy ont pu lui valoir des soutiens, on rappellera aussi la cruauté de nombre de commentaires de ses pairs ou des journalistes sur la symbolique de ses chaussettes ou la posture de « Petit Chose » à laquelle est assigné un homme n’ayant pas fréquenté les écoles de pouvoir. On pourra se demander plus encore ce qu’apporte effectivement au citoyen la connaissance des préférences culturelles, du cadre conjugal ou des passions d’un candidat à la conduite des affaires publiques ? Ce registre complète-t-il un débat politique sur des projets de société ou le grignote-t-il ? Ne conforte-t-il pas une tendance constante de la politique à se mettre à la portée du démos sur le mode condescendant d’une offre de personnages plus que de projets ? On se demandera enfin si le sentiment de proximité et de familiarité que peuvent alimenter les multiples exhibitions du privé et de l’intime chez les dirigeants politiques n’a pas pour effet paradoxal de rendre moins intelligibles les mécanismes sociaux lourds qui propulsent une tendance inverse à la clôture croissante du champ politique, à la multiplication des médiations qui l’éloignent des profanes (Gaxie, 1998) ? Il reste possible d’argumenter que certaines formes de mises en scène télévisées des débats politiques (en particulier des émissions avec participation active du public) expriment une reconfiguration du rapport profanes-professionnels, où s’expriment des modes d’interpellation plus directs des élus sur des enjeux plus concrets, leur laissant moins de possibilité de monologue ou de langue de bois, illustrant par là le potentiel d’entrave aux disparités de pouvoir que recèle la dynamique informalisatrice. Mais pareil constat doit aussitôt être doublé de questionnements qui interrogent le sens et les effets de ces dispositifs. Sont-ils plus qu’une manière de licence carnavalesque hebdomadaire ou mensuelle accordée à des profanes, sélectionnés pour donner des garanties de télégénie et d’irrévérence mesurée ? Ces échanges exercent-ils des effets mesurables sur l’image et la sélection des gouvernants, a fortiori sur leurs choix et politiques ?
41Ces développements centrés sur l’informalisation en politique suggèrent une ponctuation sur les usages des grands auteurs. On aura compris à leur lecture toute la richesse théorique du legs éliasien, théorique au sens où Elias définissait lui-même cette notion comme quelque chose qui fait comprendre des problèmes pratiques. Mais penser avec Elias suppose aussi de penser contre lui, d’hybrider sa théorie d’approches plus attentives à ce qui peut constituer les lacunes de la sociologie figurationnelle. On y placera un déficit d’attention aux médiations institutionnelles qui modèlent la diversité des habitus, une efficacité à éclairer les tendances générales du procès de civilisation plus que le relief fin de leurs disparités, une sensibilité insuffisante en pratique à la substitution de formes de domination symbolique à celles régies par la force directe. Sur tous ces plans les apports de Pierre Bourdieu permettent d’apporter un bonus d’intelligibilité sans renoncer à ce que nous fait découvrir Elias. C’est dire aussi que la confrontation de ces apports entre lesquels les convergences sont évidentes ne débouche pas sur une invite à choisir son camp, mais à mobiliser sur l’objet étudié – dans une cohérence épistémologique – l’ensemble des concepts propices à le rendre intelligible.
Notes de bas de page
1 Le chapitre de Christian Le Bart sur « la nostalgie chevaleresque » explore une autre direction des pistes ainsi ouvertes.
2 Dans ce volume, mais aussi 1986 et 1992.
3 L’échantillon est fait d’ouvrages produits entre 1984 et 1998 : Arthuis (Jean), Dans les coulisses de Bercy : le cinquième pouvoir, Albin Michel, Paris, 1998 ; Barzach (Michèle), Le paravent des égoïsmes, Odile Jacob, Paris, 1989 ; Bredin (Frédérique), Députée, journal de bord, Fayard, 1997 ; Fabre (Robert), Quatre grains d’ellébore, Ramsay, Paris, 1990 ; Giscard d’Estaing (Valery), Le pouvoir et la vie, tomes I et II, Compagnie 12, 1988 et 1991 ; Guigou (Élisabeth), Être femme en politique, Plon, Paris, 1997 ; Juppé (Alain), La tentation de Venise, Grasset, Paris, 1993 ; Léotard (François), A mots découverts, Grasset, 1987 et Ma liberté, Plon, Paris, 1995 ; Le Pen (Jean-Marie), Les Français d’abord, Carrère, 1984 ; Rocard (Michel), Le cœur à l’ouvrage, O Jacob, 1987 ; Sarkozy (Nicolas), Au bout de la passion, l’équilibre, Albin-Michel, 1995 ; Seguin (Philippe), La force de convaincre, Payot, 1989.
4 Je remercie Dominique Memmi et Cas Wouters de leurs commentaires critiques sur une première version de ce texte.
5 Pour illustration, Fils du peuple de Thorez analysé par Bernard Pudal (1989).
6 Cartes sur table, Fayard, Paris, 1972, troisième partie.
7 Dans son étude sur « Le discours giscardien », Patrick Lehingue (1980) souligne la fréquence des formes verbales à la troisième personne du singulier (« il importe », « il faut »…) comme expressions d’une politique dictée par la rationalité.
8 Des textes antérieurs, comme La comédie du pouvoir de Françoise Giroud (Fayard, 1977), en ont été les expressions pionnières.
9 Voir aussi le chapitre second de La comédie du pouvoir.
10 On assiste à une rupture de ce tabou dans des publications récentes de journalistes (comme L’Omerta française de Sophie Coignard et Alexandre Wickham, Albin Michel, 1999, chapitre 1).
11 Un bilan des livres politiques publiés en 2001 va de 300 000 exemplaires vendus pour les Conversations de Bernadette Chirac, à 100 000 pour le Matignon, Rive Gauche d’Olivier Schrameck, 75 000 pour les Vingt-cinq ans avec lui de Jean-Claude Laumond, chauffeur de Jacques Chirac, et plus de 30 000 pour chacune de deux biographies de Lionel Jospin. Mais aucun des livres de François Bayrou, Jean Glavany, Marylise Lebranchu, Charles Pasqua, Daniel Vaillant et Pierre Moscovici n’aura par contre dépassé les 8 000 exemplaires vendus.
12 Cinéma et littérature témoignent de cette évolution. L’affaiblissement des tabous sexuels déplace l’expression de pulsions ou de désirs réprimés vers un type de récit où l’évocation d’une sexualité moins occultée se voit remplacée par (ou combinée à) celle de fantasmes de domination et d’humiliation d’êtres dépeints comme inférieurs (clochards, pauvres, femmes). Pour illustrations de cette « pornoviolence » les romans de Brett Easton Ellis comme American Psycho ou The informants, Baise-Moi de Virginie Despentes.
13 Rocard, « Discours de Joué les Tours », in Convaincre, n ° 37, 1990.
14 La question de l’informalisation supposerait de plus amples développements théoriques. Les uns sur ses limites, dans la perpétuation de rapports beaucoup plus « formels », voire violents avec les groupes considérés comme extérieurs, invisibles ou menaçants pour les « civilisés ». Il faudrait aussi théoriser davantage ses déterminants sociaux (Wouters, 1990). On peut mentionner, sur un mode sténographique, combien les tendances à la pacification des rapports sociaux, à la densification des interdépendances, au recul (inégal) de l’expérience de l’insécurité matérielle contribuent à produire un abaissement des seuils d’agressivité et des antagonismes sociaux, processus qui se prolongent dans un système d’attentes croisées de dispositions pacifiques et d’autocontrôle des affects agressifs dans les interactions. La valorisation organisée de dispositions réflexives via l’école, la diffusion de savoirs liés à la psychologie, aux sciences sociales, un rapport plus réflexif au corps contribuent pour leur part à la consolidation d’une double compétence à l’(auto) distanciation critique et à son expression. Comme le montre Arlie Hochschild (1983), la mobilisation planifiée des émotions et des affects dans de nombreuses professions de service contribue aussi à institutionnaliser une capacité accrue de contrôle et de jeu avec et sur ces affects. Le processus de « pluralisation » des identités propre à la modernité (cf. Berger, Berger & Kellner, 1973) contribue aussi à contraindre à des processus de gestion réflexive d’une pluralité de composantes identitaires qui converge avec la dimension expressive et réflexive de l’informalisation.
15 Sur ce que révèlent en ce domaine leurs pratiques d’écriture, cf. Le Bart et Neveu (1998).
16 Christian Le Bart (1999) souligne le travail spécifique de mise en cohérence d’une identité publique que supposent ces écarts.
17 Le financement public de ces recherches qui devaient rendre possible par simple survol aérien la détection des champs pétrolifères avait été à la source d’attaques contre l’ancien Président.
18 Parce que centré sur un personnage et fouillant à la fois son histoire familiale et sa trajectoire sociale, le Mozart (1991b) fournit le contre-exemple d’une prise en compte fine des processus sociaux de production d’un habitus, mais la démarche est peu courante dans les travaux se revendiquant d’Elias.
19 Du Président du Conseil de la IVe qui « assis à une table dans la salle de lecture de l’Assemblée nationale, a pendant des années rédigé à la main ses soixante lettres par jour » (R. Buron, Le plus beau des métiers, Plon, 1963 : 23) au « Système Santini » qui permet à Issy-les-Moulineaux d’arroser de lettres personnalisées les électeurs qui se marient où dont l’enfant obtient le baccalauréat (GEMEP, 1990), l’art de mettre du personnel dans la relation élective constitue une des ressources de l’action politique.
20 Approche que suggère aussi Arditi (1999).
Auteur
ORCID : 0000-0002-1142-4437
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011