Être « celui qui sait »
Juan de Ibarra, un expert du gouvernement au temps de Philippe II
p. 75-92
Texte intégral
1« J’étais enfin devenu celui qui sait1. » Ainsi Mateo Vázquez synthétisait-il en 1590 la fonction qu’après dix-huit ans de bons et loyaux services, il occupait auprès du roi et au sein du gouvernement de la monarchie hispanique. Derrière cette vague formulation, se cachait tout un ensemble de savoirs et de savoir-faire gouvernementaux dont l’acquisition progressive avait été rendue possible grâce à une occupation efficace de l’espace politique à la cour, à de vastes réseaux de clientèles et à la relation privilégiée qu’il entretenait avec le roi. Par le contrôle qu’il exerçait sur l’ensemble de l’information politique, par sa maîtrise des productions écrites, par la connaissance qu’il possédait des rouages institutionnels, Vázquez avait acquis un droit de regard sur une part immense des affaires. Toutefois, cette connaissance à la fois totale et spécifique des rouages de la monarchie hispanique n’était pas le privilège du premier secrétaire du roi. Une pléiade d’autres personnages s’en revendiquaient aussi, dont les modalités d’action évoluèrent très nettement au cours du dernier tiers du xvie siècle.
2En effet, l’élargissement des tâches dévolues aux secrétaires des grands conseils de la polysynodie espagnole à cette époque allait de pair avec de plus grandes sphères d’influence mais aussi avec une complexité croissante des modalités de traitement des affaires. L’effacement plus ou moins marqué des frontières juridictionnelles entre les grands Conseils, bien que largement contesté, s’imposa à la cour, favorisant la création de nouveaux espaces de délibération et de nouvelles voies de circulation de l’information, qui brouillent les pistes de l’historien tout autant qu’ils désarçonnaient les contemporains. Le recours à des Juntas spécifiques en charge de traiter des quantités toujours plus grandes d’informations en provenance des quatre coins de l’empire fut l’une des manifestations les plus visibles de ce processus2. Mais il ne fut pas la seule. Parallèlement, les tâches assumées par bon nombre de « ministres » du roi s’enrichirent en fonction des besoins et au gré de velléités déterminées par la carrière et l’accroissement patrimonial.
3La quête d’information à laquelle se livra, avec plus de force que jamais auparavant, la monarchie hispanique de Philippe II mettait au jour des réalités parfois inconnues, souvent changeantes, toujours complexes et liées entre elles d’une façon que le regard juridico-institutionnel que leur portaient les tribunaux de la monarchie ne pouvait guère embrasser. Les affaires financières et de guerre, vaste dénominateur commun de la quasi-totalité des actions de gouvernement, inondaient les salles des différents Conseils sans être vraiment résolues. La coordination d’entreprises de toutes sortes se heurtait à un manque cruel de hauteur de vue sur l’ensemble du fonctionnement de la monarchie et sur l’ensemble des enjeux politiques auxquels toute décision était liée de façon plus ou moins invisible. Pour faire face à ces limites techniques, Philippe II et ses proches conseillers favorisèrent la spécialisation de leurs collaborateurs.
4Ce contexte général, qui fut celui des années 1570-1580, vit donc émerger, derrière des offices traditionnels tel que celui de secrétaires, des fonctions, des savoirs et des savoir-faire nouveaux devant répondre à une façon nouvelle d’aborder le politique. Ces savoirs et savoir-faire nécessaires au bon gouvernement, mis en concurrence par le roi mais aussi complémentaires entre eux, n’étaient pas précisément définis, et ce en dépit du degré croissant de spécialisation de ceux qui les possédaient. Il ne s’agit donc pas ici d’expertises identifiées comme telles, et auxquelles Philippe II aurait eu recours en fonction des besoins, mais d’expertises façonnées progressivement et, d’une certaine manière, toujours provisoires. Jouant sur les urgences et les difficultés techniques de l’exercice du pouvoir royal, secrétaires et ministres présentaient leur capacité d’action comme incontournable, liant de ce fait leurs intérêts propres et ceux de leurs clientèles ou parentèles à ceux de la Couronne. Bien que la construction de ces expertises tendît à la consolidation de positions fortes au sein du gouvernement, la nécessité que le roi pouvait avoir de tel ou tel spécialiste demeurait soumise aux vicissitudes du politique.
5Le cas du secrétaire des Indes, Juan de Ibarra, dont il sera question dans cet article permet d’illustrer le rôle incertain et mouvant d’un expert du gouvernement à la fin du xvie siècle. Surtout, il offre un point de vue intéressant sur une expertise fondée sur l’agrégation informelle de fonctions et de compétences, autrement dit sur une perturbation de l’ordre juridictionnel, et intimement liée aux contraintes qui s’exerçaient sur la décision politique.
6Dans un premier temps, nous montrerons comment les multiples fonctions qu’Ibarra eut à sa charge lui permirent de s’ériger en expert multiple. Nous ferons ainsi apparaître les mécanismes sous-jacents qui fondaient son expertise du gouvernement. Dans un second mouvement, nous nous intéresserons à l’impact qu’eut la transformation du secrétaire en expert sur la structure et les pratiques de gouvernement des Indes. Le fait d’être devenu « celui qui sait », c’est-à-dire un rouage indispensable au bon gouvernement, permit-il à Ibarra d’influencer, voire de modéliser, les modalités de l’action politique ? Telle est la problématique de fond à laquelle cette contribution prétend apporter quelques pistes de réflexion.
La Junta para la armada del mar océano : une cellule d’expertise
7Les grandes lignes de la carrière de Juan de Ibarra sont connues : nommé secrétaire royal en décembre 15853 à la mort de Francisco de Eraso, il reçut dès le début de l’année suivante le titre de secrétaire du Conseil des Indes4, fonction qu’il occupa jusqu’à sa nomination comme membre dudit Conseil en 1602. Ce que l’on connaît moins, en revanche, c’est le rôle prépondérant qu’il fut amené à jouer, tout au long des années 1590, auprès de la Junta de Philippe II5 en endossant le rôle de secrétaire de nombreuses Juntas dont la Junta Grande, la Junta de Puerto Rico, la Junta para la armada del mar océano et la Junta de Hacienda de Indias. Mêlant expertise financière et administration indienne, Ibarra agit pendant plus de dix ans à la tête de la communication entre les spécialistes de diverses aires politiques dont il coordonnait les travaux. Son activité au sein de la Junta para la armada del mar océano est celle qui a laissé le plus de traces écrites et qui, pour cette raison, permet le mieux de saisir l’expertise de Juan de Ibarra.
8Lorsque fut décidée, le 25 avril 1594, la création d’une nouvelle armada et que le roi détermina la composition de la Junta qui serait en charge de piloter le projet6, Juan de Ibarra fut aussitôt nommé à la tête du nouvel organe. Les premières réunions de la Junta para la armada révélèrent d’emblée l’urgence de certaines questions :
« envoyer au vice-roi de Naples une liste de tout ce qu’il faudra apporter de là-bas avec les navires de Ibella et Estephano Oliste et le crédit d’argent nécessaire, et le charger d’approvisionner ces navires de l’artillerie nécessaire afin qu’ils arrivent ici bien armés / Pendant que cela sera mis à exécution, on examinera et déterminera si chaque galion devra avoir un capitaine particulier de navire et un autre d’infanterie ou s’il suffira de nommer un lieutenant pour deux embarcations : si l’on en trouvait de bons, cette dernière solution serait la meilleure / Nous tenons également pour nécessaire de réfléchir au général qui devra gouverner cette armada afin que le moment venu il puisse ordonner tout ce qui devra l’être afin de préparer la flotte / Afin de parer au manque récurrent de poudre – sans laquelle on ne peut parvenir aux objectifs fixés – dans toutes les armadas et les présides de ces royaumes, on sait que sur les rives de Lérida il y a une telle abondance de salpêtre que l’on pourrait chaque année en extraire plus de trois ou quatre mille quintaux7 ».
9Cette liste, non exhaustive, des éléments à considérer révélait l’intime dépendance des affaires les unes des autres. Surtout, chaque chose exigeait d’abord que l’on s’informe, puis que l’on négocie – des tarifs, des délais, etc. – et, pour finir, que l’on fasse exécuter les résolutions tantôt prises par le roi, tantôt par la Junta de Philippe II qui supervisait les travaux de la Junta para la armada. Le rôle de Juan de Ibarra et des membres de la Junta para la armada consista donc dès le départ à collecter les informations les plus sûres auprès des meilleurs spécialistes. Afin de mieux saisir la teneur de l’action de gouvernement de Juan de Ibarra et de la Junta para la armada, on peut rassembler les affaires à traiter autour de trois grands pôles que sont la coordination financière, la logistique militaire et la nomination des officiers.
10Le manque de cohésion et de consensus concernant les moyens financiers devant être mis en œuvre entretenait un flou permanent. Il convient en effet de souligner que ce fut à cette époque que certains ministres remirent sur la table la négociation de l’asiento de los negros8 et que la Junta de Philippe II chargea Ibarra d’élaborer un contrat type9. Pourtant, sur ce point, tout s’enlisait et s’éternisait, tandis que le système d’administración10, guère rentable, était peu à peu abandonné. La mécanisation de la traite d’esclaves n’étant donc pas opératoire et l’administración ne rapportant pas suffisamment de fonds, les membres de la Junta para la armada durent chercher d’autres sources de financement. Or, comme l’indiquait une consulte du Conseil des Indes11, les arbitrios de Indias12 auxquels on aurait pu avoir recours induisait une difficulté majeure : celle de contraindre le roi à employer au plus vite un argent dont il avait promis qu’il serait octroyé à la défense des côtes indiennes.
11Le 26 juillet 1594, la Junta de Philippe II reçut à l’Escurial le compte rendu de la dernière réunion de la Junta para la armada del mar océano. L’un des points abordés par ses membres mettait en avant le problème de la lenteur de la mise en œuvre financière et indiquait que :
« L’approvisionnement financier de l’armada del mar océano est extrêmement lent ; or, il est absolument nécessaire là-dessus de gagner le plus de temps possible ; Ibarra a évoqué ce problème avec Laguna lequel a répondu qu’il mettait en ordre certains asientos que Sa Majesté lui avait demandé de présenter au Conseil des Finances et qu’à ce stade il ignorait quand la résolution dudit Conseil serait prise13. »
12Pressé de résoudre au plus vite la question, Ibarra poussait le gouverneur des Finances, Pablo de Laguna, à négocier le maximum de contrats d’affermage et de les faire valider en Conseil. Bien que maîtrisant parfaitement ces rouages financiers depuis sa participation à la Junta Grande de 159114, Ibarra était contraint de s’en remettre à Laguna auquel il reprochait son manque de diligence. Ainsi, les moyens d’assurer le financement de la nouvelle armada se succédaient sans qu’une ligne politique claire ne soit définie et sans que des fonds substantiels ne parviennent à lui être alloués15. Afin de mettre un terme aux lenteurs des grands Conseils associés à la nouvelle entreprise, Ibarra ne cessait de plaider auprès du roi afin que ce dernier lui confiât la gestion financière du projet.
13Le second axe que la Junta para la armada del mar océano dut rapidement prendre en compte concernait la logistique militaire. Ce domaine supposait l’examen d’un très grand nombre d’aspects, extrêmement variés, dont nous ne donnerons que quelques exemples, la liste exhaustive des besoins étant trop vaste pour être présentée ici.
14À partir de l’été 1594, les consultes reçues par la Junta de Philippe II au sujet du projet augmentèrent de façon fulgurante. Cette inflation des papiers dont témoignent les comptes rendus de la Junta personnelle du roi s’explique par l’institutionnalisation, en 1593, du Conseil de Guerre. De fait, tout porte à croire que l’institutionnalisation dudit Conseil et le projet de fondation de la nouvelle armada furent liés16, l’émancipation du premier vis-à-vis du Conseil d’État devant conférer à ses membres un rôle plus technique, mais aussi plus facile à maîtriser pour les hommes de la Junta de Philippe II. En passant sous le contrôle direct de ces derniers et, surtout, chargés de répondre aux exigences que leur signifiait Juan de Ibarra au nom de la Junta para la armada, les membres du Conseil de Guerre semblent avoir davantage pris la forme d’un groupe d’experts au service d’un projet naval d’envergure que celle d’un tribunal de la monarchie.
15Grâce aux informations délivrées par le Conseil de Guerre, Juan de Ibarra put procéder à un vaste état des lieux des forces navales disponibles et, surtout, de leurs carences et de leurs déficiences. Ainsi, afin de pallier le manque évident de bateaux mais aussi d’hommes, le duc de Medina Sidonia fut sommé d’envoyer des navires aux Canaries pour aller chercher don Luis de la Cueva et deux cent cinquante de ses hommes et les ramener à Séville17. À Naples, plusieurs vaisseaux devaient être affrétés et pourvus en artillerie, en personnel de navigation et en soldats, afin de venir grossir les rangs de l’armada. Leur approvisionnement s’effectuerait à Séville et serait ordonné par Medina Sidonia.
16De façon semblable, il fallut organiser les provisions d’armement. Afin de doter les navires d’une artillerie suffisante, une commission spécifique18 (sorte de sous-commission de la Junta para la armada) composée d’Agustín Álvarez de Toledo19, Andrés de Prada20, Juan de Acuña21 et orchestrée par Juan de Ibarra envisagea plusieurs possibilités dont la principale fut de négocier un contrat d’affermage avec un certain Andrea Rodi qui proposait, pour trois mille ducats, de fondre l’intégralité de l’artillerie dont la Couronne aurait besoin22.
17Au fur et à mesure que les renseignements nécessaires étaient envoyés à Madrid sur l’état des forces navales et militaires de la monarchie, se produisit un élargissement des affaires traitées par la Junta para la armada. Certaines préventions militaires commencèrent à être examinées par ses membres, dépassant la seule question du projet. Le cas des fortifications de certaines places stratégiques fut sans doute l’un des plus récurrents23. De sorte que, progressivement, les membres de la Junta para la armada commencèrent à prendre des dispositions sur des sujets qui, non seulement n’avaient pas de lien direct avec le projet d’armada, mais qui n’étaient pas même proprement navals. Désormais, la Junta para la armada n’était plus seulement une cellule de pilotage du nouveau projet mais prenait peu à peu la forme d’un comité d’experts aux contours très mal définis, en charge de centraliser les diverses enquêtes conduites sur le terrain, et d’orchestrer à Madrid les délibérations nécessaires à leur propre action.
18Ce dispositif de consultation qui gravitait autour de Juan de Ibarra fournit aussi l’occasion de dresser un état général des pratiques navales. À l’inverse du cas précédent – où les questions militaires avaient peu à peu débordé du simple domaine naval –, ce sont ici les questions de navigation qui prirent le pas sur les questions de défense. Ainsi, les officiers de la Casa de Contratación24 firent parvenir à Madrid plusieurs courriers rappelant l’importance de respecter les itinéraires prévus afin que les navires ne soient pas déportés par des vents contraires, la nécessité que les registres de licences d’embarquement soient scrupuleusement tenus ou encore que les embarcations de faible tonnage, qui allaient habituellement de conserve avec les flottes, se rendent directement à Séville sans s’arrêter au Portugal ni en Galice25. Les membres du Conseil de Guerre, pour leur part, soulignaient le manque généralisé de matériel de gréement et informaient le roi qu’un certain Baltasar de Lezama, à Bilbao, leur avait indiqué que l’élaboration de huit cents quintaux de cordage reviendrait à environ seize mille ducats26. C’est encore à cette époque que Pedro Ambrosio de Onderiz, grand cosmographe du roi, fut chargé d’étudier les trajets des flottes et de tirer au clair les raisons pour lesquelles certaines trajectoires étaient détournées par les vents27. Une Junta de la universidad de mareantes y pilotos de Séville fut convoquée qui, sous les ordres d’Onderiz, fut chargée de corriger les cartes et de perfectionner certains instruments de navigation28. Preuve que les dimensions de l’entreprise de fondation de la nouvelle armada n’excluaient pas que l’on s’intéressât à certains aspects extrêmement précis et techniques ni que l’on en profitât pour développer de meilleures technologies.
19Pour finir, la gestion des hommes fut également très vite une préoccupation majeure de la Junta para la armada del mar océano. Il s’agissait non seulement du recrutement de soldats et de marins, mais aussi des nominations des hauts commandements. En dépit de sa requête formulée en avril 1595 auprès du roi29, et malgré son titre de Capitaine général des flottes atlantiques, Álvaro de Bazán, marquis de Santa Cruz, ne fut pas nommé général de l’armada. Quant à Francisco Coloma, suspect de fraudes au temps où il commandait l’Armada de la guarda de la carrera de Indias, faisait alors l’objet d’une enquête30. Finalement, le poste revint à Antonio de Urquiola31. En juin, il fallut également nommer un capitaine d’artillerie32, puis en octobre un veedor33.
20À l’été 1595, un peu plus d’un an après que la décision fût prise de créer la nouvelle armada, et tandis que les flottes des Indes continuaient d’effectuer leurs traversées sans plus de sécurité qu’auparavant, des navires de guerre sillonnaient la Méditerranée afin de renforcer le nouveau dispositif, des levées de soldats étaient effectuées, des fortifications étaient en construction un peu partout dans la monarchie afin de sécuriser les mouillages, et l’argent, qui continuait de faire défaut, était paralysé à Séville, faisant grimper les taux d’intérêt des prêts et suscitant aux Indes le mécontentement des négociants34.
Expertise et ordre juridictionnel
21La coordination générale du projet, malgré les difficultés, permit à Ibarra de situer son expertise à l’articulation des différentes institutions mobilisées et des différentes sources d’information. De fait, le besoin que les membres de la Junta de Philippe II avaient de ses connaissances n’eut de cesse d’augmenter, de même que le nombre des audiences au cours desquelles il fut sommé de rendre compte de l’avancée des préparatifs. L’ascendant qu’Ibarra prit peu à peu sur le Conseil des Indes et les prérogatives qu’il acquit vis-à-vis des Conseils de Guerre et des Finances le rendirent maître de l’information et des modalités de réalisation des différentes actions à mettre en place en vue de la création de la nouvelle force navale. Or, la nouveauté de cette position à la cour, non institutionnalisée puisque théoriquement circonscrite à la mise en œuvre d’un projet précis, n’allait pas de soi et de savants réajustements des fonctions gouvernementales durent être entrepris afin de ménager à Ibarra des marges de manœuvre lui permettant de dépasser le cadre de son travail de secrétaire, pour devenir un expert des affaires indiennes.
22La coordination financière, on l’a vu, rendit très vite palpable le problème juridictionnel que suscita l’apparition de la Junta para la armada dans le panorama institutionnel. Des conflits de compétences apparurent tout de suite, posant de façon flagrante la question de la répartition des tâches et des pouvoirs et, en filigrane, celle des rouages de communication. Ainsi, si en août 1593, ordre avait été donné aux officiers de la Casa de Contratación de geler le produit des arbitrios des Indes et de le placer à cette fin « à part, dans un coffre à quatre serrures35 », en février 1594, une nouvelle disposition établissait qu’Ochoa de Urquiza, le comptable de l’institution sévillane, ne devait verser, sur les fonds des arbitrios, que ce qui lui serait ordonné par le Conseil des Finances36. La contradiction évidente des deux dispositions ne manqua pas de provoquer un conflit lorsque le Conseil des Finances fit parvenir à Séville un ordre de paiement d’approvisionnement alors que ces fonds étaient supposés être réservés à la fondation de la nouvelle armada. Les membres du Conseil des Indes examinèrent le courrier que les officiers sévillans leur avaient adressé au sujet du contreordre qu’ils avaient reçu37, puis consultèrent le monarque :
« Par un courrier qui est arrivé aujourd’hui de Séville, on a reçu la lettre que nous réexpédions ici et qui est adressée à Votre Majesté par le président et les officiers de la Casa de Contratación dans laquelle ces derniers disent avoir reçu une cédule de Votre Majesté envoyée par le Conseil des Finances et par laquelle on leur ordonne que sur l’argent des arbitrios des Indes, qui est arrivé par la dernière armada, soit remis à Martín de Arriaga, payeur des galères d’Espagne, cinquante mille ducats afin qu’il les dépense et distribue pour l’approvisionnement desdites galères, et ce en dépit de n’importe quel ordre contraire qu’ils aient pu recevoir, ce qui n’a pas manqué de créer de la confusion étant donné qu’une autre cédule du 25 août dernier leur ordonnait de placer l’argent des arbitrios des Indes dans un coffre à part pour l’armada qui doit être fondée et de ne s’en servir pour rien d’autre ; [les officiers de la Casa de Contratación] demandent à ce qu’on leur indique laquelle des deux cédules (que nous joignons ici) ils doivent observer, et cette question ayant été examinée au Conseil des Indes, il a semblé juste de supplier Votre Majesté, comme nous le faisons humblement, d’ordonner que l’on ne touche pas à cet argent car, au-delà du fait que sans ces fonds on ne pourra atteindre les objectifs souhaités, lesquels importent tant à la chrétienté et à la conservation des États des Indes, cela serait la cause de ressentiment de la part de ceux qui ont contribué à rassembler ces sommes dans l’espoir de voir leurs côtes et leur commerce sécurisés38. »
23De toute évidence, la longueur des procédures, les dispositions et les arbitrages souvent flous du monarque semaient la confusion parmi les agents du gouvernement de la Couronne et finissaient par mettre en échec la circulation des informations autant que l’exécution des décisions.
24Ce type de situation, qui privait la Junta para la armada des moyens d’action nécessaire à l’accomplissement de ses tâches, ne tarda pas à susciter le mécontentement de Juan de Ibarra. Dans un courrier du 30 juin 1595, il se plaignit au roi des dysfonctionnements que ne cessait d’occasionner l’expédition des courriers ayant trait à l’organisation et à la mise en œuvre de l’armada del mar océano. Soulignant la nécessité que toutes les dépêches procèdent « d’une seule main et non de plusieurs », le secrétaire rappelait au monarque que : « Dans un décret placé au pied de la consulte du 16 septembre 1594 la Junta para la armada del mar océano a voté et décidé que tous les courriers relatifs à l’armada passent par Ibarra39. » Or, le roi avait, pour sa part, décrété que : « Les courriers relatifs aux Indes devront passer par Juan de Ibarra, ceux de Guerre par Andrés de Prada et ceux des Finances par Pablo de Laguna40. » C’était là deux façons bien différentes de procéder : fallait-il considérer que la mise en œuvre du projet relevait équitablement des trois Conseils concernés et que sa conduite ne devait pas altérer l’ordre établi des bureaux, ou bien que la Junta para la armada, ayant agrégé des compétences extraordinaires, devait imposer aux pratiques de gouvernement un fonctionnement exceptionnel ? Derrière ces divergences de vues, il y avait un fort enjeu de pouvoir : tandis que, dans le second cas, Ibarra se verrait octroyer, dans le cadre du projet naval, un rôle hégémonique, dans le premier cas, il serait contraint de partager la coordination de l’entreprise avec les secrétaires ou présidents des Conseils de Guerre et des Finances.
25Si l’on dépasse ce premier niveau d’analyse et que l’on s’interroge sur les causes de cette ambiguïté, on s’aperçoit qu’en réalité le roi et la Junta avaient volontairement maintenu un cadre assez flou. D’un côté, il était bien plus simple pour la Junta de Philippe II de centraliser l’information au sein de la Junta para la armada et de charger ses membres du travail de traitement des affaires et de l’expédition des courriers. Mais, d’un autre côté, cela allait à l’encontre d’un des principes de gouvernement qu’ils avaient adoptés, à savoir la convocation d’opinions diverses et l’intervention de multiples personnages afin d’éviter l’émergence d’une façon de penser et de faire qui s’imposerait à tous et à toute chose. Par ailleurs, comment rester pragmatique sans froisser les egos des conseillers du roi, en conservant intacte leur bonne volonté ?
26Comme à leur habitude, les proches collaborateurs du monarque cherchèrent un compromis en réarticulant le travail de bureau des secrétaires qui collaboraient avec eux. Désormais, indiquaient les membres de la Junta, « qu’Ibarra prenne en charge tout ce qui a trait aux Indes et à la distribution des fonds appliqués à l’armada et que tout ce qui touche à la navigation et à la guerre soit géré par le secrétaire correspondant41 ». Le fait d’ajouter les compétences financières aux responsabilités d’Ibarra, tout en maintenant Andrés de Prada dans son rôle de représentant du Conseil de Guerre, n’était pas seulement une façon de calmer les esprits. C’était aussi une réponse stratégique à la question de la mise en ordre des finances. L’orchestration financière qui, plus que toute autre, était disséminée à travers les divers rouages en présence devait donc être réduite, pour ce qui concernait l’armada, à l’action d’une seule instance, à savoir la Junta para la armada del mar océano, par la médiation de Juan de Ibarra.
27Pour tout ce qui concernait l’armada del mar océano, Prada devait donc s’en remettre à Ibarra, lequel devenait officiellement le protagoniste de la conduite du projet. Au-delà de la dimension articulatoire des bureaux, le problème se posait également à l’échelon des Conseils. En effet, Ibarra, voulut encore savoir si les aspects ayant trait à la Guerre qui seraient étudiés lors de la Junta para la armada devaient nécessairement être, par la suite, soumis audit Conseil42. Là encore, confusions et lenteurs nourrissaient les arguments du secrétaire. Et, là encore, se posait le problème de savoir si la commission de pilotage du projet devait être en mesure de prendre des décisions desquelles le Conseil de Guerre ne serait informé qu’a posteriori, par la médiation de son président ou de son secrétaire. Le roi choisit de libérer les travaux de la Junta de la armada de la tutelle des membres du Conseil de Guerre, renforçant encore le pouvoir de la nouvelle Junta et de son secrétaire.
28Finalement, un dernier point fut soulevé par Ibarra : celui de savoir par qui les ordres du roi émis par la Junta para la armada – quel que soit leur domaine d’application : Guerre, Finances, Indes – devaient être signés. À quoi le roi déclara qu’il revenait désormais aux deux présidents (celui du Conseil des Finances et celui des Indes) et au plus ancien membre du Conseil de Guerre siégeant à la Junta para la armada del mar océano de signer toute exécution réclamée par ladite Junta43. Or, cette façon de procéder conférait la quasi-totalité des pouvoirs à Ibarra. Afin d’éviter les scandales que cette disposition du roi pouvait susciter, les voies traditionnelles de communication furent maintenues, donnant l’illusion que tout émanait des grands Conseils. L’expertise de Juan de Ibarra se limitait donc à la sphère interne du gouvernement, à l’élaboration des choix et des décisions du roi, mais n’affectait pas la chaîne visible des ordres à transmettre depuis Madrid jusqu’aux confins de l’empire.
29Cette légère crise politique, survenue à l’été 1595, permit d’éclaircir certains points et, surtout, de renforcer le pouvoir d’Ibarra et les compétences de la Junta para la armada del mar océano. Mais, pour autant que la question de l’organisation des bureaux (despacho) avait été éclaircie, ces décisions ne résolvaient aucunement le problème de la dispersion de l’information et de choix politiques que seuls pouvaient élaborer des dispositifs complexes, engageant un grand nombre d’acteurs. En outre, comment tracer une frontière claire et constante entre les affaires financières directement liées au financement de la nouvelle armada et celles relevant plus généralement des affaires indiennes ou atlantiques ? Bien qu’Ibarra et les hommes de la Junta para la armada eussent pris l’ascendant sur le projet naval, la participation des spécialistes financiers ou militaires réunis en Conseil ou sollicités à travers l’empire demeurait incontournable, de même qu’on ne pouvait éluder les incertitudes liées aux négociations conduites sur le terrain par les agents du pouvoir.
30Ainsi, dans un courrier daté du 18 juillet 1595, le duc de Medina Sidonia avait adressé au roi plusieurs requêtes. Pêle-mêle, il s’agissait de verser à Pedro de Ibella, capitaine de navire sicilien, trente mille ducats, afin qu’il réglât les dettes qu’il avait contractées à Naples et pourvût les bâtiments qui venaient d’arriver à Séville, ainsi que quarante autres mille ducats pour payer ses soldats. La Junta para la armada, à laquelle fut confié l’examen du courrier, proposa que cet argent soit ponctionné sur les fonds de l’armada del mar océano44. Or, dans le même courrier, Medina Sidonia avait également réclamé des fonds « pour, entre autres choses, porter secours à la nouvelle infanterie45 ». À quoi la Junta de Philippe II répondit :
« Qu’Ibarra en informe le marquis de Poza afin que tout cela soit examiné en Conseil des Finances, de même que la façon d’attribuer au plus vite cet argent sans avoir recours au fonds des marchands au sujet duquel sa majesté a été consultée ces jours-ci ; et si cela n’était pas possible, que ces sommes leurs soient décomptées et que d’une façon ou de l’autre cela soit résolu46. »
31Le Consulat des négociants et marchands sévillans ayant réclamé quelques jours auparavant le paiement des consignations sur les fonds de l’armada, le roi ne pouvait décemment vider les caisses que la flotte de Terre-Ferme venait tout juste de remplir. Dès lors, les sommes requises par Ibella et Medina Sidonia devaient être trouvées ailleurs. Juan de Ibarra n’eut d’autre choix que de consulter le Conseil des Finances et son nouveau président, le marquis de Poza, afin de trouver de nouvelles solutions.
32C’est selon cette modalité d’action, entre négociation et urgence, qu’Ibarra dut encore agir lorsqu’il s’agit de choisir le port où l’armada devrait passer l’hiver47, chaque fois qu’il fallut presser les flottes et les vaisseaux de guerre de prendre la mer48, lorsque des avisos informaient Madrid d’attaques de corsaires et qu’il fallait réagir au plus vite49 ou bien encore lorsque le manque d’artillerie semblait insoluble50. Toutes ces tâches, bien que désormais incombant à la Junta para la armada del mar océano, requéraient systématiquement le concours des grands Conseils. L’expertise des hommes de la Junta se nourrissait des savoirs de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, avaient accès à quelque information.
33Devenu un expert de la collecte d’information, Juan de Ibarra se maintint d’autant mieux au pouvoir qu’il tâcha toujours d’être force de proposition. À l’automne 1595, il proposa ainsi un changement complet de la nature du projet naval. Au lieu de concevoir une flotte qui ferait l’allerretour avec les galions, il s’agissait de renforcer les défenses au départ et à l’arrivée des navires. D’une seule et grande flotte, il fut dès lors envisagé d’en concevoir quatre petites, positionnées dans des lieux stratégiques. Au cours des six premiers mois de l’année 1596, la Junta para la armada disparut, et Juan de Ibarra, à la tête du nouveau projet piloté par la Junta de Hacienda de Indias, œuvra afin de résoudre, une fois encore, toutes les difficultés que ne cessaient de soulever la formation de quatre flottes. Mais cette nouvelle solution défensive, que l’infaisabilité du projet initial avait sans doute inspirée, n’eut pas le temps de voir le jour. Le 1er juillet 1596 au petit matin, plusieurs dizaines de voiles battant pavillon anglais se dirigeaient droit sur Cadix. En quelques heures, la ville fut mise à sac par les corsaires sans qu’aucune résistance ne leur fût opposée. Lorsque l’information parvint à Madrid, les assaillants reprenaient déjà la mer, laissant la ville exsangue et en grande partie à reconstruire.
L’expert dans la tourmente
34On peut suspendre ici le récit de l’action de Juan de Ibarra au sein de la Junta para la armada del mar océano, de même qu’on peut interrompre le fil narratif de ce fragment d’histoire navale de la monarchie. Même si la carrière du secrétaire ne s’arrête pas en 1596, les mécanismes par lesquels on l’a vu ici se hisser à une position hégémonique sur les affaires indiennes révèlent selon nous l’émergence d’une certaine forme d’expertise. Fondées sur les conflits de juridiction, conçues dans les coulisses du pouvoir, agissant sur la circulation et le traitement d’une information extrêmement technique, les marges de manœuvre exceptionnellement concédées à Juan de Ibarra l’avaient de toute évidence conduit à être « celui qui sait ». Afin de compléter cette analyse des mécanismes de production de l’expert et de l’expertise, il convient désormais de prendre la mesure de l’influence qu’exerça Juan de Ibarra sur le gouvernement des Indes. À cette fin, nous traiterons d’abord des multiples controverses que suscita son activité ; puis nous montrerons que les critiques formulées à son encontre révélaient des enjeux gouvernementaux qui, au détour des années 1598-1600, contraignirent le nouveau roi et son favori à réformer les institutions indiennes.
35Les débats qui agitèrent la vie politique des Indes au cours des années 1595-1600 ont laissé pour trace de très nombreux mémoires qui soulignent combien la position d’Ibarra était devenue insupportable pour bon nombre de contemporains. Les reproches formulés par Pablo de Laguna, devenu président du Conseil des Indes en 1595, à l’encontre de Juan de Ibarra en sont un bon exemple51.
36Tout d’abord, Laguna accusait Ibarra de l’exclure de la conduite des affaires. Malgré sa bonne volonté, le président se plaignait de ce que le secrétaire avait obtenu le droit de participer et de voter lors des réunions du Conseil, ce qu’en aucun cas un secrétaire ne pouvait faire. Le brusque décloisonnement des tâches d’Ibarra, opéré par le roi, avait débouché sur une participation abusive de ce dernier aux délibérations du Conseil. Signe d’un pouvoir accru, mais aussi d’une expertise indéniable, le secrétaire, devenu membre de fait du Conseil, en devenait le principal maître d’œuvre. Or, Laguna évoquait aussi le fait que Juan de Ibarra ne s’occupait pas du secrétariat, et que sa seule motivation avait été de triompher à la cour. Abandonnant la gestion des papiers à son officier de plume, Ibarra n’aurait eu de cesse d’obtenir un droit de vote au Conseil, et ce en dépit de toutes les tentatives de ses membres de le contraindre à s’en tenir à son travail. Fondés ou non, ces reproches montrent bien que le pouvoir de Juan de Ibarra et l’expertise qu’il avait acquis sont indissociables d’une vision encore largement patrimoniale des offices. Davantage que des offices d’ailleurs, Ibarra avait patrimonialisé des tâches, des fonctions et, par là même des savoirs, des savoir-faire et, surtout, des documents politiques, dont le caractère patrimonial a été maintes fois souligné52.
37Enfin, Laguna soulignait le problème du recours aux Juntas qui finissait par donner carte blanche à ceux qui en coordonnaient les travaux. En effet, l’invisibilité des espaces de traitement de l’information et des courroies de transmission des savoirs politiques rendait de plus en plus conflictuels les rapports entre ceux qui étaient invités à y participer et ceux qui en étaient exclus. C’est surtout en cela que les Juntas participèrent à l’essor d’une expertise de gouvernement : en ce qu’elles favorisaient la monopolisation par quelques-uns de savoirs techniques, créant de fait une nouvelle dynamique d’accès à la confiance du roi et aux secrets du gouvernement. Toutes les accusations portées à l’encontre de Juan de Ibarra, et dans leur ensemble les critiques visant le style de gouvernement de la fin du règne de Philippe II, coïncident sur ce point.
38Cependant, il se trouve que, très vite, les discours qui alimentaient la polémique autour de Juan de Ibarra se modifièrent : aux accusations portées contre les pratiques perçues comme abusives de l’individu, vinrent s’ajouter des argumentaires sur la pertinence de conserver ou faire disparaître le secrétariat des Indes. Pour certains, il ne s’agissait donc plus seulement des abus d’un homme mais bien des déficiences d’une fonction. À une extrémité des positions à la cour, il y avait la volonté de la faire disparaître. Naturellement, ces discours restaient amplement teintés de rancœur à l’égard de Juan de Ibarra, les agissements de ce dernier servant d’arguments contre la fonction. Plus mesurés, d’autres écrits proposaient une série de « raisons alléguées afin de ramener l’office de secrétaire des Indes à son état antérieur à la prise de fonction d’Ibarra53 ». Enfin, à l’opposé de ces positions, d’autres observateurs songeaient qu’il était impossible de se défaire d’une institution depuis longtemps devenue essentielle au gouvernement des Indes. Un mémoire, notamment, intitulé : « raisons alléguées afin de conserver l’office de secrétaire des Indes54 », révélait en creux l’étendue de l’expertise de Juan de Ibarra.
39Premièrement, alléguait l’auteur anonyme, les compétences octroyées au secrétariat des Indes n’avaient rien d’extraordinaire : d’autres secrétaires auparavant avaient également joui de pouvoirs étendus55. Ainsi, depuis l’époque de Francisco de Eraso, le secrétariat indien avait permis d’éviter que le Conseil ne passât sous domination et influence d’un seul conseiller ou de son président. Faisant office d’arbitres des délibérations, les secrétaires devaient servir de garants de l’équilibre des pouvoirs au sein du Conseil, une garantie assurée par leurs savoirs et leurs savoir-faire gouvernementaux.
40Deuxièmement, la gravité des affaires traitées en conseil exigeait la présence d’un secrétaire à cause de la confiance particulière qui unissait le roi et ses secrétaires. En l’absence de cet échelon du gouvernement, soulignait le mémoire, le roi serait contraint de s’en remettre à de simples notaires non habilités à recevoir des informations aussi importantes et de toute façon beaucoup moins compétents. Sans surprise, cette considération, liée à la discrétion dont devait faire preuve tout secrétaire auprès du roi, souligne la prégnance des rapports entre l’expertise politique et les pratiques du secret en vigueur à l’époque56.
41Le troisième argument était le suivant : « Pour les choses du gouvernement, les opinions du secrétaire peuvent être pertinentes, ce dernier agissant au plus près des documents et ayant connaissance de leur contenu et de ce qui a déjà été traité en d’autres occasions57. » Le fait de se trouver littéralement « sur les papiers » suffisait donc à justifier l’amplitude du pouvoir et des compétences du secrétariat des Indes, la dimension documentaire étant ici associée à la mémoire de l’action de gouvernement dont les secrétaires étaient les réceptacles.
42Témoin des délibérations du Conseil, habilité à intervenir dans les échanges et à voter les résolutions, le secrétaire des Indes était devenu la principale courroie de transmission des informations entre le roi et l’ensemble des acteurs du gouvernement. Difficile de ne pas reconnaître, dans cette description de la fonction de secrétaire, le portrait de Juan de Ibarra en expert. Difficile aussi de ne pas voir à quel point les pratiques informelles qu’il avait faites siennes, nouées autour de la coordination de Juntas spécifiques et d’un ensemble de tâches liées à la circulation de l’information, tendaient à s’ériger en modèle.
43Tandis que la polémique faisait rage à la cour et que les dysfonctionnements se multipliaient, allant jusqu’à provoquer la paralysie du despacho des Indes58, certains observateurs tâchaient de forcer le nouveau roi à trouver des coupables :
« Afin de déterminer les culpabilités et d’établir les courrier nécessaires, Votre Majesté doit renvoyer au Conseil des Indes toutes ces choses qui dépendent de lui, témoignant ainsi [au Conseil] de votre confiance, lui donnant davantage de crédit et en le favorisant ainsi qu’il le mérite puisqu’il est, aujourd’hui, le Conseil le plus utile à Votre Majesté/L’avoir privé de ces affaires pour les traiter ailleurs, et avoir gouverné par renseignements et correspondances secrètes a provoqué [sur le Conseil] les mêmes effets néfastes que sur le reste [du gouvernement] et si l’on continuait ainsi, les choses iraient sans doute de mal en pis59. »
*
44En fait de coupables60, Philippe III et le duc de Lerma cherchèrent un moyen de mettre un terme à la polémique et de rétablir l’ordre juridictionnel, notamment par la voie législative. Ainsi, les nouvelles ordonnances devant régir le Conseil des Indes, rédigées en 1600, prônaient, dès l’introduction, la nécessité d’un retour au texte de 1571, c’est-à-dire à un état antérieur à l’arrivée d’Ibarra au Conseil61. Suivant la logique politique de Juan de Ovando, qui en avait élaboré la structure, l’aspect le plus important du texte de 1571 était la dissociation entre le secrétariat des affaires de gouvernement (Escribanía de gobierno) et le secrétariat des affaires de justice (Escribanía de justicia). Cette scission, si importante pour Philippe II, et qui est si fondamentale pour comprendre les évolutions des mécanismes et dispositifs politiques au cours des années 1580-1590, avait pourtant été mise à mal par l’effet centralisateur de l’action d’Ibarra62. Un peu paradoxalement, les instructions que Philippe II avait fait rédiger en 1597 tendaient à concentrer à nouveau les deux domaines, autrement dit à inscrire dans le marbre les fonctions acquises de façon informelle par Ibarra au fil des années précédentes. Les ordonnances de 1600 de Philippe III semblaient traduire sa volonté de révoquer les ordonnances de 1597 et de balayer d’un trait de plume toutes les évolutions postérieures à 1571.
45Or, lorsqu’on se penche en détail sur les nouvelles ordonnances, il apparaît que le retour au texte de 1571 proposé par Philippe III était émaillé d’amendements qui permettaient l’aménagement du pouvoir du secrétaire. Ainsi, par la clause 16, le secrétaire vit confirmé son droit de vote dans le cas où les affaires l’exigeraient63. De même, la clause 18 plaçait les fonctions du secrétaire des affaires de justice sous la tutelle du secrétaire de gouvernement64. Enfin, s’il était fait mention de la nécessité de lutter contre la rétention d’informations (une allusion directe aux abus de Juan de Ibarra), aucune disposition n’était prise afin de l’empêcher.
46Ces nouvelles ordonnances – à l’instar de nombreux autres textes législatifs du début du règne de Philippe III – témoignent de la volonté du roi de ne pas révoquer les hommes forts du gouvernement de Philippe II en les soumettant à des règles devant les contraindre à s’en tenir à leurs fonctions, mais suffisamment souples pour leur laisser une marge de manœuvre semblable à celle dont ils avaient bénéficié au temps de l’ancien roi. Ne pouvant se débarrasser du meilleur expert des affaires indiennes de la fin du règne antérieur, le duc de Lerma et Philippe III furent contraints de ne transformer qu’en surface les normes juridiques régulant le gouvernement des Indes, afin de faire taire les adversaires d’Ibarra.
47La création de la Cámara de Indias en 1600, chargée de l’administration des offices indiens, ne changea pas vraiment la donne, même s’il est vrai que ce nouvel organe permit d’isoler cet aspect du gouvernement et de court-circuiter les clientèles du secrétaire65. Quant aux travaux de la Junta de hacienda de Indias, suspendus pendant quelques mois entre 1598 et 1599, ils reprirent dès 1600, sous la houlette de Juan de Ibarra, lequel se refusa d’ailleurs à observer les nouvelles ordonnances66. Ce qui est intéressant, c’est que le pouvoir et le rôle d’expert de Juan de Ibarra ne prirent fin qu’en 1602 lorsqu’il fut promu membre du Conseil des Indes. Retraite dorée ou mise au placard, le fait est que Juan de Ibarra cessa alors d’« être celui qui sait ».
Notes de bas de page
1Instituto Valencia de Don Juan (désormais IVDJ), E. 57, C. 76, doc. 1305. Lettre de Mateo Vázquez à Juan de Idiáquez, 1590.
2André Sylvain, « Gouverner par juntas Révision historiographique d’une méthode gouvernementale (Monarchie hispanique, seconde moitié du xvie siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 65-3, juillet-septembre 2018, p. 7-32.
3Escudero José Antonio, Los Secretarios de estado y del despacho (1474-1724), Madrid, Instituto de Estudios Administrativos, 1969 ; Martínez Millán José et Carlos Morales Carlos José de (dir.), Felipe II (1527-1598). La configuración de la Monarquía Hispana, Salamanque, Junta de Castilla y León, Consejería de Educación y Cultura, 1998.
4Archivo General de Simancas (désormais AGS), Escribanías Mayor de Rentas (désormais EMR), Quitaciones de Corte (désormais QUIT), leg. 27-1, fo 239 et fo 245.
5Sur cet organe, voir André Sylvain, Le minotaure en son labyrinthe. La Junta de Philippe II et le gouvernement de la monarchie hispanique (1598-1602), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, sous presse.
6André Sylvain, « Les Juntes de Philippe II : expertise, bureaucratie, gouvernement », Cahiers d’études romanes, no 30, 2015, p. 327-351.
7IVDJ, E. 45, C. 59, doc. 572. Junta du 25 avril 1594.
8Contrat d’affermage sur le transport d’esclaves de l’Afrique vers les mines du Nouveau Monde, via les Canaries.
9IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 509, 24 août 1594.
10Par opposition au système d’affermage, le fait que le produit d’une rente ou d’un impôt soit perçu par les officiers royaux est nommé administración
11Archivo General de Indias (désormais AGI), Indiferente General (désormais Indif.), leg. 742, fo 168. Consulte du Conseil des Indes, 4 juin 1594.
12On nomme arbitrios de Indias, l’ensemble des solutions financières mises en œuvre aux Indes, et perçues au nom de la Couronne. Il s’agit le plus souvent, quoique non exclusivement, de prélèvements fiscaux et de taxes douanières.
13IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 505. Junta du 26 juillet 1594.
14André Sylvain, « Prêts volontaires, emprunts forcés et impôt universel. La Junta grande et les aléas de la négociation au lendemain de la signature du premier servicio de los ocho Millones », e-spania, no 30, juin 2018, [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/e-spania/28122], consulté le 28 avril 2020.
15AGS, Consejo y Juntas de Hacienda (désormais CJH), leg. 330, carp. 14.
16Fernández Conti Santiago, Los Consejos de Estado y Guerra de la monarquía hispana en tiempos de Felipe II (1548-1598), Valladolid, Junta de Castilla y León, Consejería de Educación y Cultura, 1998.
17IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 487. Junta du 1er juillet 1594.
18AGI, Indif., leg. 743, fo 64.
19Grand spécialiste financier, Álvarez de Toledo fut l’un des acteurs majeurs de la négociation du service des huit millions entre 1588 et 1590, puis de la Junta Grande, en 1591, avant d’être nommé au Conseil des Indes, voir Dubet Anne, « Le servicio de los 8 millones (1588-1590) ou la négociation érigée en principe d’action », Ibérica, no 11, 1999, p. 45-65.
20Andrés de Prada, célèbre secrétaire du Conseil de Guerre de Philippe II, devint sous Philippe III secrétaire aux affaires d’État du Nord (France, Flandres et Allemagne), voir Cabrera De Córdoba Luis, Relaciones de las cosas sucedidas en la corte de España desde 1599 hasta 1614, Madrid, Imp. J. Martín Alegría, 1857 [1626 ?].
21Sur Juan de Acuña, voir Fernández Conti Santiago, Los Consejos de Estado y Guerra, op cit, p. 225.
22IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 566. Junta du 9 juin 1595.
23IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 530. Junta du 19 janvier 1595.
24Organe de l’administration coloniale, sis à Séville, en charge de superviser le commerce avec les Indes.
25AGI, Indif., leg. 742, fo 156b.
26IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 480. Junta du 20 mai 1594.
27IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 600 ; IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 400. Sur ce personnage, voir Brendecke Arndt, Imperio e información : funciones del saber en el dominio colonial español, Madrid, Iberoamericana, Velvuert, 2012, p. 202 et suivantes. Sur les questions de technologies de navigation, voir Goodman David, Poder y penuria. Gobierno, tecnología y ciencia en la España de Felipe II, Madrid, Alianza, 1990, p. 68 et suivantes.
28AGI, Indif., leg. 742, fo 83 a. Mémoire de Pedro Ambrosio Onderiz au prince Philippe, 15 janvier 1593. Redondo Agustín, « Exaltación de España y preocupaciones pedagógicas alrededor de 1580 : las reformas preconizadas por Juan López de Velasco, cronista y cosmógrafo de Felipe II », in José Martínez Millán (dir.), Felipe II (1527-1598) : Europa y la monarquía católica, vol. 4, Madrid, Parteluz, 1998, p. 425-436 ; Goodman David, « El dominio del mar y las armadas de la Monarquía », in Luis Ribot et Ernest Belenguer Cebrià (coord.), Las sociedades ibéricas y el mar a finales del siglo xvi, vol. 2 : La Monarquía. Recursos, organización y estrategias, Lisbonne, Sociedad estatal, 1998, p. 365-383.
29IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 551. Junta du 10 avril 1595.
30IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 561. Junta du 22 mai 1595.
31Colección de Documentos Inéditos (désormais CODOIN) de Indias, série II, t. XIV, p. 86-87.
32IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 567. Junta du 13 juin 1595.
33Archivo Zabálburu (désormais AZ), C. 134, doc. 77. Junta du 24 octobre 1595.
34IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 573. Junta du 30 juin 1595.
35AGI, Indif., leg. 742, fo 168 b. Cédule du 25 août 1593.
36AGI, Indif., leg. 742, fo 155 a. Cédule du 2 février 1594.
37AGI, Indif., leg. 742, fo 168 a, Courrier de la Casa de Contratación au Conseil des Indes, 30 mai 1594.
38AGI, Indif., leg. 742, fo 168. Consulte du Conseil des Indes, 4 juin 1594.
39IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 573. Junta du 30 juin 1595.
40Ibid
41Ibid
42Ibid
43Ibid
44IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 581. Junta du 18 juillet 1595.
45Ibid
46Ibid
47IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 584. Junta du 22 juillet 1595 ; IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 598. Junta du 18 août 1595 ; Biblioteca Nacinal de España (désormais BNE), R/100404. Ordenanzas del buen govierno de la armada del mar océano. 24 henero de 1633
48IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 587. Junta du 27 juillet 1595.
49IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 589. Junta du 31 juillet 1595.
50IVDJ, E. 43, C. 56, doc. 591. Junta du 4 août 1595.
51IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 282. Mémoire de Pablo de Laguna au roi, 1595.
52Castillo Gómez Antonio, Entre la pluma y la pared. Una historia social de la escritura en los Siglos de Oro, Madrid, Akal, 2006.
53IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 280, non daté.
54AZ, C. 173, doc. 134, non daté.
55Ibarra lui-même usa de cet argument dans un mémoire en défense de la fonction de secrétaire, cf. IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 301.
56André Sylvain, Castejón Philippe et Malaprade Sébastien (dir.), Arcana Imperii. Gouverner par le secret à l’Époque moderne (Espagne, France, Italie), Paris, Les Indes savantes, 2019.
57AZ, C. 173, doc. 134.
58IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 314.
59BNE, ms. 2346, fo 28 vo Sucesos de los años 1598-1600.
60Lerma essaya bien de coordonner les travaux d’une Junta en charge d’établir les culpabilités de Juan de Ibarra, mais visiblement sans succès, voir IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 311.
61IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 292. Instructions de Philippe III au Conseil des Indes, 1600.
62La division entre traitement des affaires de gouvernement et activité judiciaire du Conseil des Indes mise en place à partir des Ordonnances de 1571 de Juan de Ovando, sous couvert d’offrir une plus grande efficacité grâce à la spécialisation de chaque secrétariat, avait surtout pour finalité de cloisonner des tâches pouvant entraîner des collusions. Ce phénomène n’est pas le propre du gouvernement indien, on l’observe également à la même époque pour le Conseil de Castille ou bien encore celui des Finances. Rares furent les cas, au cours des années 1590, où ces scissions fonctionnèrent. Dans le cas des Indes, elle fut davantage théorique qu’effective, Eraso puis Ibarra faisant largement main basse sur l’ensemble des affaires à traiter.
63IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 292. Instructions de Philippe III au Conseil des Indes, 1600.
64Ibid
65Sur cette institution, voir Escudero José Antonio, « La creación del Consejo de Cámara de Indias », in Feliciano Barrios Pintado (coord.), Derecho y administración pública en las Indias hispánicas : actas del XII congreso internacional de historia del derecho indiano (Toledo, 19 a 21 de octubre de 1998), vol. 1, Ciudad Real, Universidad de Castilla la Mancha, 2002, p. 621-668.
66IVDJ, E. 88, C. 124, doc. 284.
Auteur
Sorbonne université, CLEA

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