Les experts modernes comme faiseurs de projet
Fictions politiques et utilité des savoirs
p. 43-60
Texte intégral
1La notion d’expertise a connu dans les dernières décennies un succès important en histoire, comme dans les sciences sociales en général1. L’expertise ne s’impose pourtant dans son sens actuel qu’au xixe siècle, et même plutôt dans la seconde partie du xixe siècle, d’une manière d’ailleurs comparable à la notion de « science » (au singulier)2. L’usage de la notion d’expertise court donc le risque d’être largement anachronique pour l’époque moderne. Cette question s’est posée d’une manière particulière en histoire des sciences et l’on peut reprendre avec profit ces débats, pour proposer une nouvelle approche de l’expertise. L’entrée par les sciences et les techniques ouvre, en effet, directement vers le champ du politique et vers les grandes questions que ce volume se propose d’aborder : les fonctions de la littérature « politique », l’articulation entre les discours et les pratiques, la question de la médiation politique et des conditions de faisabilité de certaines actions.
2L’histoire sociale et culturelle des sciences, qui s’est développée dans les années 1980-1990, d’abord dans le monde anglo-saxon, a constitué un bouleversement historiographique exceptionnel3 : les sciences et les techniques quittent le champ de la philosophie qui avait jusque-là un quasi-monopole sur ces objets, pour entrer pleinement dans le champ de l’histoire. On abandonne alors les questionnements philosophiques centrés sur la démarcation – qu’est-ce qui est scientifique et qu’est-ce qui ne l’est pas ? On rejette la focalisation de la philosophie des sciences sur quelques grandes figures héroïsées, pensées comme des « précurseurs », inscrites dans quelques grands récits téléologiques sur « la science », rejouant toujours plus ou moins l’opposition entre les savants qui auraient eu raison contre ceux qui auraient eu tort. Adoptant une position volontairement agnostique, cette nouvelle histoire s’est ingéniée à déplier la très grande diversité des savoirs (au pluriel). Elle a donné une grande importance aux dimensions matérielles et aux savoir-faire, défaisant ainsi largement les oppositions entre savoirs et techniques, et donnant toute leur place à des figures comme les artisans, les usagers, les connaisseurs. Elle s’est efforcée d’inscrire chaque pratique savante dans un contexte culturel, social et politique particulier, qui lui donnait tout son sens4.
3En s’ouvrant à la diversité des pratiques savantes et des producteurs de savoir, cette histoire sociale et culturelle des sciences a été particulièrement attentive aux objets frontières, aux zones de conflits, aux pratiques et savoirs concurrents, aux enjeux de légitimité et de domination. Il n’est donc pas très surprenant, qu’à partir des années 2000, un nombre croissant d’historiens dans ce champ aient commencé à considérer l’expertise – généralement conçue de manière assez large, comme une compétence spécialisée au nom de laquelle certaines personnes auraient des positions privilégiées pour conseiller, voire pour décider – comme une notion pertinente, en particulier pour étudier le rôle de certaines pratiques savantes dans les transformations politiques, économiques et sociales. Le fait que ce champ historique se soit développé conjointement avec un mouvement d’effervescence plus large qui affecte l’ensemble des sciences sociales et donne naissance aux Science and Technology Studies, n’est pas étranger à cette tendance, puisque l’expertise y a été analysée comme l’un des phénomènes les plus problématiques des sociétés contemporaines – excluant les citoyens de leur capacité à décider sur certains sujets, menaçant l’idéal démocratique de l’égalité et l’idée libérale de neutralité5. Le positionnement par rapport à ces enjeux contemporains n’est pas toujours explicite dans les travaux historiques sur l’expertise, même si la plupart reconnaissent que l’usage de la notion ne se généralise qu’avec la fin du xixe siècle et que la mobiliser dans des contextes antérieurs ne se justifie que comme outil heuristique6. Les volumes collectifs sur le sujet envisagent cependant soit une continuité du phénomène entre les époques modernes et contemporaines7, soit pour ceux qui se cantonnent à l’époque moderne l’émergence de pratiques et de questions qui s’inscriraient dans des processus longs – développement des États, des administrations, des entreprises ou des marchés « modernes8 ».
4La généralisation de l’usage de la notion d’expertise en histoire des sciences et des techniques a soulevé plus récemment deux types de critiques intéressantes. Ces remises en cause de la pertinence de la notion pour l’époque moderne pointe vers deux questions, qui permettent à mon sens de reposer les termes du débat et d’envisager une approche plus spécifiquement moderne de l’expertise. La première concerne la tension entre la particularité d’un savoir et son inscription dans un ordre sociopolitique qui requiert un certain degré de généralité. Elle conduit à s’interroger sur les fictions politiques dans lesquelles s’inscrivent les pratiques d’expertise. La seconde concerne la place des savoirs dans les grandes transformations politiques et économiques et donc les grands récits : est-ce que convoquer l’expertise, c’est plus ou moins fatalement se prononcer sur l’émergence d’un État « moderne » ? Les deux questions touchent à la place de la nouveauté, de l’innovation, et de la manière dont elle rencontre l’ordre social et politique. Je proposerai donc de reconsidérer l’expertise à travers la figure moderne du faiseur de projet, qui répond à un certain désir de nouveauté, de profit et de pouvoir, et crée à la fois un besoin de conseil et de nouveaux rapports aux savoirs, outils de séduction et de contrôle.
Convergence des savoirs et fictions politiques : dans quelle culture politique s’inscrit l’expertise ?
5Un premier type de critique est soulevé par les historiens de la médecine Andrew Mendelsohn et Annemarie Kinzelbach : en généralisant le recours à la notion d’expertise, l’histoire des savoirs aurait insisté exclusivement sur la pluralité et la concurrence des pratiques savantes en invisibilisant à quel point les acteurs de l’époque moderne tendaient à se retrouver autour de savoirs communs, comment des groupes sociaux très divers partageaient dans les faits des pratiques d’observation, de description et d’explication communes9. Travaillant sur les savoirs du corps humain mobilisés dans diverses procédures judiciaires, policières ou corporatives du Saint-Empire romain germanique des xvie et xviie siècles, Mendelsohn et Kinzelbach ont noté que les professions médicales (médecins, chirurgiens, sages-femmes) sont convoquées dans ces procédures davantage pour leurs fonctions dans la cité, leurs charges et responsabilités, que pour leur savoir ; qu’ils ne sont que des témoins parmi d’autres ; que d’ailleurs les évaluations auxquelles procèdent les témoins ne sont jamais exclusivement physiques, mais qu’elles sont indissociablement sociales et économiques ; et surtout, petit détail très significatif, que les questions des juges sont adressées dans les mêmes termes aux professionnels de la médecine et aux non professionnels, et qu’ils reçoivent de la part des différents témoins des réponses très comparables. Analyser ces situations en termes d’expertise reviendrait à introduire une différenciation des savoirs, là où l’on observe en fait une « dédifférenciation » : en effet, Mendelsohn et Kinzelbach interprètent ces phénomènes non pas en niant l’existence de savoirs spécialisés chez les professions médicales, mais par la mobilisation consciente d’un savoir commun, un savoir humoral galénique très largement répandu. Le contexte germanique n’est pas ici sans importance, puisque l’historiographie récente du Saint-Empire a beaucoup insisté sur l’importance des formes de participation dans la vie politique des communautés, des villes, etc. Dans cette optique, Mendelsohn et Kinzelbach interprètent le recours à des savoirs partagés, communs entre tous les participants, qu’ils soient ou non spécialistes – plutôt qu’à des logiques d’expertise, avec une pluralité de savoirs concurrents en quête de légitimité – par l’importance, pour les institutions de l’époque moderne, de parvenir à un consensus : le maintien de la paix, la préservation de l’ordre public, l’inscription des participants dans un même tissu social, supposent une culture du consensus10.
6Les recherches de Mendelsohn et Kinzelbach pointent vers un problème méthodologique général : chercher quelque chose qui s’apparente à de l’expertise introduit de l’exclusion. En effet, si les experts détiennent des savoirs spécifiques, cela signifie que tous les autres ne disposent pas d’un tel savoir. S’il y a un expert, les autres ne le sont pas – raison pour laquelle les analyses en termes d’expertise tendent à les invisibiliser. Au mieux, ils savent autre chose, autrement, et on pourra dire qu’ils ont une expertise alternative, c’est-à-dire concurrente. Éventuellement, en s’inspirant de la sociologie des sciences, on peut même reconnaître une forme d’expertise concurrente aux non-experts, ceux que la sociologie qualifie de « profanes », qu’ils soient notables ou sujets ordinaires, mais par définition l’expertise tend à introduire une exclusion, une concurrence, une opposition11. Cette dimension exclusive de l’expertise, et le cadre théorique qui l’accompagne, est souvent explicite dans les travaux historiques. Ainsi, dans son volume Fields of expertise, Christelle Rabier s’appuie directement sur le sociologue Andrew Abbott12. Dans The System of professions, ce dernier montre comment la « juridiction » d’un groupe d’experts, sa compétence technique réservée, s’obtient et se définit par une lutte, une stratégie de domination, au sein d’une arène sociale, partagée avec d’autres acteurs et professions. L’expertise résulte alors par définition d’une lutte pour obtenir un domaine (de savoir et d’action) réservé contre des acteurs et expertises concurrentes, dans le cadre d’une dynamique historique de professionnalisation.
7Insister sur la concurrence et l’opposition n’est cependant pas la seule option et d’autres approches historiques conçoivent l’expertise davantage comme une rencontre. C’est le cas, en particulier, du volume dirigé par Eric Engstrom, Volker Hess et Ulrike Thoms, où la référence à Abbott se retrouve également, mais tempérée par une réflexion sur les publics : la lutte entre des prétentions concurrentes est ici moins importante que la nécessité pour l’expert de trouver un public (que ce soit des patients, un patron ou l’État), qu’il s’agit de convaincre (d’où une grande attention portée aux outils rhétoriques) mais qui s’impose aussi (et avec force parfois) par ses attentes, ses présupposés, sa culture13. Ici encore, l’expertise est analysée comme un processus dynamique au cours duquel certains acteurs se distinguent, acquièrent une position privilégiée, d’autorité et de savoir, mais la focalisation sur l’audience (davantage que la concurrence) donne à ce processus une dimension plus négociée que polémique. Ces auteurs, marqués par les débats autour de l’Espace public habermassien14, attentifs à la manière dont certains groupes sociaux parviennent à se mettre en scène comme parlant au nom du public, analysent l’expertise un peu à la manière de l’espace public, comme une fiction politique, dans laquelle l’ordre social est suspendu dans une généralité politique supérieure. Engstrom, Hess et Thoms ne donnent à ce point qu’une portée assez limitée, en se concentrant sur le statut du savoir : il s’agit pour eux surtout de montrer l’émergence de la fiction politique de la généralité des savoirs spécialisés, c’est-à-dire aussi de leur neutralité, des savoirs qui se présentent comme ouverts, accessibles à tous, alors qu’ils sont d’autant plus fermés qu’ils sont au service de pratiques de domination, en particulier celles des États. La question de la fiction politique de l’expertise est cependant beaucoup plus générale, comme semblent le suggérer les travaux de Mendelsohn et Kinzelbach. La recherche d’un certain consensus via des savoirs communs correspond aussi à une certaine fiction politique, car si l’on peut défendre (bien au-delà du seul Saint-Empire) l’idée d’une époque moderne participative ou consensuelle, il ne s’agit pas de n’importe quelle participation : ce n’est pas tout le monde qui est appelé à participer, ni n’importe comment, à la formation d’un consensus. Si culture du consensus il y a, elle s’inscrit dans un ordre social inégalitaire et suppose des manières de construire, de se référer à une généralité politique, qui n’est pas la même dans tous les contextes.
8On pourrait donc reformuler le point de Mendelsohn et Kinzelbach de la manière suivante : la fiction politique de l’expertise ne tient pas principalement au fait que certains acteurs développent des savoirs spécialisés qui leur permettraient de s’assurer une position d’autorité (exclusive ou concurrente), mais plutôt au fait que ceux qui participent à une décision, et qui souvent s’y rejoignent autour de positions ou de savoirs communs, résument à eux seuls l’ordre politique, parviennent à mettre en scène une forme de généralité politique. Là où une approche très polémique de l’expertise conduirait à se focaliser sur les conflits, il s’agit d’être plus attentif aux formes de gestion pragmatique de l’ordre publique et de la paix sociale, qui sont centrales à l’époque moderne et qui supposent l’implication, non pas de tout le monde, mais de tous ceux qui comptent comme monde, sur une question donnée.
9Je suis très sensible à cet argument, qui rejoint mon travail sur les enquêtes de commodité dans la France du xviiie siècle15. Ces procédures de consultation, qui précèdent l’enregistrement par les cours souveraines des Lettres Patentes accordées à des particuliers pour des projets de toutes sortes (établissements de manufactures ou d’académies savantes, transferts de propriétés d’une institution à une autre, etc.) présentent des phénomènes de « dédifférentiation » des savoirs et contribuent à construire une fiction politique. Chaque projet est l’objet d’un examen par le procureur général qui décide de la nécessité ou non de le soumettre à une enquête, ainsi que de l’extension que prendra cette dernière. Le procureur dispose, en effet, de trois outils qu’il peut utiliser conjointement ou séparément pour enquêter : l’information de commodité, les avis et les consentements.
10 L’information de commodité est une procédure judiciaire située à mi-chemin entre le criminel et le civil : il n’y a pas d’accusé, mais le procureur général choisit des témoins – en théorie du moins, puisque le porteur du projet fait parfois des suggestions. L’information doit établir l’utilité du projet « pour le public et pour le roi », une notion juridique qui permettra d’affirmer qu’au nom d’un droit supérieur on peut conférer à un individu ou à un groupe un droit particulier (un privilège), en rupture non seulement avec le droit commun, mais surtout avec d’autres droits particuliers antérieurement acquis. Pour justifier cette rupture de droits, l’information réunit des témoins qui, après lecture du projet, déclareront ce qu’ils savent de l’affaire et prononceront l’utilité du projet pour le public. Ces témoins sont explicitement choisis pour leur connaissance des enjeux, de la situation et du local, mais aussi pour leur extériorité puisqu’ils ne doivent pas être concernés directement par l’affaire. Parfois ce sont plutôt les spécialistes d’une question qui dominent, parfois ce sont plutôt les notables locaux, mais dans la grande majorité des cas c’est la diversité des profils qui frappe. Malgré cette diversité, malgré la présence de savoirs spécialisés, l’information se révèle extrêmement convergente. Si les témoins peuvent parfois exiger de petits ajustements, s’ils peuvent plus rarement déclarer le projet inutile (ce qui provoquera immanquablement son rejet), la procédure frappe surtout par son unanimisme, les témoins adoptant tous une position similaire. On peut évidemment s’interroger sur la manière dont est produit cette convergence, mais qu’elle soit forcée ou négociée, ce qui me semble remarquable c’est que l’on juge essentiel d’arriver à dégager une position commune, qui convient à tout le monde, c’est-à-dire à tous ceux qui comptent. L’utilité pour le public, préalable juridique à une rupture de droits, ne peut manifestement être établie de manière satisfaisante que si tous les témoins convergent de la sorte.
11Ce phénomène de « dédifférentiation » ne signifie cependant pas absence de savoirs spécialisés conférant une certaine autorité. En effet, à côté de l’information le procureur général peut décider de demander les avis de spécialistes, principalement des savants et techniciens, des juristes et administrateurs, qui doivent le conseiller sur les qualités et les défauts de l’entreprise et sur ses conséquences possibles tant matérielles, économiques que sociales. Ces derniers ont parfois déjà été conviés à participer à l’information, ce qui montre que l’on peut être invité à tenir des rôles différents dans le cadre d’une même procédure : d’un côté témoigner pour l’utilité publique en adoptant une position convergente, de l’autre discuter en termes techniques des risques et incertitudes du même projet. Ces avis peuvent être (et sont d’ailleurs généralement) complétés par des demandes de consentements : le procureur général demandant explicitement à un certain nombre d’acteurs directement affectés par le projet (communautés villageoises, seigneurs, etc.) de donner leur consentement ou de se prononcer autrement sur le projet. L’objectif principal est ici de sonder le degré de résistance des acteurs locaux, leurs moyens juridiques d’opposition et leur éventuelle intention de se pourvoir. Ces deux derniers outils séparent donc plus clairement les dimensions technique et politique des projets, là où l’information tendait justement à les confondre.
12L’enquête de commodité, avec ses trois modules (information, avis, consentements) permet donc de réaliser à la fois des opérations de convergence et de divergence (des savoirs et positions des participants). Il faut surtout remarquer que l’enquête prétend ainsi avoir tout entendu, de sorte que la décision à intervenir – formellement celle du roi, en fait celle de son procureur général au parlement – résulte d’une connaissance parfaite de la situation. Or cette fiction politique est cruciale pour des projets qui créant des droits particuliers pour certains vont remettre en cause d’autres droits et perturber l’ancien ordre des choses. Dans ces projets perturbateurs de l’ordre social, il n’est pas possible de parvenir à un consensus qui satisferait tout le monde : certains vont y perdre quand d’autres vont y gagner. La procédure entend donc certainement sonder les acteurs experts ou affectés pour aménager au mieux le projet et le rendre plus acceptable, éventuellement même pour y renoncer si les perspectives d’opposition s’avèrent trop fortes ; mais elle entend surtout montrer que les sacrifices qu’on demande à certains sont justes, parce qu’ils résultent d’une décision prise en parfaite connaissance de cause. La fiction politique d’un roi omniscient, qui pèserait et frapperait avec justice parce qu’il est parfaitement informé tant des questions techniques que des implications pour chacun, est mise en scène concrètement dans une procédure qui tient ensemble des moments de différentiations (l’avis des experts, le consentement des concernés) et de « dédifférentiation » (l’information)16.
Grands récits, caméralisme et rationalisation : y a-t-il des innovations à l’époque moderne ?
13Un second type de critique est soulevé par Andre Wakefield, lui aussi historien du monde germanique, spécialiste des sciences camérales17. Pour ce dernier, l’usage généralisé de la notion d’expertise chercherait à combler le vide laissé par l’effacement des grands récits, à partir des années 1980. L’histoire sociale et culturelle des sciences a combattu avec succès un certain nombre d’anachronismes, comme « la science » ou « le scientifique » (au singulier), couplés à de grands récits téléologiques sur l’avènement des vérités scientifiques. Mais cette histoire n’a pas proposé de grands récits alternatifs et elle s’est plutôt repliée – surtout pour l’époque moderne – sur des études de cas minutieusement documentées : la découverte de la multiplicité située des pratiques savantes modernes est allée de pair avec un émiettement en une infinité de petits récits largement déconnectés. L’histoire des sciences modernes aurait en quelque sorte « perdu son protagoniste ».
14La notion d’expertise aurait conquis l’histoire moderne, malgré son anachronisme manifeste, parce qu’elle permettrait de remplir un vide, en inscrivant des études de cas dispersées dans de nouveaux grands récits. Le problème, pour Wakefield, n’est donc pas tant que l’on utilise la notion en un sens plus ou moins vague, mais surtout qu’elle soit mise au service, consciemment ou non, de récits jugés téléologiques. La discussion autour de la Whig history – c’est-à-dire des récits qui réduisent le passé à un chemin vers le présent – a été particulièrement importante pour l’émergence d’une histoire sociale des sciences et des techniques qui précisément s’est dressée contre l’idée que le passé ne serait pertinent que comme précurseur du présent, que les savoirs du passé n’auraient d’intérêt que s’ils préfiguraient les savoirs reconnus comme vrais dans le présent. Le retour d’un éventuel whiggisme est donc une question sensible. Pour Wakefield, l’usage généralisé de la notion d’expertise correspond à un retour en force de grandes thèses classiques sur la révolution scientifique, la révolution industrielle, etc., thèses qui ont été déconstruites et critiquées pendant plus de vingt ans par l’histoire des sciences et des techniques et qui réapparaissent aujourd’hui, recyclées sous des noms divers (comme, par exemple, les Lumières « économiques » ou « industrielles »). On chercherait des experts à l’époque moderne, pour montrer que l’on est en chemin vers quelque chose, que ce soit un progrès, un développement institutionnel ou un décollage économique, pour lequel l’innovation et les sciences auraient été décisives. Ces récits de la modernisation – très influents pendant la guerre froide et qui n’ont jamais cessé de l’être en histoire économique – s’apparentent pour Wakefield à de l’histoire « à la Disney », dans laquelle immanquablement une figure de savant ou d’entrepreneur est héroïsé comme moteur de l’histoire.
15Wakefield est volontiers polémique et sa position peut donc sembler un peu caricaturale. Elle a cependant une portée générale, bien au-delà de la seule histoire des sciences : est-ce que l’expertise moderne a un lien avec l’expertise contemporaine, y a-t-il des continuités ou des dynamiques de long terme ? Est-ce que l’expert moderne a une unité, est-ce qu’il constitue une figure, est-ce qu’il permet de dire quelque chose de général, au-delà des cas particuliers18 ? Deux questions qui sont liées dans celle des grands récits.
16La critique de Wakefield s’appuie plus précisément sur son terrain d’étude, les sciences camérales allemandes, où il s’est distingué par une approche très rafraîchissante19 : là où l’historiographie, très focalisée sur les écrits des caméralistes, avait vu un ensemble de savoirs s’institutionnalisant dans une discipline universitaire et reflétant plus ou moins les pratiques administratives des États allemands, Wakefield, en privilégiant les archives, s’est attaché à reconstituer le parcours d’un certain nombre de caméralistes célèbres (Justi, Jung-Stilling ou même Leibniz20) pour montrer l’écart phénoménal qui sépare leurs écrits de leurs réalisations. Ces auteurs se présentent comme des bienfaiteurs, armés de nouvelles techniques et savoirs permettant de mieux gérer non plus seulement le domaine du prince mais le bien public dans son ensemble. Selon Wakefield, ce discours apparaît comme une fable quand on le confronte aux actes de ces caméralistes qui cherchent principalement à augmenter les revenus de la Chambre (Kammer) du prince (et les leurs par la même occasion) grâce à des projets plus ou moins fabuleux, dont la plupart échouent lamentablement. Les caméralistes apparaissent donc plutôt, chez Wakefield, comme des intrigants couverts de dettes, qui cherchent toujours à échafauder de nouvelles astuces pour s’en sortir, mais qui finissent bien souvent en prison et, parfois, à l’université21.
17La critique de la notion d’expertise s’inscrit dans ce cadre, visant à la fois l’expertise comme grand récit téléologique et l’expert comme figure. Wakefield vise, par exemple, l’historien des techniques Marcus Popplow qui, prenant les écrits de Justi un peu au pied de la lettre, en fait l’exemple même de la figure de l’expert, dans un xviiie siècle qualifié de « Lumières économiques » : le caméraliste est ici au cœur d’une « culture de l’innovation » qui aurait permis d’optimiser l’exploitation des ressources naturelles22. Wakefield a beau jeu de montrer que le Justi réel était à mille lieues de ses promesses, que sa carrière académique ou son avenir comme administrateur étaient suspendus à la fiction que son savoir (ou les sciences en général) pouvait être utile pour l’agriculture, les mines, etc., et que les caméralistes étaient en fait incapables d’optimiser et d’exploiter quoi que ce soit. Constituer l’expert en figure, c’est aussi lui donner une certaine importance, un rôle au-delà de son cas particulier, c’est l’intégrer dans des grands récits, dans une « culture » ou un « moment » d’innovation, de rationalisation. Les sciences camérales sont de ce point de vue un terrain privilégié, puisqu’elles sont très couramment mobilisées par les historiens dans des récits d’émergence de l’État moderne, de savoirs d’État, des sciences utiles, d’une administration rationnelle, qui n’ont pour Wakefield aucun sens, puisqu’il considère que les caméralistes sont avant tout des escrocs et leur savoir, une imposture.
18Le risque que pointe Wakefield est bien réel. En identifiant des phénomènes d’expertise à l’époque moderne on peut nourrir des thèses progressistes pour le moins problématiques. Celles-ci sont très banales en histoire économique, où fleurissent de grands modèles qui expliquent le développement économique moderne de l’Europe (parfois réduite à la seule Grande-Bretagne) par l’importance du progrès technique et des savoirs utiles, ce qui permet surtout d’affirmer le lien « moderne » et donc durable, voire définitif, qui lierait innovation et croissance, et donc de renforcer les discours contemporains sur le rôle de l’innovation en économie23. La réticence de Wakefield va cependant bien au-delà de ces thèses caricaturales : il en vient à nier toute efficacité politique aux porteurs de savoirs. Affirmer qu’il y a des savoirs utiles, qui peuvent être mis efficacement au service du pouvoir, reviendrait à soutenir l’existence, sous une forme ou une autre, d’une dynamique de rationalisation, qu’elle concerne l’État, l’administration ou le marché, ce à quoi il se refuse absolument24. Cette position, justifiée par un refus des approches généalogiques, est assez facile à tenir en tant que moderniste : si l’époque moderne est un monde tellement différent qu’il n’a presque aucun rapport avec le contemporain, la plupart des objets et concepts contemporains, les questions pertinentes pour l’époque contemporaine, n’ont guère de sens pour l’époque moderne. Il est d’autant plus facile de postuler une telle rupture radicale et de balayer les continuités et les dynamiques de long terme, que l’on ne se soucie pas de ce que devient le monde moderne au-delà des limites canoniques de la période. Cela revient d’ailleurs plus ou moins à repousser sur le contemporain des « révolutions » (scientifiques ou industrielles) dont on s’est ingénié à montrer pour l’époque moderne ce qu’elles pouvaient avoir d’exagéré. Si la critique de Wakefield est un peu paresseuse, elle n’en reste pas moins pertinente. Elle invite à se positionner sur la question des grands récits – typiquement la place des sciences et des techniques dans la construction de l’État et de l’administration, qu’on la conçoive ou non en termes de rationalisation – en même temps qu’elle met en garde contre les enjeux idéologiques de certains d’entre eux25.
Les experts modernes comme faiseurs de projet : qu’est-ce que les patrons veulent entendre ?
19Les deux critiques que nous avons considérées successivement rejettent la notion d’expertise soit parce qu’elle supposerait un cadre méthodologique inadapté pour l’époque moderne (forçant la différentiation) soit qu’elle oriente les dynamiques historiques vers un aboutissement dans le contemporain. Il me semble, cependant, que si l’on prend ces critiques au sérieux, on peut proposer une approche plus spécifiquement moderne de l’expertise et repartant d’une figure centrale, mais tout à fait sous-estimée, de l’époque moderne : les faiseurs de projet. Ceux-ci occupent en effet une place où se croisent la plupart des questions que nous avons soulevées jusqu’ici (différentiation et consensus, savoirs utiles pour l’État, etc.). Je propose de considérer les faiseurs comme des experts modernes, ainsi que les institutions que l’on invente pour gérer et contrôler ces faiseurs26.
20Qu’est-ce qu’un faiseur de projet ? Le faiseur est une figure typique de l’époque moderne. Elle émerge à partir de la fin du xvie siècle, en lien avec des polémiques locales sur des pratiques de projet particulières. Ce sont typiquement les monopolistes anglais de la fin du xvie et du début du xviie siècle, qui proposent à la monarchie des solutions miracles pour augmenter ses revenus, prétendent mettre en adéquation le bien public et celui du roi et inventent dans les faits de nouvelles ressources fiscales qui leur profitent directement27. Mais dès le xviie siècle, la figure s’élargit, et on la retrouve à l’échelle européenne. Le terme apparaît dans presque toutes les langues européennes (faiseur de projet en français, Projektemacher en allemand, projector en anglais), avec diverses variantes, pour désigner des personnes qui proposent des entreprises ou des réformes dont le réalisme et les perspectives de succès sont incertains, voire douteux, et qui demandent à l’État, à un patron, à des investisseurs d’autoriser et/ou de financer ces entreprises qui sont censées être profitables pour tous (le faiseur, l’État ou le financeur, le public) mais se concluent parfois par le profit d’un seul (le faiseur) et plus généralement par l’échec pour tous.
21Le faiseur est donc une figure très ambivalente, qui articule des désirs et des craintes. Elle incarne l’émergence d’une justification du profit personnel comme compatible avec le bien public, la légitimité des désirs de fortune rapide, pourtant potentiellement déstabilisant au niveau social. Elle est synonyme d’enrichissement, de résolution de crise, mais aussi d’échec ou carrément d’escroquerie. Elle promeut l’innovation dans une société qui privilégie la continuité, mais dans laquelle, surtout au niveau des élites, se développe aussi un goût pour les nouveautés, particulièrement pour les nouveautés techniques et savantes. Elle révèle des attitudes particulièrement ambiguës par rapport au réalisme des projets. La figure du faiseur rejoint les problématiques de l’expertise, évoquées plus haut, autour de la question de la rhétorique (qui faut-il convaincre ?) et celle du contrôle (qui décide, avec quelle légitimité, quel savoir ?) Je vais schématiquement séparer les deux points, qui sont profondément liés.
22Les historiens du littéraire ou les Kulturwissenschaften en Allemagne sont les premiers à s’être intéressés au faiseur, parce que la figure est avant tout littéraire28. Elle l’est tout d’abord parce qu’il s’agit d’un stéréotype culturel, que l’on retrouve dans toutes sortes de productions littéraires et savantes, principalement pour se moquer des faiseurs, personnages à la fois ambitieux, ridicules et dangereux. Mais la figure est aussi littéraire parce que les faiseurs écrivent énormément, parce que la production écrite est au cœur de leur activité, parce qu’ils cherchent à convaincre un patron ou un public plus ou moins large. Qu’ils écrivent eux-mêmes, ou qu’ils mobilisent les grandes plumes du moment, il s’agit à la fois de vendre une idée, plus ou moins originale, et de se démarquer des autres faiseurs et de la réputation sulfureuse qui entoure les projets. C’est ainsi que naissent des écrits qui visent à réhabiliter les faiseurs, à séparer les bons des mauvais. C’est le cas typiquement de Daniel Defoe, un des plus prolifiques faiseurs de son temps, qui n’a de cesse de proposer de nouveaux projets (économiques, politiques ou religieux) et qui, une fois ruiné par ses entreprises, se fait l’un des premiers théoriciens des projets29. La question de la rhétorique est donc centrale dans le phénomène des faiseurs.
23Revenons un instant aux caméralistes de Wakefield : ce sont manifestement des faiseurs. Ils promeuvent par des écrits optimistes leur capacité à prendre en charge des projets de toutes sortes pour le profit du prince (et prétendument de la société tout entière), ou lorsqu’ils ont échoué à faire mieux, ils sollicitent une chaire universitaire pour démultiplier cette capacité, pour produire dans le futur une armée d’hommes capables de gérer de tels projets. Wakefield souligne à juste titre la dimension de l’échec et parfois de l’escroquerie dans ces prétentions : ces faiseurs poursuivent aussi leur intérêt personnel et ils s’avèrent souvent incapables de mener à bien les entreprises qu’ils proposent. Faut-il en conclure, comme Wakefield le sous-entend, que leur savoir est sans valeur, qu’il n’a aucune efficacité ? Si on les considère comme des faiseurs, il est évident que c’est tout l’inverse. Ils produisent des discours, ils mettent en avant des savoirs qui remplissent parfaitement au moins une fonction : ils disent quelque chose que les princes allemands et leur entourage ont envie d’entendre. Le caméralisme existe, comme phénomène sociohistorique, parce que le pouvoir embauche des caméralistes, ce qui témoigne d’une attente, voire d’une demande : les caméralistes ne sont peut-être pas en mesure de les mener à bien, mais leurs projets sont jugés crédibles, ou au moins leurs patrons ont terriblement envie d’y croire. La question des savoirs utiles ne se réduit donc pas du tout aux échecs des uns et des autres. Ces savoirs sont peut-être souvent inopérants, mais ils sont attendus, ils sont désirés, on souhaite qu’ils marchent et d’ailleurs ils n’échouent pas toujours.
24L’entrée par les faiseurs pourrait sembler donner trop d’importance au désir d’entreprendre d’individus isolés, mais le faiseur justement n’est pas tout seul, il est à la recherche d’un patron ou d’un financeur : s’il y a des faiseurs, c’est qu’il y a aussi un souhait de réforme de la part du pouvoir, un désir d’investissement de la part des élites, qui sont en attente, qui cherchent des personnes sur qui se reposer, à qui confier leurs investissements, la direction de leurs projets. C’est sur cette question de la demande d’hommes capables que les travaux sur l’expertise rejoignent le plus manifestement ceux sur les faiseurs. Dans son premier livre sur les grands projets de l’Angleterre élisabéthaine (projets miniers, coloniaux, infrastructures portuaires, etc.), Eric Ash a résolument opté pour la notion d’expert : peu familier de la littérature sur les faiseurs, il décrit l’émergence de ces nouveaux hommes d’action, qu’il propose d’appeler des experts-médiateurs30. La multiplication des grands projets est, selon Ash, l’un des signes majeurs du développement conjoint de deux nouveaux acteurs, l’État et les entreprises par actions, qui se trouvent dans une situation similaire, parce qu’ils entendent agir à distance, piloter des projets dans des provinces ou des colonies plus ou moins lointaines. Le savoir joue un rôle central dans la manière dont de nouveaux hommes d’action vont se profiler comme étant capables de répondre à cette demande.
25Leur principale caractéristique, en effet, c’est qu’ils mettent en avant non plus seulement une expérience, c’est-à-dire une capacité d’action dans un domaine éprouvé, mais justement une compétence, une capacité d’action au-delà de la seule expérience, une capacité à réaliser des choses tout à fait nouvelles, jamais encore réalisées. Ash montre que cette prétention à maîtriser l’innovation et l’inconnu passe par une stratégie de démarcation par rapport aux artisans – démarcation qui justifie dans une certaine mesure d’utiliser la notion d’expertise pour les qualifier. Plutôt que prétendre à la maîtrise d’un savoir local, fruit d’une longue expérience, protégé par un secret artisanal, l’expert-médiateur promeut une forme de savoir applicable en tout lieu et dans des contextes d’action nouveaux. Ces nouveaux savoirs sont plus abstraits, plus savants, ils sont l’objet de livres et de traités. Il se trouve, comme le remarque Ash, que ce genre de littérature abstraite, concernant les affaires du monde, les métiers et les arts, les choses de la vie, sont justement en train de devenir un domaine d’intérêt et d’étude acceptable pour les élites. Il n’y a donc pas d’opposition entre une activité d’écrivain et celle de faiseur : en s’adressant à des consommateurs de livres savants, qui ont justement envie d’entendre un certain discours sur les savoirs utiles et les innovations, les faiseurs se positionnent, se font connaître, avec l’espoir que ces mêmes lecteurs pourront un jour devenir leurs patrons31. L’expert en ce sens cherche d’abord à rendre son art digne d’intérêt pour de futurs patrons32.
26Le savoir a donc ici surtout une fonction de médiation sociale avec le monde des patrons. Ash généralise d’ailleurs ce point en qualifiant ses experts de « médiateurs » : ils créent un pont intellectuel, social, organisationnel, mais aussi spatial, entre les artisans sur le terrain, ceux qui vont vraiment construire et faire, et les patrons, les Compagnies ou l’État, qui ne quittent généralement pas Londres33. Cette dimension médiatrice incite à relativiser l’importance de la démarcation : si l’expert peut se distancier du monde des artisans dans ses écrits ou devant ses patrons, il peut par ailleurs s’inscrire dans une continuité avec les praticiens, ce qui est souvent nécessaire lorsqu’il agit sur le terrain. Ash a montré que dans certains cas l’expert-médiateur s’impose dans ce rôle d’intermédiaire au point de devenir un point de passage obligé pour certains types de projet34. C’est souvent son succès dans une entreprise novatrice et profitable qui permet à un expert de s’imposer de la sorte, au point qu’il peut être sollicité dans toute l’Europe, comme le sont par exemple les quelques spécialistes italiens de l’organisation de loteries. Ce genre de succès ont une certaine importance pour notre propos, car si les faiseurs échouent le plus souvent35, certains réussissent d’autant plus spectaculairement, et ces succès viennent nourrir les attentes du pouvoir et des investisseurs.
27L’importance de l’échec pointe aussi vers la question du contrôle. Peut-on prévoir l’échec, peut-on l’éviter, sachant que malgré le caractère très incertain de ces projets, il y a un désir d’investissement et d’innovation ? L’idée que l’on pourrait distinguer a priori les bons projets des mauvais, pour ne conserver que les premiers, est tout sauf évidente. Jan Lazardzig a analysé le plaisir typiquement baroque de voir le possible mis en échec et l’impossible triompher, un certain goût pour le paradoxe36. Les projets sont souvent des objets mixtes pour les investisseurs, qui mêlent calcul économique, jeu et réflexions religieuses sur la place de la providence. Néanmoins, progressivement, on voit les élites et particulièrement les États, solliciter puis s’entourer de conseillers qui seraient capables d’évaluer les projets, de séparer le bon grain de l’ivraie. Dès le xviie siècle, on voit ainsi apparaître des institutions qui sont explicitement créées comme des institutions de contrôle sur certains types de projets : c’est typiquement, en France, l’Académie des sciences, créée d’abord et avant tout pour éclairer le monarque sur les innombrables projets techniques qui lui sont proposés et dont le caractère réaliste est difficile à évaluer pour les hommes de cour37. À côté de l’Académie, ce sont toutes sortes de corps techniques de l’État qui vont progressivement émerger : ingénieurs des fortifications, de la marine, des Ponts et Chaussées. La monarchie française se dote ainsi de multiples institutions techniques auxquelles on peut directement commander et confier des projets et qui par ailleurs développent des outils pour le contrôle des projets. Un des exemples les plus frappants de ce genre d’outils, est le devis, étudié par Hélène Vérin38. Au cours du xviie siècle le devis devient un outil incontournable de la gestion des projets impulsés ou autorisés par les ingénieurs de l’État, permettant de contrôler la dépense publique, d’éviter les détournements de fonds par les entrepreneurs, et de maîtriser l’articulation entre conception et exécution : on souhaite s’assurer à l’avance que le projet est faisable et que ce que l’on réalise est bien ce que l’on a décidé.
28On pourrait être tenté de présenter ces nouveaux acteurs, ces ingénieurs, ces savants académiciens, comme relevant évidemment de l’expertise et de rejeter les faiseurs comme étant clairement d’un autre ordre. Une telle opposition passerait cependant à côté de l’essentiel. Les institutions en question, Académie des sciences et corps d’ingénieurs, émergent bien (et tout à fait explicitement) autour d’une prétention à contrôler les projets : elles entendent offrir un contre-modèle de projet, ce que je propose d’appeler des « projets réguliers », au sens où ils sont contrôlés par l’usage d’un certain nombre d’outils et de formats39. Mais, d’une part, il ne faudrait pas prendre cette prétention de contrôle pour argent comptant. D’autre part, il n’y a pas encore d’opposition bien nette entre les contrôleurs et les contrôlés, ni entre les savoirs et les techniques que les uns mettent en avant dans leurs projets et ceux que les autres mettent en œuvre pour les examiner. En effet, ces institutions, ces ingénieurs et ces savants ne sont pas du tout indemnes du soupçon d’être eux-mêmes des faiseurs. Les membres de l’Académie des sciences sont, au xviie comme encore très souvent au xviiie siècle, des faiseurs de projets de première importance. Ils mettent à profit leur position stratégique, leur proximité avec le pouvoir, pour promouvoir de nouvelles technologies ou des projets d’infrastructure ou de réforme, pour lesquels ils cherchent financement et autorisation. Là encore, les oppositions tranchées (parfois revendiquées par les acteurs eux-mêmes) qu’elles concernent les savoirs, les positions sociales ou les institutions, ne sont pas forcément les plus éclairantes.
*
29La figure du faiseur est donc intéressante parce qu’elle réunit un certain nombre de problématiques communes à la notion contemporaine d’expertise, tout en permettant d’intégrer les critiques dont cette notion a fait l’objet. Les caméralistes de Wakefield sont manifestement des faiseurs, souvent incapables et parfois même escrocs, mais cela n’exclut pas du tout qu’ils contribuent par ailleurs, en même temps, à la formation et à l’institutionnalisation de savoirs techniques et administratifs qui prétendent être au service des princes et de la société tout entière, et reconfigurent de ce fait progressivement les pratiques administratives et politiques – la nature des États, si l’on conserve ce vocabulaire – et parallèlement, si l’on prend au sérieux l’argument d’Eric Ash, la nature des entreprises privées. Les faiseurs sont des deux côtés à la fois. Ils sont mêmes un peu partout, car ils ne se contentent pas de proposer des projets, de conseiller leurs patrons sur les projets des autres, ils sont aussi savants et écrivains – ce qui leur permet de se profiler auprès d’un public de consommateurs de savoirs et de techniques – ils enseignent leur art, parfois même ils réalisent leur projet. C’est une figure médiatrice, qui à la fois se distingue des autres par son savoir – un savoir au-delà de l’expérience, un savoir capable de faire du nouveau, voire même l’impossible – mais va aussi à la rencontre du savoir des autres. Il dit ce que les élites ont envie d’entendre, dans un langage qui leur est familier et qui est socialement acceptable. Mais comme les projets ne sont pas seulement ambigus d’un point de vue technique (est-ce qu’il va marcher ?) mais surtout d’un point de vue social (il perturbe l’ordre établi), la « dédifférentiation » de leur savoir spécialisé (pour reprendre le terme de Mendelsohn et Kinzelbach) peut s’exprimer à l’occasion de procédures consultatives. Le projet (comme l’expert) touche à la question de la décision politique, qui s’inscrit dans des cultures de la décision spécifiques40. Le faiseur me semble donc une assez bonne approximation de ce que pourrait être une expertise proprement moderne.
Notes de bas de page
1Nous remercions Christophe Duhamelle, Andrew Mendelsohn, Raphaël Morera, Antoine Roullet, ainsi que les éditrices de ce volume, pour leurs lectures et/ou suggestions d’une version antérieure de cet article.
2Carnino Guillaume, L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 2015.
3Schaffer Simon et Shapin Steven, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993 [1985].
4Pour une introduction générale, voir Pestre Dominique, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, 2006.
5Turner Stephen, « What is the problem with experts ? », Social Studies of Science, no 31 (1), 2001, p. 123-149.
6Ash Eric, « Introduction. Expertise and the Early Modern State », Osiris, vol. 25, 2010, p. 1-24.
7Rabier Christelle (dir.), Fields of expertise. A Comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to Present, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2007 ; Engstrom Eric, Hess Volker et Thoms Ulrike (dir.), Figurationen des Experten. Ambivalenzen der wissenschaftlichen Expertise im ausgehenden 18. und frühen 19. Jahrhundert, Francfort, Peter Lang, 2005.
8Ash Eric, « Introduction. Expertise and the Early Modern State », art. cité ; Klein Ursula, « Introduction. Artisanal-scientific Experts in Eighteenth-century France and Germany », in Annals of Science, vol. 69 (3), 2012, p. 303-306 ; Klein Ursula et Spary Emma C. (dir.), Materials and Expertise in Early Modern Europe. Between Market and Laboratory, Chicago, Chicago University Press, 2010.
9Mendelsohn Andrew et Kinzelbach Annemarie, « Common Knowledge : Bodies, Evidence, and Expertise in Early Modern Germany », Isis, vol. 108 (2), 2017, p. 259-279.
10L’historiographie du Saint-Empire a beaucoup discuté de la manière la plus appropriée de décrire ce phénomène entre négociation, recherche de consensus ou orientation du pouvoir vers son acceptation. Voir, en particulier, Brakensiek Stefan, « Akzeptanzorientierte Herrschaft. Überlegungen zur politischen Kultur der Frühen Neuzeit », in Helmut Neuhaus (dir.), Die Frühe Neuzeit als Epoche, Beiheft der Historischen Zeitschrift, vol. 49, 2009, p. 395-406, traduction française par Chritophe Duhamelle sous le titre « Peut-on parler d’absolutisme dans l’Allemagne moderne ? Une domination désireuse d’être acceptée », Bulletin d’information de la mission historique française en Allemagne, vol. 42, 2006, p. 249-263.
11Pour une discussion critique de la notion de « profane », voir Salman Scarlett et Topçu Sezin, « Expertise profane », in Dictionnaire critique de l’expertise, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 164-172.
12Rabier Christelle, « Introduction. Expertise in Historical Context », in Christelle Rabier, ibid, p. 1-33. Abbott Andrew, The System of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, Chicago University Press, 1988.
13Engstrom Eric, Hess Volker et Thoms Ulrike, Einleitung. Figurationen des Experten. Ambivalenzen der wissenschaftlichen Expertise im ausgehenden 18. und frühen 19. Jahrhundert, op. cit., p. 7-17.
14En particulier la position de Mah Harold, « Phantasies of the Public Sphere : Rethinking the Habermas of the Historians », Journal of Modern History, vol. 72, 2000, p. 153-182.
15Graber Frédéric, « Entre commodité et consentement. Des enquêtes publiques au xviiie siècle », Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, no 2, 2012, p. 93-117.
16Cette procédure, qui disparaît avec la Révolution, est progressivement remplacée par plusieurs nouveaux outils similaires au début du xixe siècle. Dans les Travaux publics, par exemple, on voit apparaître à la fin des années 1820 un nouveau dispositif d’enquête préalable à la décision sur les grands projets : l’enquête d’utilité publique. Elle s’inscrit explicitement dans la continuité des procédures d’Ancien Régime : elle reprend la notion désormais bien installée d’utilité publique, au nom de laquelle on peut opérer des ruptures du droit (typiquement des expropriations) et elle prétend toujours construire une position de surplomb, une forme de connaissance parfaite de la situation. Mais au-delà des similarités de surface, la fiction politique que l’on réalise est tout à fait différente. L’enquête combine des expertises spécialisées avec l’enregistrement de toutes les plaintes des particuliers contre le projet. Elle ne conserve en quelque sorte que les avis et consentements de l’Ancien Régime, et gomme donc résolument la dimension convergente que pouvait avoir le dispositif antérieur. Graber Frédéric, « Enquêtes publiques, 1820-1830. Définir l’utilité publique pour justifier le sacrifice dans un monde de projets », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 63 (3), 2016, p. 31-63.
17Wakefield Andre, « Butterfield’s nightmare : The history of science as Disney history », History and Technology, vol. 30 (3), 2014, p. 232-251.
18Pour une version critique de ce type de montée en généralité, où la production d’une identité collective relève d’un mythe, articulé à un combat politique, voir en particulier Scott Joan W., « Fantasy Echo : History and the Construction of Identity », Critical Inquiry, vol. 27, 2001, p. 284-304. Ce type de critiques ne remet pas en question l’existence de catégories d’acteur qui précisément opèrent ce genre de généralisation. Nous parlerons nous-mêmes de figure pour le faiseur de projet, en nous référant aux travaux sur la notion de personae, plus ou moins inspirée de Marcel Mauss. Voir en particulier, Daston Lorraine et Sibum H. Otto, « Introduction : Scientific Personae and Their Histories », Science in Context, vol. 16 (1-2), 2003, p. 1-8.
19Wakefield Andre, The Disordered Police State. German Cameralism as Science and Practice, Chicago, Chicago University Press, 2009.
20Wakefield Andre, « Leibniz and the Wind Machines », Osiris, vol. 25, 2010, p. 171-188.
21L’opposition, centrale pour Wakefield, entre l’intérêt particulier des caméralistes et l’intérêt public, ou celui des finances princières, est tout sauf évidente. Par ailleurs, prendre un poste à l’université n’est pas forcément une solution de repli, mais permet de se situer au cœur des conseillers du prince. Pour une présentation générale du caméralisme, moins polémique que celle de Wakefield, voir en particulier Garner Guillaume, État, économie et territoire en Allemagne. L’espace dans le caméralisme et l’économie politique (1740-1820), Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
22Popplow Marcus, « Die Ökonomische Aufklärung als Innovatrionskultur des 18. Jahrhunderts zur optimierten Nutzung natürlicher Ressourcen », in Marcus Popplow (dir.), Landschaften agrarischökonomischen Wissens. Strategien innovativer Ressourcennutzung in Zeitschriften und Sozietäten des 18. Jahrhunderts, Münster, Waxmann Verlag, 2010, p. 2-48.
23Voir, par exemple, les travaux très influents de Joel Mokyr.
24Wakefield s’oppose à tout un courant de recherche qui souligne au contraire comment les savoirs ont été mis au service des pouvoirs politiques et économiques, avec des conséquences de long terme. Voir typiquement les travaux de Stewart Larry, The Rise of Public Science. Rhetoric, Technology, and Natural Philosophy in Newtonian Britain, 1660-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
25L’histoire des sciences et des techniques reste aujourd’hui divisée autour de ces deux lignes, entre ceux qui préfèrent insister sur la diversité de pratiques locales et ceux qui intègrent ces pratiques dans une dynamique de long terme et qui acceptent plus volontiers de recourir à des termes comme celui d’experts. Voir typiquement les contributions à Van Damme Stéphane, Histoire des sciences et des savoirs, t. I : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2015.
26Graber Frédéric, « Pour une histoire des formes projet. Du faiseur de projet au projet régulier dans les Travaux Publics (xviiie-xixe siècles) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 58 (3), 2011, p. 7-33 ; Graber Frédéric et Giraudeau Martin (dir.), Les projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles), Paris, Presses des mines, 2018.
27Yamamoto Koji, Taming Capitalism before its Triumph. Public Service, Distrust and Projecting in Early Modern England, Oxford, Oxford University Press, 2018 ; Yamamoto Koji, « Projets des Projectors (Angleterre, xvie-xviiie siècles) », in Frédéric Graber et Martin Giraudeau, ibid, p. 41-56.
28Novak Maximillian, The Age of Projects, Toronto, University of Toronto Press, 2008. Krajewski Markus (dir.), Projektemacher. Zur Produktion von Wissen in der Vorform des Scheiterns, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2004.
29Defoe Daniel, An Essay upon Projects, Londres, Cockerill, 1697.
30Ash Eric, Power, Knowledge, and Expertise in Elizabethan England, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004.
31La réduction en art relève largement de ce phénomène d’intéressement et de positionnement. Voir Vérin Hélène et Dubourg-Glatigny Pascal, Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Presses de la Maison des sciences de l’homme, 2008.
32L’analyse de l’expertise contemporaine gagnerait d’ailleurs à être pensée en ces termes : quel est le savoir que les acteurs clés de la décision ont envie d’entendre ?
33La médiation insiste sur le lien, mais il y a aussi chez le faiseur une dimension de court-circuit : s’il intéresse les élites, c’est parfois aussi parce qu’il permet de contourner les pouvoirs locaux, les pouvoirs urbains et corporatifs. Voir à ce sujet Morera Raphaël et Lyon-Caen Nicolas, À vos poubelles citoyens ! Environnement urbain, salubrité publique et investissement civique (Paris, xvie-xviiie siècles), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020.
34Voir à ce sujet, Schaffer Simon, Roberts Lissa, Raj Kapil et Delbourgo James, The Brokered World. Go-Betweens and Global Intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach, Science History Publications, 2009.
35Brakensiek Stefan et Claridge Claudia (dir.), Fiasko. Scheitern in der Frühen Neuzeit. Beiträge zur Kulturgeschichte des Misserfolgs, Bielefeld, Transcript Verlag, 2015.
36Lazardzig Jan, « Masque der Possibilität. Experiment und Spektakel barocker Projektmacherei », in Helmar Schramm, Ludger Schwarte et Jan Lazardzig (dir.), Spektakuläre Experimente : Praktiken der Evidenzproduktion im 17. Jahrhundert, Berlin, Walter de Gruyter, 2006, p. 176-212.
37L’exemple le plus frappant concerne les projets de mouvement perpétuel. Ce ne sont pas seulement des propositions savantes, mais avant tout des projets économiques : celui qui inventerait ou financerait une machine produisant une énergie gratuite et infinie aurait une fortune assurée. Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle que l’Académie des sciences décide de ne plus examiner ce type de projet.
38Vérin Hélène, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
39Graber Frédéric, « Pour une histoire des formes projet. Du faiseur de projet au projet régulier dans les Travaux Publics (xviiie-xixe siècles) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 58 (3), 2011, p. 7-33.
40Stollberg-Rillinger Barbara, « Cultures of Decision-Making », 2015 Annual Lecture of the German Historical Institute, Londres, [https://www.ghil.ac.uk/fileadmin/redaktion/dokumente/annual_lectures/AL_2015_Stollberg-Rilinger.pdf], consulté le 7 février 2019.
Auteur
EHESS-CNRS, Centre de recherches historiques

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