Apparence, voix et corps de l’expert politique
Espagne, xvie-xviiie siècle
p. 23-40
Texte intégral
1En 1617, l’écrivain Cristóbal Suárez de Figueroa dénonçait, dans un colloque intitulé El pasajero, que certains médecins pratiquent « sans la vue ni le toucher, sens si importants pour l’usage de la science médicale1 ». Le corps, grâce à un usage particulier des sens, était un instrument de diagnostic pour ce groupe professionnel. Sarah-Maria Schober a montré que, bien que les médecins de Genève n’aient pas un odorat plus développé, ils l’utilisaient habilement pour démontrer leur expertise : ils osaient sentir plus et connaissaient plus d’odeurs2. Et en 1789, le médecin Jean-Joseph de Brieu de affirmait qu’il pouvait distinguer un tanneur, un chandelier ou un boucher par son odeur particulière, en raison des « particules volatiles qui pénètrent les ouvriers » et sont « chassées de leurs corps, presque intactes avec leurs humeurs, auxquelles il est vraisemblable qu’elles se combinent en partie3 ». Cependant, la majorité des études sur l’histoire du corps ne prêtent pas attention à la différenciation des groupes sociaux ou professionnels. En termes généraux, l’histoire du corps reproduit les grands clivages économiques, sociaux (artisans face à élites) ou de genre (traitement différentiel du corps masculin et du corps féminin) et parfois offre des « conclusions prévisibles4 ». Le cas du corps, de la voix et des gestes de l’expert politique, très souvent négligé, semble être spécialement complexe.
2L’évolution de l’administration et la spécialisation progressive des administrateurs est un des sujets centraux de l’œuvre du sociologue allemand Max Weber, mais le corps individuel ne joue aucun rôle dans ce récit. Dans l’une des formulations les plus concrètes de l’émergence de la bureaucratie, Weber soulignait, en fait, la centralité qu’acquérait l’écrit – le fichier d’archive – dans le maniement de l’administration moderne5. Ces notions sont à la base, fréquemment de façon inconsciente, d’une conception de l’expertise comme savoir théorique transmis par l’écrit et non pas nécessairement incarné dans un individu réel. Cette traditionnelle absence du corps physique est une « lacune analytique » que la sociologie aspire à remplir depuis longtemps puisque, comme le rappelle avec insistance l’œuvre de Judith Butler, bodies matter6.
3Le domaine relativement récent de l’histoire des gestes – de l’emploi du corps et de ses parties, attaché à une signification – nous permet de combler partiellement cette lacune pour mieux comprendre comment se tissent au quotidien les rapports entre expertise et autorité. En insistant sur le caractère culturellement déterminé des gestes et sur la nécessité d’emprunter quelques outils d’analyse à l’anthropologie, divers auteurs ont montré que l’ordre social s’actualisait dans les rencontres face-à-face. Robert Muchembled a ainsi retracé la polarisation croissante entre monde paysan, cour et milieu urbain à l’époque moderne7. Michael Braddick, lui, a signalé l’importance des gestes dans la définition des rôles de pouvoir et a montré l’existence de régimes de gestes associés à des positions politiques particulières ou à certaines identités religieuses8. Dans une étude pionnière, Orest Ranum avait déjà montré l’opposition entre les officiers royaux, représentants d’un pouvoir royal en cours d’absolutisation et le reste de la société française d’Ancien Régime, incluant des corporations et des individus de rangs divers9. Pour Ranum, les gestes des officiers montraient le changement du rapport entre l’État et la société et illustraient un processus de rationalisation politique. Plus particulièrement, Ranum indiquait que, après 1630, la courtoisie fut systématiquement utilisée comme forme de coercition et d’imposition de l’obéissance au roi10.
4Si l’expertise politique ne s’appuie pas uniquement sur les enjeux du langage sans non plus se limiter au domaine de l’écrit, il semble urgent d’imaginer autrement la représentation que les historiennes et historiens se font de l’expert. En étudiant les flux des humeurs du corps, Ulinka Rublack a établi qu’il n’était pas seulement possible de montrer que l’existence corporelle était conçue différemment à l’âge moderne, mais qu’on pouvait aussi se demander si le corps avait un comportement différent11. Selon Rublack, les changements et structures sociales influaient sur les façons dont le corps et la subjectivité étaient conçus12. Les rapports interpersonnels exerçaient, en somme, leur influence sur le corps individuel, mais le corps était en même temps un instrument pour exprimer ces échanges.
5Cet article veut montrer que l’examen minutieux des gestes et des qualités physiques qui permettaient de comprendre la nature de l’interlocuteur restait fondamental tout au long de l’époque moderne. Par conséquent, notre propos ne s’attache pas aux savoirs que l’expert est censé maîtriser ou construire, mais à son apparence. Tout d’abord, il semble presque impossible de reconstruire les composantes basiques des échanges d’expertise politique, puisqu’il s’agit d’éléments aussi éphémères que la voix, les gestes ou l’apparence13. En second lieu, le domaine de l’expertise politique à l’époque moderne n’est pas non plus facile à délimiter, puisqu’il s’agit d’un domaine toujours en construction et qui subit des changements notables au cours de la période. On peut s’inspirer de La piazza universale de Tommaso Garzoni qui considère les conseillers et secrétaires comme deux emplois – et presque deux professions – étroitement liés au domaine du politique14. Cette indication approximative permet ainsi de circonscrire le nombre de profils de ceux qui peuvent être considérés comme experts, sans utiliser une définition rigide et marquée par des concepts contemporains de l’expertise. On peut ajouter à cette délimitation que l’activité principale des conseillers – formels ou informels –, des ambassadeurs, et des secrétaires (au service de la monarchie ou d’un seigneur particulier) était la conversation. En troisième lieu, les traités théoriques consacrés à la figure du conseiller montrent souvent qu’ils dépendent d’autres sources plus générales sur la conversation et de traités sur le courtisan, les bonnes manières, la physionomie ou la chiromancie. Mais si l’analyse détaillée n’est pas simple, quelques indications nous suggèrent des idées plus précises sur le rapport entre présence physique et expertise et sur les transformations du rôle du corps de l’expert.
6Cette contribution veut montrer la dimension relationnelle de la présence de l’expert politique à travers l’analyse des vêtements, de l’oralité et de certaines fonctions du corps. Inspirés de Marcel Mauss, un des premiers à analyser comment les gestes les plus naturels étaient fabriqués par les normes collectives, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello ont désigné le corps comme « point frontière » au cœur de la dynamique culturelle15. Cet essai souhaite s’interroger, plus concrètement, sur l’enjeu d’interprétations socialement et culturellement déterminées relatives aux traits physiques du corps des conseillers et d’autres experts qui agissaient dans le domaine du politique. Le comportement face aux autres et l’aspect physique de ces experts ne furent pas simplement étudiés avec attention par les contemporaines : la présence du corps formait une partie essentielle des stratégies de validation sociale de l’autorité.
Vêtements
7À l’âge moderne, les habits avaient une valeur intrinsèque beaucoup plus importante que de nos jours. Dans leurs formes finales ou comme matière première, les tissus servaient pour échanger des services ou comme mode de paiement et d’accumulation de richesse. En outre, les vêtements et l’ornement des habits furent considérés comme des instruments de consolidation et de subversion de l’ordre social. Les apparences individuelles exprimaient l’édification ou l’effacement des limites entre les groupes sociaux, entre individus privilégiés et membres du peuple, entre personnes honnêtes et malhonnêtes, etc.16. Les qualités expressives des costumes surpassaient néanmoins la simple expression des différences sociales. Le luxe et la restriction du luxe, ou l’utilisation précise de l’or et de l’argent, étaient aussi un moyen d’expression de la piété et de la religiosité collectives, le vrai caractère d’une ville, voire de toute une monarchie17.
8Dans sa fameuse œuvre sur la civilité puérile, publiée en 1530 et réimprimée à de nombreuses reprises, Erasme de Rotterdam indique – dans un passage célèbre déjà souligné par Norbert Elias – que « le vêtement est le corps du corps18 ». Puisqu’il existait une connexion constante entre l’extérieur et l’intérieur, les vêtements offraient la possibilité d’une modification physique, soit temporaire, soit durable, du corps. Autour de 1760, la déploration de la féminisation des hommes et de leur accoutrement renvoie à une conception de la coutume comme seconde nature. Luis Antoine de Caraccioli, l’auteur du traité, attribue une telle conception à Horace, mais on trouve des expressions du même type chez Cicéron et saint Augustin. Pour Caraccioli, la contamination de l’intérieur par l’extérieur est induite par le contact physique du corps avec des tissus non appropriés : « On ne devient pas douillet comme un son, mais comme un habit d’hermine qu’on porte. Les mœurs se veloutent à force de ne porter que du velours19. » Apparence et essence semblaient être inexorablement liées.
9Ces considérations sur la concordance – très problématique – entre corps et vêtements, ou entre ornements extérieurs et qualités intérieures, sont très significatives pour notre propos. À travers le personnage du docteur, Suárez de Figueroa exprimait son objectif que « la prudence intérieure et le talent se manifestent par des démonstrations externes20 ». La discordance entre corps, vêtement et qualité était aussi une vraie préoccupation pour l’aristocrate espagnole Luisa María de Padilla, qui critiquait tout ornement et insistait sur l’importance des vertus intérieures, associées à l’âme dans un de ses célèbres traités sur les bonnes manières de la noblesse21. La relation entre l’apparence du corps et sa vraie nature se montrait donc incertaine : il n’existait pas de garantie sur les signes extérieurs, même quand il s’agissait de transformations physiques durables. Pour Lorenzo Ortiz, il convenait de se distinguer par la modestie du costume extérieur, mais il fallait d’abord commencer par les habits de l’âme. En revanche, quand quelqu’un commençait à « se réformer » – c’est-à-dire à modifier ses manières au sens religieux et moral – par « l’habit, la barbe et les cheveux », c’était plutôt le signe d’un changement fervent mais fragile et éphémère22. Enfin, les plus sceptiques, comme Suárez de Figueroa, se méfiaient radicalement de l’aspect extérieur et dévoilaient la figure des experts : « presque tous les professeurs de toutes les sciences » doivent être considérés comme des « fantômes, exhalations ; simple forme, pas plus qu’une apparence », tous sont « ostentation vaine, tous mensonge23 ».
10Malgré ces réticences, les vêtements s’avéraient un élément indispensable à l’identification des individus durant l’âge moderne. Les particularités nationales s’exprimaient grâce à la tenue et cet aspect était crucial dans la représentation d’un type particulier d’expert politique, l’ambassadeur. L’adoption par les ambassadeurs de tenues adaptées aux usages du pays qui les accueillait n’était pas simplement une question de politesse, mais une stratégie consciente. Lucas Gracián Dantisco – auteur d’un Galateo Español (1593) qui imite l’original de Giovanni della Casa – proposait l’exemple d’un ambassadeur « discret » qui, avant d’arriver à destination, envoyait un secrétaire pour acquérir des vêtements et des objets du quotidien adéquats aux usages nationaux. Outre cette recommandation stéréotypée, Gracián Dantisco affirmait que les vêtements étaient « une manière de gagner la volonté du seigneur et [de] mieux négocier » et concluait que ceux qui négligeaient l’importance des vêtements risquaient d ´ être reçus « à contrecœur et avec peu d’amour dans les conversations24 ». Dans la correspondance de Diego Saavedra Fajardo, on trouve un exemple de ce souci d’adaptation. Alors en partance pour la Bavière comme ambassadeur en 1633, le religieux et diplomate espagnol indiquait avoir choisi une tenue « à l’allemande » qui brillait mais s’accordait aussi avec la modestie propre à un ecclésiastique25. Si on peut considérer l’ambassadeur comme un expert de la négociation, une partie de son expertise consistait à ne pas se distinguer des gens avec lesquels il négociait. Concernant les diplomates, l’expertise se montrait d’abord dans la capacité d’adaptation et de changement de leur aspect extérieur.
11Les traités consacrés à la figure du conseiller n’étaient en revanche pas très explicites sur ses habits. Juan de Madariaga, religieux chartreux et chapelain du comte de Lemos, nous explique en termes assez vagues que le bon conseiller devait « sortir de chez lui avec une gravité modeste, et bien habillé ». Il précisait que ses vêtements ne pouvaient pas être « abîmés, ni usés, ni raccommodés26 ». Mais comme souvent dans l’ouvrage de Madariaga, la recommandation pouvait s’appliquer aussi bien aux moines qui participaient à l’administration du monastère qu’aux « sénateurs » ou hommes publics. À l’époque, il n’existait pas vraiment de représentation unifiée de l’accoutrement des conseillers parce qu’une dynamique plus puissante s’imposait. Comme l’indiquait l’écrivain et aristocrate Francisco de Quevedo, les honneurs qu’on donnait aux conseillers ne devaient pas « sortir de l’état de sa profession » et surtout ils ne devaient pas se confondre avec les distinctions accordées aux militaires27. Toge et épée devaient rester nettement différenciées et différentiables. Aux xvie et xviie siècles, les membres de la noblesse s’habillaient en aristocrates pour montrer leur autorité comme experts de la guerre et du gouvernement. La garnacha – un vêtement noir à manches longues – était en revanche réservée aux experts juristes des conseils et aux juges des Audiences royales et des Chancelleries castillanes.
12Bien qu’on ne trouve pas un type de vêtement associé exclusivement à l’expert politique, l’assimilation entre la célèbre robe noire, le poste de conseiller de Castille et l’honneur était claire. Sebastián de Covarrubias nous informe, dans son dictionnaire castillan de 1611, que la décision d’identifier les conseillers par cet habit remontait à Philippe II en 1579, et que cette toge leur servait de « défense et protection, pour que les gens leur obéissent et les révèrent28 ». En fait, cette initiative surgit après une altercation avec un conseiller dans les rues de Madrid. Philippe II ordonna alors que les seize letrados (juristes avec titre universitaire) et le président du Conseil de Castille revêtissent la longue robe noire, mais le souverain ratifiera cette décision apparemment ponctuelle dans d’autres instructions postérieures29.
13Cet habit s’installa rapidement et solidement dans le Conseil de Castille, et fut dès lors amplement accepté par tous les observateurs du moment. En 1617, un des personnages de Suárez de Figueroa souligna l’honneur associé aux vêtements noirs du conseil en se demandant : « Pourrait-il donc y avoir plus grande satisfaction pour toute notre lignée que de me voir fréquenter les rues de Madrid avec la pompe de la garnacha, avec le faste de l’Oidor30 ? » Ce prestige était destiné à perdurer. Óscar Mazín a montré le cas extraordinaire de García de Haro, comte de Castrillo, qui décida de changer son habit en 1630, et de porter la cape et l’épée à partir du moment où il hérita de son titre de comte. Le subit abandon de la garnacha de la part de García de Haro suscita les protestations des membres du Conseil, pour lesquels la représentation de la corporation dans son ensemble devait prévaloir sur l’aspect et les droits de ses membres particuliers31. Tamar Herzog a pour sa part montré le déplacement de signification de la garnacha, qui, dans le Lima du xviiie siècle, après avoir représenté un poste officiel devient une représentation personnelle. C’est du moins ce qu’indiquent les pétitions de José de Araujo y Río qui demandait à être reconnu publiquement comme togado après avoir terminé son mandat comme président de l’audience de la ville andine32.
14Ce ne fut pas un hasard si les changements dans la structure et les fonctions des conseillers dans la deuxième moitié du xviiie siècle s’accompagnèrent de nombreux commentaires sur les vêtements qui singularisaient l’expert. À la cour de Madrid, les gouvernements du marquis de la Ensenada puis du comte d’Aranda (1767-1773) virent l’ascension d’un groupe professionnel qui mêlait la fonction militaire à de nouvelles qualités comme experts. Ce groupe s’identifiait également par une tenue particulière et nouvelle au sein de l’administration de la monarchie : ceux qu’on appela les corbatas portaient la cravate, un des signes externes des militaires espagnols au xviiie siècle33. Il faut rappeler que les anciens letrados étaient jusqu’alors dénommés golillas en raison du collet circulaire en carton et toile blanche imposé après les réformes générales des tenues masculines promues par le Comte-Duc d’Olivares en 162434. Le déplacement ou la substitution des groupes d’experts se symbolisait donc par le changement dans la tenue des nouveaux membres des conseils.
15La correspondance d’Ensenada avec Ferdinand VI montre un souci clair de renforcer la spécialisation des membres de l’administration de l’État en fonction de leur « expérience » particulière. « Je ne suis pas, monseigneur, si sot pour me rendre ennemi des garnachas », dit le marquis, qui néanmoins proposera de réduire leur participation au domaine strictement judiciaire (civil et criminel) et de laisser les rapports avec Rome aux théologiens et le reste des affaires aux corbatas. Pour Ensenada, l’expertise des juristes était désormais insuffisante pour traiter des « points graves de pure pratique de Guerre, Marine ou État35 ». Mais il n’était pas simplement question de substituer un groupe à un autre, comme nous montre un rapport postérieur où Ensenada insistait pour écarter de l’administration fiscale et du maniement des finances de la monarchie aussi bien les corbatas que les togados (porteurs d’une toge d’avocat)36. Si les deux types d’experts pouvaient sans nul doute être distingués les uns des autres par leur tenue professionnelle, Ensenada remit toutefois en question l’autorité traditionnellement accordée à ces groupes. Les nouvelles exigences de l’expertise obligeaient à regarder plus loin que les vêtements.
16Plus intéressant encore, l’apparition de ce nouveau type de conseiller impliquait, pour certains observateurs, le déplacement des deux groupes précédemment identifiés comme experts dans le domaine du gouvernement et des conseils de la monarchie espagnole. Victorián de Villaba, procureur de l’Audience de Charcas (Sucre, Colombie), critiqua la fragmentation de l’expertise traditionnelle et dénonça l’apparition « d’une troisième entité de corbatas ou plumitifs, indûment introduits dans le sanctuaire du gouvernement ». Sa caricature satirique visait en réalité les « pages ou les favoris » du ministre des finances37.
17Les changements qu’on vient de montrer révèlent que l’association entre vêtement et expertise n’était pas automatique. L’autorité de la robe noire, comme symbole du conseiller de la monarchie espagnole, fut certes respectée et reconnue pendant au moins deux siècles. Mais la relation entre apparence et expertise ne se limitait naturellement pas aux habits formalisés. À l’époque moderne, le respect pour l’autorité que symbolisaient certains habits allait avec une méfiance constante pour les apparences extérieures. C’est pourquoi l’expertise était constamment réévaluée sur des bases plus précises et dans la proximité. La conversation – au sens élargi du terme – était le lieu privilégié pour démontrer la condition d’expert.
Voix et gestes
18L’oralité et la voix jouaient un rôle fondamental dans la pratique quotidienne des conseillers. Cette culture orale est indispensable à l’historienne et à l’historien pour reconstruire les nombreuses traces de conversations et de lectures à haute voix contenues dans la documentation issue des Conseils38. L’association weberienne entre l’écrit et l’expert n’étant encore fixée, on peut lire la satire de Francisco de Quevedo à l’encontre des arbitristas maladroits et incompétents comme la preuve d’un certain mépris pour l’écrit quand il n’était pas associé à d’autres qualités comme l’expérience ou l’autorité. Pour Quevedo, l’apparence extérieure des arbitristes, avec leurs « ceintures farcies de papiers » et la multitude des liasses qui dépassaient des ouvertures de leurs tuniques, se définissait par un excès de papiers39.
19La voix et les gestes se prêtaient à diverses techniques de manipulation et de contrôle, mais les contemporaines affirmaient aussi être capables de trouver quelques connexions significatives avec l’intérieur du corps. Luisa María de Padilla nous indique dans son Idea de nobles que « par l’inquiétude extérieure on reconnaît la maladie de l’esprit, tandis que la santé se reconnaît à la mesure ». Une attitude mesurée et calme servait à identifier la qualité des aristocrates : « un visage sérieux, des paroles et des pas graves » permettaient de distinguer extérieurement la condition nobiliaire d’un individu, même parmi ceux qui l’ignoraient40.
20Comme nous suggère ce texte général, à l’époque la présence physique du corps, la voix et la gestuelle étaient considérées et interprétées comme les manifestations extérieures des caractéristiques intellectuelles et morales. Padilla, qui aspirait à civiliser la noblesse castillane, condamnait les cris et les gestes démesurés. On trouve des indications plus concrètes dans la critique de la vie de la cour de Madrid faite par Suárez de Figueroa. Défenseur des vraies études et du comportement modéré, Figueroa se plaignait de l’attitude de ceux qui occupaient les charges de la monarchie. Ceux qui remportaient les postes étaient des individus « qui parl[aient] surtout avec une voix discordante » et qui supportaient « des visages sévères », le mépris et les refus jusqu’à parvenir à leurs fins. En revanche, les individus qui, selon Suárez de Figueroa, méritaient vraiment les emplois étaient ceux qui « accumul[ai]ent expérience, études et connaissances », mais qui se réprimaient dans les conversations et gardaient souvent le silence. Une telle modestie les empêchait d’obtenir un poste à Madrid41. Francisco de Quevedo insistait sur cette contradiction en dressant le portrait satirique d’un benêt d’avocat, pourvu d’une très riche bibliothèque mais sans véritable érudition ni connaissance. Pour autant, ce personnage « était renommé pour la sonorité de sa voix, l’efficacité de ses gestes, l’immense flot de paroles avec laquelle il inondait les autres avocats42 ». La description invite clairement à se méfier de ceux qui semblaient excessivement experts. Figueroa et Quevedo suggèrent, au contraire, que le vrai savoir restait discret dans la conversation.
21Des indications précises portant sur la façon idéale d’exprimer ses propres idées, parfois similaires aux recommandations des manuels de conversation, apparaissent souvent dans les traités sur les conseillers43. Le Portugais Bartolomeu Felippe, auteur d’un traité sur le conseil en 1584, indiquait que les principes de la bonne conversation s’appliquaient aussi bien à ceux qui parlaient qu’à ceux qui écoutaient. Les conseillers devaient écouter « avec attention » tandis que le contrôle du corps était d’une importance extrême : ils devaient s’assoir bien droit, sans « s’appuyer sur le dossier ni s’affaler sur leur siège » et ne devaient se montrer ni « fier ni hautain44 ». Il ne s’agissait pas seulement d’énoncer une didactique morale ou des normes de bon comportement, mais surtout d’élaborer une technique pour empêcher l’autre de pouvoir lire les intentions sur un visage. Celui qui écoute, signalait Felippe, n’interprète pas seulement les paroles de son interlocuteur, mais aussi « la tristesse de la personne, le regard dévié, le corps de travers, la mauvaise posture des jambes45 ».
22L’expert devait aussi maintenir certaines limites acceptables dans sa façon de répondre et de contredire ses interlocuteurs, et on trouve à cet égard des indications assez précises pour des situations spécifiques. Felippe nous indique clairement que le bon conseiller devait « garder son calme et ne pas réagir à chaque parole, même si les paroles et les raisonnements qu’il entend[ait] lui sembl[ai]ent désagréables46 ». Juan de Madariaga affirmait pour sa part que :
« Au cas où les affaires forcent le conseiller à protester ou contredire le président du conseil, et que le conseiller trouve que le supérieur l’interrompt avec des paroles rudes en le contredisant, le conseiller doit éviter de répondre, et ne doit même pas tourner la tête pour le regarder. Parce que ne serait-ce qu’un regard chargé de fureur ou un ton de voix un peu plus haut que de coutume, peuvent être considérés comme des signes de dédain47. »
23Finalement, le journal manuscrit du secrétaire de Philippe II Mateo Vázquez de Leca (c. 1544-1591) montre l’acceptation personnelle ou l’intériorisation de ces principes. Selon Leca, « les hommes publics doivent parler peu » et leurs paroles être prononcées avec un « visage joyeux et serein ». À tous ceux qui viennent traiter de leurs affaires à la cour, il faut éviter de répondre avec des paroles « sévères, désagréables ou hautaines » et ne jamais hausser le ton48.
24Les interventions pour donner son avis ou contredire les autres conseillers ne devaient pas non plus être très longues, assurait Felippe en suivant les Avvedimenti Civile de Giovanni Francesco Lottini (1574). Par ce comportement, le but recherché était non seulement de faire passer un message ou un conseil particulier, mais avant tout de paraître un véritable expert et rien d’autre, puisqu’on en trouvait « certains qui ressembl[ai]ent plus à des professeurs qui lis[ai]ent et dissert[ai]ent dans les écoles qu’à de vrais conseillers49 ». D’autres recommandations sur la brièveté des interventions des experts, indiquent aussi quelques conditions pour se différencier d’autres situations communicatives, et particulièrement de la conversation dans les universités ou celle des philosophes. Les manières de parler devaient en somme s’adapter en s’attachant à au moins deux principes : maintenir son calme pour ne pas montrer les intentions et ne pas parler très longuement ; c’est-à-dire, ne pas parler comme un érudit éloigné du maniement quotidien des affaires.
Corps
25Le fameux traité du rhétoricien espagnol Fadrique Furió Ceriol, intitulé El Concejo i consejeros de principe, publié en 1559 et traduit en latin, en italien et en anglais en moins de dix ans, consacre un chapitre entier aux « Qualités du conseiller en ce qui concerne le corps50 ». La première qualité que doit posséder le conseiller renvoie à son âge, et le chiffre proposé provient sans doute de la tradition classique : entre trente et soixante ans. Or, pour Furió, l’âge de l’expert n’est pas seulement important en soi, mais aussi parce que « le peuple respecte et a confiance en ces conseillers51 ». L’aspect physique renvoie enfin à un imaginaire social.
26L’importance du jugement commun explique l’insistance du médecin Juan Huarte de san Juan, auteur du non moins fameux traité Examen de ingenios (1575), sur l’apparence du roi qui doit être « beau et charmant » pour s’assurer de l’amour de ses sujets52. La même notion, encore une fois d’origine platonicienne, fut appliquée également au conseiller idéal de Furió : « de visage beau et gracieux, puisque ceux qui possèdent le don de cette qualité sont respectés, aimés et gagnent de l’autorité53 ». Évidemment, la beauté est objet de négociation et ne correspond à aucun type fixe. Par ailleurs, la description imaginaire du physique de Tacite par Saavedra Fajardo nous indique que la beauté n’était pas d’une valeur absolue et que d’autres traits physiques pouvaient s’associer avec l’expertise politique. Selon Fajardo, l’acuité et la sagacité de l’historien classique se traduisaient hypothétiquement par ses « sourcils bas, et son nez aquilin » mais aussi par une façon particulière de marcher, avec des pas « qui gagnent plus de terrain que les pas des autres54 ». Si Huarte fut capable d’argumenter en même temps que le roi devait être blond et que le Christ était blond parce que ses cheveux étaient de « couleur noisette », la beauté de l’expert nous renvoie plus à l’instabilité du rapport d’autorité et de confiance qu’à des caractéristiques physiques bien déterminées55. Cependant, quelques indications se répètent et forment des associations relativement stables.
27Le rapport entre apparence physique et capacités intellectuelles fut par exemple codifié dans des stéréotypes aussi durables que la barbe du philosophe ou les cheveux blancs des conseillers. Dans cet imaginaire, qui renvoie toujours à une masculinité hégémonique, la connexion entre corps et représentation était constamment soulignée. Madariaga, par exemple, affirmait que « l’âge mûr, plus joliment orné de cheveux grisonnants que les dames avec tous leurs bijoux, fai[sai]t du Sénateur [le terme générique que Madariaga utilise pour le conseiller] quelqu’un de très grave et vénérable56 ». Bien évidemment, on sait que les femmes donnaient des conseils et agissaient comme des expertes dans les domaines les plus variés, mais on retrouve la même image partout. L’autorité et la reconnaissance des capacités comme conseiller semblent être en relation étroite avec une masculinité mûre dont il est simple de lire les signes. Ainsi, dans tous les conseils espagnols, à l’exception du Conseil d’État, la norme de la coutume dictait que les plus jeunes expriment leur opinion et leur vote avant d’écouter les plus âgés.
28Tout de même, on trouve parfois des visions plus nuancées, comme celle de Luisa María de Padilla qui nous signale que les « véritables cheveux blancs » sont « jugement et vertu57 ». Ou celle du chroniqueur Andrés de Almansa y Mendoza qui affirme que « les cheveux gris en raison de l’âge en imposent davantage s’ils le sont en raison de la sainteté et les lettres58 ». Ou encore celle de Quevedo quand il décrit le sénat de Venise, « cerveau de l’Europe », comme une harmonie de différentes voix : « graves et légères, de vieux et de jeunes hommes, les uns doctes par les connaissances les autres par les expériences59 ». Derrière ces considérations, on devine une masculinité qui se développe progressivement, et dont l’âge n’est pas une condition indispensable mais un objectif final.
29En raison de la théorie humorale prédominante aux xvie et xviie siècles, il était possible d’établir un rapport bidirectionnel entre la composition du corps et le comportement quotidien. Erasmus rappelait que « corporis habitum præter naturam deformant » et un siècle plus tard Luisa María de Padilla affirmait encore qu’il n’y avait pas « de maladie plus mortelle que la mauvaise coutume », parce que les mauvaises habitudes et la négligence « endurcissent le cœur60 ». Il est pourtant nécessaire, indique Padilla, de « connaître son naturel » dès le plus jeune âge afin de « le corriger » dans la mesure du possible61. Plusieurs facteurs pouvaient contribuer à l’amélioration ou à la contention de cette nature originelle, dans lesquels on inclut souvent – comme on le verra par la suite – l’alimentation.
30En effet, l’ensemble des habitudes alimentaires, et pas uniquement les manières à table, fut objet de réflexion à une époque où les recommandations de sobriété étaient nombreuses. La longue tradition de modération dans les repas comptait toute une série de défenseurs, le traité pionnier de l’italien Luigi Cornaro, De Vita Sobria, fut une référence majeure. Selon la formule très répandue pour exprimer ce principe de frugalité, « les hommes ne vivent pas pour manger mais ils mangent pour vivre62 ». Outre un avertissement sur la politesse des mœurs, la phrase ajoutait aussi des considérations sur l’effet des aliments sur les capacités intellectuelles. La nourriture était censée connecter les hommes avec leurs essences les plus primaires puisque, comme l’indique Lorenzo Ortiz, « le sens du goût est le sens qui nous apparente le plus à des brutes63 ». Et ce lien avec les animaux semble fonctionner dans les deux sens. Si pour Ortiz, une façon immodérée de manger peut dévoiler la nature « bestiale » de quelqu’un, pour le Portugais Pero de Magalhaes Gândavo, l’excès d’alimentation explique aussi les comportements empotés de quelques animaux. Gândavo conclut que « manger en excès non seulement élimine la prudence, la forteresse d’esprit et la vivacité de l’ingéniosité des hommes, mais agit de même chez les animaux64 ».
31Cette association entre le désordre alimentaire et l’incapacité de jugement ainsi que toutes les indications antérieures en faveur de la modération, s’inscrivent dans la tradition chrétienne qui dénonce le péché de gourmandise. Il n’est pas très surprenant de trouver des critiques similaires chez un auteur religieux comme Juan de Madariaga. Ce dernier dénonce la mauvaise façon de parler et de marcher ou le « désordre dans la façon de manger et de boire » tout comme la corruption, la vengeance ou l’ambition démesurée des conseillers65. Cette tradition offre aussi le ressort satirique d’une scène de conseil qu’on trouve sous la plume de Quevedo dans La fortuna con seso y la hora de todos. Les événements se déroulent à l’intérieur d’une taverne après un repas très copieux. Le « seigneur », déjà sur le point de vomir, est entouré de flatteurs qui le comblent de mauvais conseils et lui cachent la vérité – il vient de perdre deux navires – avec des aphorismes. Or, ce « grand glouton », imaginé par Quevedo, accepte toutes ces paroles parce qu’il ne cherche qu’à « justifier sa faiblesse66 ».
32La complexion ou constitution du corps, qui est la troisième qualité examinée par Furió Ceriol, est à la fois une caractéristique naturelle et le résultat d’habitudes alimentaires et de discipline du corps. En ce qui concerne les conseillers très maigres, « le peuple se moque d’eux et les estime bien peu ». Selon Furió, le corps doit être « de hauteur et de grosseur moyennes, parce que tout extrême à cet égard est mal reçu et retire l’autorité qui appartient au Conseiller67 ». Juan Huarte de San Juan est du même avis : « en ce qui concerne le caractère, il vaut mieux une stature modérée, pour les hommes tempérés, qu’une grande ou une petite taille68 ». Chez les deux auteurs, ce type de considérations générales donne lieu à des commentaires beaucoup plus détaillés. Pour Furió, par exemple :
« Rares sont les occasions où on a vu le savoir et la prudence chez un homme très grand, en particulier s’il était très maigre et avait un cou long ; parce qu’on n’hésite pas à qualifier cet individu de malhabile et infructueux, et ainsi les gens considèrent ce proverbe très justifié : “long et maigre, très grand sot”. Chez l’homme très petit on ne trouve pas un tel nombre de défauts pour le gouvernement […] mais ils sont colériques et présomptueux, et le peuple se moque d’eux et a peu d’estime pour eux69. »
33Les indications de Furió Ceriol montrent une attention particulière à certains traits physiques (comme un cou très long), mais aussi l’effet comique que peuvent susciter les corps qui n’entrent pas dans les normes et le lien entre aspect physique et autorité. Les critiques sur la stature se répètent donc avec les très gros et les extrêmement maigres, « parce que tout le monde rit en regardant un homme qui est un tonneau, ou un autre qui ressemble à un congre séché au soleil qu’on mange en Carême ». À cette complexion risible s’ajoute un ensemble de problèmes dus aux humeurs, qui permettent à Furió de conclure que « tous les deux sont inhabiles pour le gouvernement70 ».
34Furió Ceriol propose, en définitive, une espèce de cabinet de relations publiques avant la lettre. Toutes ses indications relatives aux qualités physiques des conseillers visaient non seulement à trouver le bon candidat, mais aussi à éviter la critique du peuple face à la mauvaise réputation de certains types ou caractéristiques corporels « communément détestés71 ». Le corps établissait, dans les rapports sociaux, la frontière entre le comique et le sérieux, comme le montre magistralement Miguel de Cervantes avec son Don Quichotte. L’aspect physique des deux personnages principaux correspond très minutieusement aux indications de Furió Ceriol. Don Quichotte est long et très maigre, tandis que Sancho Panza est décrit rond et petit. Ces caractéristiques physiques servent à construire une image comique, et souvent antithétique, des capacités des deux personnages dans les moments où Cervantes les place en position d’exercer des rôles d’expert ou de dispensateur de conseils. De multiples épisodes nous parlent de l’inhabilité de l’hidalgo et l’échec de Sancho à gouverner l’Île Barataria confirme son incapacité.
35Longuement annoncé par Don Quichotte, le gouvernement de Sancho n’est en réalité qu’une supercherie échafaudée par les personnages aristocratiques du duc et de la duchesse visant à le tourner en ridicule. Sancho fait ainsi l’objet de toute une série de moqueries sur son intelligence, ses vêtements, son comportement et son apparence. Sancho souffre particulièrement du régime alimentaire très restreint imposé par le docteur Pedro Recio, qui le force à un déjeuner frugal de conserva (fruits conservés dans du sucre ou du miel) et d’eau froide, en lui indiquant que les aliments « délicats avivent l’esprit72 ». Sancho finit par renoncer au poste et, dans son dernier discours, l’écuyer reconnaît en partie son incapacité. Cependant, Sancho se livre aussi à une défense de sa liberté et de sa volonté de retourner à ses gazpachos, une soupe épaisse à base de pain que Sebastián de Covarrubias définit comme une « nourriture de moissonneurs et gens grossiers73 ». Dans le roman de Cervantes comme dans les traités sur le conseil, on trouve une conscience claire que l’apparence et les habitudes du corps sont une source d’autorité. Le domaine du sérieux est lié à un modèle physique dont toute déviation devient l’objet de critique et d’ironie.
36Comme nous indique Valentin Groebner, la complexion qui, dans ses origines grecques, signifiait le mélange approprié des humeurs, devient de plus en plus précise à l’âge moderne jusqu’à désigner une caractéristique individualisée des personnes. La complexion renvoie à la nature inchangeable de la personne, à son essence immuable, mais, paradoxalement, elle change aussi tout au long de la vie et avec les émotions, les maladies, les médicaments et même le climat74. La maladie était, sans doute, un élément très courant de discussions et alimentait les commentaires à Madrid. Divers problèmes physiques comme les fièvres, les attaques de goutte, les maux d’estomac et la mélancolie qui affectaient certains conseillers, font partie des nouvelles quotidiennes transmises par Luis Cabrera de Córdoba ou Andrés de Almansa y Mendoza. Mais la maladie des souverains et des hommes politiques n’était pas uniquement une donnée physique. Bien au contraire, le comportement du corps permettait de renouveler les conditions de négociation politique.
37La deuxième qualité analysée par Fadrique Furió Ceriol concerne la composition du corps. Selon lui, le conseiller devait être exclusivement sanguin ou colérique, « et non pas d’autre complexion » ; c’est-à-dire, ni mélancolique ni flegmatique75. Mais il est important de rappeler que Furió nous parle toujours de perceptions stéréotypées. Belén Atienza a montré que même si la mélancolie était considérée comme un problème grave, certains types de conditions mélancoliques pouvaient être envisagés plus positivement dans certains registres, comme pour le génie de l’artiste. Les attaques de mélancolie du duc de Lerma, bien connus de ses contemporains, ouvraient un espace de négociation à partir de sa condition corporelle et lui permettaient par exemple de reporter certaines affaires ou forçaient l’attention du roi76. Aucune complexion n’empêchait cependant l’exercice de la politique, mais les différents états du corps jouaient un rôle très significatif dans les relations à la cour.
*
38La « présence » du corps était conçue comme un ensemble sans frontières d’apparence, de langage et d’attitude. Ces différents niveaux ou couches étaient inexorablement entrelacés et n’ont été isolés que pour les besoins de l’analyse. La présence individuelle inclut, inexorablement, tous les éléments artificiels qui contribuent à construire l’apparence extérieure. D’une part, les vêtements jouent un rôle crucial à l’époque moderne, et on trouve de nombreuses indications sur l’adéquation et l’inadéquation des diverses tenues selon les lieux et les circonstances. D’autre part, le comportement de l’expert doit être analysé au sens élargi du terme pour inclure les mouvements des mains et des yeux, le ton et la modulation de la voix, la manière de se déplacer dans l’espace du conseil, etc. Ces modes d’interaction furent l’objet d’une série d’indications théoriques que l’on retrouve dans de nombreux traités de bonnes manières, mais aussi dans la tradition de l’actio rhétorique, qui vise à régler la manière dont l’orateur peut maximiser l’efficacité de son discours à travers ses gestes et le contrôle de sa voix.
39Ces strates de l’apparence individuelle renvoient à des éléments qu’il est possible de modifier selon les circonstances. Mais le corps naturel ou biologique, issu de la composition et de la circulation des fluides corporels, n’est pas complètement séparé des éléments qui modifient son apparence superficielle. En effet, il y a toujours une possibilité d’éducation et d’adaptation – grâce à des règles de comportement –, de la nature ou du physique des individus. La différence entre « nature » et « coutume » ou habitude, d’origine aristotélique (Eth. Nic. 1103b), qui occupe un lieu central pendant l’époque moderne, ne permet pas de séparer un « intérieur » et un « extérieur » du corps. Il souligne, bien au contraire, la relation entre les différents aspects de la présence physique.
40L’importance associée aux fluides et aux humeurs, très évidente dans le traité de Furió et chez la plupart des auteurs du xvie siècle, déclina progressivement à partir du xviiie siècle. Les organes solides, le cerveau et le système nerveux remplacèrent le ventre et les entrailles (les contenants des humeurs) comme référents de soi et des sentiments77. Et le déclin de la physionomie, de la science pour interpréter les aptitudes et les penchants des personnes grâce aux signes extérieurs du corps, semble en être le corollaire78. Mais même si l’on accepte les théories de la dépersonnalisation de l’administration, la disparition de la théorie humorale et la croissante abstraction philosophique de la notion d’être humain, il faut reconnaître la centralité de la conversation dans la culture des apparences aux xvie et xviie siècles : l’interaction en face-à-face était toujours considérée comme la source d’information la plus fiable. Le corps de l’expert et sa présence complexe jouaient par conséquent un rôle essentiel dans l’application de ses savoirs. L’expertise politique se déroulait sous la forme d’un dialogue, et l’interprétation de la validité des réponses et des informations ne dépendait pas exclusivement du contenu des paroles, mais de l’ensemble des gestes physiques et des appréciations personnelles où s’inscrivait cet échange d’informations.
Notes de bas de page
1Cet article s’inscrit dans le projet de recherche « La nación traducida. Ecologías de la traducción, 1668-1830 » (PGC2018-095007-B-100), financé par le MINECO. Je remercie Héloïse Hermant et Marion Brétéché pour leur invitation et Anne Dubet, Sylvain André et tous les participants du colloque pour leurs nombreuses et très intelligentes suggestions. Suárez de Figueroa Cristóbal, El passagero. Advertencias utilísimas a la vida humana, Madrid, Luis Sánchez, 1617, fo 145 vo.
2Schober Sarah-Maria, « Masters of the nose. How early modern physicians staged their sense of smell and acted on the edge », Communication présentée au « Workshop Sensible communities. The senses and community formation in early modern cities and towns », Tübingen, 6 décembre 2018.
3Brieude Jean-Joseph de, « Mémoire sur les odeurs que nous exhalons, considerées comme signes de la santé et des maladies », Histoire et Mémoires de la Société Royale de Médecine, no 10, 1789, cité dans Corbin Alain, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier, 1982, p. 46. Pour les traces et blessures laissées par quelques métiers spécifiques voir Farge Arlette, « Les artisans malades de leur travail », Annales ESC, no 32/5, 1977, p. 997-998. Voir aussi Thomas Keith, « Introduction », in Jan Bremmer et Herman Roodenburg (éd.), A cultural history of gesture. From Antiquity to the present day, Oxford, Blackwell, 1991, p. 2.
4Courtine Jean-Jacques, « Le corps inhumain », in Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, t. I : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, p. 393.
5Weber Max, Economy and society. An outline of interpretive sociology, éd. Guenther Roth et Claus Wittich, Berkeley/Los Angeles, University of California press, 1978, vol. 2, chap. xi : « Bureaucracy », p. 957.
6Turner Bryan S., The body & society. Explorations in social theory, 3rd edition, Londres, Sage publications, 2008, p. 33 ; Butler Judith, Bodies that matter. On the discursive limits of “sex”, Londres/New York, Routledge, 1993, p. 28-31.
7Muchembled Robert, « The order of gestures : a social history of sensibilities under the Ancien Regime in France », in Jan Bremmer et Herman Roodenburg (éd.), A cultural history, op. cit., p. 141-142.
8Braddick Michael J. (éd.), The politics of gesture : historical perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, p. 21, 35.
9Ranum Orest, « Courtesy, absolutism, and the rise of the French state, 1630-1660 », The Journal of Modern History, 1980, no 52 (3), p. 426.
10Ibid., p. 430.
11Rublack Ulinka, « Fluxes : the early modern body and the emotions », History Workshop Journal, no 53, 2002, p. 6.
12Ibid., p. 13.
13Pour une discussion sur les sources pour une histoire des gestes, voir Bremmer Jan et Roodenburg Herman (éd.), A cultural history, op. cit., p. 2 et 131-133.
14Garzoni Tommaso, La piazza universale di tutte le professioni del mondo, Venise, Giovanni Battista Somascho, 1586, p. 234.
15« Préface générale », in Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, t. I, op. cit., p. 11.
16Alvarez-Ossorio Alvariño Antonio, « Rango y apariencia : el decoro y la quiebra de la distinción en Castilla (siglos xvi-xviii) », Revista de Historia Moderna : Anales de la Universidad de Alicante, no 17, 1998-1999, p. 267-276.
17Martínez Bermejo Saúl, « Beyond luxury : sumptuary legislation in 17th-century Castile », in Gunther Lottes, Eero Medijainen et Jon Vidar Sigurðsson (dir.), Making, using and resisting the law, Pise, Pisa University Press, 2008, p. 94-95.
18Erasmus Desiderius, De civilitate morum puerilium, Bâle, Froben, 1530, p. 20.
19Caraciolli Louis-Antoine de, Le livre des quatre couleurs, s. l. n. d. (1759-1760), p. 50, cité dans Vigarello Georges (dir.), Histoire du corps, op. cit., p. 172.
20Suárez de Figueroa Cristóbal, El passagero, op. cit., fo 481 ro.
21Padilla Luisa María, Idea de nobles y sus desempeños en aforismos : parte quarta de Nobleza virtuosa, Saragosse, Hospital real y general de nuestra señora de gracia, 1644, p. 275-276.
22Ortiz Lorenzo, Ver, oír, oler, gustar, tocar : empresas que enseñan, y persuaden su buen uso, en lo político, y en lo moral, Lyon, Anisson, Possuel et Rigaud a costa de Francisco Brugieres, y Compañía, 1686, p. 47.
23Suárez de Figueroa Cristóbal, El passagero, op. cit., fo 145 ro.
24Gracián Dantisco Lucas, Galateo español, éd. Enrique Suárez Figaredo, p. 61. [http://users.ipfw.edu/jehle/CERVANTE/othertxts/Suarez_Figaredo_GalateoEspanol.pdf].
25Aldea Vaquero Quintín, España y Europa en el siglo xvii Correspondencia de Saavedra Fajardo, t. I : 1631-1633, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1986, p. 43.
26Madariaga Juan de, Del senado y de su principe, Valence, Felipe Mey, 1617, p. 303.
27Quevedo Francisco de, La fortuna con seso i la hora de todos. Fantasía moral, Saragosse, herederos de Pedro Lanaja, 1650, p. 208.
28Covarrubias Sebastián de, Tesoro de la lengua castellana o española, Madrid, Luis Sánchez, s. v.
29Mazín Óscar, « Ascenso político y “travestismo” en la corte del rey de España : un episodio de la trayectoria de don García de Haro, segundo conde de Castrillo », Pedralbes, no 32, 2012, p. 100.
30Suárez de Figueroa Cristóbal, El passagero, op. cit., fo 149 ro.
31Mazín Óscar, « Ascenso político », art. cité, p. 97.
32Herzog Tamar, Upholding justice : society, state, and the penal system in Quito (1650-1750), Ann Arbor, University of Michigan Press, 2004, p. 229-232.
33Voir Real Academia de la Lengua, Diccionario de la lengua Castellana, Madrid, Francisco del Hierro, 1726-1739, t. IV, s. v.
34Martínez Bermejo Saúl, « Beyond luxury », art. cité, p. 95.
35Ensenada Marqués de la, « Dictamen sobre la suficiencia del Gobernador del Consejo y juicio que hace de los Golillas », 15 décembre 1747, in Antonio Rodríguez Villa, Don Cenón de Somodevilla, Marqués de la Ensenada. Ensayo biográfico, Madrid, M. Murillo, 1878, p. 168.
36« Representación que hizo Ensenada al Rey sobre el estado general de la Monarquía y medios de engrandecerla (1751) », in Antonio Rodríguez Villa, op. cit., p. 138.
37Portillo Valdés José María (éd.), La vida atlántica de Victorián de Villaba, Madrid, Fundación Mapfre/Doce Calles, 2009, chap. ix : « De los infinitos empleos que no son militares ni togados », p. 113-114.
38Martínez Bermejo Saúl, « Voice, orality, and the performance of political counsel in early modern Spain », The Historical Journal, no 61, 4, 2018, p. 894-895.
39Quevedo Francisco de, La fortuna con seso, op. cit., p. 40.
40Padilla Luisa María, Idea de nobles, op. cit., p. 330.
41Suárez De Figueroa Cristóbal, El passagero, op. cit., fo 41 vo-42 vo.
42Quevedo Francisco de, La fortuna con seso, op. cit., p. 49-50.
43Burke Peter, « The art of conversation in early modern Europe », in The art of conversation, Cambridge, Polity Press, 1993, p. 91-95.
44Felippe Bartolomé, Tractado del consejo y de los consejeros de los Príncipes, Coimbra, Antonio de Mariz. 1584, fo 98 ro.
45Ibid., fo 98 vo.
46Ibid., fo 97 ro.
47Madariaga Juan de, Del senado, op. cit., p. 319.
48Vázquez de Leca Mateo, Documentos y avisos de Mateo Vázquez para sí mismo, Bibliothèque nationale d’Espagne, Ms. 18635/54.
49Felippe Bartolomé, Tractado del consejo, op. cit., fo 81 vo.
50Furió Ceriol Fadrique, El concejo i consejeros de príncipe, Anvers, Viuda de Martín Nuncio, 1559, chap. iii.
51Ibid., fo 57 ro-vo.
52Huarte de San Juan Juan, Examen de ingenios para las sciencias, Huesca, Joan Pérez de Valdivieso, 1581, chap. xiv, p. 308.
53Furió Ceriol Fadrique, El concejo, op. cit., fo 62 ro.
54Saavedra Fajardo Diego de, República literaria, in Obras completas, éd. Ángel González Palencia, Madrid, M. Aguilar, 1946, p. 1154.
55Huarte de San Juan Juan, Examen de ingenios, op. cit., p. 316.
56Madariaga Juan de, Del senado, op. cit., p. 237.
57Padilla Luisa Maria de, Lágrimas de la nobleza, Saragosse, Pedro Lanaja, 1639, p. 70-71.
58Cartas de Andrés de Almansa y Mendoza : novedades de esta corte y avisos recibidos de otras partes, 1621-1626, éd. Feliciano Ramírez de Arellano (Marquis de la Fuensanta del Valle) et José Sancho Rayón, Madrid, Miguel Ginesta, 1886, p. 255.
59Quevedo Francisco de, La fortuna con seso, op. cit., p. 100.
60Erasmus Desiderius, De civilitate, op. cit., p. 16 ; Padilla Luisa María de, Idea de nobles, op. cit., p. 93.
61Padilla Luisa Maria de, Idea de nobles, op. cit., p. 94.
62Padilla Luisa Maria de, Lágrimas de la nobleza, op. cit., p. 359. Voir aussi Suárez de Figueroa, El passagero, op. cit., p. 356.
63Ortiz Lorenzo, Ver, oír, op cit., p. 178
64Gândavo Pero de Magalhaes, Historia da provincia da Santa Cruz a que vulgarmente chamamos Brasil, Lisbonne, João Lopez, 1576, fo 21 vo.
65Madariaga Juan de, Del senado, op. cit., p. 236.
66Quevedo Francisco de, La fortuna con seso, op. cit., p. 32-34.
67Furió Ceriol Fadrique, El concejo, op. cit., fo 59 vo.
68Huarte de San Juan Juan, Examen de ingenios, op. cit., chap. xiv.
69Furió Ceriol Fadrique, El concejo, op. cit., fo 60 ro.
70Ibid., fo 60 vo.
71Ibid., fo 61 ro.
72Cervantes Saavedra Miguel de, El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, éd. Francisco Rico, Barcelone, Crítica/Instituto Cervantes, 1998, chap. li, p. 1045. Voir en général les chapitres xlvii-lviii.
73Ibid, chap. lxiii p. 1065. Covarrubias Sebastián de, Tesoro, s. v.
74Groebner Valentin, « Complexio/complexion. Categorizing individual natures 1250-1600 », in Lorraine Daston et Fernando Vidal (éd.), The moral authority of nature, Chicago, Chicago University Press, p. 369.
75Furió Ceriol Fadrique, El concejo, op. cit., fo 58 ro.
76Atienza Belén, El loco en el espejo : locura y melancolía en la España de Lope de Vega, Amsterdam/New York, Rodopi, 2009, p. 101-105.
77Porter Roy, Flesh in the age of reason The modern foundations of body and soul, Londres, Allen Lane, p. 173.
78Courtine Jean-Jacques, « Le miroir de l’âme », in Georges Vigarello (dir.), op. cit., p. 321-325.
Auteur
Universidad Autónoma de Madrid

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