Chapitre III. Avec les élèves : trouver chacun sa place
p. 87-120
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Index géographique : France
Texte intégral
1Parce qu’elle n’est pas seulement relation entre deux personnes, mais qu’elle est adressée à des élèves, une classe, c’est véritablement au cours de sa réalisation que l’intervention d’un tiers est mise à l’épreuve. Nul doute qu’il pèse des attentes institutionnelles et normatives très fortes sur les modalités d’investissement des maîtres pendant cette intervention : le « bon enseignant » serait celui qui se mobilise dans la prise en charge des élèves, alors que celui qui reste sur « la touche » se caractériserait par une inactivité, une passivité condamnables. Or, regarder ce qui se passe, est-ce ne rien faire ? Corriger des copies pendant l’intervention, est-ce manifester un désintérêt pour ce qui se passe ? Que dire aussi de ces enseignants qui, d’un domaine d’activité à l’autre, d’un moment dans la séance à un autre, montrent des engagements très variables ? Autant que sur le devant de la scène, dans l’action de l’enseignant proprement dite, c’est à sa périphérie, dans ce qu’il ne fait pas, que se donne à comprendre son travail. D’où notre choix de privilégier ici l’analyse des situations où l’intervenant prend en charge la classe. Au reste, c’est lui qui, pour la totalité de nos observations, dirige l’activité des élèves. À côté de ces situations où le maître fait sa place à une « présence supplémentaire » dans sa classe, nous nous attachons à celles qui l’obligent à trouver sa place quand c’est le partenaire qui prend en main l’activité des élèves. Comment rester le « maître de la classe », quand c’est l’intervenant qui est le maître d’œuvre de la séance ? Quelle activité déployer dans ces situations où, à la limite, l’enseignant peut « partir faire ses courses et revenir trois quarts d’heure après » ?
Le maître « acteur » : une participation toute en nuances
2L’intervention d’un tiers dans la classe oblige à trancher, soit au préalable après concertation, soit tacitement en situation, cette question première : qui, au cours de cette intervention, dirige l’activité de la classe ? Sauf à se répartir les élèves, c’est dans un même espace investi par la classe que maître et intervenant sont amenés à cohabiter. Impossible ici de penser une stricte équivalence entre les activités respectives du maître et d’un tiers adressées aux élèves. Dans ces conditions, ce que M. Tardif et C. Lessard (1999) nomment la « structure cellulaire du travail enseignant » se trouve à la fois profondément bouleversée et maintenue dans son principe. « C’est comme sur un bateau, les ordres ne doivent venir que d’une seule personne », disait plus haut une enseignante. Aussi bien les entretiens que nos observations dans les classes soulignent la pertinence et la richesse de cette métaphore. À la classe, il faut une seule tête, un « capitaine » chargé de la conduire à bon port. Comment le maître peut-il rester ce capitaine quand ce n’est pas lui qui tient directement le gouvernail ? Quand l’intervenant prend en charge la séance, l’activité du maître consiste à « assister » (à) l’intervention. Ce verbe « assister » se décline pour les enseignants selon deux postures très différentes : celle de l’« acteur », secondant l’intervenant, aidant ses élèves ; celle du « spectateur », même si bien sûr dans l’action, participer n’empêche pas de regarder et regarder n’exclut pas d’intervenir. Si assister c’est d’abord être présent, il y a bien différentes manières d’être « en recul » ou de « participer » à l’intervention. Mais, quelles que soient ces modalités de présence, elles s’inscrivent dans la logique même de la position qui est faite au maître pendant cette intervention : être dedans et dehors en même temps. Que l’enseignant soit « spectateur » ou « acteur », il n’est jamais tout à fait extérieur à l’intervention, il n’est jamais non plus complètement dedans. Intériorité et extériorité s’impliquent réciproquement, elles sont travaillées ensemble, participent d’un même ajustement du maître à la situation qui lui est donnée à vivre. Toutes ces modalités de présence du maître sont l’expression d’équilibres différents et mobiles entre « rester à sa place », celle de second par rapport à l’intervenant, et « prendre sa place » en tant que maître de la classe.
Donner et prendre sa place
3Quand le maître se représente clairement comme celui qui dirige par ses consignes l’activité des élèves, il peut laisser à un tiers le soin de trouver sa place dans son intervention, par exemple en « allant voir les enfants » en fonction de leur difficulté à accomplir le travail prescrit ou en s’attachant d’emblée à certains. Au maître revient d’impulser une dynamique collective à la classe, même s’il intervient aussi au niveau de l’activité individuelle des élèves. À l’intervenant revient de trouver des opportunités pour aider les élèves à rentrer dans le cadre fixé par l’enseignant. Tout autre est la démarche qui consiste pour le maître à donner sa place à cette « présence supplémentaire ». Elle l’oblige en effet à circonscrire son rôle et à donner à l’autre des repères qui lui permettent de construire en propre son activité. Les différents temps de la séance, le type de consignes, les formes de groupement des élèves dans la classe, la distribution de ses espaces, sont autant de ces repères qui marquent la place spécifique d’un tiers dans le cours de l’activité du maître et des élèves. Ils définissent ce que « être à sa place » veut dire pour chacun des protagonistes, pour éviter aussi bien de prendre la place de l’autre que des empiétements ou des failles dans la prise en charge de l’activité des élèves. Cette place de l’intervenant est à la fois subordonnée à celle du maître et un espace libre qui lui est frayé. Elle donne un rang à l’intervenant et un lieu à son intervention : subtil guidage où se jouent à la fois son contrôle et son autonomie, qu’illustre par exemple la collaboration d’une aide éducatrice à des séances de sport.
« Plutôt que de tout faire par soi-même, c’est bien quelque part de se répartir les tâches. Là, ça permet de travailler en atelier, c’est plus intéressant. Même si en échauffement j’ai l’essentiel de la classe, elle va s’occuper de deux ou trois enfants un peu plus en difficulté. Elle est à même de les prendre et ils apprécient bien… C’est certain qu’on en discute au préalable avant de partir à la patinoire. On en discute, est-ce qu’elle a une proposition de jeu à faire ?… Je ne veux pas imposer non plus toujours… dans le registre des sports, je ne veux pas toujours imposer, son rôle n’est pas toujours qu’un rôle d’exécutante… Généralement elle a des propositions intéressantes à faire puisqu’elle a l’habitude des jeunes, qu’elle intervient sur d’autres classes en EPS. Donc on en discute et on se met d’accord sur un type de jeu.
Q : Tu gardes toujours la main mise sur le groupe même si elle a un atelier ?
Disons que je me sens quand même la responsabilité de contrôler un peu l’ensemble, tout en laissant pas mal d’autonomie, c’est-à-dire qu’elle se sente assez libre de gérer son groupe, mais je ne suis jamais loin. » (M. CM1, école H)
4Quand il s’agit non seulement de donner une place à l’intervenant, mais de lui reconnaître un territoire spécifique qui est fondamentalement distinct de son propre domaine de compétence, le rôle du maître est circonscrit par celui de l’intervenant. Cette répartition des tâches impose au maître de savoir passer la main là où elle requiert les compétences spécifiques de l’intervenant dans la classe. C’est dire qu’il lui faut à un moment « lâcher prise » quand son partenaire intervient. Toute la question est celle des conditions qui permettent de se déprendre de son rôle de pilote de l’activité des élèves, sans avoir le sentiment d’être « dépossédé » du cours de l’intervention, sans éprouver le sentiment d’une inutilité à intervenir. Précisément, être le maître d’œuvre du projet permet à l’enseignant de garder, même à distance, une emprise sur l’intervention. À l’inverse, la figure limite de cette capacité à ce déprendre de ce qui se passe dans la classe, est la possibilité de quitter ses élèves et de laisser faire l’intervenant.
« Quand j’ai passé mon CAP à X (commune du département), en musique, en arts plastiques, en EPS, les enseignants faisaient autre chose dans leur classe. En piscine aussi : l’enseignant est acteur en maternelle, on peut apporter beaucoup aux enfants ; cela n’a rien à voir avec la piscine avec les primaires où l’on se sent dépossédé. Je l’ai vécu aussi à Z (commune 1) où des enseignants pouvaient partir de la piscine, faire leurs courses et revenir trois quarts d’heure après… C’était pareil à X, l’enseignant fermait sa porte et ça n’existait pas…
Q : Et là ?
C’est moi qui ai fait le projet écrit, j’ai fait le budget financier, ensuite je l’ai sollicité. Nous sommes armés, nous avons eu de longues discussions sur ce que j’attendais des enfants. Je suis initiateur du projet, partie prenante, même s’il (le potier) intervient ensuite du point de vue professionnel, technique. Je ne me sens pas dépossédé parce que je sais où je vais moi, je sais où il va lui. Même s’il intervient, je sais où je vais, je sais où il va. Je sais à quoi on va aboutir, même si je ne suis pas acteur totalement lorsqu’il va y avoir la réalisation très pratique. Cela ne me pose pas problème, parce que je sais tout ça, je sais comment il va agir. Dans ces conditions-là, on ne se sent pas dépossédé. » (M CM2, école H)
5Pourtant, même si un projet permet d’anticiper la place de chacun au cours de la réalisation de l’action, il ne peut faire l’économie d’inévitables ajustements tacites en situation. En l’absence de projet commun et d’une expérience analogue, l’impossibilité d’anticiper l’intervention confronte l’enseignant à une situation radicalement nouvelle où l’ensemble des repères est à construire dans l’action. Pour comprendre ce double positionnement du maître et de l’intervenant face à la classe dans l’action, l’expérience de jeunes enseignants qui découvrent cette situation d’intervention dans leur classe est essentielle. Dans la mesure où ici, pour le maître, il s’agit de « faire avec » une intervention dont il ne connaît ni les tenants ni les aboutissements, la mise en mot de cette nouvelle expérience s’efforce de rendre compte d’improvisations, de sentiments diffus, de réactions furtives. Quand il s’agit, pour le maître, de se glisser dans l’intervention d’un tiers dans sa classe, c’est la dynamique de la situation qui l’emporte sur son intentionnalité propre : il fait comme il peut, bien plus qu’il ne fait comme il veut. D’où pour un même enseignant, des ajustements variables selon l’intervenant, le lieu de l’intervention, mais aussi la forme de groupement des élèves et le domaine d’intervention.
« Q : Comment ça s’est passé les premières séances ?
Il prend la séance et bon bien nous… J’arrive avec les enfants dans le gymnase. Je suis là… On n’en avait pas discuté avant ; moi, j’ai essayé de trouver ma place comme je pouvais. C’est toujours un peu difficile de se situer dès qu’on a des intervenants. J’ai la responsabilité de mes élèves, mais au niveau discipline, ils doivent écouter qui ? On ne sait jamais quand intervenir. Je trouve que moi, avec l’intervenant musique, là c’est assez dur. En sport, ça peut aller. Il explique ce qu’il a dit, il râle, il rappelle à l’ordre certains enfants, moi aussi. En fait, on le fait un peu tous les deux. Ce n’est pas toujours évident ; même pour les enfants, ils ne savent plus trop. […] Je sais que dès fois je me dis : « là, ils n’écoutent pas ». Est-ce que je dis, est-ce que je ne dis rien ? Bon, dès fois j’attends un peu ; je vois si l’intervenant réagit. S’il ne dit rien, bon, là du coup, j’y vais. C’est vrai qu’il y a des fois, on sent qu’il va dire quelque chose, mais alors du coup… Ca ne me l’a pas trop fait en gym. Mais en musique, au début, je n’osais pas trop intervenir.
Q : pourquoi plus en musique qu’en gym ?
En gym, on est dans le gymnase, donc je bouge, je peux aller voir l’enfant, tandis qu’en musique, on est en classe. Donc moi, je me suis assise à mon bureau. Alors, au début, je me suis posé la question : « où je vais me mettre ? ». Au début, j’étais au bureau, debout, après assise. Après, j’ai essayé au fond de la classe, mais les enfants ne me voyaient pas et comme il (l’intervenant musique) n’intervient pas tout le temps, donc je me suis mise devant. » (M CP, école C)
6Avec le temps, la succession des séances et les tâtonnements, l’enseignant parvient plus ou moins à anticiper les réactions de l’intervenant à l’égard du groupe classe ou leur absence. Il acquiert également un sens du placement où son engagement corporel est essentiel, tant à travers un partage de l’espace, qu’un positionnement par rapport aux élèves et un rythme de son activité. En même temps qu’il lui faut « prendre » sa place, il lui faut aussi apprendre à la « trouver ». Il est possible que cette envie de « s’impliquer » dans l’intervention extérieure soit plus manifeste chez les nouveaux enseignants. En même temps, il faut compter avec les appréhensions que peut susciter le manque d’expérience dans la mise en œuvre de certains enseignements. D’où, parfois, des sentiments mêlés de « réassurance » et de « frustration » chez ces nouveaux maîtres qui se voient à la fois mis sur la touche par l’intervenant et absents du projet d’intervention. Frustration encore, quand leur participation se limite à la discipline et l’autorité. Une autre jeune enseignante, nommée à l’école D, où un agent sportif municipal intervient sur toutes les classes, en témoigne également.
« Q : Qui est à l’origine de cette intervention ?
Alors là, je ne peux pas vous dire, je pense que c’est extérieur à moi. L’intervenant extérieur intervient depuis longtemps, on me l’a presque imposé. Je n’ai pas dit non… En fait, la mise en œuvre de séquences d’EPS me faisait un peu peur, parce que les enfants disent : “c’est l’EPS”. Ils sont moins attentifs, ils sont fous-fous. Le fait d’avoir vu X (prénom de l’intervenant) pratiquer avec peu de chose, ça m’a beaucoup rassurée. C’est très formateur pour moi, très bien ; je suis encore dans une année d’apprentissage à ce niveau-là.
Q : Quel est votre rôle pendant ces séances ?
Mon rôle essentiel : au niveau de la discipline, de l’autorité. Quand les enfants ne comprennent pas les consignes, j’interviens aussi. Ca s’arrête là. Je me fais discrète : c’est sa séance. Au début, je ne savais pas comment intervenir, prendre ma place. Maintenant (en janvier), j’interviens plus, seulement quand c’est nécessaire… parce que c’est ma classe et que j’ai envie d’être plus impliquée dans cette activité avec eux. J’ai envie de trouver une façon d’intervenir qui fasse que… il ne me fera pas de remarque […] Ce qui m’a choquée, enfin déçue au début, c’est que des fois je participe au niveau des jeux, ou au niveau de l’autorité et de la discipline, mais au niveau de la mise en œuvre des séances, je ne participe pas du tout. » (M CE1, école D)
7Même pour un enseignant expérimenté, la prise de fonction dans une nouvelle école le confronte à des normes tacites, plus ou moins partagées par les autres maîtres de l’école, sur leur fonctionnement avec tel ou tel intervenant : « Les collègues m’ont dit : “c’est comme ça “ ; c’est lui qui est le meneur, c’est clair. » À partir du moment où l’intervenant « prend la séance », l’ajustement du maître à la situation, porte avant tout, et tout naturellement, sur la « discipline », la régulation des comportements des élèves. Le reste, c’est-à-dire la mise en œuvre des séances, n’est pas directement donné à partager en situation. Elle doit faire l’objet d’une conquête d’autant plus difficile qu’elle n’a pas été prévue, ni discutée avec l’intervenant. L’intervention extérieure, surtout quand il s’agit d’une intervention municipale, met à l’épreuve à la fois la capacité de l’enseignant à intervenir pour marquer sa place dans la séance que mène l’intervenant et, tout autant, son « envie » d’y être impliqué. En somme, il essaie de départager l’emprise de l’intervenant sur l’activité de la classe et sur sa propre activité qui se rapporte à ses élèves : « c’est sa séance »; « c’est ma classe ». Le fait premier pour l’enseignant est bien qu’il s’agît de sa classe et qu’il en est le maître : d’où l’attention que l’on doit porter à la toute première manifestation de cet attachement à ses élèves, sa présence au cours de l’intervention.
La présence des maîtres : entre convention et engagement
8La présence du maître lors d’une intervention extérieure est très largement valorisée dans les entretiens. Ajoutons que, lors de notre travail d’observation, cette présence était systématique alors même que les enseignants n’en étaient pas prévenus à l’avance. Cette présence revêt une double signification. En tant que convention réglementaire, elle va de pair avec la responsabilité propre du maître qui fait de sa présence le signe d’un « droit de regard » sur ce qui s’y passe avec les élèves. Dans ce sens, cette présence signifie également l’extériorité du maître, sa position de juge en dehors de la situation qui peut, si « ça se passe mal », intervenir pour y mettre un terme. En tant qu’engagement, elle inclut le maître dans ce qu’y se passe et sa responsabilité renvoie à celle de l’intervenant, dans lequel il peut ou non placer sa confiance. En tant que convention juridique, prescrite dans les textes officiels1, cette présence du maître est essentiellement motivée par la « peur d’un pépin » qui pourrait lui être imputé personnellement ; il doit s’assurer qu’il n’y a pas « péril en la demeure ». Obligation institutionnelle, elle engage la responsabilité civile et pénale de l’enseignant, avec le risque croissant de voir l’événement porté sur la scène judiciaire. L’absence du maître pendant l’intervention devient alors synonyme de faute professionnelle. Mais le caractère prescriptif de ces « textes » ne manque pas d’être mis à l’épreuve de la situation d’intervention : « si les textes n’existaient pas, je pourrais très bien ne pas être là, car il a beaucoup de compétences », dit un enseignant en parlant d’un intervenant municipal. Dans cette mesure, le caractère impératif de cette présence est relatif au domaine d’intervention, au danger réel ou supposé qu’il présente pour les élèves. De fait, c’est seulement dans la mesure où elle est incarnée dans les personnes, placée « dans leur tête » et distribuée entre eux que la responsabilité prescrite par les textes officiels devient réelle et qu’elle se manifeste par des engagements mutuels.
« Je ne suis pas présente par peur d’un pépin, mais parce que ça m’intéresse ; c’est un rapport de confiance, de solidité. Je suis responsable, mais je vis cela en toute quiétude : c’est une question de textes, c’est tout. […] Dans sa tête, c’est lui (l’intervenant sportif municipal) qui est responsable, mais je reste ici ; c’est un vrai pédago… On peut confier sa classe à un sportif, un animateur en classe transplantée, mais malheureusement ils ne sont pas tous responsables dans leur tête… Dans ce cas, j’annulais ou j’imposais la formation en grand groupe : je savais où étaient mes élèves. » (M CP, école D.)
9Bien sûr, la présence des maîtres peut être liée aux contraintes du dispositif d’intervention qui les obligent à être là et, à l’inverse, la réalisation de l’intervention peut rendre possible une présence en pointillés, permettant de s’absenter ou encore de prend une partie des élèves en charge pour une autre activité scolaire. Cette division du groupe classe pose très directement la question de la confiance de l’enseignant en l’intervenant, notamment quand ils travaillent dans des lieux distincts, plus ou moins éloignés. L’absence du maître pendant l’intervention d’un tiers peut donc revêtir des significations très différentes. Elle peut être le signe d’une confiance aveugle en l’intervenant, au même titre qu’un échange de service avec un collègue. À l’inverse, elle se présente comme aveuglement quand l’enseignant ne se considère plus comme le maître, responsable de la classe, dans la mesure où c’est l’intervenant qui la dirige. Réciproquement, la présence de l’enseignant ne veut pas dire ipso facto un manque de confiance dans l’intervenant. Elle peut être la marque d’un intérêt à ce qui se passe, d’un engagement mutuel qui vaut comme réassurance pour le maître. Paradoxalement, c’est quand tout concourt à la rendre superflue, à la fois comme participation et comme contrôle, que la présence du maître prend le plus de poids.
« Je sais que je suis responsable de la classe. Je ne fais pas comme avec les profs de la ville de Paris : les maîtres qui laissent leurs élèves et qui vont faire autre chose, corriger les cahiers dans leur classe, etc. X (prénom de l’intervenant) mène les séances, j’ai envie de donner un coup de main, même s’il peut le faire tout seul. Suivant les séances, en fonction des pratiques, j’arbitre ou je prends un demi-groupe, je rappelle des consignes ou je fais des retours lors d’arrêts… Il y a un partage des tâches, sans avoir besoin d’écrire. » (M CM1, école D).
10La présence est déjà cet acte par lequel l’enseignant peut s’interdire d’être ailleurs : « je suis avec lui, je ne corrige pas les cahiers », dit encore un autre enseignant. Faire véritablement « acte de présence », c’est éprouver tout ce que son activité d’enseignant doit à ce qu’elle est d’abord pré-occupée par celle de l’intervenant, et pas seulement répondre à une contrainte conventionnelle. À travers cette présence, c’est donc l’authenticité d’un engagement de l’enseignant dans l’intervention qui est en jeu. Comme le soulignent F. Chateauraynaud et O. Bessy (1995) : « La présence est constamment convoquée dans la définition commune de l’authenticité : « avoir une forte présence », « être présent », est synonyme de gage d’authenticité pour le sens commun. » Ainsi la présence du maître vaut d’abord comme engagement aux côtés de l’intervenant ; elle ne se confond pas avec son intervention effective pendant les séances. Soulignons que cette présence du maître vaut tout autant par rapport aux élèves : « je confie ma classe complètement, mais les enfants savent que je suis présente » ; « je suis avec lui pour que les enfants voient que je m’intéresse à ce qu’ils font » ; « les enfants sentent qu’on les regarde ». Diriger l’activité des élèves, c’est nécessairement engager des forces pour l’orienter et la canaliser : « Aucun leader ou créateur n ‘ émerge et ne parvient à enrôler sans passer par des épreuves d’authenticité par la présence » (Chateauraynaud et Bessy, 1995). Ce sont donc des gradients de présence, des engagements de forces différentes qui caractérisent l’intervenant et le maître face à la classe.
Centre et périphérie de l’intervention
11Telles qu’elles se donnent à voir pour un observateur extérieur, les places respectives du maître et de l’intervenant par rapport aux élèves se construisent d’abord dans l’espace. Quel que soit le lieu, une salle de classe, une installation sportive, une bibliothèque…, ces places sont marquées par des espaces d’usages différents, séparés par des frontières matérielles et symboliques. Les objets, les dispositifs topologiques (tables des élèves, bureau du maître, tableau…), l’encombrement du lieu, donnent des repères pour ajuster en situation l’investissement de l’espace par les corps, avant toute autre manifestation d’une présence. De même, peuvent être marquées des différences vestimentaires entre l’intervenant et l’enseignant, des différences de « tenue » du corps, ou encore des transports d’objets qui signalent la spécificité de l’intervenant. Il est fréquent d’observer des oscillations du maître au cours d’une même séance entre l’entrée dans l’arène scolaire (là où se joue l’activité des élèves) et un retrait à sa périphérie. Cette entrée est en effet favorisée dans les moments de dispersion des élèves. Les moments de regroupement des élèves montrent plus fréquemment l’enseignant en marge, comme c’est aussi le cas quand l’intervenant fait faire la même chose à l’ensemble de la classe.
12Notre travail d’observation montre bien comment des interventions extérieures, y compris quand elles sont organisées de la même manière par un même intervenant, peuvent être investies différemment par les maîtres. Nous l’illustrerons brièvement par trois cas observés lors d’une intervention municipale en handball avec des classes de CE2 de la commune 1 (le lieu est identique et les séances sont placées la même semaine) où l’intervenant est laissé « maître de la séance ». La première enseignante, après avoir ôté ses chaussures, s’assoit sur une chaise placée juste à côté du terrain de handball. Sans jamais se lever de sa chaise, elle arbitre le jeu et sollicite le groupe d’élèves placé devant elle : « Allez, décide-toi, Julien, c’est pour les rouges ! »; « Marie, si tu bougeais un peu dans ton espace », « Michel, presse-toi au lieu de bavarder ! »… Elle semble avoir choisi sa place, son poste, et s’y tient tout au long de la séance, laissant à l’intervenant le soin d’organiser la rotation des élèves sur les différents terrains de jeu. La seconde enseignante hésite tout d’abord à ôter ses chaussures pour descendre des gradins sur le terrain. Elle se ravise, reste dans les gradins pour suivre le travail des élèves, se déplaçant d’un groupe à l’autre, tout en s’attachant plus longtemps près du groupe resté seul. Elle rappelle les consignes données par l’intervenant (« à une main, les passes »), elle motive et fait des remarques aux élèves : « C’est bien, tu as mis de l’énergie », « Là tu aurais pu marquer »… La troisième enseignante est en chaussures de sport et se déplace sur l’ensemble du terrain de handball. Elle « glisse » d’un groupe d’élèves à l’autre à mesure que l’intervenant le laisse seul. De l’extérieur, on voit tout au long de cette séance, une sorte de ballet, de chorégraphie improvisée : la maîtresse sait implicitement où elle doit être, mais elle ne sait pas quand elle y va puisque c’est l’intervenant qui dirige la classe. L’enseignante, sans forcer, se déplace en fonction du lieu où se trouve l’intervenant. Elle affirme sa présence par son déplacement, son regard, son observation, plus qu’autrement. Elle encourage les élèves surtout. Elle seconde lorsque l’intervenant parle devant tous les élèves en lançant des « chut ! ». Là, à peine sont perceptibles quelques signes d’hésitation ou de retrait : se reculer, s’adosser, se retourner, croiser les mains dans le dos…
13Les différents positionnements et mobilités de ces trois enseignantes font apparaître des nuances complexes entre les manières d’habiter et de se partager un espace, d’en dessiner à chaque coup le centre et la périphérie. Ils témoignent de modalités très contrastées d’être là qui donnent à penser, pour chacune, toute une recherche de la « place » qui lui convient dans cette situation, en rapport à la fois avec l’intervention, l’intervenant et ses élèves. Pour ces derniers, l’entrée sur le terrain de handball va de pair avec un changement de pilote toujours opéré devant la classe entière, qu’il s’agisse du début ou de la fin de la séance. Mais que l’enseignant n’en demeure pas moins le maître de la classe se vérifie à travers tous les menus problèmes qui émaillent l’intervention extérieure. Demandes pour aller aux toilettes, petits bobos, bijoux difficiles à enlever…, les élèves s’adressent le plus souvent à leur enseignante, quitte à ce que celle-ci renvoie la demande vers l’intervenant. Que l’intervention signifie pour eux un changement de système de références, de code, entre le maître et l’intervenant se remarque à travers de minuscules incidents (comme par exemple quand un élève appelle « maître » l’intervenant et que celui-ci lui rappelle qu’il se fait appeler par son prénom). En même temps, que le code établi par l’enseignant dans la classe fasse retour au milieu de l’intervention extérieure apparaît à l’occasion de sanction ou de rappel à l’ordre (ainsi dans cette classe où des élèves s’exclament « moins cinq ! » en faisant référence à la punition sanctionnant un langage incorrect dans la classe : une diminution de cinq minutes de la récréation). C’est donc des rapports hiérarchisés entre deux codes que les élèves apprennent à gérer. Par sa présence, le maître assure la permanence du code construit en classe, ce que soulignent certains enseignants en disant qu’ils sont là pour garder le « cadre scolaire » de l’activité.
14Il ne fait aucun doute que la participation du maître à l’intervention est favorisée par sa familiarité avec le domaine d’activité proposée aux élèves. Même passée, l’expérience d’une pratique personnelle peut être un gage d’une autonomie de l’enseignant, au point où non seulement il peut se mettre à la place des élèves, mais aussi leur donner des « conseils avisés ». Même si l’intervenant demeure le pilote de la classe, leurs relations gagnent en reconnaissance réciproque. Pour les maîtres, il n’y aurait pas de participation sans cette possibilité de se mettre à la place des élèves ou encore de pouvoir eux-mêmes leur servir de modèle. Plus largement, la référence à une pratique passée, ou, du moins, le sentiment d’y être à l’aise, permet à l’enseignant de justifier des investissements à géométrie variable selon les domaines d’activités et les conditions de l’intervention. Elle figure les différentes possibilités d’y faire véritablement œuvre de présence. Même si cette présence reste celle d’un « second », elle n’est plus celle d’une « potiche », d’un objet qui occupe une place honorifique ou décorative, sans véritable fonction utilitaire. Elle fait preuve d’une incarnation authentique du maître dans l’intervention.
« Je ne me vois pas assise pendant une heure… Je suis plus présente en gym, sur les ateliers : j’ai eu une pratique en ASSU (association sportive scolaire et universitaire) dans ce sport. En jeux collectifs, je suis plus potiche, mais je peux donner un coup de main à l’arbitrage, à l’observation des règles. » (M CE2, école D)
« En équitation, on est continuellement avec les enfants ; on aide pour la préparation. Bon, moi, j’ai fait de l’équitation donc je suis capable d’aider les enfants au niveau de la préparation du poney. Avec le tennis de table, j’ai participé, je faisais le tour des tables avec l’intervenant, j’aidais à compter les points parce qu’ils étaient deux par table ; ça faisait 15 tables dont il fallait s’occuper. Il n’y a peut-être qu’avec le judo où je reste à l’extérieur du tatami parce que je ne me sens pas très à l’aise au judo. » (M CM1, école B)
15En natation, où la présence de maîtres nageurs est obligatoire, la participation des enseignants dépend du dispositif d’intervention municipale. Là, s’agissant de se mouiller, au propre comme au figuré, l’investissement du maître revêt un caractère hautement spectaculaire et personnel, le plus souvent vécu sur le mode d’une initiative personnelle répondant à un besoin des enfants. Si la natation met tout particulièrement à l’épreuve l’investissement personnel du maître, c’est dans la mesure où celui des élèves ne va pas de soi et que, dans une large mesure, les séances sont prises en main par un personnel spécialisé. C’est là que l’impératif d’intervention en rapport avec l’activité des élèves est le plus fort. Les difficultés de participation des élèves à cette activité (leur « peur »), montre que la participation des maîtres tient ici autant à la perception d’élèves en difficulté qu’à leurs propres compétences et leur familiarité avec la natation. Là, s’offre aux enseignants un espace intermédiaire entre se mettre à l’eau et se garder au sec : le « bord du bassin », où ils s’exposent comme les maîtres nageurs aux éclaboussures.
« Quand j’ai mes CE2 en piscine, c’est pareil, sur le bord du bassin, un petit tour pour encourager ceux qui n’y arrivent pas… C’est vrai, des fois, je me mettais à l’eau vraiment avec ceux qui avaient très peur… C’est-à-dire que moi j’aime bien ; bon c’est sûr que le jour où on me dit que c’est obligatoire, moi je vais râler et je ne le ferais plus, quoi. Pour des enfants qui ont très très peur, savoir que je suis à côté d’eux, c’est quand même ce qu’il y a de mieux. » (M CE2/CM2, école B)
16Au-delà de la piscine, si des dispositions à intervenir s’ancrent bien dans une connaissance du domaine d’activités destiné aux élèves, elles ne déterminent pas l’activité effective des enseignants. S’y jouent aussi d’un côté les formes organisationnelles et spatiales de l’intervention et, de l’autre, l’activité des élèves en situation. La participation du maître à l’intervention peut aussi prendre le sens d’une réponse à une sollicitation extérieure : celle de l’intervenant et/ou celle des élèves. Elle n’est pas seulement motivée par des caractéristiques personnelles du maître, mais par le bon fonctionnement du dispositif d’intervention et l’aide dont ont besoin certains de ses élèves. Cette participation, il faut à nouveau le souligner, se rapporte à l’activité des élèves. C’est elle qui, en dernier ressort, en fixe l’impératif, alors même que les compétences et les prérogatives que se reconnaît l’enseignant lui en précisent les limites. Se déclarer a priori incompétent ou favoriser l’autonomie de l’intervenant, n’empêche donc pas les maîtres de vouloir seconder la direction de la séance et d’y mettre leur « grain ».
« Seconder » l’intervenant et mettre « son grain » dans la séance
17Ne pas se départir de son rôle de maître de la classe et avoir affaire à un « professionnel », c’est aussi savoir « rester à sa place ». Ainsi, la majeure partie des enseignants s’efforce d’imprimer à leur activité les caractéristiques d’une place de « second ». Soit elle vise directement l’intervenant en lui donnant un « coup de main », à l’occasion d’un travail par ateliers ou de la gestion du matériel, pour assurer le bon ordre de la classe… Soit elle est plus ciblée sur les élèves : rappeler les consignes, vérifier leur compréhension, évaluer leur réalisation, les encourager, leur donner des conseils… Rarement opposés, cette aide à l’intervenant lui-même et ce travail de « médiation » par rapport aux élèves concourent ensemble à l’efficacité de l’intervention. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit là, pour l’essentiel, de reprendre une dynamique qui a été lancée par l’intervenant : c’est lui qui en quelque sorte va de l’avant et qui est suivi par l’enseignant : « on se suit ». L’initiative du maître est très précisément circonscrite à cette reprise, voire limitée à une répétition de l’action de l’intervenant auprès des élèves : « La plupart du temps, c’est lui qui prend la parole et si un enfant n’a pas compris, je reprends, mais c’est toujours derrière lui. ». Quels que soient les différents registres de ses interventions, le maître s’efforce de se réapproprier l’intervention pour la répercuter vers ses élèves. Ainsi, ses propres interventions sont placées sous le signe de la discrétion, elles sont aussi plus souvent individualisées que s’adressant à l’ensemble de la classe.
« Parfois, je laisse la séquence se dérouler parce que ça marche très bien sans mon intervention ; c’est bien aussi qu’il (l’intervenant municipal) soit aussi meneur de jeu. C’est bien aussi de pouvoir se mettre en retrait lorsque je n’ai pas à m’en mêler. […] J’interviens en fonction des réactions des élèves ou lorsque les consignes ne sont pas comprises ; je vois une énigme sur les visages. Au fond, c’est mon métier de savoir dire de différentes façons la même chose pour que tout le monde puisse s’impliquer. Je participe, je viens soutenir X (prénom de l’intervenant) pour des questions parfois de discipline, une reprise de calme… ou bien, je viens m’occuper d’un groupe, dans le cas où il y a plusieurs ateliers ; ou aider à une mise en place ; expliquer, réitérer les injonctions, les soutiens, faire des remarques, dans la mesure où je les vois. » (M CP, école D)
18Pour l’enseignant, « rester à sa place », c’est en quelque sorte ne pas faire œuvre d’activisme intempestif, éviter de se mettre en avant et, pour ainsi dire, agir dans l’ombre de l’intervenant, ne lui faire in ombre, ni ombrage. C’est se montrer discret, savoir s’effacer ou, plus exactement, savoir quand il faut s’effacer et quand il faut faire œuvre d’une présence plus manifeste. Nul doute qu’ici, la confiance du maître en l’intervenant à qui il peut laisser sa classe sans arrière-pensées, joue un rôle déterminant. Elle permet tout à la fois de s’effacer, de se placer en retrait et, à l’inverse, de se manifester ouvertement. D’une manière générale, les enseignants ont en permanence à jongler sur ce double registre : celui de l’effacement à l’égard de l’intervenant et de sa séance et celui de leurs interventions à l’égard de leurs élèves qui font saillance dans le cours de l’intervention extérieure. La participation du maître est parcourue par cette tension entre le souci de donner sa place au plus compétent et l’envie d’intervenir, d’avoir pour ainsi dire une activité digne de ce nom.
« Avec X (prénom de l’intervenant), dans la cour, nous avons un demi-groupe chacun. Mais ici (petite salle de judo dans l’école), il prend toute la classe. […] En même temps, je m’efface, parce que c’est lui, mais j’interviens quand il demande aux élèves et qu’il passe, je l’aide, ça va plus vite ; ou je soutiens un gosse, si ça ne va pas. C’est pareil avec la chorégraphe qui a toute la compétence. Moi, je n’y connais rien, mais j’ai envie d’y mettre mon grain, pas pour diriger…, ça me barbe de rester une heure à ne rien faire et à regarder, c’est perdre mon temps… Je sens quand je m’efface ou pas ; avec X, il insistait sur trois enfants en difficulté : je me suis occupée des 26 autres. » (M CE1 école D)
19D’un domaine d’enseignement à l’autre, d’une séance à l’autre, d’un intervenant à l’autre, chaque maître s’ajuste aux situations auxquelles il est confronté, toujours tendu entre des interventions discrètes qui épousent la dynamique de la séance et l’envie d’y marquer sa propre singularité. Quand c’est l’intervenant qui prend en charge la classe, il s’agit tout autant de se déprendre du cours d’action qu’il impulse, d’intervenir en quelque sorte pour son propre compte, que de contribuer conjointement à sa réalisation. Cette participation s’avère tout autant valorisation d’une activité personnelle que refus de l’inaction : « ça me barbe de rester une heure à ne rien faire et à regarder ». Participer prend doublement un sens positif : d’abord en regard de l’efficience d’une intervention conjointe ; ensuite en tant que négation d’une impossibilité d’agir : « je ne me vois pas assise pendant une heure ». Participer, c’est bien sûr affirmer l’utilité d’être là pour (faire) quelque chose à l’égard des élèves et de l’intervenant. C’est aussi une activité dirigée vers soi-même, en particulier contre ce sentiment « pas très valorisant » d’assister à l’intervention « comme un pot de fleurs » et, ajoute l’enseignant, « l’enfant ne le ressent pas très bien non plus ». Il faut insister sur cette propension à participer, jusqu’au point où elle règle pour quelques enseignants un passage systématique à l’action : « je participe toujours, je ne peux pas m’empêcher de participer ». Si cette participation requiert la vigilance du maître, celle-ci représente aussi le fruit de ses interventions : « C’est vrai que certaines fois, j’ai envie d’intervenir pour que… pour être plus attentive à ce qui se passe. » En somme, être vigilant et intervenir sont en relation circulaire : pour intervenir, il faut être tout à fait présent à ce qui se passe et, pour cela, il faut intervenir. Au fond, en participant, le maître reste « acteur » malgré tout, sans se départir radicalement du cours ordinaire de son activité dans la classe. Pourtant, à partir du moment où l’intervenant permet au maître d’économiser ses propres forces, cette participation n’est pas du tout incompatible avec le sentiment de « se reposer », avec des moments de distraction ou d’observation.
Le maître « spectateur » : manières de se tenir à distance
20Dans la mesure où l’intervenant prend en charge les élèves, il peut donner à l’enseignant le sentiment de « ne rien faire ». L’activité du maître peut prendre le sens d’inaction quand l’enseignant ne se voit pas jouer les seconds rôles, quand la définition même de son travail est toute entière subordonnée à sa propre prise en charge du groupe classe. Du même coup, certains enseignants ne valorisent pas cette activité qui n’est pas la prise en main de la classe, elle n’est pour eux qu’incidente ou accidentelle. La prise en charge des élèves par l’intervenant signifie alors, du côté du maître, l’absence de toute action digne de ce nom.
« En piscine, on ne fait rien parce que les moniteurs les prennent complètement en charge par petits groupes. Donc, on ne va pas regarder, les yeux sur le bassin… On intervient absolument pas…, sauf s’il y a un problème, par exemple un enfant qui n’est pas mis dans le bon groupe, parce qu’il a un groupe trop faible ou trop fort, etc. ou qu’il appréhende… À moment là, on voit avec le moniteur… Donc, on a un rôle de médiateur quoi, finalement, mais c’est tout !… on regarde, c’est tout. » (M CP, école M)
21Alors même qu’un observateur extérieur ne remarque qu’une position du maître en retrait de l’intervention, rien n’est plus différent que l’activité qu’il y déploie. Entre le sentiment de n’avoir « rien à faire », celui d’être « dépossédé », celui de profiter de cette intervention pour « observer » ses élèves, se donnent à comprendre des préoccupations très distinctes des enseignants. D’où l’importance qu’il faut accorder à ce qui reste essentiellement comme action dans cette situation, regarder, où se jouent des investissements multiples, parfois ambigus ou concurrents, qu’indique la citation précédente : « on ne va pas regarder, les yeux sur le bassin… ; on voit avec le moniteur… ; on regarde, c’est tout ». C’est bien quand le maître est « sur la touche » que ce regard est tout particulièrement mis en évidence, désimbriqué du cours ordinaire de son activité d’enseignant, au point de prendre le sens d’une participation effective à l’intervention et de représenter une dimension essentielle de son activité professionnelle.
Repos, vigilance et distraction
22Quelle qu’elle soit, l’intervention d’un tiers peut s’apparenter pour le maître à un « repos », c’est-à-dire à un engagement limité de forces par rapport à celles qu’il déploie quand il mène tout seul la séance. Mais ce « repos » n’est que limité et relatif à l’enseignant lui-même, aux forces qu’engage l’intervenant extérieur pour conduire la séance et aux élèves. La situation d’une jeune enseignante, nommée pour son premier poste dans une classe turbulente de l’école C en ZEP, souligne à quel point peut être appréciée cette possibilité de « souffler un peu » quand il s’agit d’économiser ou de récupérer des forces pour affronter la suite. De même, les préoccupations relatives à la discipline, souvent centrales chez le débutant, mobilisent des forces qui lui semblent nécessaires pour garder prise sur sa classe. Faire œuvre de surveillance suppose en effet tout un « travail de présence du maître », qui passe d’abord par le regard permanent qu’il peut porter sur ses élèves, les « avoir sous les yeux », plus facilement contenus par les regards de deux adultes. Proche ou lointain, le regard est ici instrument de discipline, et l’intervention un dispositif proche du Panoptique (Foucault, 1975) : voir de biais, sans que l’élève ait conscience d’être vu.
Q : Est-ce que ça vous est arrivé pendant l’intervention de X (prénom de l’intervenant) d’avoir le temps de sortir un livre, des copies à corriger…?
M : Ah non ! Je ne me suis même pas posée la question. Disons que pour moi, je suis avec eux, je ne fais pas autre chose ; donc, voilà, non. Je suis toujours responsable d’eux, donc je surveille et puis, ils ont aussi besoin d’être surveillés et je ne pouvais pas rester dans mon coin en train de faire… Pourtant, je pense même que X m’aurait laissé faire. Parce que je me rappelle d’une fois où j’ai dit : “oh là là, je n’en peux plus, ils m’ont épuisée !”, il m’a dit “va boire un café si tu veux”. Ah ! Je dis : “non, non, non”. Je ne pourrais pas partir en bas, dans une autre salle, ou même dans la salle et faire autre chose. Même si je peux m’asseoir, je surveille, je regarde quand même. […] C’est vrai que c’est fatiguant. Donc d’un autre côté, c’est vrai que ça va nous reposer les intervenants ; ça nous décharge un peu. Même si on est quand même là à surveiller ou à faire une remarque, à intervenir de temps en temps, c’est lui qui mène la séance. Ca n’a rien à voir quand on mène la séance et quand on surveille. Franchement, ça fait du bien ; on souffle un peu. » (M CP, école C)
23Parler de « repos », ne veut donc pas dire nécessairement absence de participation, retrait ou encore recul, possibilité de distance et d’extériorité par rapport à ce qui se passe. En outre, dans ce domaine des activités sportives, « il faut avoir la pêche », ajoutait cette jeune enseignante trois mois après à la rentrée scolaire, insistant comme dans la citation précédente sur le registre de la fatigue et de l’épuisement. L’engagement des forces d’un intervenant lui apparaît comme la condition sine qua non d’une pratique avec sa classe dans ce domaine où elle s’est également adjoint un aide éducateur. Ses propres forces sont toutes entières accaparées par la surveillance permanente des élèves et elle ne se permet pas la moindre distraction pendant l’intervention, n’envisage même pas cette possibilité. Incontestablement, la prise en charge de la classe par un tiers représente un certain confort pour les maîtres, quelles qu’en soient leurs modalités d’investissement. Mais rarement ce repos relatif apparaît comme un luxe, une commodité superflue. Aux yeux des enseignants, il veut souvent dire une amélioration de conditions de travail éprouvantes (selon le domaine d’activité, la mise en place du matériel qu’il nécessite mais aussi le nombre des élèves de la classe, leur turbulence…). Il permet une économie d’énergie pouvant dès lors se redéployer ailleurs ou se reconstituer. Loin d’être anecdotique, ce souci est vital et prend tout son poids dans la perspective d’un travail de longue haleine quand, au même titre qu’il a à prendre en compte les fluctuations d’énergie et d’attention de ses élèves, l’enseignant est attentif à ménager le rythme de son activité, avec ses temps forts et ses temps faibles.
24Est-ce parce qu’ils n’ont « rien à faire » ou « rien à en faire », que certains enseignants font autre chose pendant qu’un intervenant extérieur mène la séance ? En tout cas une chose est sûre : notre présence lors d’interventions municipales n’a pas modifié radicalement leur conduite, signe peut-être qu’elle se produit, pour les maîtres, dans un espace public ou du moins accessible à un observateur extérieur et qu’elle a ses raisons d’être. Qu’il soit dans l’école ou à l’extérieur, l’enseignant peut transporter sur le lieu même de l’intervention différents objets : copies à corriger, roman, manuel scolaire, fiches scolaires à remplir (pour ce qui nous a été donné d’observer) ou encore recettes de cuisine, tricot (aux dires des intervenants). Même s’ils renvoient le plus souvent à l’activité professionnelle des maîtres, ces objets n’en seraient pas moins le signe d’un désintérêt pour se qui se passe et d’une absence de participation à l’intervention. Pourtant, leur usage n’exclut pas la vigilance des maîtres à l’égard ce qui se passe. Par exemple, la lecture d’un livre est toujours associée à des coups d’œil, parfois des exclamations, des remarques adressées aux élèves, des échanges de regard avec l’intervenant ou encore des bribes de conversation avec l’enquêteur. Les bruits de la séance interrompent fréquemment la lecture et, de son côté, le maître détache périodiquement les yeux pour voir ce qu’il en est. Ainsi, le maître n’est jamais totalement absorbé dans sa lecture ni dans le « spectacle » de ce qui se passe, mais oscille de l’une à l’autre. Il semble aussi que la charge attentionnelle de cette distraction soit accordée à cette vigilance à ce qui se passe pendant l’intervention. Ainsi, le travail de correction de copies (pour le cas observé) a été en quelque sorte préparé à l’avance de manière à ne solliciter que des opérations partielles, plus ou moins mécaniques. Là aussi, il n’empêche pas le maître de participer du regard à l’intervention, de rappeler à l’ordre un élève, d’échanger avec l’intervenant…, qu’il connaît d’ailleurs depuis l’an passé.
25La distraction des maîtres, en revenant à l’étymologie du mot, avant de prendre le sens d’un amusement, est d’abord une soustraction, un détachement des impératifs et des contingences du moment. Elle est possibilité d’être pris par autre chose que l’intervention et, du même coup, de limiter son emprise sur sa propre activité. Dans ce sens, la distraction n’est plus seulement un manque d’attention aux choses dont, normalement, le maître devrait s’occuper. Elle a un sens positif : « comportements non attendus qui constituent cette marge de jeu permettant à l’être humain de rester dans le « cadre », tout en n’y étant pas, sans pour autant en sortir. » (Piette, 1996). Elle manifeste une manière d’être présent à l’intervention, sans s’y laisser complètement absorber ; de ne pas être là en vaquant à ses propres affaires, tout en y étant. Faire autre chose, c’est faire acte de présence en même temps qu’on fait une autre chose2. Sans doute ces distractions ont des significations très différentes selon les enseignants et leur familiarité avec l’intervenant. Ainsi, pour le maître, connaître l’intervenant, savoir « où il va », permet de relâcher sa vigilance, de s’autoriser à faire autre chose ou, plus exactement, la possibilité de faire deux choses en même temps. Même si elle n’est pas la seule perspective d’interprétation possible, il faut retenir cette idée que les distractions des maîtres sont aussi des manières de garder leur distance par rapport à l’intervention, de ne pas s’y livrer corps et âme, tout en y assistant. Manifestes quand elles font par exemple usage d’un roman, elles seraient en somme le signe d’une tension toujours à l’œuvre entre l’emprise d’une intervention dans laquelle le maître est appelé à « se couler » (collaborer et se fondre) et leur nécessaire extériorité et préservation personnelle. En effet, comme le souligne A. Piette, cette mise à distance est bien plus existentielle que critique : sorte de réflexivité diffuse, elle suspend une identification et l’adhésion totale du maître à la situation. Ces distractions seraient ainsi un palliatif au sentiment de « ne rien faire » et l’expression d’un travail d’ajustement subjectif de la place du maître dans l’intervention extérieure.
26Quelques maîtres excluent l’idée même de participer dans la mesure où leur action, quelle qu’elle soit, pourrait contrarier la dynamique de l’intervention extérieure. La participation n’est pas ici pensée comme collaboration avec l’intervenant ou accompagnement continu de l’intervention mais comme événement qui se remarque et qui en rompt la permanence et la dynamique : « c’est pénible pour un intervenant, avec la classe, quand d’un coup, l’instit se lève… et même l’intervenant par rapport aux gamins : ça lui enlève une certaine crédibilité ». Ne pas intervenir peut prendre alors le sens positif d’un respect de l’autre : « J’ai horreur qu’on intervienne dans ma classe, alors je ne le fais pas ». Ici, participer signifie perturber l’intervenant. C’est aussi « lui casser son autorité » comme nous l’explique un enseignant qui, dit-il, a lui-même « beaucoup souffert » de ces difficultés de discipline au début de sa carrière. En même temps que ce maître reste systématiquement « sur la touche » lors d’interventions sportives municipales, un livre des fables de La Fontaine dans les mains au moment de notre observation, il nous décrit les difficultés de l’intervenant à ce niveau qui, dit-il, restent cependant dans des « limites acceptables ». Tout en affirmant : « si ça débordait, j’interviendrais », cet enseignant nous assure que « ce n’est pas lui rendre service » que d’intervenir : « c’est à lui d’apprendre à gérer ça », ajoutant ensuite : « ça reste entre nous ». Sa distraction pendant l’intervention, la lecture d’un livre, n’est pas du tout contradictoire avec une grande vigilance à ce qui se passe ; elle manifeste à la fois une mise à distance de l’intervention et l’affirmation d’un « quant à moi ». Ici encore, « je regarde » veut dire d’abord « je surveille », et parfois se réduit à cela, avant d’être « observation ».
Le regard du maître : l’intervenant et ses élèves
27Il est rare que le regard des enseignants soit focalisé sur une cible unique : ce que fait l’intervenant, sur l’intervention elle-même, au point de s’y laisser absorber comme une « éponge ». L’intervenant et/ou son intervention peuvent faire alors figure de modèle, plus ou moins reproductible, d’une mise en œuvre effective d’un enseignement. Certains maîtres en conservent par écrit ce qui pourrait être transposable pour eux-mêmes en l’absence d’intervenant. Pour tous, l’intervention extérieure est porteuse d’un effet de réel, d’immédiateté, de vécu grandeur nature d’un enseignement que ne peuvent apporter des manuels ou des actions de formation continue sans présence des élèves : « il faut que je voie ».
« Il n’y a pas de partage des tâches : il sait que je suis là, j’observe, et qu’à tout moment il peut faire appel à moi. J’ai le sentiment que je n’ai pas à intervenir, si ce n’est pour un élève inattentif… J’interviens de temps en temps pour l’aider, mais je suis vraiment très en recul. Je suis plutôt observatrice, car son travail est très structuré. […] Il apporte en plus d’un savoir-faire très ciblé, très structuré, son appétence pour le sport que je n’ai pas moi. Ca c’est important pour les enfants, cela se communique énormément. Et moi, j’ai le sentiment d’apprendre avec lui… Je suis un peu comme une éponge pendant ses cours. L’année dernière, j’ai pris quelque temps des notes : tout ce qu’il fait correspond à une progression. Si un jour je me retrouve sans lui, j’aurai des éléments en main. » (M CP, école D)
28Qu’il s’agisse de « prendre des notes » ou de « piquer des idées », de mémoriser des jeux, des exercices, des dispositifs matériels…, indiquons que l’enseignant est tout aussi attentif à la « passion » qui anime l’intervenant. Autant le maître peut s’approprier des « trucs », la « progression » de l’intervenant, autant il peut être séduit par cette force de mobilisation qui porte à la fois sa classe et l’intervenant et qu’il ne partage que peu ou prou. Il est pris par deux sentiments contradictoires : se laisser absorber par le spectacle de l’intervention, être pris lui-même par sa dynamique, mais aussi garder du recul, pour relever, objectiver et s’approprier des repères mis en œuvre par l’intervenant pour mener la séance. Son regard est à la fois participation et mise à distance. En effet, le maître n’est pas ce spectateur idéal, sans perspective particulière, détaché de la situation qu’il regarde. Par sa seule présence, il est bon gré ou mal gré attaché à l’intervention. Quelles que soient l’attirance et les compétences de l’enseignant pour le domaine d’activité en question, il ne s’agit pas d’abord de cela mais du spectacle de ses élèves. Aussi, avant d’être observation, le regard du maître est participation empathique au cours de l’intervention et attitude réceptive à ce qui arrive à ses élèves3. Il est avant tout engagement émotionnel, l’émotion étant littéralement ce qui met le maître en mouvement, ce qui le fait réagir. Le regard ici est un « toucher à distance »; la « vision est palpation par le regard », disait M. Merleau-Ponty (1991), avant d’être discrimination des événements, jugement sur ce qui se passe. Global, ce regard du maître est aussi celui d’un profane : « c’est difficile d’avoir un regard pertinent sur ce qui se passe ».
« C’est un apport technique, mais c’est aussi plus de repos et plus de recul pour l’observation des élèves. […] Il y a des similitudes entre sa façon de présenter ici le travail et dans ma classe. J’ai la même approche dans la construction de la leçon : consignes, jouer, arrêt, mise au point, repartir…, mais je ne vois que les grosses choses comme l’occupation de l’espace. Lui, il voit plus et il réagit beaucoup plus vite que moi. C’est important pour ça, une fois par semaine, le spécialiste ; c’est l’aspect technique qui est déployé. » (M CE2, école D)
29Le regard du maître est rarement celui du « technicien » mettant en jeu des capacités d’expertise de l’activité des élèves dans le domaine d’intervention. Seul un véritable expert est capable d’avoir le « coup d’œil », un regard averti, à la fois pointu et immédiat, sur ce qui peut faire signe, capable aussi de « faire quelque chose » de ce qu’il voit. Là où le profane ne voit que les « grosses choses », seulement dirigé par des représentations toutes faites, la perception de l’expert comprend authentiquement, dans le détail, l’activité des élèves. Disponible, il est attentif à ce qu’elle a d’inattendu et d’irréductible à une grille de lecture et d’interprétation de leurs comportements (Chateauraynaud et Bessy, 1995). Autant que dans la direction de l’activité des élèves, c’est ce regard expert qui donne sa valeur à l’intervention, tirant parti de cette activité des élèves y compris là où elle est en rupture avec des attentes pré-établies. Nul doute que cette rupture se rapporte tout autant à la distance qui, pour l’enseignant, sépare le domaine d’intervention du cours des activités scolaires ordinaires. Aussi, plus ou moins dégagé de la conduite de la classe, le regard du maître sur l’intervention extérieure reconduit à l’activité de ses élèves. Plus exactement, l’intervention permet en quelque sorte de libérer le regard du maître, de ne plus le subordonner étroitement aux nécessités d’une dynamique collective qu’il cherche à imprimer à la classe : « C’est un moment riche pour moi. Je vois mes élèves différemment que quand c’est moi qui anime. Je vois leur concentration, leur écoute, leur temps de réponse et la façon dont ils sont en relation les uns avec les autres. Comme je n’ai pas la responsabilité de l’organisation de la séance, j’ai ce petit moment de recul ».
30Ce que les élèves font ou ne font pas, leurs difficultés et leurs réussites dans les tâches proposées, leur progrès…, tout cela peut devenir matière à observation, d’autant plus que l’intervention sait les mettre en relief. Le « recul » de l’enseignant permet à la fois une vision d’ensemble de la classe et un regard individualisant qui valent avant tout pour l’usage qu’il peut en faire dans la situation d’intervention elle-même et ailleurs. Si le regard du maître n’est donc pas celui d’un expert, lié à un domaine d’intervention précis, il n’en garde pas moins sa spécificité, relative aux enfants à qui cette intervention est adressée : « Ma compétence, c’est le regard que j’ai sur les enfants ; sentir si je dois intervenir ou pas pour éviter un blocage ». Aussi, ce regard du maître se réfère et alimente une connaissance en particulier de chaque enfant de sa classe. Ce que les élèves font pendant l’intervention sert surtout au maître à connaître à qui il a affaire en classe, nourrit une connaissance en pratique de chacun.
31L’intervention extérieure est nécessairement irruption d’un tiers entre le maître et les élèves. Qu’il y ait rupture ou partage, l’enseignant n’est plus « enfermé seul dans sa classe avec ses problèmes ». D’où l’importance essentielle pour de nombreux maîtres de pouvoir se placer en retrait de l’intervention afin de regarder ses élèves comme de l’extérieur, tout en y étant impliqué. L’intervention représente ainsi, quand l’enseignant est momentanément plus dégagé des rapports de forces avec les élèves, la possibilité de donner un sens positif aux perturbations qui affectent le travail en classe. Elle crée une « distance bienfaitrice » pour les enseignants, surtout quand ils ont une « overdose » des élèves. Elle permet notamment de « leur donner une chance de se refaire une conduite avec quelqu’un d’autre ». Même doublement surveillés, l’intervention peut aussi représenter du côté des élèves une « bouffée d’oxygène », un relâchement de l’emprise que le maître fait peser sur la classe. Plus ou moins dégagé des contraintes de la prise en charge du groupe-classe, l’enseignant peut considérer différemment ceux de ses élèves avec lesquels il a des problèmes dans la classe : « si la relation est tendue avec un élève, le voir avec lui (l’intervenant) fait que je me repose des questions ». De ce point de vue, l’intervention peut constituer pour les maîtres un dispositif réflexif qui interroge leur propre activité avec leurs élèves à travers celle de l’intervenant. De cette manière, le « recul » du maître se comprend à la fois vis-à-vis de l’intervenant, de ses élèves et de lui-même et, ajoutons-le à nouveau, s’inscrit dans les rapports que le domaine d’intervention entretient avec le cours des activités qu’il mène en classe.
Le maître observateur : une « autre image » des élèves ?
32La possibilité de prendre du « recul » qu’offre l’intervention extérieure, l’altérité de l’intervenant, les avis qu’ils échangent, permet à l’enseignant de mettre à l’épreuve sa propre connaissance des élèves. Par sa présence, le maître transporte en quelque sorte dans l’intervention les repères qu’il se construit dans le cours ordinaire de son activité avec la classe. Être en « recul » permet de relativiser cette grille de lecture des comportements de l’enfant en la confrontant à une autre lecture propre à l’intervention. Celle-ci offre au maître non seulement la possibilité d’élargir son champ visuel, mais aussi de voir les élèves différemment. Ce que le maître manque en acuité visuelle dans le domaine précis de l’intervention, il le rattrape précisément par une « vision globale de l’enfant », c’est-à-dire au rapprochement et à la comparaison de ce qui se passe avec lui seul et lors de l’intervention. Les différences de situation peuvent jouer dans le sens d’une confirmation et d’une complétude du jugement de l’enseignant. Là, il « retrouve » pendant l’intervention des difficultés d’un élève déjà perçues en classe : « il a du mal à écouter les consignes », « il a des problèmes de coordination »… Le jugement de l’enseignant gagne ainsi en certitude quand il est mis à l’épreuve d’un autre contexte et discuté avec l’intervenant. L’altérité de l’intervention extérieure serait en quelque sorte un gage d’authenticité du caractère de l’enfant, d’autant plus qu’elle porterait sur un domaine d’activité moins « scolaire ». Dans ce sens, l’intervention d’un tiers permet à l’enseignant d’attribuer à l’enfant des traits de caractère stables, indépendants des situations et des adultes auxquels il est confronté.
« En natation, mon rôle c’est d’aider les enfants à aimer l’eau, à aimer y aller. Bon, je les suis un peu dans les groupes pour en reparler après avec eux parce qu’ils sont dans des groupes différents… Être témoin des progrès qu’ils font et leur donner envie de se dépasser parce qu’au CP, il y a beaucoup d’inhibitions… Discuter avec les moniteurs de natation de ce qu’eux ont remarqué, parce qu’il y a des choses très troublantes, des corrélations entre les difficultés dans l’eau de certains enfants et puis des difficultés d’un point de vue plus scolaire. Je n’arrive pas à bien cerner… et justement, ça me donne des éléments forts sur ce qu’ils sont avec d’autres intervenants. » (M CP, école B)
33En sens inverse, cette différence de situation entre « la classe » et « l’intervention » joue aussi comme révélation de comportements inattendus de la part d’un élève. En natation, encore, les enseignants déclinent des contrastes très marqués : « enfants très sûrs d’eux » et « perdus à la piscine » ; « enfants timides » et « épanouis à la piscine »… Lors d’une intervention sportive municipale en judo à laquelle nous assistons sur le même banc que l’enseignante d’une classe de CM1, celle-ci met sous nos yeux une des copies qu’elle est en train de corriger en s’exclamant : « ce qui est intéressant, c’est ça ! ». Il s’agit de la copie de mathématiques d’un élève à laquelle elle met une mauvaise note et ce même élève vient d’être félicité par l’intervenant pour sa réalisation de l’exercice demandé. Dans cette petite scène, se jouent à la fois la vigilance de l’enseignante et sa mise en valeur d’un décalage entre deux états de cet élève : petitesse en maths et grandeur en sport, et comme l’idée qu’elle rétablit un certain équilibre. S’y joue aussi comme une attente de cette enseignante pour diversifier les jugements qu’elle peut porter sur cet élève, la possibilité même de le voir autrement qu’à travers sa copie. De fait, l’intervention extérieure ne représente qu’une occasion dont l’enseignant peut se saisir ou non pour multiplier ses regards sur l’élève, faire jouer leur opposition ou leur complémentarité. Plus encore, c’est une conversion du regard qu’elle peut susciter, donnant ainsi une valeur proprement positive à ce qui dans l’intervention se révèle en discordance avec les « images » de l’élève que l’enseignant s’est construit. L’intervention peut alors donner lieu à un regard qui « valorise » l’enfant, l’entoure d’une chaleur rassurante, là où en classe, il faut aussi faire sa place à un regard calculateur, tranchant par des notes et des jugements.
« Maintenant, depuis quelques années, on nous demande d’être près des enfants, au bord du bassin ; quand j’ai débuté, on était assis dans les gradins, on attendait que ça se passe. Il y avait des dérives, des collègues qui corrigeaient leurs cahiers ou allaient faire leurs courses, c’était l’horreur ! Maintenant, on est près, sur le bord du bassin, ça permet de bien voir leur évolution, d’être près pour les rassurer, discuter avec eux et aussi discuter des problèmes des gamins avec l’animateur. Là où c’est riche, c’est lorsqu’un gamin pose un problème au niveau de l’acclimatation à l’élément. On peut aussi parler du vécu de l’enfant, de son attitude en classe, de ce qu’il est, de ses peurs autres… Cela permet à l’animateur de mieux connaître l’enfant à l’extérieur de la piscine pour pouvoir l’appréhender d’une meilleure façon.
Q : Est-ce que ça t ‘ apprend quelque chose sur tes élèves ?
Ah oui alors ! On voit des gamins complètement bloqués, d’autres pas très à l’aise…, ça donne des idées pour le pousser, le valoriser. On voit une autre image d’eux. Notre regard n’est pas le même : on n’est pas là pour noter, pour juger. On est plus le soutien moral, on est plus là pour valoriser, pour aider. Là, ça me semble une très importante partie de mon travail. Il n’y a pas d’acquisition sans ce regard, du moins pas d’acquisition dans le plaisir et avec plus de facilité. » (M CE1, école H.)
34Nombreux, nous semble-t-il, sont les enseignants qui attendent d’une intervention extérieure cette occasion de se déprendre des a priori qu’ils se font de leurs élèves. Dans la « prise de recul » des enseignants, se joue la possibilité d’une autre « image » de leurs élèves et d’un autre « regard » qu’ils portent sur eux. Image et regard sont indissociables : voir autre chose, c’est voir différemment. Pour découvrir « une autre réalité de l’élève », il faut changer de lunettes ou du moins relativiser une grille de lecture « scolaire » de ses comportements sans pour autant la perdre de vue car elle sert en permanence de système de référence. C’est suspendre ses attentes « scolaires » à l’égard des élèves, pour mieux être en mesure d’y répondre. En effet, c’est moins cette « autre réalité de l’élève » qui importe à l’enseignant que son rapport avec l’image habituelle en classe et son usage pour le travail de classe. Là, elle peut offrir de nouvelles prises sur l’élève, frayer une nouvelle relation nécessaire pour continuer à faire la classe.
35En effet, si ce regard différent sur l’élève est essentiel pour l’enseignant, c’est moins pour ce qu’il montre dans le domaine d’intervention lui-même que pour continuer à jouer le jeu « en classe », en particulier pour les « élèves en échec » (avec ce sous-entendu, que l’échec porte sur les matières scolaires fondamentales, français et mathématiques). Mieux connaître l’enfant, permet au maître de trouver de nouvelles prises pour le mobiliser dans la classe. Encore faut-il savoir se poser des questions, accepter de remettre en cause des certitudes, des fatalités. Autant l’intervention extérieure peut servir à fixer un jugement sur l’élève, à le qualifier de manière définitive, autant elle peut en sens inverse servir l’enseignant en lui donnant à penser une incertitude sur ce qu’est l’élève. Dans ce cas, les qualités de l’élève sont relatives aux situations auxquelles il est confronté, à la diversité des activités scolaires et des adultes qui les mettent en œuvre. Plus encore, il serait impossible de les définir exhaustivement et une bonne fois pour toutes. Ce qui peut être ici exprimé par les enseignants comme un principe éthique, celui de la personne humaine et de son éducabilité est aussi formulé comme une condition de survie4. Les maîtres peuvent-ils se permettre de juger d’un élève à l’aune de ses seules défaillances scolaires ? Peuvent-ils ignorer avec aplomb tout ce qui serait de l’ordre d’une « valorisation » et du « plaisir » ? Si on ne peut nier ici le volontarisme des enseignants, l’affirmation de valeurs morales et éthiques, on doit dire qu’elles sont aussi le fruit de la nécessité, d’une difficulté de faire autrement si tant est qu’il y a une vie en classe et que pour apprendre l’enfant doit être « bien » en classe. Ainsi, ce n’est pas seulement en lui-même et pendant l’intervention que cet autre regard sur l’élève est important. Il ouvre au maître cette possibilité de « le voir autrement après », d’intégrer dans son activité d’enseignant ces nouveaux repères pris pendant l’intervention.
« J’observe les enfants, parce que ça me permet de cerner la personnalité de l’enfant. Et, à partir de ça, ça me permettra de mieux le comprendre, même dans ses démarches intellectuelles quand il travaille en classe […] Un enfant qui n’est pas très littéraire ou très matheux peut être bon en sport ou très bien dessiner et je pense que ça permet, quand on le connaît sous ses aspects positifs, de le valoriser et de le voir autrement après, quand il fait un travail dans les matières qu’on appelle fondamentales. » (M CM2, école G)
36Pour l’essentiel, ce regard valorisant que les enseignants prêtent aux élèves se situe au niveau psychologique et relationnel. Il s’agit, en un mot, de donner à l’élève « confiance en soi », avant (ou au lieu) de penser les moyens à lui donner pour réussir là où il fait preuve de défaillances. Très attachés à cette « valorisation » de l’élève, ils la conçoivent comme un levier de motivation pour le travail scolaire : « s’il voit qu’il réussit en sport, alors il voit qu’il peut réussir ailleurs ». Ce peut être aussi comme une compensation, quand l’enjeu est que l’élève ait du « plaisir à venir à l’école » et « se sente bien en classe » : « au moins, il se dit qu’il n’est pas mauvais partout ». Maigre consolation, mais qui aurait peut-être le mérite de ne pas enfermer l’élève dans le sentiment d’échec scolaire et de l’acculer à des stratégies d’incomparabilité : « l’échec à une tâche ne doit pas entraîner l’échec généralisé de celui qui l’accomplit » (Monteil, 1997). Tout naturellement, les enseignants associent cette valorisation de l’élève à l’attrait spontané que représenteraient pour lui les différents domaines d’intervention, liant directement les résultats dont il y fait preuve à cet attrait. Mais ce sont également eux-mêmes qui établissent d’autres rapports avec les élèves à l’occasion du genre d’activité que propose l’intervention.
« On a d’autres rapports avec les enfants dans ces autres activités (arts plastiques, EPS, musique). Je me souviens d’élèves que je pouvais féliciter, solliciter, mettre en avant par rapport aux autres en arts plastiques ou EPS, alors qu’en français, je ne pouvais pas. Et ça, c’est important, car un enfant qui est tout le temps en échec, c’est difficile à vivre, pour nous-mêmes également. Pour se construire, il a besoin de valorisations, de gratifications aussi. Puis, il y a la notion de plaisir aussi ; c’est plus évident, mieux perçu en arts plastiques et EPS qu’en maths et français, même s’il existe aussi, mais moins quand même… C’est vrai que le plaisir en conjugaison n’est pas perceptible au premier abord, donc c’est important de varier les pratiques. » (M CM2, école H)
37Un autre « regard » sur les élèves est impossible sans engager du même coup un autre « rapport » aux enfants variant selon les différents domaines d’activités ou disciplines menées dans la classe. Si les enseignants peuvent être portés à attribuer à l’enfant une « personnalité » psychologique définie une bonne fois pour toutes, ils peuvent aussi bien penser que les jugements qu’ils portent sur leurs élèves reflètent en fait la nature des rapports qu’ils entretiennent avec eux5. Ainsi, en variant ses pratiques, en jouant sur la diversité des rapports qu’il peut entretenir avec les élèves, le maître peut relativiser des caractéristiques qui seraient inhérentes à leur personne, ne pas les « enfermer » dans des jugements à la fois trop prégnants et trop « scolaires ». Reste que cette posture, faite d’ouverture au surgissement d’une altérité de l’enfant, à sa « globalité » est à la mesure des difficultés auxquelles les enseignants sont confrontés en classe, en particulier à ses « échecs » qui ne manquent pas de les toucher eux-mêmes. C’est peu dire que le travail du maître met directement en jeu sa personne elle-même, ses émotions et son affectivité. Il a aussi une dimension éthique et morale, sans doute moins une justice impartiale et distributive qu’une justice rétributive, particulariste, un sens de la responsabilité où prédomine l’attachement aux enfants. D’où l’intérêt que l’on doit également porter aux situations où le regard de l’enseignant pointe vers des défaillances de l’intervention, là où il est directement affecté par ce qui arrive à ses élèves.
Notes de bas de page
1 La circulaire du 16 juillet 1992 prescrit que : « La responsabilité pédagogique de l’organisation des activités scolaires incombe à l’enseignant titulaire de la classe… Il en assure la mise en œuvre par sa participation et sa présence effective ». Elle distingue différentes situations selon l’organisation du groupe classe : « dans ces trois situations, il appartient à l’enseignant, s’il est à même de constater que les conditions de sécurité ne sont manifestement plus réunies, de suspendre ou d’interrompre immédiatement l’activité. » Notons que la question du partage des responsabilités du maître et d’un tiers, fait toujours l’objet de négociations entre la profession et le ministère, dont ont témoigné les débats relatifs à la circulaire de 1998 sur les « sorties scolaires ».
2 Dans ce sens, cette distraction des maîtres serait de l’ordre du « détail particulier », tel que l’analyse A. Piette (1996) : « Le détail particulier est ce qui empêche l’interactant de paraître complètement envahi par le présence et le discours de l’autre, l’objet qui le préoccupe ou la situation en général… il constitue une sorte de cliquet modérateur qui permet de ne pas trop s’engager collectivement dans une interaction et donc de gérer sa propre particularité en même temps, mais pas trop. »
3 J. -L. Petit (2000) montre que les travaux récents en neurophysiologie permettent d’expliciter le vieux thème de l’empathie d’un engagement corporel à distance, quand par exemple les spectateurs accompagnent les mouvements de l’acrobate sur son fil « en se mettant à sa place ». Cet auteur insiste plus largement sur l’enracinement corporel de l’action : « le monde perceptible est d’emblée façonné au point de vue de l’action avant même l’intervention du jugement. »
4 Dans le cas des enseignants du second degré en zone d’éducation prioritaire, A. Van Zanten (2001) observe l’émergence progressive d’une « éthique professionnelle contextualisée » où l’accent est mis sur la dimension relationnelle et affective du métier, notamment sur la « valorisation » individuelle des élèves. Selon l’auteur, cette éthique est un élément d’adaptation des enseignants à ces élèves de classes populaires marginalisées, mais elle vise aussi à donner un sens et des limites à leur engagement. Pour les enseignants du primaire que nous étudions, cette éthique rejoint tout à fait le principe de leur polyvalence, celui de la diversité des matières scolaires enseignées qui ferait jouer une « vision globale de l’enfant ». D’où l’importance ici de la question des disciplines et des savoirs mis en jeu dans ces interventions que nous développons plus loin.
5 Cette « valorisation » de l’élève témoigne dans cette mesure du souci d’une partie des enseignants de ne pas surestimer ses dispositions intrinsèques au détriment des explications situationnelles et de pouvoir se déprendre des images qu’ils s’en font : « Nous ne tenons en général compte de ce qui arrive aux autres que si leurs conduites correspondent à ce que nous avons déjà dans la tête. » (Monteil, 1997).
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