La ville sous l’angle du collège
p. 77-89
Texte intégral
1Il faut se souvenir de deux données de départ, sans lesquelles ce qui va suivre ne pourrait pas être compris. Premièrement, la Compagnie de Jésus n’a pas été d’abord une institution d’enseignement. Elle s’est définie comme instrument d’évangélisation, lié dès avant sa fondation à l’empire portugais et à la nécessité d’un bras religieux pour l’entreprise de conquête de la monarchie lusitanienne, puis – plus progressivement – espagnole. Elle ne devient un réseau de collèges que par les deux facteurs conjoints de la formation de ses membres, et d’une demande sociale de nouveaux établissements scolaires, correspondant aux besoins d’une société urbaine en plein essor1.
2Deuxièmement, la Compagnie de Jésus peut être également définie par l’impératif de visibilité qu’elle se donne comme principe de distinction par rapport aux ordres religieux antérieurs (sans écraser bien sûr les différences entre les premières règles monastiques et les Mendiants, franciscains spécialement qui restent les plus proches antécédents de la nouveauté jésuite) : pas de clôture, pas de retrait (sinon une retraite spirituelle qu’elle propose aux laïcs qui sont dans son sillage de partager avec elle), pas de secret2.
3La conclusion de ces deux prémisses – pour le dire dans les termes de la syllogistique des collèges jésuites – c’est une double détermination de cette visibilité : d’une part, la volonté de rendre visible la Compagnie de Jésus dans la ville par son collège ; d’autre part, celle de produire la ville elle-même comme lieu de visibilité par le moyen ou par le prisme du collège.
4Mon hypothèse de travail ici est celle d’une forte tension entre ces deux déterminations, sans que celles-ci puissent être considérées comme contradictoires l’une par rapport à l’autre. Mais, pour mobiliser ici les catégories dynamiques de Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien3, on pourrait placer la première du côté de la stratégie, et la seconde du côté de la tactique. Le côté de la stratégie, c’est celui d’une projection à partir d’un « lieu propre », qui serait ici celui de la Compagnie de Jésus comme institution fondée, réglée, organisée ; le côté de la tactique, c’est celui de l’« autre », en fonction duquel cette projection, précisément, s’altère.
5On retiendra ici trois terrains pour l’examen de cette tension dans la visibilité : celui de l’écriture, celui de l’image, celui du théâtre. L’articulation de ces terrains est une affaire de méthode. Comme j’ai eu l’occasion de le montrer dans un volume proche de celui-ci4, l’écrit et l’image sont deux fronts associés dans la conquête d’un système de représentation autonome pour la Compagnie de Jésus dans le second xvie siècle, le théâtre se situant lui-même dans l’intervalle de ces deux fronts et à leur source commune, puisqu’il n’est – pour cette période tout au moins – pas arrêté dans un genre littéraire, et qu’il est du règne de l’éphémère – tableau vivant, image précaire ; une source commune, qui est celle des Exercices spirituels comme conversation imaginative.
6Trois terrains, donc : le récit de fondation de collège ; les plans et vues de collège ; le théâtre de collège5.
Le récit de fondation de collège
7On ne retiendra ici qu’une seule pièce, mais majeure : la très longue lettre écrite par Jerónimo Nadal sur la fondation du collège de Cordoue le 15 mars 15546. Cette lettre partage avec d’autres écrits épistolaires produits dans le cadre du système de communication interne à la Compagnie de Jésus, un trait remarquable : l’analyse précise de sa situation d’énonciation conduit à découvrir qu’il est impossible de savoir quand et où elle a été écrite. Commencée à Cordoue, achevée à Valladolid, mais la quinzaine de feuillets serrés qu’elle porte se tient comme en suspens entre ces deux termes : or cette in-détermination est essentielle. Car elle fait de la lettre, non pas seulement un témoignage de la fondation du collège de Cordoue, comme d’une réalité extérieure à elle. Elle accomplit cette fondation, elle la performe, elle en fait l’acte du Visiteur Nadal, dépêché par son supérieur général, Ignace de Loyola. Celui-ci arrive à Cordoue alors que cette fondation est largement effectuée, comme construction d’une convergence de moyens et d’engagements, dans la cité cordouane, pour l’érection d’un nouveau collège, ce collège étant la résultante de cette convergence. Mais il reste à Nadal, en quelque sorte, à baptiser ce collège, à déclarer sa fondation. Or c’est la lettre qu’il écrit qui agit cette déclaration en déplaçant une institution socialement et économiquement établie comme fondation spécifiquement jésuite, portée par une finalité proprement spirituelle. La lettre fonde l’institution. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs7, l’acte d’une fondation relève toujours d’un après-coup en ceci qu’elle s’écrit toujours au passé : quelque chose, dans un temps inaugural, sans précédence, a été fondé. Mais, de ce fait même, cette conjugaison nécessaire produit ce passé comme un présent, puisqu’il est sa seule formulation possible. La fondation s’énonce, pour la première fois, au passé. C’est la raison pour laquelle, dans une lettre qui traverse le temps, depuis l’arrivée de Nadal à Cordoue jusqu’à son départ (ou à son arrivée à Valladolid), la transformation ou, pourrait-on dire, la conversion de l’institution dans sa propre fondation peut s’effectuer. Or c’est décisif, car c’est par cette conversion, et par elle seule, que le collège s’énonce comme fondation jésuite : nous sommes ici au cœur de la tension, que cette lettre tente de surmonter, entre le collège comme produit de la ville et la ville comme produit du collège, dont il serait une sorte de recréation.
8Il y a de ce point de vue un extraordinaire passage dans le Chronicon de Juan de Polanco. Celui-ci, ancien secrétaire d’Ignace, écrit dans les années 1570 la première histoire de la Compagnie de Jésus, non sans très largement utiliser la correspondance de Nadal (de nombreux soulignements en témoignent dans les manuscrits originaux de ces lettres, dont celle du 15 mars 1554), non sans songer aussi à refonder la Compagnie dans cet acte d’écriture après avoir été évincé du pouvoir par le général Everard Mercurian. Polanco écrit, au sujet de la fondation du collège de Cordoue et comme pour en porter le coup final : « Les nobles comme les honnêtes gens ne se seraient pas estimés pères s’ils n’avaient pas envoyé leurs fils chez les nôtres8. »
9C’est parce qu’il y a le collège que les pères peuvent redevenir les pères des fils (et que les nobles et les honnêtes gens se retrouvent, tous nés d’une famille). Les Pères engendrent les pères. Il faut accorder beaucoup d’attention à cette reconnaissance, parce qu’elle est une dimension de la visibilité.
10Mais venons maintenant à plusieurs lieux marquants de la lettre de Nadal, qui conduisent dans le détail l’opération dont je viens de tracer la dynamique générale.
La construction d’une scène
11Une première approche, du § 4 au § 6 de la lettre, profile l’entrée en scène des donateurs, à la manière d’un panneau latéral dans un retable polyptique. Les jésuites seront bien au centre, et les donateurs s’inclinent vers le tableau central et promettent leurs offrandes : le § 4 enregistre ces promesses de dons, par un certain nombre de notables cordouans. Le § 5 concerne les « vœux » que l’on a formulés pendant la période de la gestation du collège de Cordoue, et qui sont comme d’autres dons, dons de personnes ou oblations : « J’ai pris note [tomé examen] de tous les pères et frères qui ont tous fait leur vœu selon la formule des étudiants9… »
12Viennent ensuite les § 6 et 7 : les donateurs passent à l’acte, comme transformés par la formulation des vœux. Ils passent de la promesse (qui relève elle-même du processus du vœu dans toutes ses étapes et articule donc les deux « offrandes10 ») à la réalisation de leur don. Au § 8 enfin, on décline la liste des Pères et Frères dans une première présentation de la scène du collège, avec ses acteurs internes et externes : les Pères et Frères, et les protecteurs du nouvel établissement ou proches collaborateurs de la Compagnie, en particulier Juan de Avila11. Cette scène capte et attise les énergies, et elle attire au § 9 de nouveaux donateurs appelés à faire eux aussi des offrandes, ou les mêmes à en faire de nouvelles.
13On quitte cette scène au § 17, par l’envoi de missionnaires dont le collège aura été le camp de base12. La scène du collège s’ouvre ici aux dimensions du monde. Le § 18 construit la réciprocité de ce mouvement13 : dilatation, puis attraction. On évoque en effet ceux qui veulent en être – attirés peut-être (la lettre le suggère) par le rayonnement de ces missions ? Les § 19-20 referment le tableau sur un nouveau panneau latéral rigoureusement symétrique du premier dans cet ensemble admirablement construit par Nadal – une construction qui renforce évidemment l’effet de surplomb que produit l’ensemble de la lettre, comme si elle était écrite de haut, depuis un lieu à proprement parler transcendant. Ces deux derniers alinéas signalent un double contrôle des entrées et des rentrées : qui entrera dans le collège, qui incorporera la Compagnie par le collège ? Et, par ailleurs, qui veillera à la réalisation des promesses de dons ?
14Entre ces deux panneaux latéraux, et entre ces figures de dehors (donateurs, candidats), le collège impose sa place centrale, sa place au centre de la ville : nous retrouverons cette même place sur le second terrain de notre étude.
Le récit performatif d’une fondation comme édification
15Revenons à la figure des donateurs. Le § 4 propose une sorte de formulation indéterminée de la personne, du lieu et du geste : « Joan de Cordoba habia ya prometido hacer la donación […]. » Au § 6, il se passe quelque chose de tout à fait différent : « Poco a poco se trató con que D. Juan hiziesse la donación » : la donation est ici spécifiquement désignée.
16Déplacement décisif, très précisément articulé dans le passage du § 4 au § 6, avec une sorte de maillon intermédiaire : « hauémoslo guiado con la gratia del Senor por esta via, para que se funde el Colegio en esta parte que esta por sí (Nous l’avons guidé avec la grâce du Seigneur dans cette voie pour que se fonde le collège, dans cette partie qui est là) ». Cette expression : « pour que se fonde », est employée encore une fois, non pas dans l’infinitif d’une fondation virtuelle, mais dans l’imminence d’un presque présent : « pour que se fonde le collège… », tel qu’il est maintenant, dans le moment où moi, Nadal, j’écris cette lettre en accomplissant l’ultime passage dans le temps présent : ainsi s’énonce précisément ici le temps fondateur dont j’esquissais plus haut le principe général.
17Il faut ici revenir à Juan de Avila, au § 14 de la lettre de Nadal. Ce paragraphe cite expressément plusieurs lignes – bien connues par ailleurs – de « l’apôtre andalou », que l’on retrouve dans de nombreux textes jésuites de la période : « Yo he sido como un niño que trabaja muy de veras para subir una piedra por una cuesta boltando, y nunca puede, y viene un hombre, y facilmente sube la piedra : Ansi ha sido el P. Ignatio. » Nadal sertit dans une citation, précisément signalée dans le détail graphique, cette formule de Juan de Avila que sa propre écriture déborde donc, comme une exégèse déborderait la limite d’une citation vétérotestamentaire. Il clôt la citation dans la lettre de son énoncé et de cette lettre il accomplit l’esprit en fondant le collège de Cordoue – dont Juan de Avila n’aura jamais pu être que le précurseur. Et c’est bien l’une des voies par lesquelles le long récit de Nadal se produit comme accomplissement, acte de fondation dans le débordement d’une citation de celui qui n’a jamais incorporé la Compagnie, qui n’a jamais fondé le collège de Cordoue : Juan de Avila, précurseur définitif.
Le plan de collège
18Le second terrain de l’enquête concerne les plans de collège ou les vues architecturales qui sont produites avant, pendant ou après la réalisation effective de l’édifice14. Ces plans et vues aiguisent l’oscillation entre la ville au prisme du collège, et le collège comme ville. Qui absorbe qui ?
Première série : La ville au prisme du collège
19On ne peut pas ne pas citer ici l’image de la ville de Rome que Pedro de Ribadeneira fait réaliser par Cornelius Galle pour sa Vita Ignatii Loyolae en 1610 (ill. 1). La Maison Professe et le Collège Romain y dominent, écrasants (ill. 2), le reste de Rome, représentés comme un couple gémellaire alors que, dans la ville réelle, les deux édifices sont distants de plusieurs centaines de mètres. De plus, le collège se trouve dans le plan en lieu et place de l’église du Gesù, construite dans les dernières décennies du xvie siècle (ou, éventuellement, de la Maison Professe, résidence d’Ignace de Loyola jusqu’à sa mort en 1556). Dans les deux cas, trois édifices deviennent deux, et dans les deux cas, le Collège se confond avec la Maison ou avec l’Église, c’est-à-dire avec les deux implantations jésuites qui, contrairement au Collège, vivaient seulement d’aumônes et non pas de rentes fixes et suivaient donc en ceci les principes constitutionnels de la Compagnie de Jésus avec lesquels les collèges avaient dû transiger. Mais au-delà de ces enjeux spécifiques, c’est bien l’hégémonie jésuite sur l’Urbs qui saisit dans cette gravure, les deux édifices principaux étant relayés par un chapelet d’autres implantations (le noviciat de San Andrea del Quirinale, la Casa de santa Marta, institution de redressement des prostituées romaines dont la Compagnie n’était que l’une des tutelles, ou encore le Collège de la Pénitencerie, proche de la basilique Saint-Pierre dont on observera avec intérêt qu’elle ne figure pas sur le plan). Il suffit de comparer cette gravure avec le plan de Rome dressé par Giovanni Maggi en 1625 pour prendre la mesure de la transformation opérée par la première (ill. 3).
Ill. 1. – Pedro de Ribadeneira, Vita beati patris Ignatii Loyolae religionis Societatis Iesu fundatoris, 1610.

Deuxième série : le collège comme ville
20Bon nombre de vues de collèges (ill. 4 et 5) – depuis les plans en élévation jusqu’aux représentations les plus accomplies dans le détail de l’achèvement de l’habitat, sans que l’on puisse aisément faire la part du « prospectus » (ill. 4) et du portrait – font apparaître ce que l’on pourrait appeler un collège-cité : l’établissement est seul, sans autre borne que celle de la représentation, mais il inscrit en son sein, non seulement un collège et une église (dans le cas de Malines, ill. 4), mais toute une série de dépendances, de jardins, qui démultiplient l’espace du collège pour le confondre avec celui d’une ville, ceinte de murailles, et abritant à l’intérieur de ces murailles un organisme autarcique (vergers, ateliers, etc.).
Ill. 2. – Vita Ignatii (détail).

Ill. 3. – Giovanni Maggi, Roma, 1625.

Ill. 4. – Collège de Malines, Les jésuites et la gloire de Dieu, Paris, Stock-Antebi, 1990, p. 114.

21La singularité du plan du collège de Rouen (ill. 6), dressé en 1604 alors que ce collège n’est pas encore construit (les jésuites viennent d’être rétablis en France), est de présenter une extraordinaire double face. Il esquisse un plan de la ville elle-même, sur lequel un carré indique, en haut à droite, le « lieu désigné du collège ». Ce plan entrecroise les rues (plateae) de la ville en en dressant un portrait social. Comme l’indique la légende placée sous le plan : « Entre ces trois rues A-B-C dans la longueur de la ville habitent les autorités supérieures et de même de nombreux marchands et femmes de négociants […]. Le quartier D est peuplé de pauvres, de même le quartier E […]. » Or cette description appelle une série de décisions d’acquisition, en particulier dans le quartier E, de telle sorte que le collège puisse échapper aux « incommodités » de ce voisinage.
22C’est la finalité, indiquée par son titre, du plan du collège tracé au-dessous. Les lignes écrites à droite de ce plan précisent : « Si cette maison est achetée, les classes et la porte du collège pourront être placées dans cette rue. Dans le cas contraire, il y aurait incommodité à utiliser ce terrain. » La maison signalée ici est probablement celle du bas du plan, à droite, dont il est précisé qu’elle « pourrait » être achetée, et non pas seulement qu’elle doit l’être, comme c’est le cas d’une suite d’autres bâtiments à gauche du plan. Il y a donc toutes raisons de penser que ce plan vise à persuader les mécènes du futur établissement d’investir largement au-delà des limites du collège, telles qu’elles sont tracées sur la gauche du plan inférieur, qui indique une porte provisoire pour l’accès à l’édifice principal. C’est dans le recul de ces limites que se trouvent articulés les schémas supérieur et inférieur, rapport de forces entre le collège et la ville. La co-extensivité du plan de ville et du plan de collège manifeste avec une éloquence spatiale l’horizon des deux schémas : ou comment le collège prendra sa place dans la ville jusqu’à prendre la place de la ville.
Ill. 5. – Collège de Saint-Omer, Les jésuites et la gloire de Dieu, Paris, Stock-Antebi, 1990.

Troisième série : le noyau de l’église et du collège
23On renouerait ici avec le plan romain de 1610 et le couple de l’église et du collège comme noyau de ce que j’ai appelé ailleurs une agglomération jésuite. Les deux plans suivants, celui du collège d’Avignon (ill. 7) et celui du collège d’Eichstätt (ill. 8), montrent ensemble les deux espaces. Ce sont deux projets. Dans le second cas, le collège seul sera effectivement construit. Mais dans les deux cas, et nous sommes ici entre les deux modèles de la ville comme collège et du collège comme ville, la programmation de l’église dans le plan du collège appelle la ville, puisqu’aussi bien l’église, si elle est construite, ne sera pas seulement l’église du collège, mais qu’elle sera ouverte à une fréquentation urbaine générale. Or il faut voir à l’œuvre dans cette articulation des deux édifices l’effet d’une pragmatique du plan : celui-ci n’est pas seulement fonctionnel pour l’architecte et le commanditaire, il est également (à l’égal du schéma rouennais) destiné aux donateurs réels ou virtuels qui soutiennent cette commande – comme c’était le cas dans la lettre de Jerónimo Nadal, mais sous une forme inversée : ce n’est pas ici Ignace de Loyola qu’il est utile de convaincre que les mécènes du collège n’en sont pas les véritables maîtres, ce sont ces bienfaiteurs attendus ou espérés qu’il est nécessaire de convaincre que ce collège sera le leur, et en particulier par son église.
Ill. 6. – Du collège des jésuites au lycée Corneille, Rouen, p. 21 (BnF, département des Estampes et de la Photographie).

Ill. 7. – Collège d’Avignon, 1617 (in Jean Vallery-Radot, Le recueil de plans d’édifices de la Compagnie de Jésus conservé à la BnF, Rome, 1960, pl. XIX).

La scène théâtrale
24Je ne pourrai ici que faire un bref passage par ce troisième terrain, celui des « comédiens du pape », selon une formule relevée par Laurent Cuvelier15. Deux indications seulement.
25La première : comme l’a bien montré Ruth Olaizola16, le théâtre de collège se définit essentiellement contre la comédie profane, les mêmes jésuites condamnant d’une main ce qu’ils veulent réinventer de l’autre dans leurs scenarii sacrés, et le noyau de cette confrontation est la conception de l’acteur : d’un côté le comédien professionnel, et spécialement la comédienne, plus ou moins directement assimilée à une fille publique, de l’autre l’élève du collège, qui ne joue pas, mais qui expérimente par la scène la progression de sa vocation, voire le coup de théâtre de sa conversion à la vie religieuse. Cet élève, comme les autres élèves du même collège, est le fils d’une famille de la ville, qui, tous les ans, vient assister au spectacle de cette entrée en religion. La famille entre dans le collège comme l’élève entre en religion. Le théâtre est le lieu d’une compénétration intense des deux espaces, et c’est sans doute sa fonction principale, ceci d’autant plus que l’exercice théâtral représente (signifie et met en scène) l’accomplissement d’un parcours pédagogique (apprentissage, déclamation, etc.).
Ill. 8. – Collège d’Eichstätt, 1616 (in Jean Vallery-Radot, Le recueil de plans d’édifices de la Compagnie de Jésus conservé à la BnF, Rome, 1960, pl. XXIV).

26Deuxièmement, la compénétration des espaces de la ville et du collège est encore renforcée, tout au moins dans le premier siècle de la Compagnie de Jésus, par un dispositif scénique spécifique, dont Bruna Filippi est parvenue à restituer la singularité17 : les premières performances théâtrales jésuites opèrent sans scène, les acteurs (qui n’en sont pas) et le public (qui tourne le dos à la ville profane dans ce temps d’immersion dans le collège) sont confondus. L’enjeu était important : non seulement il fallait casser le modèle qui s’imposait dans cette même époque au théâtre professionnel, mais il fallait aussi rendre visible la manière dont, à travers le théâtre, c’est à la conversion de toute une ville que le collège s’attachait.
Retour sur hypothèse
27La seconde étape de notre parcours a fait apparaître une perspective assez différente de celle que nous pouvions anticiper – mais qui confirme l’imbrication essentielle de la « stratégie » et de la « tactique » dans la proposition théorique de Michel de Certeau qui nous a soutenus ici. De fait, les plans et vues de collèges ont révélé un conflit interne à l’offensive tactique sur la ville comme scène, elle-même corollaire d’une stratégie fondamentale : la visibilité du collège dans la ville. C’est en effet au sein même du champ visuel de la ville que le collège est venu se loger par réflexivité. Le peintre, si je puis dire, a projeté son ombre sur le tableau. Or je crois que nous touchons ici à un point central pour l’analyse : il nous conduit d’une compréhension apostolique et politique de la Compagnie de Jésus comme puissance d’incorporation de la ville, et non pas seulement des novices qui lui sont donnés, puissance opposée à la digestion urbaine de cette même Compagnie instrumentée par les élites modernes de Cordoue ou d’ailleurs, à une logique de la représentation et de l’auto-présentation de la Compagnie dans la représentation de la ville. Nous parvenons à un résultat inattendu, selon lequel la stratégie urbaine des jésuites, nouveaux entrants, retourne la situation à son avantage par le moyen de ces innombrables plans et vues, fonctionnels et fictionnels, qui accompagnent leur implantation, jusqu’à rejoindre les fins que se donnait Jerónimo Nadal surplombant de son geste fondateur le récit de l’ouverture du collège de Cordoue, ou que le théâtre pouvait rechercher en absorbant le « public » de la ville dans l’enceinte du collège.
28Aussi ces images demandent-elles l’attention formelle qu’on ne leur a encore guère accordée, et dont je n’ai pu ici qu’esquisser le profit.
Notes de bas de page
1Voir sur ce sujet, que je résume ici à très gros traits, les recherches d’Antonella Romano, de Dominique Julia, de Paolo Bianchini et de divers autres historiens de l’éducation et des sciences modernes.
2Cela est si vrai que les célèbres Monita secreta lancées dans le combat antijésuite au début du xviie siècle par l’ex-jésuite Hieronymus Zahorowski révèlent comme secrètes, ou construisent comme secrètes parce qu’elles les révèlent, des règles de fonctionnement très comparables à la réalité des Constitutions jésuites (comme l’a montré Sabina Pavone dans l’ouvrage essentiel sur ces Monita, Le astuzie dei gesuiti, Brescia, Morcelliana, 2000).
3Certeau Michel de, L’invention du quotidien, I, Paris, Gallimard, 10/18, 1980, p. 208-209. Certeau introduit lui-même la compossibilité de ces deux catégories en définissant par ailleurs, dans un autre endroit du livre, l’« espace » comme « lieu pratiqué » (88-89), après avoir défini l’espace dans les termes même de la « tactique » : mobilité, impropriété, etc. Pour un approfondissement de la relation de ces quatre termes, à mon sens structurants pour l’œuvre de Certeau, voir Fabre Pierre-Antoine, « Introduction à l’épistémologie de Michel de Certeau : stratégie et tactiques », in Diana Viñoles (dir.), Dialogos filosoficos, Ushuaia, Universidad de Tierra del Fuego, 2019.
4Fabre Pierre-Antoine, « La lecture comme problème dans le catholicisme moderne. Sur le Pèlerin de Lorette (1603) de Louis Richeome et quelques autres sources du premier xviie siècle », in Élise Boillet et Gaël Rideau (dir.), Textes et pratiques religieuses dans l’espace urbain européen (xive-xviiie siècles), Paris, Champion, 2020, p. 201-227.
5Je ne pourrai ici qu’esquisser ce troisième terrain, mais il est important, la multiplication des travaux récents sur le théâtre jésuite ayant peut-être contribué à abstraire de ses contextes le phénomène, qu’il apparaisse dans sa spécificité « anti-théâtrale » (voir sur cette dimension Ruth Olaizola, dont le doctorat encore inédit est heureusement résumé dans une contribution à la Revue de Synthèse : Olaizola Ruth, « Les jésuites et l’utopie du « comédien honnête » aux xvie et xviie siècles », in « Les jésuites et le monde moderne. Nouvelles approches », éd. Pierre-Antoine Fabre et Antonella Romano, Revue de Synthèse, 1999/2-3, p. 381-407. Mon objectif principal est surtout ici de proposer des hypothèses de recherche sur les plans de collège, source immense et méconnue, dont la Bibliothèque nationale conserve une extraordinaire collection.
6Monumenta Historica Societatis Iesu, Epistolae Natalis I (ci-après MHSI, Epp. Nat. I), Madrid, 1898, p. 219-242.
7Fabre Pierre-Antoine, De la fondation. Recherches sur la première Compagnie de Jésus, Genève, Droz, à paraître en 2022.
8Polanco Juan de, Chronicon Societatis Iesu, 5, 1896, p. 461.
9MHSI, Epp. Nat., 1, p. 222.
10Voir sur ce point Fabre Pierre-Antoine, « Prononcer ses vœux. Propositions pour une étude des rituels d’énonciation orale du vœu dans la tradition des Ordres religieux », L’inactuel, no 4, automne 1995, p. 121-130.
11Figure capitale des premières années espagnoles de la Compagnie de Jésus, Juan de Avila, le « prophète d’Andalousie », est un précurseur, jusque dans les projets éducatifs et sociaux qu’il promeut dans la région. Converso, il est aussi le « frère aîné », dans le sens que donna bien plus tard à ce mot Jean-Paul II dans une formule âprement discutée par Carlo Ginzburg (dans « Un lapsus du pape Wojtyla », in À distance, Paris, Gallimard, 2001, p. 181-187). Il mourra, de fait, sur le seuil du nouvel ordre catholique (voir sur Juan de Avila un recueil d’écrits de Marcel Bataillon, à paraître dans une édition de Pierre-Antoine Fabre et Bernard Vincent. Il existe par ailleurs peu de travaux en langue française. La présentation la plus complète de l’œuvre se trouve dans la préface des écrits de Juan de Avila, in Biblioteca de Autores Cristianos, sous la plume de Luis Sala-Balust. Voir également Fabre Pierre-Antoine, « La conversion infinie des conversos. Des nouveaux chrétiens dans la Compagnie de Jésus au xvie siècle », Annales HSS, juillet-août 1999, no 4, p. 875-893).
12Ces missions proches, dans l’arrière-pays immédiat du collège, ont été essentielles, non pas seulement dans le contexte global de la « rechristianisation » de l’Espagne de l’intérieur, corollaire de l’évangélisation de ses colonies, mais aussi pour la Compagnie elle-même qui pouvait par ce moyen continuer de se définir comme ordre commandé par sa destination missionnaire, alors que la gestion des établissements d’enseignement pesait de plus en plus fortement sur elle. Les années 1550 sont ici décisives, avec la fondation du Collège romain et l’ouverture d’une série d’autres collèges, en Espagne, en France et en Italie. Marie Lucie Copete et Bernard Vincent ont dressé une cartographie précise de ces missions de collège, in « Missions en Bétique : pour une typologie des missions intérieures », in Pierre-Antoine Fabre et Bernard Vincent (dir.), « Notre lieu est le monde ». Missions religieuses modernes, Rome, École française de Rome, 2007, p. 261-285.
13MHSI, Epp. Nat., 1, p. 229-230.
14Rappelons-nous ici que les dessins prospectifs, comme projets, se trouvent souvent réemployés comme dessins descriptifs, voire comme traces d’un réel disparu, comme par exemple dans les entrées de ville monumentales, dont on commémorait le souvenir en en reproduisant l’anticipation (voir par exemple sur ce sujet diverses contributions, in Sabatier Gérard, Claude-François Menestrier, Grenoble, PUG, 2007). Cette pratique n’est pas indifférente à notre problème : comme le récit de fondation de Nadal, le plan de collège est mobile dans le temps, il réeffectue le passé comme avenir, il refonde.
15Voir dans ce volume, p. 291.
16Art. cité.
17Filippi Bruna, La scène jésuite : le théâtre scolaire au Collège romain au xviie siècle, doctorat de l’EHESS, 1994.
Auteur
EHESS (CéSor)

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008