Chapitre 6. Les familles en faute
p. 89-99
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Texte intégral
Les préjugés à l’encontre des familles
1Dans l’analyse des scolarités inégales des élèves, le modèle explicatif dominant s’est déplacé progressivement des années 1960 à nos jours, d’une idéologie des dons qui naturalise des différences individuelles d’origine sociale à une sociologie accordant une influence déterminante au milieu familial de l’élève. Le paradigme de la reproduction qui a longtemps fixé le cadre d’analyse des rapports entre la famille et l’école a donné lieu depuis quelques années à un certain nombre d’objections dans la recherche scientifique1. Pour autant, sa vulgate n’en constitue pas moins la théorie implicite des acteurs de l’institution scolaire lorsqu’ils rendent compte des difficultés d’apprentissage mais aussi indirectement des problèmes de comportement d’élèves appartenant aux classes populaires. Une forme d’évidence conduit à penser que l’enfant de familles « défavorisées » et a fortiori immigrées reçoit une éducation dont l’écart aux valeurs et normes dominantes obère la capacité à apprendre et à composer avec les attentes de l’école. On retrouve en filigrane ce qui donne corps à la notion de « handicap socio-culturel » qui, identifiant les supposés déficits et manques linguistiques et culturels de la famille, anticipe et explique les difficultés à venir ou avérées de l’enfant à l’école.
2Plus précisément, dans les enquêtes menées auprès d’acteurs de l’institution scolaire, l’imputation au milieu familial des difficultés ou de l’échec scolaire des élèves a pris force de loi et s’énonce de manière récurrente dans les termes de la « démission éducative » des parents2. À cette figure des parents absents ou défaillants du côté des classes populaires, semble répondre celle des « inquisiteurs » ou « consommateurs », membres d’associations de parents d’élèves et plus largement des classes moyennes et favorisées. Cependant, si ces derniers ne sont pas exempts de critiques, elles ne trouvent pas le même écho dans le corps enseignant, ne serait-ce qu’en raison d’une certaine similitude dans les pratiques de ces derniers avec celles qu’ils pourraient vouloir dénoncer chez les parents dont ils sont proches. Ainsi, selon une enquête récente menée pour le compte de L’école des parents, 58 % des professionnels sondés (enseignants, travailleurs sociaux, animateurs sportifs ou culturels confondus) jugent les parents fréquemment démissionnaires3. Par ailleurs, 46 % d’entre eux évoquent le manque d’autorité des parents, l’absence de repères ou de limites donnés aux enfants. Dans les écoles en ZEP, les enseignants attribuent très majoritairement (75 %) la responsabilité des difficultés scolaires aux familles, un quart d’entre eux l’exprimant précisément dans les termes de la démission éducative4. Résultat comparable à cette même question en collège où les problèmes dans les familles (notamment sous l’angle des séparations et conflits entre parents) priment largement sur les difficultés économiques et de chômage (Périer, 1999).
3Sans doute le thème de la démission des familles n’a-t-il pas le caractère de nouveauté que son « succès » actuel semble lui conférer. La lecture des textes rédigés par Paul Crouzet, professeur de collège chargé au début de XXe siècle d’un bilan sur la question des relations entre les maîtres et les parents dans le système scolaire public, témoigne du caractère séculaire de la querelle et des griefs formulés à l’encontre des parents. N’y est-il pas souligné l’absence d'« action familiale » qui soutienne les enseignants, que les parents « se déchargent » sur l’institution ou encore considèrent le lycée comme « une auberge » ?5. La spécificité contemporaine ne porterait donc par sur la nature de ce qui tient lieu d’argument mais, selon notre hypothèse, sur le statut d’évidence qu’il a acquis dans les représentations dominantes d’une part, sur les fonctions remplies dans l’explication de la crise de l’enseignement et des difficultés du métier d’enseignant d’autre part. Dans ses formes les plus radicales, ce type d’interprétation peut conduire à désigner des parents coupables du déroulement accidenté et au final malheureux des scolarités de certains élèves, en soulignant les inconséquences et manquements éducatifs dans la famille. Souvent plus nuancés, les enseignants mêlent dans leurs jugements des éléments imputables à des conditions sociales d’existence dont les parents ne sont que les victimes, ce qui les dédouane en partie, à des facteurs plus directement dépendants de la manière dont ils éduquent leurs enfants, en les (sur) protégeant ou en les laissant faire hors des limites et repères nécessaires.
4En fait, le préjugé de la démission qui, des constats premiers (parents non ou moins présents dans l’école) évolue vers l’analyse de causalités (les parents non-partenaires sont à l’origine des difficultés ou de l’échec scolaire de l’élève), semble aussi puissant dans les représentations qu’inexpliqué dans ses effets. On peut de ce point de vue lui conférer le statut et l’efficace d’un mythe. Les acteurs du système scolaire y adhérent par croyance, sous le signe d’une double méconnaissance. Car la diversité des configurations familiales et des modèles éducatifs qui structurent le rapport des parents à l’école et à l’activité scolaire des enfants sont ignorés, et la réalité des effets proprement scolaires de cette prétendue démission éducative l’est tout autant. Cependant, par-delà la variété de ses usages, le thème de la démission se décline schématiquement autour de trois registres distincts.
5Un premier registre porte sur les pratiques éducatives familiales, le type de relations entretenues avec l’enfant et la manière dont les parents suivent et encadrent son temps, ses activités et fréquentations. Ainsi, dans les quartiers populaires, l’organisation des temps de la vie quotidienne fait couramment l’objet de récriminations de la part d’enseignants qui dénoncent les couchers tardifs et leurs conséquences auprès d’élèves difficiles à mobiliser en classe et manifestant une attention scolaire flottante. Cette critique s’accompagne fréquemment, à l’arrière-plan, d’une mise en cause non de ce que l’enfant fait mais de la manière, souvent excessive et non contrôlée, avec laquelle il s’adonne librement à certaines pratiques. Télévision et jeux vidéo se trouvent ainsi régulièrement cités dans l’analyse des causes de l’insuffisance de travail scolaire à la maison, du manque d’attention et de motivation en classe, de l’absence d’intérêt pour les savoirs enseignés quand ce ne sont pas là les supports permettant de s’alarmer de l’inculture des élèves6. Dans la perception des enseignants, la protection et l’affection immodérée dont bénéficient les enfants rendent plus difficile encore leur adaptation à la contrainte scolaire et au régime plus impersonnel de la relation pédagogique. Dans ses Propos sur l’éducation, le philosophe Alain ne concevait-il pas une école faite « pour libérer les enfants de l’amour de leurs parents »7. Quant au type de sociabilités qu’entretiennent les enfants des parents « démissionnaires » avec le groupe des pairs, elles font souvent redouter une logique d’agrégation juvénile constituée sur la base de territoires résidentiels ou de particularismes ethniques et culturels, avec le risque de voir les jeunes intégrer une sous-culture de la rue voire de la déviance, faite de menus trafics et de « bizness ».
6Dans un second registre de critères, le verdict de la démission vise les parents à travers la manière dont ils s’acquittent avec négligence ou inconséquence de leurs responsabilités et exercent leur autorité. Sous cet angle, les enseignants incriminent des parents qui non seulement n’adoptent pas les pratiques éducatives conformes mais « n’élèvent plus » leurs enfants et en confient la tâche à l’école qui n’en peut mais8. L’accueil dans le cadre de la préscolarisation notamment en ZEP où cette possibilité est plus largement offerte aux familles, montre l’ambivalence des jugements d’une partie des acteurs de l’école, enclins à penser que les parents en assimilent l’usage à un service de garderie. Alors que les enseignants attendent des familles que l’enfant puisse d’emblée satisfaire à un ensemble de critères de comportement et d’intérêt nécessaires à l’intégration en maternelle, les familles et la mère en particulier délèguent cette fonction à l’institution scolaire et à ses professionnels compétents. Pour les uns, l’enfant doit être « prêt » en vue de son entrée à l’école, c’est-à-dire, selon quelques-uns des critères mis en avant par les professionnels, être « autonome », « discipliné », « expressif ». Pour les familles, il revient à l’école d’effectuer l’apprentissage des règles de comportements nécessaires à l’intégration et à l’épanouissement de l’enfant. Ainsi détourné de sa fonction première axée sur l’éveil et les apprentissages précoces, l’espace de préscolarisation viendrait pallier l’incapacité des parents à jouer pleinement leur rôle ou pire encore, leur offrir au moindre coût économique et symbolique la possibilité de se défaire des obligations qui leur incombent.
7Cependant, c’est principalement et avant tout sur le thème de l’autorité jugée défaillante que se concentrent les critiques. Les enfants échapperaient au contrôle parental et ne pourraient de ce fait se soumettre à la discipline exigée en classe. Or, nombre d’enseignants mesurent à l’aune de ce critère la possibilité d’exercer leur métier ou pas. Notons que l’accusation est croisée : c’est également sous cet angle que les parents jugent symétriquement les enseignants, dont le manque d’autorité dans la classe serait la cause d’un désordre scolaire peu profitable à l’intégration et aux apprentissages des élèves. Dans les contextes de classes ou d’établissements confrontés à des manifestations de désordre ou d’insoumission aux normes et règles de la socialisation scolaire, les enseignants les plus en difficulté voient dans le milieu familial des élèves l’origine des comportements perturbateurs. La décomposition des structures familiales tout comme leur précaire recomposition, l’absence des pères ou leur impuissance éducative, les conditions et modes de vie faiblement structurés sinon anomiques, engendreraient le laisser-faire, l’autonomisation précoce des enfants, des garçons en particulier, et leur incapacité à s’inscrire dans les logiques scolaires et exigences inhérentes à l’activité d’apprentissage. Il en résulte des formes de déviance et de défiance des élèves vis-à-vis des normes en classe et de l’autorité de l’enseignant soumis à un régime d’instabilité croissant.
8Selon un troisième et dernier registre de critères, la notion de démission a pour objet le désintérêt scolaire des parents critiqués pour ne pas suivre la scolarité de leur enfant ni ne s’en préoccuper davantage. Dans cette perspective, l’absence de rencontre avec les enseignants ou leur non-participation à la vie de l’école est interprétée comme un signe de désinvestissement ou d’indifférence à l’égard de l’enjeu scolaire et de réussite de l’enfant. Car objectivement moins présents dans les différentes instances d’échanges avec les enseignants et de représentation des parents d’élèves à l’école, les membres des familles populaires confortent ainsi le préjugé relatif à leur manque d’investissement et à leur déresponsabilisation, surtout si les difficultés de l’élève s’accumulent. En l’absence de parents partenaires, les acteurs de l’école se montrent plus enclins à recourir à la désignation problématique de familles, suggérant de cette manière des conditions d’existence, un milieu, où les carences éducatives le disputent à une altérité culturelle, signe de pauvreté ou d’« exotisme », très perceptible lorsqu’il s’agit de familles immigrées ou étrangères.
9Ces trois manières de rendre compte de la prétendue démission des parents se renforcent mutuellement et concourent à la mise à distance réciproque des familles et de l’école. Il est vrai que ce processus reçoit le concours de certaines fractions des catégories populaires s’indignant du laxisme et de la déresponsabilisation de parents qui, dans leur voisinage immédiat comme à l’école, ne font pas face, selon elles, à leur rôle et obligations éducatives. Hétérogène et de plus en plus différencié, le groupe populaire ne forme pas un tout cohérent et unifié dans une identité revendiquée et partagée. Bien au contraire, l’affaiblissement des solidarités locales et des appartenances collectives, la précarisation et la ségrégation croissantes dans les quartiers d’exil, ont précipité la fragmentation d’une classe sociale et accentué ses divisions internes. Une minorité de parents des classes populaires se démarque par le biais d’une « distinction » morale et éducative du groupe auquel elles refusent d’être assimilées. Cette attitude caractérise ceux dont les enfants sont plutôt en situation de réussite et qui n’attribuent pas les causes de l’échec scolaire à l’école, lui substituant la responsabilité des familles. Citons deux témoignages :
« Faut dire qu’il n’y a pas que l’école qui est responsable. L’enfant automatiquement s’il apprend à l’école et qu’on fait rien chez lui, ben automatiquement… Faut pas mettre tous les torts dans l’école. »
(Femme, 35 ans, assistante maternelle).
« Si mes enfants travaillent mal à l’école, j’aurai peut-être une mauvaise opinion de l’école, mais la vérité, c’est la faute aux parents. »
(Femme, 30 ans, sans profession).
10En effet, soucieuses de préserver leur moralité et leur image, par un double travail de segmentation interne (« les Français » versus les « immigrés », les « Maghrébins » versus les « autres communautés étrangères », les familles monoparentales ou recomposées versus les familles « normales ») et d’attentes de reconnaissance externe, les familles reconstituent des systèmes de différences que les statuts et quartiers habités ne permettent pas toujours de percevoir. Les attitudes face à la scolarité sont, à travers notamment la présence ou l’absence aux réunions, un moyen de se démarquer de ces parents qui ne font pas face à leurs obligations et laissent se développer les comportements perturbateurs voire provocateurs de leurs enfants. Le témoignage de cette mère algérienne de quatre enfants, très investie dans leur scolarité, en fournit une illustration :
« L’ambiance dans le collège, c’est un peu chaud, comme c’est des adolescents, et je ne vous cache pas, des quartiers Nord, donc c’est un peu… Il n’y a pas de respect par exemple entre un professeur et un élève. C'est des parents justement qui n’ont jamais demandé après leurs enfants, c’est des parents qui ne viennent pas assister aux réunions, ils s’en foutent éperdument […] De toute façon, même si on les convoque, ils ne viennent jamais, ce sont toujours les mêmes parents qui viennent, et c’est pour cela que les élèves ils font ce qu’ils veulent, même les menaces, ils frappent, ils savent très bien que les parents ne sont pas derrière, et ça, ils le sentent. »
11En matière d’éducation, les manifestations de « bonne volonté » se concrétisent à travers une mise à distance dans les relations de voisinage ou les fréquentations entre enfants, et par des jugements portés à l’encontre de ces « autres » soumis à réprobation. C’est là une manière défensive de protéger son identité menacée par un processus d’assimilation à des familles souffrant de mauvaise réputation (Pétonnet, 1985 ; Paugam, 1991), notamment les familles étrangères qui, souvent, endossent le rôle de bouc émissaire (Gruel, 1987) même si les familles monoparentales, comme tout groupe ainsi constitué, peuvent aisément devenir la cible des critiques. Se démarquer socialement du collectif passe par une forme de clôture domestique, de repli sur la sphère privée des relations familiales : « s’enfermer pour s’en sortir »9. Les enfants ne se mêlent pas aux autres, leurs sorties sont limitées et les emplois du temps contrôlés. Le groupe familial adopte une position en retrait d’un environnement dont il se coupe au risque de s’exposer à son tour, par cette désolidarisation vis-à-vis du milieu social ou local, au discrédit et à la stigmatisation qui l’affaibliraient et l’isoleraient.
Des effets de distance entre enseignants et familles populaires
12Si nombre d’acteurs de l’institution scolaire semblent s’accorder, en mêlant plusieurs registres de critiques, sur le constat d’une démission des familles a priori les plus éloignées de l’école, les interprétations divergent et se montrent plus nuancées quant à ce qui explique et produit cette prétendue démission. Souvent, il y a oscillation entre un discours de responsabilisation d’un côté, de victimisation de l’autre, sans que l’on sache ce qui est cause et effet. Ce chassé-croisé produit une diversité d’interprétations où, au procès de la décomposition de la fonction et de l’autorité parentales, répond celui du poids accablant des conditions sociales d’existence dans les cités disqualifiées. Dans le même temps qu’ils s’indignent de l’absence d’encadrement éducatif et déplorent le manque de suivi scolaire, les enseignants font montre de compréhension en invoquant les difficultés de familles dont l’exiguïté du logement, les faibles revenus, les incertitudes face à l’emploi, l’instabilité conjugale, les privent objectivement des moyens leur permettant d’exercer pleinement leur rôle en complémentarité avec les normes et attentes de l’école. Il n’est donc pas rare que la critique de l’indifférence ou de l’inconséquence des parents de milieux populaires côtoie les sentiments d’indulgence à leur égard. De ce point de vue, la rhétorique de la « démission » n’a pas toujours le sens d’une mise en cause directe des parents mais procède plus largement d’un modèle explicatif par les manques, les carences, les souffrances. Il n’en demeure pas moins que ce schéma interprétatif se déploie dans un rapport asymétrique entre les enseignants et les parents, c’est-à-dire d’imposition par les uns du sens des situations vécues par les autres. Le pouvoir de l’école dans la définition légitime des rapports entre les enseignants et les familles dépossède les parents de la possibilité d’expliciter le sens de ce qu’ils font et les raisons qu’ils ont de le faire.
13En s’intéressant plus systématiquement à relever ce qui contribue à la diffusion et à la réception chez les acteurs de l’institution scolaire des discours invoquant la « démission parentale », deux séries de facteurs se dégagent. La première, d’ordre structurel, suggère que cette perception doit beaucoup à une méconnaissance croissante entre les familles des quartiers populaires et cités de relégation et les enseignants, notamment les jeunes professeurs qui en sont objectivement les plus éloignés. Les transformations amorcées depuis plus de vingt ans dans la sociologie du corps enseignant montrent, en même temps qu’une féminisation accrue, un recrutement croissant dans les classes sociales moyennes et supérieures, sensible pour le premier degré, plus atténué dans le second (Degenne et Vallet, 2000). Ce phénomène s’accompagne de forts contrastes liés au mode d’affectation des enseignants et à la ségrégation sociale et scolaire qui s’installe sur le territoire national. Plus précisément, les enseignants les plus jeunes, qui sont aussi plus souvent issus des catégories supérieures et de familles où l’un des parents au moins a été enseignant, exercent proportionnellement en plus grand nombre dans les collèges populaires qu’ils tentent pour la plupart d’éviter ou de fuir dès que possible (Périer, 2004). Par un effet de politique d’affectation et de déroulement de carrière, l’éthos culturel des jeunes professeurs du secondaire nommés sur leur premier poste se trouve très éloigné – en tout cas, c’est le moment où il l’est le plus — de celui d’élèves et de leurs familles dont ils ignorent beaucoup ou qu’ils se représentent à travers les images stéréotypées des banlieues déshéritées, anomiques, en butte à la violence.
14Par cette malvoyance sociologique liée à leur origine, leur trajectoire et position dans l’espace social, nombre d’enseignants posent un regard de classe sur les familles populaires, accompagné de jugements moraux sur les pratiques et modèles éducatifs de ces dernières (Thin, 1998 ; van Zanten, 2001). La référence au système d’attitudes et de valeurs plus souvent associée à l’éducation et à la culture des enseignants (sens de l’effort, auto-contrôle et maîtrise de soi, projection dans l’avenir, capacité à différer…) ne fait alors que conforter la perception de familles populaires incapables de construire le cadre de règles et les modalités de communication dont l’enfant a besoin, de lui donner l’éveil ou l’« ouverture culturelle » indispensable. Les portraits de familles dressés par les enseignants sont peu ou prou l’expression de cette perception négative, aux connotations infériorisantes et disqualifiantes, mais à partir desquelles se forgent et se renforcent les représentations erronées et globalisantes sur les pratiques éducatives des familles populaires et l’univers où elles se déploient.
15À cette vision qui s’enracine dans des modes de socialisation et systèmes de références à bien des égards opposés s’ajoutent, dans les relations au jour le jour, les effets de la ségrégation entre quartiers et habitants en milieux urbains, de sorte que les enseignants côtoient sur un mode de moins en moins spontané et rarement hors l’école, les parents d’élèves des classes populaires dont l’environnement ordinaire, les pratiques et le système de relations finissent par constituer un « monde à part ». Sans céder à la nostalgie trompeuse d’une primarisation de masse qui voyait ses maîtres d’école partager les espaces de sociabilités et le quotidien des familles10, force est de constater que l’évitement de certains lieux d’habitat par les enseignants prive les familles populaires d’un mode d’échange spontané et informel qu’elles pratiquent davantage. La rencontre de plus en plus improbable des enseignants dans l’environnement ordinaire des familles populaires – mais plus probable avec les classes moyennes compte tenu des espaces de sociabilités et de pratiques culturelles qu’ils partagent, eux et leurs enfants — confère un rôle particulier à l’élève mis dans une position d’« agent de liaison » qui peut valoriser la relation entre l’école et la famille mais aussi, en cas de difficultés ou de conflits, jouer le rôle d’un « agent double » qui tente de ménager les deux parties, à moins qu’il ne les dresse l’une contre l’autre à son avantage (Perrenoud, 1987). Il faut dire des jeunes des cités qu’ils s’accommodent volontiers de cette position et au besoin en tirent profit en ne transmettant pas les informations sur les réunions par exemple. Il n’est pas toujours de leur intérêt au regard des marges de liberté qu’ils entendent préserver en classe ou dans l’établissement, de favoriser les rencontres entre les enseignants et leurs parents qui, informés des faits et gestes de leurs enfants, pourraient alors vertement les réprimander11. Il se peut aussi qu’il soit, à son insu, celui qui livre des aspects de la vie familiale et donc de lui-même, au risque de conforter les préjugés à l’encontre de son milieu social ou de son appartenance ethnique.
16Cependant, l’écho accordé à la « démission parentale » ne s’explique pas seulement par des effets de position sociale et de distance culturelle, accentués par des processus ségrégatifs, entre les familles des quartiers populaires et les professeurs débutants. Il a été noté, en effet, que les représentations négatives de l’éducation familiale et du rapport à l’école dans les cités sont également présentes chez des professionnels en poste depuis de longues années dans les établissements ou insérés dans les quartiers « difficiles » (van Zanten, 2001). Aussi, une autre perspective d’analyse suggère que la disqualification des familles populaires par les enseignants pourrait relever d’un mécanisme de défense de leur compétence professionnelle et de l’image de soi. En d’autres termes, le recours à l’argumentaire de la démission parentale remplit des fonctions de protection symbolique des individus en les dédouanant d’une responsabilité voire d’une culpabilité face à l’échec ou au désintérêt scolaire des élèves, à l’indiscipline et au désordre en classe. Mis en difficulté par quelques élèves ou dans certaines classes, les enseignants développent une attitude qui pourrait s’apparenter à une « stratégie de survie », leur permettant d’imputer à la famille ou à ses conditions sociales d’existence la cause de leur impuissance pédagogique, évitant ainsi la « faillite identitaire » (Woods, 1977). D’ailleurs, l’invocation par les enseignants de la démission parentale est plus répandue là où les épreuves du métier sont plus vives (ce qui permet de comprendre que le recours à cette interprétation ne se limite pas à des écoles ou établissements scolaires réputés « difficiles » mais concerne avant tout des personnels en difficulté). Inversement, les enseignants les plus assurés dans leurs compétences croient davantage en l’efficacité d’une implication des parents et semblent plus disposés à expliciter ce qu’ils font en classe avec les élèves et ce qu’ils attendent d’une coopération avec les familles. Ainsi, dans le même temps qu’ils déplorent l’absence des parents et l’irréductible distance qui les sépare de l’école, les enseignants les plus en difficulté dans les quartiers populaires pourraient s’accommoder d’une situation qui les préserve d’une trop grande familiarité avec les parents ou d’une confrontation dont ils pourraient redouter le caractère polémique ou intrusif. Cette « distance confortable »12 préserve leur autonomie professionnelle et peut être interprétée comme une marque de respect des parents vis-à-vis de l’enseignant. Situation inverse dans les écoles des « beaux quartiers » où les enseignants ont à se prémunir du surinvestissement des familles privilégiées et du rapport de domesticité qui tend parfois à s’instaurer vis-à-vis de personnels mis en position d’infériorité et d’obligés, ne serait-ce qu’en prenant régulièrement possession de leur temps afin d’échanger après la classe (Pinçon, Pinçon-charlot, 1989).
17Toutefois, les mécanismes de défense identitaire des enseignants dans les contextes socialement dégradés ne sont pas en tous points infaillibles. Car, confrontés à des situations de grandes difficultés familiales et en l’absence de tout contact avec les parents, les enseignants sont dans l’obligation pratique et morale de se substituer temporairement à des parents jugés défaillants afin notamment de « protéger » l’enfant. Les différentes responsabilités et tâches que les enseignants prennent à leur compte, en partenariat avec les travailleurs sociaux ou d’autres acteurs de l’institution scolaire, laissent alors le sentiment d’une dénaturation de leur travail et engagent une redéfinition plus ou moins problématique de leur identité professionnelle. D’aucuns n’hésitent pas, dans les quartiers les plus déshérités, à dénoncer l’assimilation de leur métier d’enseignant à la fonction d’assistant social, non par mépris de cette activité, mais bien pour souligner le détournement de sens de leur mission13.
18Il reste, qu’au-delà des enjeux identitaires, le vocabulaire de la démission parentale permet implicitement d’externaliser la cause des difficultés rencontrées et, ce faisant, d’invoquer des facteurs sur lesquels l’école n’est ni en capacité ni en droit d’intervenir. Ce schéma interprétatif conduit par conséquent à subordonner les progrès scolaires des élèves à l’amélioration des conditions d’existence dans les cités et quartiers déshérités, ouvrant la voie à une forme de résignation des professionnels face à un changement social sur lequel ils n’ont pas prise et qui leur semble illusoire. Lorsque le sentiment d’impuissance prédomine, la fuite des établissements par le biais des demandes de mutations, apparaît alors comme l’un des moyens de ménager une professionnalité mise à mal.
Notes de bas de page
1 Ainsi, peut-on mentionner, parmi d’autres, les recherches attentives à décrire la variété des contextes familiaux et qui invalident l’idée de cohérence a priori produisant un type d’habitus (cf. notamment : Lahire B., Tableaux de familles, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1995) ou celles, centrées sur l’histoire, l’activité, les projets de la famille dans ses effets signifiants sur le rapport singulier des élèves à l’école et au savoir (cf. Charlot B., Bautier E., Rochex J. -Y., École et savoirs dans les banlieues… et ailleurs, Paris, A. Colin, 1993).
2 S’il puise dans les représentations et discours émanant du corps enseignant, notre propos ne consiste nullement en une mise à l’index de ce dernier. Il ne s’agit en aucun cas de juger des actes ou intentions des acteurs. Considérant le social comme un système de relations d’interdépendances (Elias, 1997), l’analyse porte sur la manière dont les parents d’un côté, les acteurs de l’école de l’autre, engendrent à travers leurs relations, les dysfonctionnements et différends qui les impliquent mutuellement. Les déterminations se déclinent dans des comportements individuels mais ne sont jamais intelligibles hors de la structure des rapports de dépendance et de pouvoir entre individus.
3 Cf. Enquête CREDOC-École des parents, Ile-de-France, 1998.
4 Cf. Guillaume F. -R., « Travailler en ZEP », Note d’information, n ° 98-16, DEP-MEN, 1998.
5 Je dois ces références à la lecture de l’article de Françoise Lorcerie., op. cit.
6 On peut prendre, pour exemple de cette posture, les propos extraits d’un livre à succès écrit par une enseignante d’histoire-géographie d’un collège de banlieue : « Qu’on la qualifie de " culture populaire " ou de " culture étrangère ", cette rencontre serait de toute façon problématique. Si seulement il y avait rencontre, on pourrait déjà s’en éliciter. Elle donnerait lieu à des échanges, des discussions, des comparaisons fécondes. Mais ce n’est pas ce que j’observe. C’est à l’inculture – ou à la déculturation — la plus totale que nous sommes confrontés. J’ai du mal à déceler la moindre trace de culture populaire ou ouvrière chez mes élèves. La culture télévisuelle occupe tout le terrain ». In Goyet M., Collèges de France, Paris, Fayard, 2003, p. 124.
7 Cité par Mérieu P., « Vers un nouveau contrat parents-enseignants », in Dubet F. (s. d.), École, famille…, op. cit.
8 Bien que limitées à quelques familles en très grande difficulté sociale et d’intégration, les insuffisances ou carences repérées en matière de soins apportés aux enfants, d’hygiène de vie ou sur le plan alimentaire, témoignent de réalités nouvelles auxquelles l’école se trouve localement confrontée et qui la contraignent à prendre en charge des tâches et missions auxquelles elle n’était pas préparée. Ces « constats » font passer d’une critique de parents défaillants à celle de parents nocifs, sur lesquels pèse le soupçon d’abandon de leurs enfants. Pour une étude appliquée au cas de familles originaires d’Afrique, cf. Poiret C., « La construction de l’altérité à l’école de la République », Ville, école, intégration, enjeux, N ° 121, 2000, pp. 148-177.
9 Selon l’expression forgée par Jean-Pierre Terrail à propos des familles ouvrières scolairement mobilisées, in Destins ouvriers…, op. cit.
10 Souvent au prix d’un isolement et d’un célibat dont Francine Mel-Dreyfus a montré le coût social et conjugal, notamment pour les femmes, in Le métier d’éducateur, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
11 Cf. van Zanten A., L’école de la périphérie, op. cit. Des résistances similaires ont été observées dans les situations de médiation à l’école où les élèves perçoivent les interventions des médiateurs comme une perte d’autonomie. Cf. Bouveau, Cousin, Favre, op. cit.
12 Selon l’expression de Daniel Thin in Quartiers populaires…, op. cit.
13 Cf. Périer P. « Tensions identitaires et pédagogiques des professeurs débutants en ZEP », Ville, École, Intégration, Diversité, n ° 137, 2004, pp. 48-57.
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