Introduction de la quatrième partie
p. 229-231
Texte intégral
« Progrès ? Est-ce lui toujours, et vraiment dans l’intérêt du consommateur, qui aiguille celui-ci de plus en plus vers les boîtes de conserve et les viandes frigorifiées avec ou sans cellophane ? Progrès ? Est-ce lui qui nous pousse à utiliser dans notre alimentation des produits ayant perdu une partie de leurs qualités au cours des préparations qu’ils subissent ? Progrès ? Allons donc ! On recherche la concentration, le contrôle de la production, non pas l’amélioration de sa qualité1. »
« Tout est maintenant en place pour l’application de la politique gouvernementale et on passe à la réalisation. Non seulement la paysannerie va passer aux ordres d’une technocratie dirigée par la finance, mais on va appliquer des méthodes techniques qui vont nous conduire à la ruine de nos terres, au nom du progrès et de la productivité. Les terres en ruine, les villages qui meurent, rien ne compte, c’est le vent de l’histoire qui passe. En fait il faut que les idéologies aient raison, dût le pays en crever2. »
1Cette quatrième partie permet d’entendre des voix contestataires du modèle modernisateur dominant d’après 1945 en France, et d’appréhender la violence qu’a pu revêtir ce modèle ainsi que les dynamiques de marginalisation et d’exclusion qu’il a engendrées. Les méthodes de production alternatives développées en réaction par des cultivateurs, telles que l’agriculture biologique, constituent un premier point d’ancrage pour observer ces oppositions. Les controverses scientifiques en agronomie et la création de savoirs autour de l’utilisation de nouveaux produits phytosanitaires tels les insecticides offrent un autre objet fécond pour l’analyse. Il s’agit également ici de s’intéresser aux difficultés et tensions rencontrées au niveau très local entre divers acteurs : les cultivateurs, l’administration, les élus, les experts, les apiculteurs, etc. Bien loin de l’image d’une « révolution silencieuse » comme a pu la présenter Michel Debatisse en 1963 on voit à travers les quatre études proposées que la « modernisation agricole » a été le lieu de nombreux conflits. Elles permettent également de comprendre comment et pourquoi bien des contestations ont pu être gouvernées, cantonnées, voire ultérieurement oubliées avant que certains historiens et historiennes ne s’en ressaisissent.
2Céline Pessis (contribution 14) montre comment l’humus a été un objet de discours invoquant l’attachement d’un peuple à la terre et à la « valeur biologique des produits agricoles », et un enjeu de lutte d’agronomes, de médecins et d’agriculteurs contre la chimisation et la standardisation des sols. Le cas précis de l’humus montre bien qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur la meilleure manière, à long terme, d’entretenir ou de développer la fertilité des sols. Complétant certains points aveugles d’une historiographie de l’agriculture biologique exclusivement centrée sur ses dimensions idéologiques, elle restitue des dynamiques de production de savoir hybrides entre agronomie et médecine, entre académie et pratiques locales, ce qui n’empêche pas que l’agriculture biologique soit marginalisée dès ses débuts par la recherche dominante.
3L’étude de Léna Humbert (contribution 15) saisit les sourds rapports de force qui ont entouré l’arrivée des pesticides de synthèse et décrit comment les intoxications d’abeilles sont intégrées au processus « normal » de production agricole à travers la construction d’un arsenal réglementaire. En s’intéressant au travail de négociation, qui intervient dès les premiers traitements sur les cultures de colza à partir de 1946, entre les apiculteurs, les cultivateurs d’oléagineux, les experts scientifiques et la puissance publique, elle dissèque le rôle de l’expertise scientifique dans l’accompagnement et la légitimation d’une intensification agricole. Elle met en lumière la construction progressive d’un arsenal juridique, scientifique et rhétorique qui invisibilise les résistances des apiculteurs à la généralisation des traitements phytosanitaires et assoit une emprise durable des biocides sur les territoires.
4Venus Bivar (contribution 16) illustre à travers trois études de cas ce qu’ont pu être les résistances à la modernisation agricole. Oppositions à l’alimentation « industrielle » autour de la figure réactionnaire de Raoul Lemaire, aux logiques du remembrement vécues comme autoritaires, et sources d’intenses conflits allant des arènes villageoises aux courriers de l’Élysée, ou encore au droit de préemption de la SAFER et ses dédales bureaucratiques, Bivar donne à entendre les voix d’acteurs qui se débattent et les fracas d’une révolution bien mal nommée « silencieuse ».
5Alexis Vrignon (contribution 17) vient également enrichir l’historiographie en plein essor de l’agriculture biologique. Il retrace la trajectoire de l’association Nature et Progrès de sa création (1964) à partir des réseaux déjà organisés de l’agrobiologie à l’affirmation d’une pensée écologiste sur l’agriculture et l’alimentation. Cette étude le conduit à contester la thèse de la centralité des connexions aux milieux réactionnaires dans les premières décennies de l’agriculture biologique et illustre au contraire la pluralité de ses origines.
Notes de bas de page

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008