Chapitre 1. Des impuretés
p. 43-57
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Texte intégral
1L’essentiel des reproches adressés aux copies par les correcteurs porte sur leur absence de problématisation. Cette carence ne se découvre évidemment pas le jour du baccalauréat et fait l’objet de la plupart des remarques et conseils prodigués pendant l’année scolaire. Il ne suffit donc pas d’inciter les élèves à problématiser et de les sanctionner lorsqu’ils ne le font pas pour faire coïncider, dans les copies, curriculum prescrit et curriculum réel. Lorsque l’injonction est à tel point inopérante, il faut, comme nous y invite Nicole Grataloup1, aller voir en amont de l’exercice ce qui rend difficile sa validation correcte.
« Il faut donc à nouveau déplacer le problème : se demander non pas quelle serait la bonne méthode pour faire de bonnes dissertations, mais quelles situations d’apprentissage mettre en place pour que prenne sens le questionnement philosophique lui-même, pour qu’il émerge comme une nécessité interne de la réflexion, et non comme un impératif externe dénué de sens ». (p. 97)
2Selon Nicole Grataloup, une des difficultés centrales consiste pour eux à « gérer les instances de l’énonciation » :
« C’est-à-dire savoir “donner la parole à d’autres” tout en assumant ce discours comme le sien propre, savoir mener une “réflexion personnelle” qui comporte suffisamment de recul critique pour rendre compte de ses présupposés, nécessite la construction par le sujet d’un certain type de rapport à soi et d’un certain type de rapport au savoir. Précisons : cela exige d’abord une capacité de décentration par rapport à soi-même, à sa propre expérience et à sa propre pensée, qui passe par la prise de conscience que toute pensée personnelle n’est jamais le produit d’un Cogito solipsiste ou d’une autoréflexion, mais résulte toujours d’interactions discursives ». (p. 101)
3L’approche sociologique semble bien donner du corps à cette hypothèse, dans la mesure où elle met en évidence les difficultés, pour les lycéens, à prendre par rapport à leur situation scolaire et sociale une position de surplomb qui leur permettrait de mettre à distance et d’unifier les différents éléments de savoirs qui entrent dans la composition de la dissertation. Confronté tout à la fois à une certaine forme scolaire, à des identités personnelles liées à des socialisations antérieures, aux jugements portés sur soi par un lecteur-correcteur, mais aussi par les pairs, à l’occasion de ce genre d’exercice, le jeune rédacteur peine à donner à sa copie un mode d’organisation autonome. Rédiger une copie n’est alors pas un simple exercice intellectuel, mais la tentative de faire tenir ensemble plusieurs mondes qui, chacun pris à part, possède un droit à l’existence potentiellement contradictoire avec les autres. Dans cette optique, les copies sont en fait un assemblage plus ou moins composite de mondes difficilement réductibles à une seule logique. Elles présentent des « impuretés » qui mettent, à son tour, le correcteur à l’épreuve, puisqu’il ne lui est plus possible, sauf à ne plus jamais mettre de notes à deux chiffres, de les évaluer dans le seul registre académique.
4C’est à partir d’une telle hypothèse qu’a été lue la copie suivante, rédigée lors de la session de 1995 du baccalauréat par un (e) élève de STT d’une académie de l’ouest. Ses caractéristiques formelles, les appréciations de son correcteur, la note qu’elle a obtenue (8 sur 20) la situent dans la moyenne des copies du paquet auquel elle appartenait. L’analyse qui en est tentée ci-après essaie de montrer que ses principales caractéristiques expriment précisément une volonté, de la part de son auteur, de satisfaire (certes a minima) à toutes les injonctions auxquelles ce genre d’exercice soumet les « nouveaux lycéens ».
5La conviction d’avoir raison fait-elle obstacle au dialogue*
6Il est intéressant de s’interroger sur cette réflexion philosophique car cette phrase « permet » d’identifier la relation entre la raison et le dialogue. En m’appuyant sur des citations de grands philosophes tels que Descartes, Montesquieu, Voltaire… je vais donc essayer de trouver des solutions qui répondraient à cette question.
7Mon premier point sera de découvrir ce qui est la raison ainsi que le dialogue puis de comprendre le rapport qu’il y a ou qu’il n’y a pas ?
8Tout le monde sans exception se donne une valeur à sa conduite. Pour cela, l’homme se donne une raison. Cette raison fait appel à l’âme. L’âme est une substance pensante qui conditionne la vie humaine. La raison est totalement contradictoire des passions. Les passions contribuent aux actes corporels, par conséquent la raison a pour but d’identifier « les capacités intellectuelles ». La raison fixe à l’homme son droit d’existence et plus particulièrement sa propre prise en considération. La raison permet à l’homme de s’identifier, de se situer… Le philosophe « Descartes », approfondit cela en parlant du doute. Effectivement le doute cartésien est très significatif. Je doute donc je pense. Descartes dit : « Je ne peux pas douter que je doute, donc je ne peux pas douter que je pense lorsque je pense que je doute ». Cette expression philosophique prouve que l’homme est un être culturel et plus principalement intellectuel. Par conséquent il travail avec son âme ce qui nous fixe des raisons. Également, on peut s’appuyer sur le Cogito. L’existence du mot Je. L’interrogation sur ce Je est très significative. L’exemple est le suivant, « Je donc j’existe ». L’homme peut avoir l’idée du parfait (Dieu) mais il sait que personnes d’autres n’est parfait. Il est donc à la recherche d’une perfectibilité qui le pousse à la raison. L’homme est constamment en recherche de vérité, il vit dans un monde ou tout a un sens. L’homme est amené à réfléchir, à cogiter, à rechercher, à s’informer… L’homme se donne des raisons qui lui fixent elles-mêmes la raison pure et simple de son existence.
9Nous sommes des êtres humains, nous avons tous des facultés pensantes… Dialoguer est quelque chose de courant et d’indispensable dans les sociétés humaines. Effectivement la communication entre êtres intellectuels a pour but de mettre fins à des problèmes, des conflits. Le dialogue permet de trouver une vérité. Cependant nous nous apercevons que cette recherche de vérité s’est transformée en dogmes. La croyance, les religions contribuent à un dogmatisme qui n’a aucun but, cependant ceci est une force que certaines personnes se fixent pour se donner « raison ». Le dialogue fixe à l’homme des objectifs, des choix, des opinions. Également, nous pouvons nous apercevoir qu’au niveau politique il y a beaucoup de dialogues avec des hommes intellectuels qui ne parviennent pas à se mettre d’accord. Le philosophe Karl Marx nous parle du manifeste communiste. Le dialogue est certes un moyen d’expression, de transmission des messages mais il reste quelquefois ambigu. L’humain vit dans un monde ou tout a un sens, tout est relatif à l’histoire. Il y a eut retransmission de messages de génération en génération. Pour Saint Augustin, le passé, le présent et le futur n’existent pas, cependant, pour Kant il y a une histoire. Le philosophe fait référence aux objets dans l’espace donc pour lui il y a un vécu. À partir de là, le dialogue a eut lieu. Le passé est quelque chose de raconté par un historien. La transformation de ce qui a été et ce qui a dut être est différente. Nous ne pouvons pas être sûrs du passé, par exemple lors d’une guerre, l’historien doit dépouiller les critiques du vainqueur et celles du vaincu. Les informations sont alors très subjectives. Le dialogue est par conséquent très utile et très bénéfique car son but est d’identifier la raison d’un individu.
10La raison fixe à l’homme une valeur à sa conduite. Le dialogue est le moyen par lequel l’homme va fixer sa valeur. Par conséquent la conviction d’avoir raison ne peut pas faire obstacle au dialogue. Seulement, si on rentre vraiment dans le vif du sujet, on peut parler des personnes inconscientes qui à ce moment-là n’agissent plus par la parole mais par des actes de brutalité, vandalisme… À partir de cela, nous pouvons évoquer les inconscients psychiques et plus particulièrement de l’inconscient destructeur qui peut être soigné par la psychanalyse (Freud). Il est tout de même difficile à dire que la conviction ferait obstacle au dialogue. L’âme d’un être est réservée pour réfléchir, pour rechercher la vérité, pour comprendre, pour analyser, pour cogiter et enfin pour dialoguer. C’est à dire qu’il faut échanger ses idées, ses choix, ses opinions. Il faut recherché la vérité. Une personne qui est sur de ses affirmations et qui ne veut pas dialoguer ne possède en réalité que des opinions. Nous sommes tous emmenés à douter, à cogiter. On doit sans cesse se poser des questions pour être à la recherche de notre propre valeur. Un problème tout de même assez important vient se joindre à tout cela. L’humain comme j’ai pu en parler au préalable est un être intellectuel…
11Par conséquent, dans toutes les sociétés il y a un phénomène de hiérarchisation. L’humain est à la recherche de la perfection. La conviction d’avoir raison peut donc faire obstacle au dialogue devant un hiérarchique supérieur tant la vie en société est difficile et les places sur le marché du travail sont « restreintes ». Cette crainte est certes de plus en plus importante, mais cependant la communication faites par les hommes a sollicité l’apparition des Droits de l’homme (Liberté-Égalité-Fraternité). On peut également parler de la philosophie des lumières avec des philosophes comme Montesquieu, Voltaire, Diderot… Ceci aboutit à une idée de progrès.
12La raison fixe a l’homme une valeur a sa conduite, alors pourquoi ne faudrait-il pas dialoguer ? Nous avons tous une âme pour nous faire réfléchir et communiquer afin de chercher la vérité absolue…
ATTENTES ET RÉPONSES
13Cette copie manifeste un certain type de construction, et, pour tout dire, une sorte de rhétorique à laquelle se reconnaît un écrit philosophique. Elle paraît cependant procéder à une interprétation bien particulière des consignes données. Le lecteur, après l’avoir parcourue, a beaucoup de mal à savoir quel type de problème est soulevé par l’énoncé, à identifier une position de son auteur qui résulterait d’une analyse personnelle nourrie de connaissances et références pertinentes. Il a pourtant aussi l’impression de lire une copie de philosophie, écrite par un élève qui joue le jeu, montre à de multiples reprises qu’il a suivi un cours et qu’il met en œuvre des consignes auxquelles il a été attentif.
14Cette tournure « philosophique » de l’écrit relève cependant, pour l’essentiel, d’un travail de mime de la forme philosophique. Il manque, d’emblée, la position claire d’un problème. Ce moment difficile de la dissertation a été comme contourné par l’affirmation selon laquelle le sujet est déjà une « réflexion », qui plus est « philosophique » (l. 2). À quoi bon, dans ces conditions, problématiser à nouveaux frais ? D’autant que, si la réflexion est déjà donnée dans le sujet, les réponses à y apporter sont également prêtes : les « grands » philosophes vont permettre de « trouver des solutions » (l. 5). Cette copie est assez typique du refus de dévolution du problème. Sa façon de commencer s’inscrit dans un procédé classique de double clôture par la constatation de l’appartenance d’un sujet au domaine consacré de l’enseignement philosophique et par la référence-révérence à des systèmes philosophiques incontestables puisque annexés à la forme scolaire.
15Le refus d’entrer, de fait, dans une démarche réflexive ne pourrait être aussi fort si toute la chaîne des attentes vis-à-vis du travail d’écriture n’était elle-même subvertie. C’est ainsi que les principaux termes de l’énoncé, quoique utilisés dans des sens nettement différents, ne sont pas clarifiés. Le sujet invite notamment à confronter le sens épistémologique de la raison telle qu’elle peut se construire dans le dialogue et celui, plus existentiel, qui découle de l’engagement d’une personne dans la recherche du vrai : dans l’exposition à l’autre que suppose le dialogue, des considérations relatives à l’identité personnelle (perdre la face, tenir un discours à et non un discours de…) ne risquent-elles pas de l’emporter ? L’auteur de la copie hésite bien entre deux acceptions : celle d’une raison comme finalité de nos actes (« tout le monde se donne une valeur à sa conduite » l. 10) et celle d’une raison plus substantielle comme structure intellectuelle du monde (l’homme poussé « à la raison », à la « vérité », l. 26), mais ce ne sont pas celles du sujet. L’analyse oscille ainsi entre la recherche de raisons que nous donnons à la vie et la prise en compte de ce que c’est qu’être un être de raison. Elle oublie alors le plus souvent la question de l’« avoir raison ». De plus, loin de s’aider par la mobilisation du cours ou de références philosophiques, l’auteur de la copie entrave sa réflexion par le recours à deux sens de « raison » (épistémologique : la vérité ; métaphysique : l’âme) qui ne s’articulent pas vraiment avec l’idée de finalité à laquelle, spontanément, il l’associe.
16De la même manière, la notion de dialogue est indistinctement prise comme la « recherche de vérité » (l. 35), celle d’un accord intellectuel (l. 33) ou politique (l. 37) ou, plus platement, l’expression ou transmission de messages (l. 42-43). La dimension épistémologique qui semble traverser ce sujet est alors largement méconnue.
17Les glissements de sens ne sont pas les seuls responsables de la confusion générale qui caractérise cette copie. Il y a, en effet, une façon de définir qui tue la problématique, lorsque les concepts importants sont appréhendés séparément les uns des autres. Le sujet est alors dépecé en morceaux qui, n’entretenant plus de tension les uns avec les autres, ne peuvent plus constituer les pièces d’un ensemble réflexif. D’autant que ce travail apparent de définition constitue la colonne vertébrale du devoir :
18Une première partie essaie de dire ce qu’est la raison (l. 10-30) : ce qui permet à l’homme de donner une valeur à sa conduite
19Une seconde tente de définir le dialogue (l. 31-55) : ce qui permet de trouver une vérité. Il arrive que cette recherche conduise à des dogmes, que le dialogue soit conflictuel.
20Une troisième est consacrée à la compréhension du rapport entre les deux premiers termes (l. 56-72) : la raison ne peut pas faire obstacle au dialogue, dont elle est constitutive. Mais une certaine éthique de la recherche et de l’échange paraît nécessaire.
21Une conclusion très académique en découle (l. 82-85) : loin de s’opposer à la recherche de raisons à la vie, le dialogue s’impose comme moyen de recherche de la vérité.
22Un « intrus » se glisse cependant dans cette mécanique, c’est un cinquième paragraphe (l. 73-81) non annoncé, qui ne paraît pas avoir statut de conclusion, mais d’expression d’une idée plus personnelle que rien n’a, jusque-là, préparée : être inférieur (jeune) en société peut mener à ne pas s’engager dans un dialogue avec un supérieur (un éventuel employeur). La question de l’égalité des statuts (intellectuels ? Sociaux ?) nécessaire à l’instauration d’un dialogue de bonne foi pouvait être un élément de réflexion parfaitement pertinent dans ce sujet. Elle n’est pourtant pas fouillée parce que, d’un point de vue logique tout au moins, les définitions sont toujours absentes. Ce paragraphe est sans doute celui où paraissent le plus en tension les vrais sujets de préoccupation de l’auteur (la « crainte de plus en plus importante » (l. 77) et les thèmes convenus et rassurants de la culture scolaire (les Droits de l’homme, les Lumières (l. 78, 79).
23Le mode argumentatif porte la même marque d’artificialité. Une sorte de forçage logique permanent rattache entre eux des segments d’argumentation sans rapports entre eux, du fait qu’ils prennent, sans le dire, des concepts dans des sens différents ou associent des propositions de statut différent (« donc » l. 5, 75 ; « par conséquent » l. 13, 53, 56 ; « alors » l. 62). De faux constats (effectivement l. 18, 33 : « la raison est totalement contradictoire des passions » l. 12), des affirmations gratuites (« Il faut échanger ses idées l. 65, « Il faut rechercher la vérité » l. 64… « On doit », l. 68) sont responsables de l’ambivalence entre rigueur apparente du raisonnement et vacuité de l’analyse.
24D’autres modalités paraissent à l’œuvre pour assurer la cohésion et la pertinence du propos. Elles relèvent d’une part de la référence implicite à un cours de philosophie (comment un correcteur pourrait-il récuser ce qu’a dit un de ses collègues sur le même thème ?) qui a dû mettre certains thèmes en relation sur des sujets qui ne sont malheureusement pas toujours ceux dont il faut traiter le jour de l’examen. Les « également » (l. 22 : « Également on peut2 s’appuyer… », l. 39 : « Également nous pouvons nous apercevoir… », l. 78 : « On peut également parler… ») sont un des signes de cette manière artificielle de s’autoriser à donner plus de compréhension ou d’extension à l’argument en restant, on l’espère, dans le domaine de la philosophie.
25Une autre ressource incontestable paraît d’autre part s’offrir avec des éléments qui relèvent de ce que Weber3 appelle l’autorité traditionnelle. Il peut s’agir tout simplement d’une posture d’allégeance qui témoigne des bonnes dispositions du candidat à l’égard de la discipline et de son mode d’évaluation (« Il est intéressant de s’interroger… », l. 2), de façons de situer sa propre réflexion dans le droit fil de la tradition philosophique en la présentant comme un appui (« Le philosophe “Descartes” approfondit cela », l. 17, « On peut s’appuyer sur le Cogito », l. 23) ou en la saluant en connaisseur (« L’interrogation sur ce Je est très significative, l. 23 »). Les références ont alors plutôt statut de révérences, ne sont fédérées que par la qualification de « grands philosophes » accordée à leurs auteurs et le fait qu’elles ont un rapport avec une thématique de la raison : métaphysique avec Descartes, plus historique avec les Lumières. Les autres sont appelées au fil de la plume : Marx à propos du conflit, Kant et St Augustin à propos du temps. Montesquieu et Voltaire, annoncés comme supports du raisonnement ne sont évoqués rapidement qu’en conclusion. C’est le type même de la révérence, car aucune prise n’est donnée au lecteur pour juger de la pertinence d’un tel renvoi. Cela paraît cependant sans doute au scripteur une manière cultivée de clore la copie.
26La copie présente cependant (en plus de l’inattendue quatrième partie), à trois reprises, une émancipation par rapport à ce procédé de constatation et de révérence (« Cependant », l. 35 ; « tout de même », l. 63). Les termes du sujet sont alors abordés dans l’acception pertinente de « se donner raison », qui permet d’intégrer la dimension subjective de la recherche du vrai. La notion de « dogmatisme », comme utilisation abusive de la raison, est pertinente. La contradiction forte mise en jeu par le sujet affleure : comment la recherche d’une conviction, normalement recherchée par le dialogue pourrait-elle devenir un obstacle à son propre déroulement ?
RÉSONANCES ET RAISONNEMENT
27Pour donner toute leur mesure à ces quelques remarques, qui restent très marginales dans cette copie, il faudrait que leur auteur occupe une position d’« exotopie » suffisamment ferme pour faire le lien entre ses propres définitions des termes du sujet, celles de l’opinion commune et ce que ce que la tradition philosophique a pu produire d’analyses et de concepts pour essayer de les éclairer. Cela n’est pas le cas. Il faut pourtant « faire tenir la copie » et la façon de procéder, si elle est largement artificielle, n’est cependant pas totalement arbitraire. On peut en effet repérer, dans sa construction, trois registres (de l’analyse personnelle, de l’utilisation de fragments de cours ou de manuels, de la référence à des auteurs philosophiques) et deux façons de les articuler (selon l’axe horizontal de l’analyse personnelle, selon l’axe vertical de la logique des éléments mobilisés).
28Dans un schéma idéal, la réflexion devrait s’organiser selon une sorte d’horizontale qui, dans le laps de temps autorisé par l’épreuve, soit susceptible de coudre ensemble les analyses conceptuelles, les éléments tirés de l’expérience propre et les connaissances et références empruntées au monde partagé d’une tradition intellectuelle. Ce dernier se déploie selon une verticale qui s’origine dans l’histoire des idées et procède d’une logique propre, évidemment indépendante des raisons pour lesquelles l’auteur de la copie l’emprunte. Ces éléments de l’« espace du tiers » sont bien présents dans les copies, mais ils jouent rarement leur rôle car ils tendent à se substituer purement et simplement à la réflexion de l’élève. Au lieu de lester sa démarche de notions et arguments qui représentent tout à la fois des économies d’analyse et des acquis de l’histoire des idées, ils déstructurent et hachent sa réflexion. La synchronie de la tradition s’impose en quelque sorte à la diachronie de la démarche, l’élève s’estimant sans doute trop peu assuré pour ne la convoquer que comme appui ou comme antithèse de ses propres positions. Ce qui pourrait être appui intellectuel devient caution scolaire. Il s’ensuit une certaine obturation de la recherche, soit parce que cette dernière inquiète et qu’on préfère ramener l’inconnu au connu, soit parce qu’on pense réellement que la copie sera jugée à sa capacité à faire état des connaissances disponibles sur le sujet. Les deux hypothèses sont évidemment loin de se contredire l’une l’autre.
29Au total, on retrouve souvent, inchangée à la fin de chaque paragraphe, voire à la fin de la copie, l’idée qui était déjà exprimée au début. L’analyse qui suit propose une lecture de cette copie selon les registres et les axes décrits. Elle fait l’hypothèse qu’une logique de « résonance » l’emporte sur les procédures de raisonnement : les notions (distinguées en gras) ne s’appellent les unes les autres que sur le mode de l’association d’idées ou de leur voisinage dans les cours ou dans les différents supports pédagogiques utilisés.
30La copie valide une des exigences importantes de la dissertation : elle comporte une introduction. Celle-ci est cependant très formelle, puisque aucune problématique n’en émerge : l’auteur va s’engager dans une recherche à partir d’une interrogation réputée – sans examen – philosophique. Quoique légitime, l’annonce d’un appui sur des philosophes est inquiétante : on voit se préparer un déploiement de la « verticalité » pour elle-même, car on ne partira pas de leurs analyses, mais de « citations ». Par ailleurs, la liste ébauchée n’est pas justifiée parce que ces auteurs auraient particulièrement travaillé le champ du sujet, mais parce qu’ils sont « grands ».
31De la même manière, la copie satisfait à la demande de présenter un plan d’analyse. Lui aussi est cependant frappé de la même « verticalité » puisque les termes apparemment les plus significatifs de l’énoncé seront abordés séparément et à la suite les uns des autres. L’annonce d’une partie de synthèse paraît, dans ces conditions, peu susceptible de restaurer l’unité d’une approche que cet atomisme définitionnel aura démembrée.

32Dès le début de cette première partie du développement l’absence de confrontation avec la notion de dialogue se fait sentir. La raison n’est pas prise en effet dans le sens de ce qui guide la recherche du vrai ou du sentiment de l’« avoir » qui accompagne cette entreprise menée avec autrui. Le premier sens qui s’impose à l’auteur de la copie est en fait celui de la raison d’une conduite, à savoir sa finalité. C’est d’ailleurs celui qui s’impose encore à la fin de ce paragraphe (« la raison pure et simple de son existence ». Fautil voir, dans cette expression, un amalgame du thème kantien de la « raison pure » et de la locution courante « pur et simple » ?). Le principe de « verticalité » paraît jouer aussi dans l’analyse personnelle, puisqu’on retrouve à la fin ce qu’on avait déjà au début.
33L’impasse suscitée par cette acception et aussi, sans doute, la conviction qu’il faut allonger l’analyse font mobiliser, par une sorte d’écho, des parties d’un cours, sans doute consacré à la raison et à la passion et, de fait, marqué par la problématique dualiste de Descartes. On passe donc de la raison à l’âme, puis aux passions, très loin, désormais du sujet traité. La brève tentative de retour à l’analyse propre porte désormais marque de ce collage peu pertinent, puisque la raison se définit comme ce qui identifie l’homme (nous sommes assez loin des questions liées à la finalisation des conduites).
34Le troisième registre de l’argumentation peut alors se mettre en place, écrasant totalement les quelques velléités d’analyse : les thèmes classiques de la philosophie cartésienne sont là (le Cogito – pris comme un « exemple » –, la preuve de Dieu par les effets…). Il est assez significatif que l’élève, au lieu de dire qu’il approfondit sa réflexion en s’aidant de Descartes, dise maintenant que : « Descartes approfondit la réflexion ». Le va-et-vient entre les références et le cours est assez largement artificiel, même si le cours apparaît comme un médiateur entre ces registres. Ce qui ressemble à une allusion à la problématique « nature-culture » d’un autre cours essaie de souder le caractère déterminant de la substance pensante et les raisons qu’on donne à sa vie. La thématique du sens (intellectuel ? moral ?) essaie aussi de jouer un tel rôle de pivot. Le fait que l’homme « cogite » paraît, sans doute, à l’élève, faire tenir ensemble ces acceptions et le recours à Descartes.

35L’analyse de la thématique du dialogue fait l’objet des mêmes imprécisions, puisque cette notion est tantôt traitée comme pacification des rapports humains, tantôt comme recherche de la vérité. C’est plutôt cependant la deuxième acception qui est retenue, ce qui, pendant un moment, notamment à travers la question du dogmatisme, rapproche l’auteur du sujet. D’autant que l’élève ne craint pas, ici, de s’affirmer comme l’auteur de l’analyse : « nous nous apercevons », « nous pouvons nous apercevoir ». Malheureusement, l’allusion parfaitement gratuite à Marx, suscitée de façon quasi-réflexe par l’évocation de « politique », rompt ce mouvement. De la même manière, l’idée de « conflit » appelle celle de « générations », qui suscite, à son tour, le recours à l’« histoire », pour laquelle le cours reçu pendant l’année peut à nouveau être mobilisé. La série des résonances se clôt par une référence aux philosophies de l’histoire et du temps (Kant, St Augustin), compliquée d’une allusion au débat épistémologique sur le type de dialogue particulier que mène avec le passé l’historien en quête d’établissement des faits. La conclusion tirée, qui semble orientée vers la question des motivations de l’action humaine, est alors très loin de l’analyse initiale. Finalement, ni le thème de l’aspect conflictuel du dialogue, ni la question du rapport au temps, ni celle de l’objectivité de l’historien ne font l’objet d’un traitement à peu près cohérent et en rapport évident avec le sujet.

36Chargé d’une fonction de synthèse, ce paragraphe se situe essentiellement dans le registre de la réflexion personnelle, puisque seule une allusion à la psychanalyse vient étoffer le propos. Il est cependant à nouveau limité dans ses possibilités de développement horizontal parce que le sentiment qu’il y a, en cette affaire, quelque chose de paradoxal (comment la conviction d’avoir raison, dont l’auteur semble supposer qu’elle anime nécessairement celui qui se livre au dialogue, pourrait elle se muer en obstacle à la réussite de ce même dialogue ?) n’est pas relayé par une analyse des différents sens de « raison », des différents types de dialogues et d’interlocuteurs qui les tiennent. Ce paradoxe est par ailleurs vite résolu par la référence à Freud : il ne peut procéder que de personnes inconscientes qu’il faut soigner. La nécessité d’adhérer à la vérité, de refuser les opinions est donnée comme une évidence (« il faut », « on doit »…).

37L’irruption de ce paragraphe non prévu peut conforter la thèse selon laquelle ce collage vertical-horizontal ne peut satisfaire celui qui s’y livre. Il semble éprouver le besoin de casser la mécanique mise en place pour laisser percer une parole authentique. L’idée qui paraît se dégager est celle selon laquelle la réciprocité exigée par un vrai dialogue est menacée par l’inégalité de statut entre ceux qui sont « dedans » et ceux qui sont « dehors ». Par-delà la question de la valeur de vérité de l’entreprise, se profile celle des conditions éthiques de son déroulement. Cet élève semble, comme beaucoup d’autres de ses collègues de séries peu prestigieuses4, rechercher une sorte de réciprocité anthropologique entre enseignants et apprenants, adultes et jeunes qui paraît compromise par leur situation de futurs exclus.
38Ne pouvant avoir sa place dans le montage convenu des éléments annoncés du développement, cette crainte tente de se développer ailleurs. En vain cependant, car les références au cours et aux auteurs qui suivent cette remarque induisent un optimisme forcé, inhérent sans doute pour leur auteur à un univers scolaire où problèmes et réponses entretiennent des rapports réglés d’avance sans liens véritables avec ceux de la « vraie » vie.
39Recentrée sur le seul registre de l’analyse personnelle, cette conclusion minimaliste tente de faire tenir ensemble, de manière très artificielle, différentes notions rencontrées en chemin. Les glissements de sens (la réduction du dialogue à la communication, par exemple), les confusions sont évidemment persistants et aucune réponse à la question posée ne s’ébauche.
40L’élève semble puiser dans une batterie de connaissances mobilisables des éléments qui lui permettent de ne pas rester « sec » sur un tel sujet, de donner des signes manifestes de son sérieux : il accepte de jouer le jeu de l’écriture, il a suivi des cours, retenu les thèses d’auteurs consacrés. Il ne se permet qu’à de rares reprises quelques interventions dans lesquelles perce un point de vue qui n’ose s’affirmer vraiment. La résonance substituée au raisonnement participe d’une posture d’extériorité que prend l’élève, non par rapport à sa création cependant, mais par rapport à sa propre pensée. C’est la forme scolaire seule, du moins ce qu’il identifie comme telle, qui fait tenir le propos. L’association des mots remplace l’enchaînement des concepts, les éléments du cours sont pris en otage, les références aux auteurs, souvent gratuites, relèvent quasi exclusivement de l’allégeance et viennent clore un débat à peine esquissé. Montesquieu, Voltaire et Diderot sont aussi au service du principe de verticalité puisque, déjà évoqués au début du devoir, ils retrouvent un rôle final de caution culturelle sans qu’à aucun moment leurs théories ou leurs concepts aient servi à nourrir l’analyse.
Notes de bas de page
1 N. Grateloup, « La philosophie à l’épreuve de dissertation », Pratiques, n° 68, décembre 1990.
2 Les italiques dans ces extraits de copies comme les caractères droits dans les fragments d’entretiens ne sont pas le fait des élèves, mais veulent mettre en évidence des aspects éclairants de leur façon de « construire » la dissertation.
3 Dans Économie et société 1/Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1971 (Paris, Pocket Agora, 1995), Max Weber oppose l’autorité rationnelle à l’autorité traditionnelle qui repose sur la croyance en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont chargés d’exercer l’autorité par ces moyens.
4 Bernard Charlot insiste, dans Le rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Paris, Anthropos, 1999, sur le fait que ces élèves ne sont pas tant demandeurs de rapports affectifs avec leurs enseignants que de la reconnaissance par ces derniers de ce que, malgré leurs échecs antérieurs, ils demeurent des êtres humains et sont, en tant que tels, éducables.
Notes de fin
* La graphie de la copie a été respectée lors de sa retranscription
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