Avant-propos. Des lycéens à l’épreuve
p. 11-14
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Texte intégral
1Ce livre1 voudrait apporter un peu de lumière dans la situation paradoxale de l’enseignement de la philosophie dans les lycées français de ce début de siècle. Il existe en effet aujourd’hui un décalage important entre l’extension généralement bien reçue d’une discipline traditionnellement réservée à une élite à la totalité des séries du baccalauréat du second degré et les piètres performances des élèves lors de l’épreuve écrite de ce même examen. Une enquête de la Direction de l’évaluation et de la prospective2 (DEP) montre en effet que 71,2 % des candidats au baccalauréat ont moins de la moyenne à l’écrit de philosophie. Ce pourcentage est de 54,8 % en histoire et géographie, de 59,9 % à l’écrit de français, de 42,1 % en mathématiques. Une recherche d’Elisabeth Chatel3 confirme cette analyse et ajoute même que les notes obtenues en philosophie au baccalauréat sont aussi moins fiables. C’est en effet dans cette discipline qu’on trouve la corrélation la plus faible entre les notes obtenues en classe et celles qui sont décernées au baccalauréat. Commentant la même enquête de la DEP, qui met également en évidence un pourcentage plus élevé qu’ailleurs de copies notées entre 4 et 6, mais, en revanche, une proportion plus faible de copies notées au-dessus de 12, Luc Ferry et Alain Renaut4 insistent sur l’étrange expérience vécue par les élèves de Terminale : la pratique d’une réflexion plus libre que constitue l’accès à cet enseignement s’accompagne aussi de l’amère constatation que la philosophie se dérobe aux efforts qu’on a pu consentir pour en acquérir les rudiments.
2La découverte de cette inadéquation n’est pas nouvelle. Dans leur rapport remis au ministre de l’Éducation nationale, Jacques Bouveresse et Jacques Derrida5 faisaient déjà état des difficultés des élèves pour rédiger des dissertations de philosophie :
« Dans les conditions actuelles, la plupart des copies de baccalauréat ne répondent pas aux exigences minimales d’une dissertation de philosophie et l’épreuve n’offre pas un instrument fiable d’évaluation des compétences effectivement acquises par les élèves. Pour de multiples raisons […] elle apparaît aux candidats comme mystérieuse et aléatoire ; son caractère non maîtrisable suscite l’angoisse, le bachotage, ou l’abandon, et met peu à peu en cause l’enseignement philosophique lui-même ».
3Dans un registre plus dénonciateur, M. T. Maschino6 se faisait l’écho de tout un courant de pensée consterné par l’éloignement grandissant entre les attentes de la discipline et les productions des élèves :
« Si la dissertation n’est plus un exercice de réflexion, elle n’est pas davantage un exercice d’écriture – et encore moins, évidemment, de style. Comment s’en étonner ? Il n’est pas de pensée sans langage et, quand on ne lit pas, ne discute pas, n’échange pas, on ne sait pas quoi dire, et on le dit mal. Pauvreté conceptuelle et misère langagière vont de pair. Si bien que, sortis du “bof” les élèves bafouillent, et s’embourbent dans les mots comme dans de la vase : les termes les plus simples leur font défaut, ils ignorent les règles de leur agencement (la construction des propositions est souvent incorrecte) et ne connaissent que l’orthographe phonétique ; si le certificat d’études existait encore, ils seraient recalés ».
4Ces différents constats n’ont cependant rien changé au phénomène lui-même puisque, nommé président du Groupe technique disciplinaire (GTD) de philosophie par le ministre de l’Éducation nationale, le 12 janvier 1999, Luc Ferry a reçu comme mission d’élaborer « les mesures qui permettront à un plus grand nombre d’élèves de profiter de cet enseignement et d’avoir au Baccalauréat des résultats comparables à ceux qu’ils obtiennent dans les autres disciplines7 ».
5Le paradoxe manifesté par l’enseignement de la philosophie redouble lorsqu’on considère par ailleurs le succès extrascolaire contemporain des formes de vulgarisation et de pratiques philosophiques. Parfois considérée dans le passé comme un luxe inutile ou une menace pour l’ordre établi, la philosophie jouit aujourd’hui dans l’opinion d’une réputation tout à fait flatteuse. Elle sort des cénacles intellectuels pour « descendre » jusque dans les médias et certains cafés, mais ne parvient pas, dans le même temps, à accréditer une « forme scolaire » satisfaisante. Comment se fait-il que le seul véritable point d’accord entre ceux qui l’enseignent et ceux qui s’y initient en classe consiste en ce que les premiers disent ne trouver dans les copies ni ce qu’on peut attendre d’une réflexion philosophique, ni ce dont ils pensent généralement les élèves capables, tandis que les seconds expriment fréquemment l’idée que la « vraie » philosophie se fait ailleurs et qu’ils ne parviennent pas à être eux-mêmes dans la dissertation ?
6Pour apporter quelques éléments de réponse, à une telle question, il semble qu’on ne puisse cantonner la réflexion à des études qui considéreraient la dissertation dans sa seule logique interne, voire dans les rapports qu’elle suppose entre enseignants et apprenants. Malgré tout leur intérêt, les analyses en termes de transposition didactique (comme reconstruction d’un savoir à des fins pédagogiques) ou d’interactions dans la classe ne suffisent pas à rendre compte du cadre social de l’expérience des « nouveaux lycéens8 » philosophes. Une voie plus féconde pour cette approche paraît s’offrir avec une sociologie du curriculum9 qui s’intéresse aux aspects non purement cognitifs de la mise en place de parcours scolaires dans le savoir.
7La dissertation de philosophie peut alors être considérée comme un construit social qui requiert aussi les élèves, lesquels ne se contentent pas d’assimiler ou de rejeter, mais participent, eux aussi, à la définition de la situation, ne serait-ce qu’en contraignant indirectement les enseignants à tenir compte, dans leurs cours et leurs évaluations, du décalage entre le prescrit et le réel. Si, en amont de la classe, les apprentissages cognitifs sont fortement conditionnés par les difficultés qu’éprouvent les « sociétés critiques » à enseigner en même temps les savoirs positifs qui « rendent membres10 » et la critique des valeurs qui les sous-tendent, leur acquisition dépend aussi du sens qu’ils revêtent dans une expérience scolaire qu’ils structurent tout autant que d’autres normes sociales immédiatement plus visibles. Il apparaît alors très réducteur d’expliquer les faibles résultats des lycéens dissertateurs par une absence de connaissances : la philosophie s’est toujours nourrie de ce qui n’est pas elle et les élèves d’aujourd’hui ont, arrivés en terminale, largement de quoi passer à un point de vue « métalinguistique ». La principale difficulté des élèves tient sans doute davantage à ce que la philosophie implique un engagement particulier des personnes, dont les conditions ne sont pas, d’emblée, réunies.
8Il serait sans doute nécessaire de prendre en compte dans ce travail la façon dont l’histoire de la « corporation » des professeurs de philosophie structure l’enseignement de leur discipline, de la conception des programmes aux façons de faire la classe. Il n’est pas si fréquent en effet qu’un ministre, comme le fit Fortoul en 1852, raye d’un trait de plume l’existence d’un enseignement et celle du concours qui y prépare. Il semble ainsi que les enseignants de philosophie, qui ont eu quelques raisons de craindre la restriction de leur liberté critique, vivent toujours plus ou moins dans le sentiment du danger imminent de la disparition de leur discipline et se trouvent par là même poussés à affirmer son caractère intangible. D’où, sans doute, des difficultés à aborder de façon dépassionnée la question de la dissertation comme unique exercice formatif et évaluatif, ou une tendance à amalgamer les thématiques de la liberté doctrinale et de la liberté pédagogique. La prise en compte des enjeux politiques et institutionnels qui structurent le champ de la philosophie, des rapports entre les groupes et sous-groupes alliés ou opposés dans sa maîtrise éclairerait sans doute un peu un débat peu réductible à ses seules caractéristiques pédagogiques11. Ce point sera cependant laissé de côté, car il supposerait une recherche à part entière. Si les actions et réactions des enseignants sont évoquées, ce sera toujours du point de vue des lycéens dont la tentative d’élucidation des pratiques en la matière occupe largement ce travail. Il s’agira avant tout de comprendre avec eux leurs difficultés à accéder à une parole (et surtout à une écriture) philosophique, c’est-à-dire à la possibilité de penser par soi-même, mais à l’aide d’autres et au milieu d’autres. Or, précisément, ces trois composantes de l’acte cognitif qui réunissent, dans le sujet humain, les pôles identitaire, épistémique et social12 paraissent, chez les lycéens, plus en opposition qu’en synergie. Ils s’écartent encore plus lors des productions écrites qui supposent, davantage que dans l’échange verbal, que le sujet qui s’y livre soit capable, sans cesser d’être soi, de se hisser à un niveau d’universalité qui contredit largement les aspects individuels et sociaux de l’existence. La dissertation de philosophie pourrait alors constituer un bon analyseur des conditions de scolarisation et de socialisation dans le lycée de masse.
Notes de bas de page
1 Il s’appuie sur une recherche, « Copies doubles. Pour une approche sociologique de la dissertation de philosophie », conduite dans le cadre de l’Institut National de Recherche Pédagogique.
2 Direction de l’évaluation et de la prospective, « Le baccalauréat session 1994, résultats définitifs », Note d’information, 95-11, février 1995.
3 E. Chatel, « La notation par les professeurs de lycée, variation selon les disciplines et les situations » in Education et formation, n° 53, mars 1998.
4 L. Ferry et A. Renaut, Philosopher à 18 ans, Paris, Grasset, 1999.
5 J. Bouveresse et J. Derrida, Rapport de la mission de réflexion sur l’enseignement de la philosophie, 1989.
6 M. T. Maschino, Voulez-vous vraiment des enfants idiots ?, Paris, Hachette, 1984.
7 L. Ferry et A. Renaut, op. cit.
8 Selon l’expression proposée par François Dubet dans Les lycéens, Paris, Seuil 1991.
9 Cette partie de la sociologie s’intéresse au « curriculum » comme forme institutionnalisée de structuration et de programmation des contenus d’enseignement.
10 Jean-Louis Derouet donne un exemple de cette difficulté à propos de l’enseignement de l’histoire de la Révolution française en classe de seconde, L’école dans plusieurs mondes, Paris-Bruxelles, De Boeck-Inrp, 2000.
11 À la manière dont Cooper analyse l’évolution des programmes de mathématiques en Grande-Bretagne dans « Comment expliquer les transformations dans les matières scolaires ? » in Forquin J. -C., Les sociologues de l’éducation américains et britanniques, Paris-Bruxelles, De Boeck-Inrp, 1997.
12 Selon Bernard Charlot, Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Paris, Anthropos, 1997, l’espace de l’apprentissage met en jeu des rapports épistémiques et didactiques, mais aussi des rapports aux autres et des rapports à soi.
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