Annexe 3. Portraits des informateurs
p. 263-278
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Index géographique : France
Texte intégral
1Afin d’éviter pour cette annexe l’usage des notes de bas de page, les extraits d’entretien en breton sont traduits en français.
2Les prénoms des informateurs ont été modifiés tout en respectant leur origine : un prénom breton sera replacé par un autre prénom breton, idem pour un prénom français. Sont indiqués entre parenthèses l’âge, l’activité professionnelle ou le diplôme de l’interlocuteur et de son conjoint (ou son statut matrimonial), ainsi que le type de récit (B pour biographique, D pour didactique).
3Dans cette annexe ne sont présentés que les portraits qui ne figurent pas dans le corps de l’ouvrage.
4Anne-Marie (61 ans, fonctionnaire (catégorie B.), employé, B.) est partie en Algérie après avoir obtenu son premier baccalauréat, pour être institutrice. Elle a participé au plan de scolarisation : « J’étais dans un bled dans les Aurès à tous les vents et à tous les Fellagas disait-on. […] Je suis restée sur un sentiment d’échec avec l’Algérie, parce que je sais pas l’arabe. Une espèce de honte. Et c’est toujours un échec, parce que j’ai pas réussi. Là-bas, j’aurais bien voulu plus communiquer avec les gens ». Son père et ses grands-parents étaient « insti » (sa grand-mère, un personnage « folklorique » de la famille, faisait l’école en coiffe et elle jouait avec ses élèves, parfois en leur parlant breton). Il y a trois ans qu’elle a commencé à suivre des cours, après avoir essayé en vain d’apprendre l’arabe en suivant des cours et en essayant de parler avec les vendeurs sur les marchés. Elle est très assidue au cours de breton. Ses émotions les plus fortes lui viennent des relations avec sa grand-mère. Elle se souvient d’elle, à 85 ans, quand elle allait la voir chez les Sœurs (car il n’y avait pas de maison de retraite à l’époque) : « Elle me caressait la main parce qu’elle m’aimait bien et elle devait tellement aimer les enfants. Je me souviens de son visage, j’étais toute petite. On m’a dit que je lui ressemble – ça c’est… je serais ravie de lui ressembler moralement. Et je me souviens complètement de la comptine en breton – comme quoi il faut apprendre le breton tout petit en maternelle. […] Elle faisait comme ça : ″Bichanig er vruz, da lec’h oas bet, da Renego…″ ».
5Antoine (47 ans, cadre supérieur (catégorie A.), divorcé, B.) est né au Havre. Chaque été, il allait dans le Trégor chez des cousins qui étaient vendeurs de meubles de cuisine : « Notre plaisir à nous, enfants, c’était de participer aux livraisons et on arrivait dans la ferme, on jetait les vieux meubles en bois traditionnels et on mettait des meubles en formica. On était très fier de participer à la modernisation du monde ». Toute la famille était bretonnante. Vers l’âge de 12 ans, il s’est dit qu’il avait « envie d’apprendre », alors il est allé voir sa grand-mère qui lui a appris des phrases, sans pouvoir lui expliquer pourquoi « tad » devenait « zad » après l’adjectif possessif « ma ». Mais c’est surtout après son retour des États-Unis, à l’âge de 18 ans qu’il se met à apprendre le breton : « J’ai vu la différence de culture, venir d’une culture et d’arriver dans une autre, ça m’a beaucoup frappé […] Quand je suis revenu, ça a été presque instantané, je me suis dit ″je vais apprendre le breton″ ». Il a alors commencé à suivre des cours à la Maison des Jeunes du Havre, puis il devient « l’assistant » de l’enseignant pour pouvoir faire face à la demande. C’est à la fin des années 60 qu’il commence à apprendre le breton « plus sérieusement », en allant voir des paysans et en restant travailler chez eux pendant des périodes de deux semaines. Ce qui lui a fait faire des progrès également, c’est la naissance de son petit garçon, qu’il voulait élever en breton, et puis dix ans plus tard, un nouveau projet professionnel. L’activité qu’il exerce aujourd’hui est plus ou moins en relation avec la langue bretonne. Le breton est devenu aussi un « outil » de travail.
6Béatrice, (37 ans, sage-femme, ouvrier, D.) est d’origine normande. Apprendre le breton correspond à une volonté très forte de s’intégrer dans la commune et la région dans laquelle elle vit : « Quand on est pas né là, on est mis tout de suite dans ce bain culturel parce que c’est vrai que dans les autres régions, en Normandie, on a un patrimoine bien sûr, mais on a pas conservé autant… de coutumes et références culturelles, ça n’avait pas été une habitude pour moi ». Lorsqu’on lui a proposé d’accueillir son dernier enfant dans une école bilingue, elle a tout de suite pensé que cela était une bonne idée. À l’opposé de son mari, qui a vécu avec des bretonnants, elle pense qu’il est important d’avoir des références culturelles locales. À plusieurs reprises, elle décrit sa volonté farouche de s’intégrer. Si elle a suivi un stage de breton, une formule d’apprentissage par immersion d’une semaine, c’est pour tenter de vaincre ce qu’elle dit être une frustration. Selon ses propos, cela « l’énervait » un peu de ne pas comprendre les mots qu’elle recevait de l’école, même s’ils étaient traduits en français. Après avoir effectué ce stage, elle s’aperçoit que les noms de lieu, de même que les noms de famille ont une signification : « J’ai compris un tas de choses auxquelles j’avais rien compris auparavant ». Au-delà de sa propre expérience d’immersion dans un environnement culturel nouveau, elle attend une plus grande reconnaissance des différences : « Je pense qu’on pourrait faire plus de choses au niveau national pour que justement les cultures locales et les langues régionales continuent à exister et qu’on n’essaie pas de niveler tout le monde. C’est ça le problème, l’État est trop centralisateur. C’est dangereux aussi… […] tous les problèmes de jeunes qui n’ont plus de racines, plus rien, c’est le danger, je crois, quand on veut mettre tout le monde sur le même euh… Je pense qu’on peut se retrouver sur des bases communes, mais qu’on respecte chaque culture, la culture de chaque région ». Béatrice pense reprendre des études de lettres quand ses enfants seront plus grands. Également, elle aimerait pouvoir lire le Barzaz Breiz dans le texte. En attendant, elle revoit ses cours tous les soirs.
7Bernez (54 ans, sans activité professionnelle [commerçant], divorcé, B.) a travaillé en libéral pendant plusieurs années jusqu’au jour où il apprend qu’il a un cancer. Né à Paris, l’histoire de sa famille comporte un drame qui fait que son père était très attaché à ses origines maternelles. Chez lui, on parle beaucoup de la Bretagne et Bernez se sent de la fibre bretonne. Il découvre la Bretagne sur la cour de l’école avec d’autres enfants qui ont comme lui des origines bretonnes. Plus tard, à l’âge de seize ou dix-sept ans, il décide de rentrer chez lui à pied et découvre une librairie avec des journaux en breton en vitrine. C’est « Au Pays breton » qu’il s’initie à un monde tout à fait nouveau, underground, en discutant avec un monsieur qui lui parle de Ker Vreiz. Il va de découverte en découverte en faisant connaissance avec des militants du M. O. B., en apprenant à danser la gavotte, en fréquentant les cafés de Montparnasse (« La Ville de Guingamp » et « Ti Jos ») et plus tard en devenant druide. Entre le militantisme culturel ou politique, il choisit la seconde voie : « Pour moi, la langue bretonne, c’était important, c’est sûr mais, c’est important parce que c’est une mémoire de notre peuple mais en même temps, il y avait à mon avis un combat politique à mener […] Considérer qu’il y a mieux à faire que d’apprendre le breton, c’est sûrement une erreur, quand on voit l’évolution qu’ont pris les choses ». Bernez aurait pu rester à Paris et devenir cadre moyen, en choisissant de s’installer en Bretagne et de militer, il a appris beaucoup de choses aux dépens, selon lui, d’une progression dans sa vie professionnelle (il a été accusé d’avoir des relations avec le F. L. B.) et d’une vie de famille harmonieuse. Bernez a divorcé de sa femme, et son ex-épouse refuse que ses enfants reçoivent une éducation bretonne : « Et là on arrive à une démarche inverse […] leur mère leur a dit que c’était effectivement la Bretagne qui avait détruit leur foyer, leurs parents quoi ! ». L’entretien se termine ainsi, comme un bilan de son activisme politique « [le militantisme politique] ça m’a pris énormément de temps, ça m’occupait l’esprit énormément, c’est-à-dire que tout ce que je faisais était en relation avec ça… ça m’a pris toute mon énergie aussi ».
8Brieg (20 ans, lycéen, D.) double sa terminale. C’est son père, militant politique, qui a choisi son prénom : « C’est clair que je pouvais pas refuser de m’appeler Brieg. La signification de mon prénom, fallait bien que je sache d’où ça vienne, bon bref, il fallait que je comprenne l’originalité de mon prénom, que je comprenne d’où je viens. Ça c’est les origines pour moi, préserver la langue bretonne ». Brieg n’a jamais suivi de cours, mais il se souvient avoir entendu son père glisser des mots de breton dans la conversation. S’il dit ne pas être capable de tenir une conversation, il se définit comme étant bretonnant. Il est un fan du groupe de musique U2 : « Ils ont une certaine révolte par rapport aux Anglais, chose que mon père faisait par rapport aux Français aussi ». Voici quelques années, ses parents ont divorcé, le militantisme de son père ainsi que les problèmes économiques liés au dépôt de bilan de leur entreprise commune seraient à l’origine de leur séparation. Pendant trois années environ, Brieg ne voit plus son père. (Il me dit que pour sa sœur, le breton représente l’échec). Quand il retourne vivre chez son père, Brieg apprend, avec une certaine admiration, à le redécouvrir : « Il connaissait Glenmor, Alan Stivell… En fait, Alan Stivell, il l’a rencontré à Paris, ce sont des amis depuis l’adolescence, le lycée quoi. Quand il m’avait dit ça, j’étais ! Alan Stivell quand même ! ! ! Au début, c’était ″ouais ouais, c’est ça, fous-toi de ma gueule″, puis finalement c’est vrai ! ». Le retour du breton dans la vie de Brieg est lié au retour de son père. Il décide alors de s’éloigner « du comportement anti-breton » de sa mère et de ses grands-parents maternels.
9Catherine (35 ans, employée, divorcée, D.) Elle entendait parler breton autour d’elle sans comprendre ce que les gens disaient. C’est en commençant à suivre des cours au lycée qu’elle comprend ce que veut dire « ar vugale » (les enfants) : Alors je me suis dit quand les gens parlaient, ils parlaient beaucoup au sujet des enfants. Depuis longtemps, elle se disait que si elle avait un enfant, elle le mettrait dans une école bilingue. Quand sa fille est née, le problème de l’école s’est bien entendu posé : « Ça faisait longtemps que je voulais… je pensais qu’un jour si j’avais des enfants, ils iraient à Diwan. Je donnais de l’argent à Diwan et puis en fait, son père était pas du tout bretonnant. On n’en parlait pas, j’en ai jamais parlé parce que je pensais que ça l’intéressait pas et que si lui, ça l’intéressait pas, je voyais pas l’intérêt de le mettre. Et puis en fait c’est lui, un jour en discutant avec des amis qui lui ont dit qu’ils mettraient les enfants à Diwan, qu’il m’a proposé. Alors évidemment, j’ai foncé dans la brèche ». Elle a recommencé à apprendre le breton lorsque sa fille est entrée à Diwan. Catherine se dit Bretonne et militante, plus militante qu’elle ne l’a été : « Si ça se trouve, dans dix ans, je serai militante pour autre chose quoi, mais le breton restera toujours… mais c’est important que ça reste, ça va jamais être quelque chose de complètement oublié ».
10Charles (62 ans, retraité [employé], employée, B.) a appris le breton en suivant des cours du soir, des stages, des cours par correspondance… C’est un apprentissage qu’il dit être « en dents de scie » : « C’est une affaire qui a traîné parce qu’entretemps je faisais autre chose. La vie, c’est pas toujours facile ». C’est en faisant son service militaire à Cognac qu’il s’aperçoit que le breton fait partie de son environnement, sans qu’il y prête vraiment attention : « J’ai été me promener à vélo et je me suis surpris à me retourner sur deux cultivateurs parce qu’ils parlaient en français. Je me suis dit ″merde, ils parlent français, je suis plus en Bretagne″ ». C’est à partir de ce moment qu’il a vraiment commencé à apprendre la langue. Aujourd’hui, il se souvient que sa mère avait un jour demandé à son père de lui traduire un cantique qu’ils chantaient : « Elle adorait les cantiques bretons, moi aussi d’ailleurs, elle adorait et elle comprenait pas. Alors elle a demandé à mon père de lui traduire ça, et lui ça le barbait, c’était pas son centre d’intérêt. ″Si tu veux apprendre le breton, t’as qu’à l’apprendre″. Et c’est ce que je fais. Lui, je sais qu’il parlait breton, mais je ne l’ai jamais entendu parler breton, sauf parfois, avec certains cultivateurs ». Si on lui demande s’il est Breton, Charles répond « être Français, parce que Breton ».
11Daphnée (19 ans, étudiante, lycéen, B) est inscrite en première année de DEUG. Elle fait partie de l’une des premières générations des écoles Diwan. Si le breton n’est pas sa première langue, c’est en breton qu’elle parle le plus souvent avec sa mère et sa sœur : « C’est ma mère qui a des parents qui parlent breton, sa grand-mère ne parlait presque que le breton et c’est quelque chose donc, d’affectif. Donc, elle n’utilisait le français que pour les choses administratives ». Sa mère a commencé à apprendre cette langue qui ne lui a pas été transmise en même temps que sa fille. C’est à la fin de la classe de troisième que Daphnée quitte Diwan, le lycée n’existait pas encore à ce moment-là. Mais elle ne regrette pas son passage dans l’enseignement public classique car cette expérience lui a permis de s’ouvrir à d’autres horizons. S’il y avait trop de monde, et que les relations n’étaient pas du tout chaleureuses entre les profs et les élèves, elle pouvait rencontrer beaucoup plus de jeunes de son âge qui avaient des intérêts et des expériences différentes : « On avait tout de même l’impression de vivre d’une autre manière par rapport à l’ensemble de la population en Bretagne et en France […] Et… puis en plus, quand t’es dans un collège, c’est le rap et tout ça, et t’as envie aussi de comprendre ce phénomène là aussi ». Elle dit avoir deux cultures, et que ce sont ces deux cultures qui l’ont formée.
12Didier (28 ans, demandeur d’emploi, étudiante, D.) Quand il était enfant, il allait toutes les semaines chez ses grands-parents dans le Pays Pagan et le dimanche, ils passaient la journée à jouer à la pétanque ou aux dominos, « et il y avait toujours deux trois mots en breton. À force de baigner dedans, un jour, on s’est dit, ″tiens, j’aimerais bien comprendre un peu plus que deux-trois mots″ ». Il s’intéressait aux chansons, il demandait à son grand-père de lui traduire les cantiques qu’ils écoutaient pendant les pardons. Avec son dictionnaire, celui de Roparz Hemon, il commence à faire lui-même ce travail de compréhension : « Je me suis rendu compte que c’était pas facile et à ce moment, je connaissais pas encore le principe des mutations de consonnes. Ça fait rire maintenant, mais à l’époque ça m’apparaissait insurmontable ! ». Quand il double sa deuxième année de DEUG en droit, il délaisse la comptabilité pour le cours d’initiation au breton : « je me suis dit ″pourquoi pas ?″. Comme mes grands-parents sont bretonnants de naissance, c’est aussi l’occasion de se rapprocher d’eux ». Voici sept ans qu’il a commencé à suivre des cours, avec des périodes où il fait moins de breton, parce que cela ne correspond pas toujours à son emploi du temps, ou bien parce qu’il travaille. Il achète des livres dont le Barzaz Breiz et s’abonne à la revue Evit ar brezhoneg : « Ma démarche d’apprendre le breton est une démarche logique dans le sens où depuis quelques années, je commençais à m’intéresser à mes racines et puis, j’avais vraiment envie d’en savoir plus, je commençais à m’intéresser à l’Histoire ». Aujourd’hui, Didier est président d’une association culturelle bretonne : « mais je suis pas de toutes les manifs même si je les soutiens et puis je fais pas de politique. Parce que j’aime pas ça, et puis parce que je connais le passé politique breton et que la politique a fait énormément de mal à mon avis. Dans les années 70-80, quand des gens ont fait des fest-noz, ou ont commencé à apprendre le breton, ils ont eu l’étiquette FLB sur le dos. C’est très dur de se détacher de ça, de la collaboration, de tout ça… ». Il est demandeur d’emploi et il parle breton « pour le plaisir » : « Et puis si jamais je trouvais du travail dans ce secteur, ça me déplairait pas ».
13Éliane (16 ans, lycéenne, D.) habite une petite commune rurale dans laquelle elle ne se plaît pas. Depuis qu’elle a 6 ans, elle fait du théâtre et il arrive que son texte soit en breton : « Je comprenais pas ce que je disais, de quoi je parlais. On m’expliquait globalement mais j’arrivais pas à comprendre (par moi-même) et ça m’énervait ». C’est pourquoi, arrivée en classe de sixième, elle décide elle-même (car elle refuse qu’on la force à faire quoi que ce soit) de suivre des cours de breton en option. Elle rencontre alors une opposition de la part d’autres adolescents : « Il y avait les petits cons du collège, on se faisait traiter de débiles, d’attardés, de ploucs […]. Les gens comprenaient pas pourquoi je prenais breton ». C’est avant tout dans un intérêt pratique qu’Éliane apprend le breton, pour comprendre les dialogues des spectacles et pour gagner des points au bac, car il y a une très bonne moyenne à l’épreuve de breton. Cependant, même si elle répond en français à ses camarades lycéens ou au directeur de la troupe de théâtre, car ce serait trop artificiel de changer de langue avec eux, elle pense que cela lui permet d’être plus ouverte à une autre vision de la vie. En voyant l’utilisation des symboles qui est faite, elle aimerait bien que cet engouement pour la culture bretonne aille au-delà de l’effet de mode : « On voit plein de gens qui se trimbalent avec des triskell, des choses comme ça, des hermines. Ils ne savent pas ce que ça veut dire ». Éliane n’est pas affirmée politiquement (« parce que je pense que je suis en peu jeune ») mais elle dit avoir une tendance de gauche (sic). Si cela avait été possible, elle aurait aimé porter un nom plus original, car Éliane, c’est trop commun, trop banal. Et la banalité, c’est synonyme de monotonie.
14Frédéric (26 ans, demandeur d’emploi, étudiante, B.) est surnommé par ses amis Koantig. Son père, qui parlait gallo, disparaît quand il a 12 ans. Il n’a que très peu de relations avec la famille de celui-ci. La première découverte de la langue bretonne, c’est quand il rend visite à son parrain, dont la femme, originaire de Pluvigner, ne parle pas le français : « J’avais 7-8 ans et je voyais cette dame, là. J’avais bien aperçu qu’il y avait un décalage entre cette dame-là et moi. Quand elle parlait, elle devait se faire traduire par sa fille ». Ensuite, en classe de sixième, est imposée à tous les élèves une option « Civilisation bretonne », puis il choisit le breton comme troisième langue en classe de quatrième. En terminale, il passe l’épreuve de breton en seconde langue vivante pour l’obtention du baccalauréat. Il veut faire du breton tout de suite après son bac, mais sa mère y est fortement opposée. C’est pourquoi, il prépare tout d’abord un DEUG d’anglais avant de se remettre au breton. Il prend conscience tout d’abord que le breton est une langue minoritaire, c’est-à-dire « qu’il faut » valoriser et protéger. C’est aussi une langue qui fait partie de l’histoire de sa famille : « C’était la langue de chez moi en fait. La langue des gens que je connaissais et je savais même pas qu’ils étaient bretonnants. J’ai deux voisines à Auray, j’ai su que bien plus tard qu’elles étaient bretonnantes. Ça m’a interloqué, je me suis dit ″ben pourquoi elles parlent français tout le temps alors ?″ ». Il se décrit volontiers comme un libre penseur qui n’aime pas trop s’engager. Apprendre le breton lui a « apporté beaucoup de tolérance » : « J’ai un copain qui est instit’donc quand on est tous les deux, on parlera que breton […] avec moi c’est automatiquement en breton. Par contre il viendra ici, il parlera en français, parce qu’il y aura ma copine qui comprendrait pas… Ou s’il s’adresse à moi, il parlera en breton à moi, en s’adressant à moi. Donc on essaie de pas être sectaire, en fait. On veut pas faire du sectarisme pur et dur ». Il vit aujourd’hui avec le revenu minimum d’insertion tout en préparant un concours auquel il a échoué à deux reprises.
15Gaël (43 ans, facteur, au foyer, D.) porte le même prénom que son grand-père maternel. Il a quitté l’école après la préparation d’un CAP carreleur, qu’il n’a pas obtenu. Aujourd’hui il est facteur, et il s’est inscrit à des cours du soir qu’il suit avec régularité depuis quatre ans. Ses parents parlaient breton entre eux et avec leurs enfants mais ils l’ont pas fait consciemment, ils ont pas dit « je vais élever mes enfants en breton » : « On parlait breton mais on faisait pas attention en fait ». À cette époque, dans les années 50 et dans ce milieu de paysans, les échanges entre les parents et les enfants étaient différents de ceux que l’on peut observer aujourd’hui : « On parlait pas tant que ça à nos parents, c’est pas comme mes enfants. C’étaient plutôt des ordres, c’était plus sévère […] On parlait pas breton comme on parle français, là avec vous. C’étaient plutôt des formules, des trucs qu’on savait déjà comme ça, mais de là à parler breton comme je parle français, non ». Dans sa commune, il ne connaît que très peu de personnes qui utilisent ou qui apprennent cette langue, « par contre quand je vais à Saint-Nic, avec ma mère on parle breton. Mais c’est un mélange, on parle pas breton-breton ». Dans sa famille, ils étaient sept enfants, quatre d’entre eux sont morts, dont son frère aîné qui parlait breton et avec lequel Gaël découvre les chanteurs Glenmor, Gilles Servat et Alan Stivell. C’est en arrivant à Paris dans les années 70 qu’il cherche à en savoir plus sur l’Histoire de la Bretagne, il découvre alors Ti ar Brezhoneg, la fête des Bretons de Paris… puis il s’intéresse à la politique. Aujourd’hui il rêve d’une Bretagne libre et autonome, pour que les Bretons puissent s’occuper eux-mêmes de leurs affaires. Après avoir été communiste lorsqu’il était jeune, puis un supporter de football passionné qui connaissait le nom de tous les joueurs, de toutes les équipes, il a transféré son engouement pour le Stade Rennais vers la culture bretonne : « Le Stade Rennais pour moi, c’était la Bretagne et aujourd’hui, c’est la Bretagne qui a remplacé le foot ». Il termine l’entretien en me disant ceci : « Vous savez, le breton ça a donné un sens à ma vie… ça m’aide à vivre ».
16Herle (19 ans, lycéen, D.) Ses parents ont milité pendant des années à l’UDB et donc c’est « naturellement » qu’ils ont participé à l’émergence des écoles Diwan et qu’ils l’y ont inscrit. Avec le temps, ses parents se sont éloignés de ces mouvements politiques et culturels du fait de leurs obligations professionnelles : « D’après ce que ma mère m’a expliqué, ils n’auraient pas changé de langue, mais ils seraient entrés dans un moule, dans le moule métro-boulot-dodo, beaucoup plus classique de ce qu’on vivait à l’époque à la campagne. Sans perdre pour autant tout lien, mais bon, c’est devenu bizarrement, ça devenait… on entrait dans le moule, on parlait français ». Malgré ses années à Diwan et l’environnement dans lequel il se trouve, il dit ne plus être capable de parler breton, hormis quelques expressions. Cependant, même s’il ne parle pas, il est reconnu comme faisant partie de la famille : « Par rapport à ceux qui parlent avec moi en breton, il y a toujours un certain respect parce qu’ils savent que je connais ça, même si je peux pas réellement tout comprendre ou parler. Ils me respectent et je me sens pas extérieur du tout à la langue ». Se sentir breton pour Herle, c’est avant tout, plus qu’une histoire de pays ou de sol, une construction de l’esprit, quelque chose que l’on se donne. C’est aussi « quelque chose qui lie et qui fait qu’il y a une force, pour garder une richesse du patrimoine culturel mais aussi justement faune et flore… ». Herle est un Breton en devenir « qui a fait quelque chose [a été à Diwan, a parlé breton et s’intéresse à la Bretagne] et qui peut faire quelque chose d’autre ».
17Isabelle (29 ans, assistante maternelle, professeur des écoles, D) a préparé un BEP après la troisième mais elle n’est pas allée jusqu’à la fin de sa formation. Elle voulait partir au pair en Angleterre, et c’est finalement en Irlande qu’elle vivra pendant six mois. De retour en Bretagne, elle s’inscrit à l’ANPE, puis trouve un SIVP et plus tard un TUC. Ensuite on lui propose une place dans une école Diwan : « Je m’étais pas posé de question avant pour savoir si c’était bien ou non, on n’entendait pas tant que ça parler de Diwan. Je passais souvent devant l’école, il y avait des couleurs, des trucs comme ça et quand on m’a proposé, j’ai dit ″oui″ parce que j’aime bien travailler avec des enfants ». Elle se souvient avoir entendu les vieux parler breton quand elle était enfant : « Entendre les grands-parents qui parlent pas la même langue, ça t’attire quelque part. Et puis il te manque un petit peu quelque chose, puis le jour où tu as l’occasion… ». Elle se souvient également que son père lui chantait des chansons en breton quand ils étaient tous les deux en voiture. C’est en breton qu’elle parle aux enfants à l’école, et elle apprend beaucoup avec eux. Chez elle, elle l’emploie un peu avec son fils, surtout au moment du repas, quand la famille se retrouve. Avec son conjoint qui est bretonnant, elle pense que ce serait trop compliqué de changer de langue : « Quand on s’est connu, comme je parlais pas breton, c’était en français. C’est souvent le cas des couples qu’on connaît. Quand on commence une relation dans une langue, c’est difficile d’en changer ». Si elle est contente de connaître cette langue et d’en user quotidiennement, elle aimerait pouvoir s’exprimer sans être gênée. Chaque individu doit trouver sa place dans la société et pour elle, c’était d’apprendre la langue bretonne et de travailler en breton : « Je crois que nous avons tous besoin d’avoir une identité autre que d’être Français. Et que la culture bretonne est quand même relativement présente autour de nous. Les gens ont peut-être besoin de retrouver une identité un peu moins globale, personnelle. Et de fait, s’intéresser à la langue ainsi qu’à la culture, ça t’aide à te placer quelque part. Parfois des choses arrivent et tu suis, t’as l’impression que c’était ta voie ».
18Jean-Pierre (40 ans, ouvrier qualifié, cadre supérieure, B.), a tout d’abord été intéressé par l’enseignement bilingue qu’il découvre en assistant à une conférence il y a une dizaine d’années. Il aurait aimé pour ses enfants une école bilingue avec de l’anglais ou de l’allemand : « On voulait que les enfants, pour leur intellect, commencent plus tôt une autre langue […] Le départ, c’est principalement l’éveil de l’esprit du jeune enfant à la langue ». Mais après leur déménagement pour une petite ville, ils s’aperçoivent que cette possibilité n’existe pas encore. Leurs deux premiers enfants sont scolarisés dans une école classique, c’est-à-dire avec un enseignement monolingue. Voici trois ans, on propose à Jean-Pierre et à sa femme de mettre leur enfant dans une école bilingue français-breton : « Et puis, à partir de là, l’inscription du petit, ça a déclenché tout le reste. Je me suis dit moi, si le petit va dans une école bretonne et que je parle pas breton… Je suis Breton de naissance, ma famille est bretonne, mais je ne parle pas un mot, donc… Le petit va parler seul, donc c’est pas bien ». Mais à l’origine, il tient à souligner que sa femme, bien qu’elle ne soit pas bretonne, accueillait plus volontiers cette idée que lui : « Le déclic, c’est sa démarche, et puis la mienne. Une fois qu’on a pris cette décision-là, moi je me suis dit ″ça me plaît″. C’est une ouverture en fin de compte pour nous, ça permet toujours d’évoluer intellectuellement. C’est important, arrivant à 40 ans, on peut stagner un peu. On se remet en question un peu, si si, on se dit ″mais qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? J’ai rien fait !″. Il est pas trop tard et hop ». Sa vie change professionnellement et il est élu P. S. dans le conseil municipal de sa commune. Lui, comme sa femme, viennent de familles « de gauche », militantes et syndicalistes. Il explique sa position par rapport à un « militantisme breton ». Il ne veut pas se dire militant, mais fera tout pour faire avancer des dossiers concernant la langue ainsi que la culture bretonne : « Que tous les panneaux soient en breton, est-ce que c’est bien ? Je sais pas ! C’est pas le genre de question facile à répondre parce que… Mais maintenant il faut qu’il y ait une évolution. Je trouve que… on est en Bretagne, j’ai pas envie que la Bretagne devienne autonome, parce que ce serait pratiquement invivable, je pense que ce serait très compliqué. Mais maintenant, qu’on ait une marque à nous, je suis tout à fait d’accord ». Cependant, il ne veut pas être identifié comme militant breton : « Ma réaction est celle-là, j’ai rien contre eux, j’ai rien pour eux. Je veux qu’on permette à tout le monde de vivre ce qu’il a envie de vivre. Je suis pour les différences, pour la liberté des différences ».
19Jérôme (48 ans, médecin, sans activité professionnelle [infirmière], B.) suit des cours du soir depuis trois ans. C’est un rendez-vous qu’il tient absolument à ne pas rater et qui lui permet de s’évader de son activité professionnelle très prenante. Il est anesthésiste-réanimateur. Jérôme a grandi dans un environnement où tout le monde parle breton. Jusqu’à ses 16 ans, il a passé ses vacances d’été dans la ferme de son grand-père, aujourd’hui vendue : « Ma grand-mère, mes oncles parlaient breton. Donc ça m’est rentré par une oreille et ça m’est resté […] J’étais au contact de gens qui parlaient spontanément breton et qui de temps en temps, s’adressaient à moi en breton. Donc j’essayais aussi de parler breton autant que je me souvienne ». Il avait 4 ans quand son père est mort, c’est pourquoi il dit ne pas savoir s’il connaissait cette langue. Sa grand-mère ne parle que quelques mots de français et ses oncles s’expriment alors avec beaucoup plus d’aisance en breton qu’en français. Aujourd’hui, parler breton avec des membres de sa famille ou avec ses beaux-parents serait quelque chose qui ne lui semblerait « pas naturel ». Jérôme est très révérencieux vis-à-vis de l’institution scolaire. Il vient d’un milieu modeste et il a réussi à atteindre une position sociale valorisée. Suivre un cours est quelque chose de sérieux, il prend des notes, comme lorsqu’il était étudiant. Même si l’enseignant leur dit qu’il est préférable de mémoriser, il écrit dans un cahier et répertorie scrupuleusement les mutations, les proverbes. Il aimerait un jour être capable d’écrire une histoire : « Si j’arrive à raconter mes vacances d’été en quatre pages en breton, ce serait vraiment, je crois, une performance intéressante ». S’il refuse d’adhérer à une idéologie politique nationaliste ou indépendantiste, il considère qu’il a des devoirs à l’égard de ses ascendants (ses grands-parents tenaient une petite ferme). C’est une façon de ne pas oublier son origine sociale.
20Jules, (26 ans, demandeur d’emploi, B.) a eu des opportunités d’emploi pour lesquelles il lui était nécessaire de connaître la langue bretonne. Il aimerait continuer à réaliser des reportages « et couvrir tel ou tel événement ayant un rapport avec la bretonnitude ». C’est pendant son service militaire, effectué à Paris, qu’il commence à s’intéresser à la Bretagne : « Ici, ça me tracassait pas plus que ça. C’est peut-être même un réflexe quasiment inconscient de garder ses racines quand t’es loin, même pour une période courte ou quelques mois, quelques semaines ». Et puis, aux côtés du Corse et du Basque, Jules était Le Breton. Dans sa famille, il n’y a que sa grand-mère maternelle qui pouvait s’exprimer couramment en breton : « Mais elle ne le faisait pas, car il n’y avait aucune raison de le faire ». La langue bretonne pour lui est avant tout un outil voire une opportunité de travail : « On a la chance d’être dans une région ! ! ! C’est une identité ! Il faut jouer avec ça ! ». Il suit des cours du soir, une heure par semaine : « c’est rigolo, on chante… mais c’est pas suffisant, pour moi, il me faudrait quelque chose d’intensif ».
21Klervi (17 ans, lycéenne, D.) : « C’est grâce à mes parents déjà parce qu’ils m’avaient appelé Klervi, j’ai voulu en savoir plus sur mon prénom et même sur la culture bretonne et le breton en général ». Il y a deux ans, elle commence à fréquenter un bar près de son domicile, où elle rencontre des jeunes qui s’intéressent à la Bretagne. Avec eux, elle découvre les festoù-noz, et la langue, elle s’intéresse à la littérature en trouvant un exemplaire des Légendes de la Mort d’Anatole le Bras dans la bibliothèque de ses parents. Elle suit depuis deux années des cours de breton au lycée mais c’est un peu trop scolaire. C’est le breton plouc et non le breton chimique qui l’intéresse, car elle voudrait comprendre ce que disent les vieux. Danser dans des festoù-noz lui a permis de mûrir, elle change, elle est moins timide et n’a plus peur de parler avec des vieux. Dans sa famille, ses grands-parents paternels sont morts. Du côté maternel, sa grand-mère est atteinte de la maladie d’Alzheimer et son grand-père est froid, il ne lui parle pas. Aujourd’hui, Klervi pense que les jeunes et les vieux peuvent faire des choses ensemble, et que les vieux, parfois, peuvent être plus intéressants que les jeunes.
22Lizig (20 ans, étudiante, D.) a commencé le breton en seconde, avec un enseignement d’une heure par semaine. Avant cela, elle ne connaissait que quelques mots mais chez elle, elle a retrouvé des livres pour enfants en breton sur lesquels est inscrit son prénom. Ses parents ont milité pour Diwan, mais n’y ont pas inscrit leur fille car l’école était trop éloignée de leur domicile. Ils sont plutôt contents qu’elle ait choisi de faire du breton : « C’était pour faire plaisir à mon père… il m’en avait déjà parlé de prendre des cours. Et puis, ça pouvait être intéressant, et puis pour le bac, ça peut rapporter des points ». Avec ses grands-parents, Lizig n’a jamais réussi à parler breton : « Soit ils comprenaient pas, soit je mettais pas le bon ton, soit ils faisaient exprès de pas comprendre. J’ai essayé surtout au début que j’apprenais le breton. Si je leur demandais, ils refuseraient pas mais ils se sentent pas à la hauteur non plus. Ils me disent ″tu sais, nous on a que le certificat d’études″ ». C’est après avoir commencé les cours au lycée qu’elle découvre le goût, le plaisir de connaître la langue des grands-parents et la parler : « C’est la faire revivre un petit peu, ça fait un lien entre les générations ». Après un échec en DEUG de breton, elle avait décidé de tout arrêter : « Mais il y avait une fille avec moi, dans le groupe des débutants et je l’ai vue sur FR3. On a appris ensemble et elle, elle est à la TV et moi j’en suis toujours là. Maintenant, je me dis qu’on a toujours les moyens de s’améliorer ″faut que je fasse quelque chose″. C’est pour ça que j’ai repris le breton, sur un coup de tête ». Aujourd’hui, elle fait le projet de trouver un emploi qui aurait « un lien » avec le breton.
23Maewenn (36 ans, enseignante [secondaire], enseignant, B.) a vécu une situation d’émigration très jeune, quand ses parents ont quitté la Bretagne pour s’installer dans le Sud de la France. Son père avait le désir d’apprendre le breton, Maewenn parle de « pression sociale » pour expliquer cette intériorisation de ce que ses parents avaient laissé. Vers l’âge de 6 ou 7 ans, elle suit des cours par correspondance avec Visant Séité, puis des cours du soir. De retour en Bretagne, elle continue à apprendre en suivant des cours du soir à Quimper. Puis plus tard, elle continue toute seule, car une fois la famille revenue en Bretagne son père n’a plus le même besoin d’apprendre la langue. Ensuite, elle va au collège, elle s’inscrit à tous les cours ayant un lien avec le breton qui sont proposés, c’est-à-dire les cours de perfectionnement et ceux de chant, y compris ceux qui sont proposés aux débutants. Agir ainsi, c’était pour elle « prendre le droit de revendiquer ». Pendant quinze années environ, elle apprend le breton, elle l’enseigne même, mais aujourd’hui, elle se dit incapable de le parler. Elle insiste sur le fait qu’il y avait peu d’enfants à suivre des cours comme elle l’a fait, à se rendre à des séances qui commençaient parfois à vingt-deux heures et à rester dans une salle avec un enseignant plutôt que d’aller jouer avec d’autres élèves ou participer à d’autres activités. Elle dit avoir été isolée de ce que pouvaient vivre les enfants de son âge : « Ça a été de l’entêtement à continuer d’apprendre le breton et de rester, de garder ça en me disant ″ça, on ne me l’enlèvera pas !″ ». Quand je lui demande ce que le breton lui a apporté, elle me répond : « un certain équilibre ». Ensuite au cours de l’entretien, elle présente cette relation particulière qu’elle a eu avec son père : « Ça avait créé des liens assez privilégiés, ça a changé les rapports entre mon père et moi ». Sa mère semble un peu isolée de cette expérience, Maewenn parle peu d’elle pendant l’entretien : « Elle dit qu’elle comprend le breton mais elle le parle pas et puis… je sais pas moi, je trouve qu’elle fait une mauvaise promotion de sa langue en fait […] Si j’avais été à sa place, j’aurais profité de l’aubaine d’avoir une fille qui se met au breton pour m’y mettre aussi ». Bien que tout ce travail ait été enrichissant, Maewenn exprime un gros regret qui est de ne pas avoir transmis cette langue. Ses aspirations, elle les a reportées sur ses enfants auxquels elle a donné des prénoms bretons. Mais elle n’a pas pu les inscrire dans une école Diwan. De temps en temps, elle leur achète des ouvrages en breton en prétextant la qualité et l’originalité du graphisme. Parler breton permet d’avoir une complicité immédiate : « Ça m’a permis à chaque fois d’avoir des liens un peu plus forts. C’était quelque chose de privilégié finalement. C’était la langue magique, que je n’utilisais que pour ceux que j’aimais ».
24Martial (16 ans, lycéen, B.) est un lycéen de 16 ans qui a choisi le breton, cette année, comme seconde langue vivante. Il commence ainsi l’entretien : « Je suis dans la langue, dans le langage breton depuis tout petit. Ben ouais tout le monde chez moi parle breton. Je m’y suis mis surtout pour ça en fait. Que je comprenne un peu sinon, c’est pas marrant ». S’il a toujours entendu parler cette langue, il dit ne pas la comprendre ou très peu. Mais il s’est toujours intéressé à l’Histoire de la Bretagne et de sa famille, il a fait quelques recherches généalogiques avec sa mère pour découvrir les origines de son patronyme et a même voulu se lancer dans des fouilles archéologiques. Les cours qu’il suit depuis le début de l’année scolaire ne correspondent pas vraiment à ses attentes : « T’apprends des mots, tu as des petites phrases, on te dit ″est-ce que c’est un facteur ?″, ″non, c’est pas un facteur !″. Tu n’utiliseras pas ça dans le langage courant quoi. C’est pas super intéressant, je préfère encore parler avec mes grands-parents ». Même s’il n’a pas cherché « à tout prix » à apprendre le breton, dès qu’il a su qu’il lui était possible de remplacer l’espagnol qu’il apprenait depuis la quatrième par le breton, il a fait le projet de suivre cet enseignement. Ses parents sont plutôt contents de son choix, même si son père ne lui accordera pas de temps pour lui transmettre ce qu’il sait. Plus disponible, car elle est en arrêt pour maladie, sa mère parle plus volontiers avec lui. Cet apprentissage a pour Martial une résonance pratique, c’est pour comprendre ses parents et ses grands-parents, nous dit-il. Lors des réunions de famille, il se trouve entre deux groupes, celui des « vieux » qui ne parlent que breton et celui des jeunes, qui parlent français. A priori, il fait partie du second groupe, dont il se sent cependant exclu, car il est le benjamin de la famille. Le breton, selon lui, lui permettrait de « ne plus rester à côté ». Lorsqu’il allait au lycée en voiture avec son père qui écoutait les informations en breton sur RBO, Martial mettait son walkman. Désormais, il essaie de comprendre ce qu’il entend. Encore, ici, il tente de ne plus être « à côté » mais « avec ».
25Michel (46 ans, fonctionnaire catégorie B., au foyer, B.) est né à Rouen. Il est arrivé à 16 ans en Bretagne, après avoir signé un engagement dans la Marine Nationale. Il ne s’intéresse pas encore à l’Histoire de cette région. Puis il quitte la Marine pour travailler à la Préfecture : « Pendant onze ans, j’étais dans l’Orne, en quelque sorte, c’était un retour aux sources… et c’est là-bas que je me suis rendu compte que la Bretagne, c’est une région très caractéristique, et que j’aimais beaucoup la Bretagne, surtout du fait de son enracinement et de la manière dont elle fait vivre sa culture. Car elle n’est pas morte, elle est au contraire bien vivante la culture ! ». Mais il revient régulièrement en vacances à Brest, d’où est originaire sa femme et découvre la méthode Assimil. Il commence à apprendre le breton en lisant le premier tome du Breton sans peine : « J’ai commencé à m’intéresser à un tas de trucs sur la Bretagne et je me suis rendu compte que c’était important de connaître un minimum de la langue, donc je m’y suis mis et je m’étais bien juré que je reviendrai définitivement en Bretagne ! ». En cours, il dit avoir beaucoup de difficultés à assimiler ce qu’ils apprennent, d’autant plus qu’il n’a pas grandi dans un milieu bretonnant et que pour l’instant il a peu d’opportunité pour s’exprimer. Il a bien essayé, en vain, avec les parents de sa femme. À la rentrée prochaine, il reprendra les cours : « mon intérêt est grandissant, peut-être qu’un jour il s’arrêtera de grandir, j’en sais rien. Je me force un peu et puis bon, ça m’intéresse. Je vais pas contre, au contraire, je fais tout ce qui est possible pour alimenter ma soif de connaissances […] Mon projet, c’est de pouvoir écouter une émission à la télévision en breton sans être obligé de me creuser la cervelle. Pouvoir lire quelques poèmes de Helias… ».
26Mikael (30 ans, enseignant dans une école bilingue, profession intermédiaire, B.). À plusieurs reprises, Mikael me dit ne pas être sûr de ses idées : « Je me mets en doute comme je mets en doute le mouvement breton ». Il ne pense pas qu’il exercera toujours cette profession d’enseignant dans une école bilingue – activité qui par ailleurs lui plaît beaucoup – mais il dit ne pas avoir « la vocation de l’enseignement ». Ce sont les langues qui l’intéressent avant tout. Il me dit aussi avoir eu « pendant vingt-cinq ans la Bretagne pour femme ». Jusqu’à ce qu’il rencontre la femme avec laquelle il s’est marié. Il se souvient très bien des premiers mots de breton qu’il a entendus. C’est son père qui les avait prononcés : « C’est de lui avec ma mère, ma mère qui, elle, ne parle pas. Elle a une connaissance passive qui est excellente. C’est-à-dire qu’elle peut suivre n’importe quelle conversation sans difficulté ». Son père était marin-pêcheur : « Jusqu’en 75-80, les équipages étaient composés de vieux marins, la plupart était des vieux marins qui avaient fait d’autres pêches avant, qui avaient fait ça toute leur vie, et dont la langue quotidienne était le breton, donc langue indispensable pour le boulot. Et c’est dans cette ambiance que j’ai entendu des mots en breton, des phrases en breton que je retenais, que je retenais parce que ça me plaisait […] J’insiste sur le fait que je n’ai pas appris avec des bouquins. J’aurais pu le faire, mais ce n’est pas comme ça que ça s’est fait. Je l’ai fait bien plus archaïquement. J’ai bien acheté un bouquin, mais plus tard. Déjà, en troisième, j’étais capable plus ou moins de comprendre. Et quand ma grand-mère est venue habiter chez moi, j’ai appris très vite avec elle, et depuis, je n’ai fait que me perfectionner ». La mort de son père a été, de son point de vue, un « stimulant », comme le fait de vivre avec sa grand-mère, qui s’était installée chez eux. Le breton, c’est alors « un choix qui s’est fait naturellement ».
27Morgane (43 ans, commerçante, artisan, B.) est une femme qui se dit indépendante et qui aime avoir une liberté de choix et d’action. Sa volonté d’aller jusqu’au bout d’un projet, elle pense l’avoir héritée de sa grand-mère, la fille du château qui a épousé le jardinier et qui est devenue paysanne. Elle a commencé à s’intéresser au breton en lisant des ouvrages de Henri Queffelec : « C’était un désir profond, rechercher les mots écrits en breton dans des livres écrits en français et puis, comme je savais pas qu’il existait des dictionnaires, je m’étais fait mon lexique ». Elle se souvient que sa mère, orpheline, lui racontait que chez les Sœurs, on l’avait empêchée de parler breton avec ses camarades : « Ça m’a choquée, je me suis dit que moi, j’avais été frustrée de cette langue. J’ai alors décidé de prendre ma revanche ». Morgane est née en Tunisie, qu’elle quitte à l’âge de deux ans pour le pays vannetais. Quelques années plus tard, elle accompagne ses parents qui s’installent à Paris : « Quand j’ai quitté le Morbihan, je suis tombée malade, et un médecin a dit qu’il fallait que je retourne en Bretagne pour me refaire une santé. J’avais pas supporté le déménagement ». La Bretagne, c’est chez elle, c’est le pays où elle se sent bien : « On a des rivières, de la montagne, des cascades, ici on respire. En Bourgogne, en Auvergne, on manque d’air ! ». Lycéenne parisienne, elle s’inscrit aux cours qui sont proposés dans son lycée et obtient son baccalauréat grâce au breton : « Ça a toujours été un plaisir, loin d’être une corvée, un travail, avec le temps, c’est même devenu un besoin ». C’est un peu comme si le breton était sa langue maternelle : « C’est devenu quelque chose de très fort. Il m’est même arrivé dans des moments difficiles d’avoir un échange intérieur, mais en breton plutôt qu’en français, c’est comme si c’était plus facile dans cette langue-là ». De retour en Bretagne avec son mari qu’elle rencontre dans un cours du soir, ils s’installent dans une commune du Finistère où ils créent leur commerce. Pour Morgane c’est normal de faire du breton tous les jours, elle lit beaucoup, elle écoute Radio Breizh Izel et Radio Émeraude et reçoit en breton certains clients. Malgré l’opposition de certaines personnes et les réactions épidermiques de sa fille, apprendre cette langue est une activité qui n’est pas comparable, selon elle, à une quelconque forme de loisir « Y’en a qui aiment faire du tennis, moi c’est brezhoneg pep lec’h ha bemdeiz […]. Et puis, faut dire ce qui est, on est agressé entre guillemets par le français. On peut pas entendre deux langues en même temps et quand on entend le français, on n’entend plus le breton. C’est l’un ou l’autre. Et la part du breton est tellement faible que moi je tente de l’augmenter en faisant le forcing sur la lecture. Je ne lis qu’en breton ». Morgane aspire à une Bretagne qui bénéficierait d’un statut équivalent à celui de l’Écosse ou du Pays de Galles.
28Nathalie (28 ans, étudiante salariée, enseignant [secondaire], B.) se dit plus paysanne, comme ses parents et ses grands-parents, que bretonne. Elle a vingt-huit ans et prépare un CAPES : « Mes parents parlent breton entre eux de temps en temps, c’est pas régulier et puis on a que des grands-pères et des grands-mères autour de nous. À la maison, ça arrive, avec mon grand-père, et il passe indifféremment du breton au français dans la même conversation, sans qu’on sache vraiment pourquoi, il y a une logique mais laquelle, je sais pas ». Bien qu’elle ait grandi dans un environnement bilingue, elle comprend le breton de ses parents mais regrette de ne pas pouvoir le parler. La langue des nouveaux locuteurs, qu’elle entend parfois dans les couloirs de la fac, est, selon elle, une langue artificielle. Pour s’expliquer, elle dit qu’elle est probablement jalouse, car ceux-là, qui n’ont pas forcément grandi dans cet environnement parlent breton et pas elle, c’est comme s’il y avait une injustice. Cette langue, elle ne veut pas l’apprendre, mais elle aurait aimé par contre qu’on la lui transmette. Mais cela n’aurait plus de sens aujourd’hui, car c’est avec son arrière-grand-mère, aujourd’hui disparue, et qui vivait chez ses parents, qu’elle aurait aimé apprendre le breton. Elle décrit sa famille comme étant un « monde de liberté », elle veut dire par là qu’elle a été élevée sans contraintes particulières et laissée libre de ses choix. Donc le breton n’a pas été imposé. Pour son père, qui porte pourtant un intérêt précieux aux événements de son passé, le breton est devenu une langue inutile. Cependant, il est fier de comprendre toutes les variantes, même s’il ne transmet pas sa langue. Devant l’ami de Nathalie par exemple, il parlera très vite de telle manière « qu’il ne lui donne aucune chance de s’en sortir ». Cette langue est en elle, c’est un « potentiel laissé en friches » : « C’est surtout ça qui me fait mal au cœur, c’est de me dire… si j’ai des enfants un jour, je serais incapable de la leur transmettre, ça c’est vrai qu’ça me peine parce que je pense que c’est très enrichissant ».
29Nolwenn (20 ans, étudiante salariée, lycéen, B.) travaille à mi-temps pour financer ses études. Son père est un ancien militant qui a commencé à a apprendre le breton dans les livres à l’âge de dix-huit ans, et sa mère a grandi dans un environnement où elle entendait parler breton : « Mes parents étaient ″en marge″, car à cette époque, pour envoyer ses enfants à Diwan, il fallait être un peu marginal. Ils ont beaucoup réfléchi avant parce que c’est un choix à faire tout de même ». Pour ses grands-parents maternels qui ont connu l’imposition du français, c’était « retourner à une situation antérieure, que leur petite-fille vive ça… c’était une idée horrible… ». Aujourd’hui cependant, sa grand-mère est fière de sa petite-fille même si elle ne parle pas breton avec elle… sauf quand ses cousins sont là. Nolwenn dit avoir eu honte de parler breton quand elle était petite, car à l’extérieur de Diwan, on lui disait que c’était une langue « plouc ». Plus tard, au lycée, elle se sent de plus en plus Bretonne, jusqu’à être fière de parler cette langue, avec le recul elle considère son passage à Diwan et cette familiarité avec la langue et la culture bretonnes comme une richesse. Elle aime parler breton car c’est une belle langue, et elle voudrait que tout le monde la connaisse en Bretagne « pour que vive le pays ».
30Pierre, (38 ans, cadre [catégorie A.], au foyer, B.) faisait usage de mots bretons sans le savoir, inconsciemment, car ses grands-parents s’entretenaient en breton et dans une conversation française courante, il y a toujours quelques expressions qui sont employées. C’est plus tard qu’il prend conscience de l’existence de cette langue : « Ça s’est fait bizarrement parce que je naviguais dans la Marine marchande, j’étais jeune élève sur un cargo et à bord, il y avait des marins du pays bigouden qui parlaient breton entre eux. Ça m’a interpellé, parce que j’étais quand même Breton, et je comprenais pas du tout ce qu’ils disaient. Plus tard, j’ai su qu’ils parlaient un autre dialecte que le mien, parce que moi je suis Vannetais. J’ai voulu vraiment apprendre le breton à partir de là. Je leur demandais de me traduire, de m’apprendre des mots, des phrases, j’ai commencé comme ça en fait ». De manière désordonnée, il note ce vocabulaire collecté sur des feuilles volantes. Puis il se met à la lecture, il achète des livres dont le Trésor du breton parlé de Jules Gros, et rencontre Meriadeg Herrieu qui lui vend des numéros anciens de Dihunamb, revue créée par son père. Pierre n’a jamais cessé d’apprendre le breton. Ses grands-parents sont tout d’abord réticents vis-à-vis de sa démarche et préféreraient le voir « travailler les maths ou la physique », puis sa grand-mère paternelle a accepté de lui transmettre sa langue : « Elle m’a dit, bon, si ça te fait plaisir… C’est tout simplement pour ça, elle comprenait toujours pas pourquoi je voulais apprendre ça mais… Je lui demandais, elle faisait ce que je voulais ». Pour s’entraîner, il travaille avec la méthode de Pêr Denez Brezhoneg buan hag aes, qu’il traduit en vannetais. Depuis un an seulement il est inscrit dans un cours du soir. S’il est indispensable selon lui qu’il y ait une forme écrite voire même orale « moyenne », c’est-à-dire qui soit idéalement compréhensible par tous, il pense qu’il faut être attaché au dialecte de ses origines, de ses racines.
31Pierrick (20, lycéen, étudiante, B.) voyage beaucoup et c’est quand il part que la Bretagne vient à lui manquer, ainsi dans les îles du Pacifique : « Je me disais, ce serait bien si je me faisais un petit fest-noz ». Ce qu’il aime dans le fest-noz, c’est que toutes les générations se retrouvent, « alors qu’il n’y a pas de vieux en discothèque ». Parler breton et s’intéresser à la culture du pays dans lequel on a grandi, ça peut permettre à celui qui le fait « d’être mieux ». Mais lui n’a pas encore choisi ses racines. Il dit avoir encore le besoin de voyager, de découvrir de nouveaux pays, car « être membre d’un pays, d’une communauté, c’est contraignant » mais il reste tout de même attaché à la Bretagne. Car les racines le tiennent un petit peu. C’est par l’intermédiaire de sa compagne qu’il découvre le monde bretonnant. Il a changé depuis qu’il est avec elle, depuis qu’il découvre cette culture nouvelle pour lui. C’est en quelque sorte une nouvelle famille. Le père de Pierrick est un voyageur. Après le divorce de ses parents, ils ne se sont pas vus pendant quelques années. La rupture a été difficile, c’est pourquoi Pierrick dit avoir des problèmes avec ses racines. Sa compagne lui permet d’avoir une double famille : le foyer qui est une référence pour lui, car c’est un milieu chaleureux et ouvert, tout comme la « famille Diwan », chaleureuse et ouverte, conviviale, car « on peut y entrer même si c’est pas du tout nos racines ».
32Raïssa (20 ans, étudiante salariée, B.) a grandi avec deux langues, celle de sa mère, le français, et le breton parlé par son père. Raïssa décrit son père, aujourd’hui disparu, comme étant quelqu’un de très engagé, elle dit qu’il était nationaliste et qu’il avait appris très vite à parler breton, lorsqu’il était étudiant. Ce modèle de partage des langues dans la famille semble lui convenir, elle pense procéder de la même façon quand elle aura des enfants, c’est-à-dire accorder une place aussi importante aux deux langues. Scolarisée à Diwan jusqu’à la troisième, puis ensuite dans un lycée « normal », pour reprendre ses termes, elle est restée sensible à la nécessité de transmettre et d’accueillir les connaissances des plus vieux. Ainsi, elle a fait des enregistrements de son arrière-grand-mère, qui chantait en breton lors des repas de famille. Depuis trois mois, Raïssa donne des cours de breton à deux amies de lycée qui aimeraient pouvoir suivre des conversations courantes. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a plus de plaisir à lire et à écrire en breton qu’en français, elle se sent plus riche : « Je suis assez fière de parler breton, voilà pourquoi je me sens un peu différente, je ne me sens pas meilleure pour autant, mais un peu différente parce qu’il n’y a pas tant de monde à parler breton, voilà pourquoi, si tout le monde s’y mettait, je ne me sentirais pas si différente. C’est vrai que parfois, certains me disent ″c’est toi qui parle breton ?″. J’ai un ami qui parle le russe et plusieurs lui ont dit ″c’est toi qui parle le russe ?″. C’est pas pareil mais… ».
33Ronan (16 ans, lycéen, D.) a choisi en sixième l’option breton qui lui était proposée : « Sans me poser de questions, sans me demander pourquoi. Le prof en cours nous a demandé aussi pourquoi on faisait du breton… et je savais pas quoi lui répondre. Alors, texto hein, je lui ai dit ″parce qu’on est en Bretagne !″ ». Bien qu’il se dise plus intéressé par l’aspect linguistique (« si j’avais le temps, j’apprendrais d’autres langues »), apprendre cette langue lui permet de mieux comprendre les noms de rues, les noms de personnes : « Pour moi, c’est m’intéresser à la région où je vis. Ça me ferait mal d’habiter un endroit que je connaîtrais pas ». C’est un choix individuel que d’avoir pris cette option et comme pour en trouver l’origine, il fait appel à un souvenir d’enfance : « Je me rappelle chez mes grands-parents, il y avait un livre qui racontait l’Histoire de la Bretagne, pas une BD, mais quelque chose dans ce goût-là. Il y avait la légende de la ville d’Is. J’aimais bien retrouver ce livre avec ses belles illustrations ». Comme autre découverte, il se souvient avoir vu dans la bibliothèque de ses parents la méthode Assimil, sans les cassettes. Il ne sait pas pourquoi ses parents ont donné des prénoms bretons à leurs enfants, mais il existe un lien selon lui entre ce choix et leur participation à une coopérative « bio ». Ronan ne se sent pas plus différent de quelqu’un qui apprend l’espagnol, ne connaissant pas lui-même cette langue. S’il essaiera de toujours garder un contact, il sait qu’il devra probablement laisser de côté pendant un moment le breton et le grec, car ces enseignements ne seront pas proposés en prépa, ni plus tard jusqu’à ce qu’il termine ses études.
34Sylviane (42 ans, professeur des écoles, agriculteur, B.) a entendu ses parents parler breton. Elle commence à apprendre le breton en suivant des cours au collège, puis au lycée : « Mes parents étaient fiers, je pense, d’entendre leur fille parler breton ! Mais parfois, ils ne comprenaient pas pourquoi j’avais choisi cette langue, ni pourquoi j’allais voir Anjela qui était une vieille femme ». C’est à cette époque-là qu’elle rencontre Anjela Duval, la paysanne-poétesse, à qui elle fait la promesse de transmettre la langue. Sylviane devient institutrice et se remet au breton qu’elle avait délaissé pendant quelques années : « Je continuais à apprendre, mais je n’en savais pas suffisamment pour pouvoir parler avec mes parents ». Voici quatre ans, on lui propose de suivre une formation de quatre mois et demi en breton à la suite de laquelle elle obtiendra un poste d’institutrice bilingue : « On m’avait proposé ce poste lors du stage, alors j’ai répondu… De toute façon, j’avais fait cette promesse à Anjela, et c’était le moment venu ». C’est une chance de parler breton, cela lui permet de mieux comprendre la culture, et surtout la littérature bretonne et de mieux comprendre également l’esprit celte de même que le LIEN qu’il y a entre les Celtes et qui est exprimé dans les poèmes de Maodez Glanndour, de Jakez Riou ou Youen Drezenn. Elle aimerait que la Bretagne ait plus de pouvoir de décision concernant l’activité économique et la promotion de la langue, en prenant l’exemple de l’Écosse ou du Pays de Galles : « Je ne suis pas pour une Bretagne ″libre″ mais beaucoup de choses sont décidées par Paris, même pour ce qui est de l’enseignement. J’ai entendu un inspecteur dire que les classes bilingues sont des classes de luxe ». Cependant, elle se dit Bretonne, et ne dirait pas que la France est son pays : « La France, c’est pas un pays étranger mais… c’est peut-être difficile de comprendre ça, mais je comprends mieux tout ce qui vient de Bretagne ». Le père de Sylviane est mort il y a treize ans, et sa mère parlait breton avec lui. Aujourd’hui celle-ci recommence à parler en breton, « la belle langue », avec sa fille et avec tous ceux qu’elle rencontre.
35Tudi (20 ans, lycéen, étudiante, D.) après un bac littéraire et une année à l’université, il prépare un baccalauréat professionnel. Pendant ses années de lycée, il suit des cours de breton dont il ne garde pas un bon souvenir, car il ne s’entendait pas avec son professeur. Il dit avoir commencé le breton pour faire la même chose que ses frères, dont l’un d’entre eux travaille en breton aujourd’hui, et parce que la culture bretonne est présente dans sa famille : « Il y a des tonnes de bouquins sur la tradition ». Depuis le lycée, il n’a pas repris de cours et ne s’exprime pas couramment dans cette langue : « C’est pour le vital, je parle breton, mais le strict minimum, je parle de la pluie et du beau temps surtout ». Il fait le projet de s’y remettre, mais pas tout de suite, car cela nécessite beaucoup de travail, et pour l’instant il s’investit essentiellement dans sa nouvelle formation. La langue a un aspect merveilleux, en cela qu’« elle permet de rencontrer des gens ». C’est comme si on avait « un ami commun », on fait partie la même famille, de la famille bretonne. Mais cela ne vaut que pour certaines personnes, car au lycée, on le considérait plutôt comme « un marginal ». Tudi est un jeune Breton qui pense qu’il est normal de parler breton, et un jeune Français « seulement parce que j’ai les papiers ».
36Yann (16, lycéen, D.) commence le breton en option en classe de sixième parce que ses grands-parents connaissent cette langue. Ses parents en ont fait un peu à l’université. C’est aussi parce qu’il porte un prénom breton, comme ses sœurs. Au début, il pense seulement au fait que ça peut lui rapporter des points mais aujourd’hui, il dit qu’apprendre le breton peut être vu comme une forme de militantisme passif. Si ses grands-parents sont bretonnants de naissance, c’est uniquement en français qu’ils s’expriment aujourd’hui. Mais il se rappelle les avoir entendus parfois utiliser cette langue, et s’être senti frustré de ne pas pouvoir les comprendre. Yann se pense être plus Breton que celui ou celle qui ne parle pas parce que « parler, ça suppose de connaître toute la culture qu’il y a autour. Naître en Bretagne, si ça s’arrête là, on est Français ». Il lui arrive de dire qu’il n’est pas Français, par provocation, pour « déconner » comme il dit : « Après avoir dit ça, je vois très bien qu’on est Français. Et que d’être tout seuls, que la Bretagne soit juste… on serait pas capable d’être un pays autonome ». Plus tard, il aimerait donner à ses enfants des prénoms bretons et leur raconter des histoires et des légendes du pays.
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