Chapitre 2. Une culture qui ne va pas de soi
p. 87-106
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Texte intégral
1Même si un individu aspire, en devenant bretonnant, à un changement radical de qui il était jusqu′à maintenant, le changement ne peut être que partiel. En effet, l′expérience vécue laisse des traces, même dans les situations les plus extrêmes d′engagement très fort dans une nouvelle formulation de l′identité pour soi comme pour autrui. C′est le cas par exemple quand l′identité bretonne constitue l′identité totale d′un individu – du moins dans ses représentations –, lorsque l′expérience vécue est présentée comme une conversion. Si un individu qui se « convertit » ne peut pas reprendre les interactions là où il les avait laissées avant sa « conversion1 », la conversion n′annule pas pour autant toutes les expériences antérieures2. Plus loin, l′individu qui vit cette conversion n′est pas forcément conscient de toutes les dimensions des transformations qu′il est en train de vivre3. Cependant, il tente de donner du sens à cette conversion, c′est-à-dire de se rendre maître de ce qu′il devient. L′émergence d′une nouvelle expérience peut être interprétée comme débouchant nécessairement sur un changement, si petit soit-il, des intérêts dominants et par conséquent des systèmes de référence4.
2Un individu rencontre au cours de sa vie plusieurs formes de socialisation. Entrer dans une socialisation secondaire, puis une autre et une autre encore, qui seront autant de modalités de socialisation secondaire, après un apprentissage premier avec la famille au cours de la socialisation primaire, c′est accéder à un nouveau système de références, tout en le construisant et sans faire table rase du premier. Devenir bretonnant est un processus qui a idéalement un commencement et un aboutissement, comme d′autres formes de devenir. Cependant, choisir une langue qui n′a pas été transmise par les ascendants, mais qui aurait pu l′être éventuellement si l′Histoire avait été différente, est un moyen original d′entrer dans un processus de devenir. Si la forme ressemble à celle d′un devenir professionnel, en devenant le symbole de l′identité culturelle, c′est aussi une façon de mettre en question la (non-)transmission de la langue – et au delà, des modalités d′échanges entre les individus – à l′intérieur de la famille et à l′intérieur de la société, d′où la dimension privée et publique, affective et politique du devenir.
3Le devenir-bretonnant pouvant conduire à la construction d′un nouveau soi, ce processus se présente sous deux aspects. Premièrement, on peut noter la reconstruction ou le réajustement des représentations dans l′interaction avec autrui. Les relations sociales peuvent confirmer (être favorables) ou contester ce projet mais jouent toujours un rôle actif. Deuxièmement, on enregistre la recomposition des pratiques dans la mise en présence de nouvelles manières de faire, la fréquentation de nouveaux lieux. L′entrée dans une carrière de nouveau locuteur amène des changements concrets au jour le jour, plus globalement une transformation du mode de vie, qui pourra soutenir la renégociation de l′identité jusqu′à la faire devenir une évidence et peut-être même jusqu′à valider l′entrée dans un nouveau monde.
DES SOCIALISATIONS SUCCESSIVES
4En se formant à la langue bretonne, un individu rencontre une autre instance de socialisation, différente de celle (s) dans laquelle (lesquelles) se sont déroulés la socialisation primaire et l′accès déjà négocié à un ou des sous-mondes institutionnalisés. Bien que différente, la socialisation secondaire emprunte parfois à la première notamment ses dimensions affectives (au travers de l′identification, l′engagement).
La carrière du nouveau locuteur
5Quelle que soit la structure du récit de l′interlocuteur, le questionnement modal5 amène l′informateur à raconter sa vie ou plutôt une histoire de certaines de ses expériences individuelles. Pour présenter ces passages d′une position à une autre qui apparaissent au cours du récit et qui se comprennent les unes par rapport aux précédentes, Becker emploie la notion de « carrière », afin de distinguer différents types d′aboutissement.
6Le devenir-bretonnant comme carrière peut être perçu après coup, par le chercheur et par l′informateur, comme un enchaînement d′actions que l′individu aurait lui-même choisi alors que cette notion a un sens indissociablement6 objectif (l′aspect contraignant et non-voulu) et subjectif (cet aspect est vécu comme personnel).
7Contrairement à l′utilisation de sens commun cette notion pour approcher l′analyse des professions, le mot carrière est, dans cette perspective, indépendant de l′idée de « réussite », c′est-à-dire d′adéquation aux valeurs et moments reconnus par la profession et la société. Il s′agit avant tout de prendre en considération « les facteurs dont dépend la mobilité d′une position à une autre, c′est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l′individu7 ». En s′interrogeant sur les raisons qui conduisent le fumeur de marijuana à « utiliser de la marijuana pour le plaisir », Howard. S. Becker remarque qu′elles ne sont pas pré-définies mais que ces raisons sont au contraire construites par l′expérience elle-même : « c′est le comportement déviant qui produit la motivation déviante ». Le mot carrière est à comprendre « au sens moderne et large de parcours suivi par une personne au cours de sa vie, et plus précisément au cours de laquelle elle travaille. Cependant, cette période pour être comprise ne doit pas être dissociée de l′ensemble. En ce sens, tout le monde a une carrière8 ». L′étude des carrières s′inscrit dans une démarche dialectique entre ce qui est récurrent d′une part (« une société stable mais néanmoins changeante ») et ce qui est unique d′autre part (l′être humain). Si les carrières semblent apparemment bien réglées et linéaires, car on trouve des régularités (dont les individus ont conscience ou non) « même là où il n′y a aucun cheminement bureaucratique défini », elles se modèlent aussi au rythme des aléas et des moments fatidiques. Un moment de la carrière ne conduit pas « nécessairement » à un autre et l′on ne peut donc pas déduire des caractéristiques sociales des acteurs leur investissement dans une carrière. L′approche d′une carrière se fait essentiellement en terme de dynamique interactionnelle9.
8Comme Becker parle d′une carrière de délinquant, il est possible de parler d′une carrière de bretonnant en devenir comme d′une succession de moments d′interactions qui conduirait un individu à entrer dans un processus de devenir-bretonnant. Partir de la carrière induit de connaître le récit des expériences individuelles de manière à atteindre la logique sociale objectivée et non plus seulement représentée. C′est-à-dire que les représentations des interlocuteurs peuvent permettre la formulation d′hypothèses qui vont dans le sens d′une objectivation des processus, objectivation qui ne peut être dégagée directement des représentations des interlocuteurs. Nous avons vu par exemple que dans les récits de Jakeza, de Gurvan et de Christelle, il y a plusieurs moments particuliers, auxquels l′informateur donne parfois un sens presque magique, jusqu′à dire : « c′est ça qui a fait que… ». Ces moments particuliers qui permettent d′organiser différents épisodes biographiques sont présents dans le récit de chaque carrière. Les représentations peuvent aller dans le sens d′une causalité entre un choc biographique (qui peut être une rupture dans la carrière sociale et/ou professionnelle) et l′accès à la langue bretonne, ou non. L′objectivation permet de rendre visible les fonctions sociales de l′apprentissage de la langue tout en confirmant, avec une importance plus ou moins forte, le rôle du ou des chocs biographiques dans la carrière d′un nouveau locuteur.
9Le choix du breton n′est pas exprimé comme étant un choix par défaut. Au travers de l′apprentissage de la langue, les interlocuteurs semblent avoir trouvé une réponse à ce qui peut être défini comme un besoin social de reconnaissance. Ce qui est construit comme une absence de transmission révèle une attente plus sociale que culturelle, ou du moins, l′attente culturelle est une attente sociale. C′est le « comportement d′apprentissage du breton » qui créé « la motivation culturelle », du moins est-elle observée et construite comme telle.
Entrer dans un processus de socialisation
10La socialisation primaire est le processus de construction de l′identité sociale négociée au sein du premier groupe social auquel participe un individu – la famille – et qui est le cadre d′incorporation des façons de faire et des représentations liées à la vie en ce groupe mais aussi en société, avec précisément la prise en charge des rôles des autres qui comptent et l′accès à l′autrui généralisé, c′est-à-dire finalement aux règles sociales. La socialisation, dans une définition générique, constitue « une installation consistante et étendue d′un individu à l′intérieur du monde objectif d′une société ou d′un secteur de celle-ci10 ». La socialisation est une notion qui est employée ici dans le sens de processus et non d′institution.
11L′utilisation de la langue française s′est transmise dans les usages d′échange oraux et écrits par la loi, par le rapport de domination instauré par la langue légitime et sa reconnaissance par les acteurs et finalement par les échanges sociaux eux-mêmes. Cette utilisation va de soi dans un monde francisant : la langue est déjà là, tout autour de nous et dès les premières conversations. L′utilisation du français est contraint (et l′individu, le plus souvent, n′en a pas vraiment conscience) dans la mesure où un comportement différent régulier peut entraîner une sanction de la part d′autrui et de la société (celle de ne pas être compris, de ne pas être reçu à un examen, d′être identifié comme un déviant…) comme de soi-même, qui sait s′interdire certains échanges. La contrainte ne se vit pas comme telle. On aperçoit plutôt l′évidence de la situation, voire le choix, tant la première langue véhicule les dimensions affectives, intimes, de notre vie. L′usage de la langue française conditionne finalement la réussite et l′intégration à la vie de la société. Un individu qui ne se reconnaît pas dans les valeurs véhiculées par la langue officielle et qui irait jusqu′à traduire ce sentiment en un changement de langue d′usage, est soumis cependant à certaines obligations pour être reconnu par la société globale, s′il veut pouvoir continuer à vivre dans l′environnement social qu′il a choisi. Il doit utiliser un passeport français s′il veut voyager à l′étranger, une carte d′identité nationale, avoir fait son service national… mais aussi écrire ou parler français à l′ANPE, dans les commerces, chez le médecin… La socialisation primaire, relayée ici en cela par l′essentiel des processus secondaires, définit un monde comme étant « le » monde, si bien que la revendication d′une autre langue, en l′occurrence le breton, est quelque chose qui relève de l′accident biographique11.
12Quitter un monde et une certaine identité pour pénétrer dans un autre monde et adopter une identité différente de la précédente ne signifie pas forcément qu′il y ait une rupture totale avec l′expérience vécue. Il n′y a pas de rupture systématique entre le passé et le présent, même si l′interlocuteur semble vouloir acquérir un nouveau rôle. La transformation, c′est-à-dire le passage des différentes étapes d′un processus de devenir-bretonnant, ne se fait pas de manière abrupte ; elle est non seulement progressive mais encore anticipée par l′individu, qui se prépare lui-même à vivre ce changement.
13La socialisation secondaire12, est une nouvelle étape dans la vie d′un individu, qui prend conscience qu′il existe d′autres dimensions de ce qu′est la réalité. Il prend conscience également qu′il n′est pas uniquement déterminé et contraint par son environnement social premier et qu′il lui est possible, éventuellement, de s′en extraire. L′émancipation peut naître en partie d′un conflit de socialisation entre groupe d′appartenance et groupe de référence. Même s′il peut y avoir une prise de distance par rapport au groupe primaire, la socialisation secondaire consiste plus en une continuation de la construction de l′identité sociale accompagnée d′une réinterprétation, dans un monde complexe, que d′une rupture radicale avec le passé, comme on peut le voir avec l′exemple de l′apprentissage d′une seconde langue. L′acquisition d′une langue se fait sur le modèle de la première langue, en copiant notamment son modèle syntaxique. C′est seulement après avoir travaillé, de manière à acquérir un automatisme et une réflexion dans cette langue perçue comme une réalité différente de la langue maternelle13, qu′un individu peut avoir des repères différents du modèle de la première langue.
14La socialisation est un processus continué, mais pour mettre en question les valeurs du groupe d′appartenance – c′est-à-dire poursuivre la socialisation mais en privilégiant un autre cadre social, qui devient alors la référence, différents chocs et événements biographiques sont nécessaires.
15Si apprendre le français va de soi, le cheminement est très différent pour apprendre une seconde langue, car ce n′est pas uniquement le français qui a été appris mais une façon de se penser soi-même et par rapport aux autres, et de penser la société. Réfléchir et contester la prééminence sociale et politique du français est un parcours individuel et collectif. Claude Dubar présente l′identité sociale en prenant notamment le point de vue phénoménologique, c′est-à-dire en l′interprétant comme « une articulation entre une transaction ″interne″ à l′individu et une transaction ″externe″ entre l′individu, les autres et les institutions avec lesquelles il est en relation14 ». La transaction externe (ou objective) est une réduction des écarts entre l′identité pour soi et l′identité pour autrui. La transaction interne s′opère entre les identités déjà construites, qui peuvent sembler tout simplement héritées, et le désir de se construire de nouvelles identités pour l′avenir, qui peuvent sembler « choisies », et « révéler » enfin qui l′on est. Chacun effectue ce travail sur lui-même et négocie avec autrui la transformation de son identification.
16Un individu ne peut cependant objectivement pas remplacer une langue d′usage, un environnement social, par des éléments qui seraient tout à fait étrangers à la première socialisation. On suppose donc ici un contexte socio-historique et l′existence d′un mouvement collectif. Le choix d′apprendre le breton part souvent du projet de « devenir Breton », c′est-à-dire d′appartenir à un groupe.
17L′interlocuteur peut exprimer sa volonté d′apprendre le breton en affirmant une rupture consommée avec la culture première.
18Le processus d′alternation est une proposition théorique qui présente une situation extrême : un changement de l′identité pour soi et de l′identité pour autrui conduisant à une toute nouvelle construction du soi. C′est une modalité au moins idéalement possible d′un processus de socialisation secondaire. Le processus d′alternation exposé par Peter Berger et Thomas Luckmann ressemble à un nouveau processus de socialisation primaire, dans la mesure où les représentations et les pratiques de l′interlocuteur peuvent laisser croire qu′il a toujours été « comme ça ». L′alternation se distingue néanmoins de la socialisation primaire, car cette forme de socialisation n′est pas produite par l′environnement premier mais construite à partir de nouvelles rencontres faites par le nouveau locuteur, qui a connu un « avant » et continue à vivre, au moins partiellement, dans cet autre monde (c′est le cas notamment de la conversion religieuse, sous la forme de l′engagement intégriste).
19La re-socialisation qui suppose une construction nouvelle de l′individu sur de nouvelles bases pose un problème particulier avec l′hypothèse d′une dé-socialisation. Ici, un nouveau locuteur pourrait se désocialiser par une action de refus du passé transmis, qui consisterait en un « démantèlement et une désintégration de la structure nomique antérieure de la réalité subjective15 ». Le nouvel environnement permettrait à l′individu de se constituer une nouvelle structure de plausabilité. S′il est possible de parler de re-socialisation, il n′est pas possible de « remplacer » une socialisation par une « autre » socialisation et seules des situations extrêmes peuvent éventuellement correspondre à une telle vision. Ce n′est donc pas applicable aux processus analysés ici.
20L′alternation, telle qu′elle est exposée par ces auteurs, se base sur le modèle de la conversion religieuse et la participation à la vie d′une communauté qui permettent de construire un sens à la vocation et de lui donner une issue sociale, tout en excluant l′individu du monde d′avant (en interdisant l′interaction avec ce monde). Restent le souvenir – s′il est actualisable dans un présent avec lequel il ne peut a priori s′accorder –, le dialogue intérieur. Le devenir-autre est permis par la conversion, mais seule la participation à une structure de plausabilité autre permet de devenir un nouvel être. C′est pourquoi, le changement de nom, important dans le rituel chrétien (et dans d′autres conversions religieuses) pour noter l′appartenance d′un individu à cette nouvelle famille, l′est également pour d′autres formes de devenirs sociaux comme les devenirs-bretonnants. C′est Frédéric qui devient Frederig ou Louis Némo qui devient Roparz Hemon. La conversion « bretonne » comme la conversion religieuse s′accompagnent de signes (tel la bretonnisation du patronyme) et d′interactions régulières qui forment l′individu à se préparer à vivre dans un nouvel environnement (pour aboutir à une modification des façons de faire, des représentations et même de la position sociale qu′occupe un individu).
21Cette modification intervient à la fois pour soi et pour autrui et constitue un changement de soi plus extrême dans l′engagement que je ne l′ai exposé précédemment par la présentation de la socialisation secondaire.
22Si un individu peut changer, et si ce changement peut sembler « radical », pour autant les devenirs-bretonnants (parmi les plus « extrêmes ») ne se construisent pas sur le modèle d′un processus d′alternation. Même si certains nouveaux locuteurs produisent un récit laissant supposer qu′ils sont en rupture totale avec « une socialisation antérieure ».
23Si on reprend la définition de la socialisation secondaire, on a vu que le monde social des bretonnants peut être considéré comme un environnement parmi d′autres et un monde de référence succédant ou se combinant à un autre mode de référence (celui du ou des premiers groupes). Dans la définition de l′alternation, le monde social des bretonnants serait l′environnement et éclipserait les autres. À l′opposé de la socialisation secondaire, où le présent est interprété consciemment ou non de façon à maintenir l′histoire de l′individu en relation avec le passé (apprendre le breton parce qu′on est Breton, parce que les parents de l′interlocuteur parlaient breton…), dans un processus d′alternation, la base de réalité de la re-socialisation est le présent (ou un autre passé, pour la conversion religieuse). C′est-à-dire que l′individu fait table rase d′une partie de sa vie. Seul compte ce qui est vécu dans la communauté à laquelle il appartient dans le présent.
24Mieux qu′un processus d′alternation, certains récits des nouveaux locuteurs présentent ce que j′appellerais une tendance à l′alternation. C′est-à-dire que même lorsque l′interlocuteur tient un discours de rupture par rapport à sa famille ou par rapport à la société française, cette rupture ne peut être que partiellement consommée. Cela n′a rien à voir avec ceux qui se trouvent mis à l′écart du monde dans des communautés closes.
25L′alternation définie par Peter Berger et Thomas Luckmann correspond à ce que Anselm Strauss désigne par une authentique conversion, qui suppose la mort des désirs passés16. On ne devient pas bretonnant dans un univers clos17. C′est pourquoi la « tendance à l′alternation » est une notion qui convient mieux que la notion d′alternation pour présenter les formes de devenir les plus extrêmes et pas forcément les plus aboutis socialement.
26Le devenir-bretonnant peut être interprété comme une forme de socialisation secondaire, dans la mesure où l′individu n′apprend pas seulement une langue, mais encore, il intègre un autre groupe et transforme ses représentations. Toutefois, les différentes modalités de socialisation secondaire peuvent avoir un caractère artificiel (Berger et Luckmann), non pas parce qu′elles ne sont pas « pré-données », ou « moins réelles dans la vie quotidienne », mais « parce que leur réalité est moins profondément enracinée18 ». Le sentiment de vivre dans un monde qui est le monde qui va de soi, affectivement saturé, ne peut a priori jamais être vécu deux fois.
27En se demandant quel sens donnent les nouveaux locuteurs à leur expérience, il s′agit de chercher à comprendre comment des gens dont on dit qu′ils parlent le breton se représentent leur apprentissage de la langue bretonne (tout en n′oubliant pas que le mot « apprentissage » peut rassembler des expériences très différentes) et par là, chercher à saisir les processus de reconstruction de leur identité dans ce devenir.
DES ÉTAPES DANS LE PROCESSUS DE SOCIALISATION
28Nous avons vu avec le récit de Gurvan (chapitre 1) qu′un récit est composé d′étapes. Ces étapes peuvent être appréhendées au travers de formes d′implications différentes dans le processus de socialisation secondaire19. Trois étapes peuvent être envisagées : la découverte ; la confirmation, qui n′entraîne pas nécessairement de changement profond mais peut néanmoins conduire à une reconstruction de l′identité ainsi qu′à un « réinvestissement » plus affirmé de l′héritage ; et puis un « aboutissement », observable par la revendication d′une identité bretonne et par un mode de vie différent du mode de vie le plus courant (c′est par exemple parler breton avec ses enfants). Ces trois étapes permettent de créer une typologie de récit. Si un interlocuteur se trouve dans une période de découverte, son récit sera appelé un « devenir initié », s′il est en train de confirmer son devenir, il s′agira d′un « devenir confirmé », et le troisième type de récit sera un « devenir abouti ».
29Un individu peut apprendre le breton sans que ce projet le conduise à une reconstruction de soi importante et sans que cette activité puisse être identifiée comme participant d′une socialisation secondaire – même si l′apprentissage du breton ne peut pas être perçu seulement comme une activité sans lien avec les autres dimensions de la vie sociale20. Après ce qui constitue une première étape, la deuxième étape présente un moment de socialisation secondaire accompagné d′actions pouvant être interprétées comme étant des actions militantes, mais effectuées en parallèle avec d′autres formes d′investissement. Enfin, la troisième étape présente une socialisation secondaire profonde, identifiable par exemple par un investissement plus exclusif dans des actions militantes et dans la construction d′une idéologie identitaire. Il est probable, comme le suggère Howard S. Becker, que c′est en participant à un groupe institutionnalisé qu′un individu a plus de chance que précédemment de poursuivre dans cette voie21.
30Entrer dans un processus de devenir suppose a priori l′existence d′un changement sensible du mode de vie comme des représentations. J′ai demandé à mes interlocuteurs s′ils pensaient avoir changé en apprenant le breton. Quatre points de vue peuvent être construits à partir des récits recueillis.
31Le premier est qu′un individu change de toute manière (et donc pas fondamentalement), puisqu′il est amené tout au long de sa vie à faire de nouvelles rencontres et à vivre de nouveaux événements. Le breton n′est pas perçu comme le révélateur d′une nouvelle vie mais une étape nouvelle dans ce qu′un individu est amené à vivre.
32La deuxième idée exprimée est qu′un individu ne change pas. La connaissance de la langue lui permet d′être qui il est « réellement » (qui il était virtuellement avant d′apprendre le breton). Ce qui peut changer – et qui peut avoir complètement changé selon certains interlocuteurs – ce sont, pourrait-on dire, les apparences : les manières de vivre, empruntées auparavant dans la méconnaissance de l′identité « réelle » et aujourd′hui ajustées à qui l′on est profondément et qui s′est finalement révélé à soi-même et à autrui.
33Le nouveau locuteur peut affirmer aussi ne pas avoir changé (supposé « dans sa relation avec les autres ») depuis qu′il parle le breton, et souligner néanmoins la reconstruction idéologique que suppose l′accès à la langue. Ici, la dissociation entre l′identité et l′expression de l′identité repérée plus haut isole des manières d′être et de considérer autrui, conservées (parce que supposées sincères), et une représentation du monde, transformée.
34Idéalement, nous aurions pu rencontrer une quatrième représentation, celle d′un changement « sur la forme et sur le fond » pourrait-on dire : un changement dans les manières ou les signes extérieurs en tant qu′ils se donnent aussi à être interprétés par autrui et associés à un personnage socialement reconnu : quelqu′un d′ordinaire/un bretonnant ; un changement dans l′identité pour soi et pour autrui. Ce possible doit être conservé en mémoire pour étude.
35La première représentation notée banalise l′expérience de l′apprentissage de la langue bretonne – ou bien lui donne l′importance de tout événement constituant de la vie de l′individu.
36La seconde sacralise cette expérience.
37La troisième donne de l′importance à l′expérience tout en ménageant le regard des autres, de tous les autres sur soi. Si le discours de légitimation de l′apprentissage a pour fonction de faire le lien pour soi et pour autrui entre avant et maintenant, la permanence du comportement à l′égard d′autrui est peut-être autrement plus convaincante et anticipe peut-être mieux les malentendus.
38La première représentation indique plus souvent un processus initié de socialisation secondaire alors que la deuxième indique plus souvent un processus achevé. La troisième accompagne un processus confirmé.
Un devenir initié : Jules (vingt-six ans, célibataire, titulaire d′un baccalauréat, demandeur d′emploi)
39Il y a tout d′abord une période de découverte de la langue bretonne. L′individu découvre ou prend conscience que c′est une langue qui existe, une langue vivante qui est parlée soit par des bretonnants de naissance, soit par des gens plus jeunes qui l′ont apprise en l′étudiant, seuls ou en suivant des cours. Il découvre également que la langue est plus ou moins parlée et que tous les Bretons ne la connaissent pas. Par rapport à cette connaissance, l′interlocuteur peut avoir l′impression d′être isolé (Pourquoi est-ce que je ne parle pas breton ?), et d′être seul à s′intéresser à cette langue (Comment se fait-il qu′il y ait si peu de gens à apprendre le breton ?).
40La découverte de la langue, c′est aussi une période où l′individu commence à établir une relation entre « langue » et « culture » (Je suis Breton. Les Bretons parlent breton. Pourquoi, étant Breton, ne connais-je pas cette langue ?). Ce sont là, indirectement – car il me parlera tout d′abord de ses projets professionnels – les questions que se pose Jules (auxquelles il répondra un peu plus tard dans l′entretien). Il me présente tout d′abord son projet professionnel avant de justifier son apprentissage par une cohérence entre le choix d′apprendre le breton et son identité objective (sa mère est bretonne) et avec l′identité que les autres peuvent lui attribuer (quand il effectuait son Service National à Paris, il était devenu LE Breton, comme il y avait un Corse).
41Après m′avoir fait entrer dans son appartement – un T1 bis au rez-de-chaussée d′une ruelle peu ensoleillée – il m′invite à boire un café. Jules n′est pas très grand. Il se rase les cheveux avec une tondeuse. Il vit de petits boulots, non déclarés, et perçoit le Revenu Minimum d′Insertion. Il semble assez nerveux au début de l′entretien. Ses phrases – qu′il ne termine pas toujours – sont très courtes. Depuis un an, il suit des cours du soir pour apprendre le breton mais c′est une formule qui ne lui convient pas vraiment (C′est pas ça qu′il me faut, il me faut un stage intensif, pendant une semaine, au vert…). Ceci renvoie à une opportunité très concrète :
« Je me suis trouvé dans la situation où j′avais une proposition de boulot où il fallait absolument que je comprenne le breton pour faire des reportages, pour aller couvrir tel ou tel événement avec la bretonnitude. Donc, voilà, c′est tout simplement pour ça […] avec un couple d′amis qui avait décidé un peu par frustration, pour moi aussi, c′est un peu ça. Je parle espagnol et je m′en fiche22, à vrai dire, de parler espagnol. Bon, c′est pas un mal, mais je m′en sers pas. Donc, ça m′énerve de pouvoir parler espagnol et de pas pouvoir parler breton ou comprendre le breton, alors que je suis d′ici. C′était pour cette raison, plus le fait en fait, il se trouve que je travaille depuis trois ans sur un scénario de long métrage qui est supposé être à moitié en breton. Donc, ça craint un peu que je connaisse pas le breton. Je connais un peu mais bon, bref […] En plus, je travaille sur un film avec des goêmoniers, pendant dix mois, j′étais avec des vieux briscards qui baragouinent en breton. C′est absolument excellent. Moi, je comprends des trucs mais pas tout. Ça m′énerve. Voilà, c′est une frustration ».
42La motivation première de son apprentissage est ce projet de film qu′il a depuis quelques années. À peu près à la moitié de l′entretien, il développe un autre élément significatif parmi les sens qu′il produit :
« C′est vital dans le… projet que j′ai. Enfin, vital, pas forcément… C′est pas moi qui vais me mettre à traduire les dialogues en breton, je demanderai ça à quelqu′un. C′est une espèce de frustration, ça m′énerve. J′ai des potes qui font de la danse bretonne, je trouve ça sympathique qu′ils œuvrent pour… pour pas perdre les racines. Je trouve ça très sympathique. Et moi, je me sens con des fois… voilà, je me sens con [de ne pas parler une langue qui fait partie, selon lui, de sa culture] ».
43Les racines lui semblent importantes. Il me dit que son père est Tunisien et qu′il ne l′a jamais connu. Il ajoute aussi qu′il est à un moment de sa vie où il lui faut faire des projets. Un peu plus loin, il me dit qu′apprendre le breton, ce peut être chercher à faire son identité, tout en remarquant que cette quête est peut-être liée à une volonté de se distinguer. Mais là, il n′est pas supposé parler de lui-même mais de « gens qu′il connaît », des amis à lui :
« J′en connais qui sont barrés là-dedans parce que voilà, comme d′autres feraient du surf. Des fois, il y a ce snobisme aussi. J′en connais qui sont assez snobs à ce niveau. Il y a vraiment un snobisme à s′intéresser aux Basques… Et puis, c′est pas des CAP boucher, c′est toujours des étudiants, c′est-à-dire des gens qui sont arrivés assez haut ou des gens assez cultivés ».
44Il se définit en s′opposant à ces jeunes nouveaux bretonnants, comme l′authentique à l′artificiel, la tradition à la mode, mais aussi un faible à un fort capital culturel légitime. Ici, un rapport « opportuniste » à la langue est dévalorisé, dans une lutte objective contre la domination culturelle légitime. Ce devenir est appelé « initié » parce que l′interlocuteur est au début d′un apprentissage et parce qu′il n′est pas encore reconnu par un groupe de locuteurs. Jules est initié à la fois par des amis avec lesquels il s′est inscrit à un cours du soir, et par d′autres qui sont, eux, bretonnants, et qui revendiquent, de manière très affirmée leur identité bretonne. Il y a initiation dans le sens où ces relations ont un effet d′entraînement et qu′il lui est possible de prendre pour références positives ou négatives des devenirs dont il a connaissance.
45Les relations avec les bretonnants – bien qu′elles lui permettent d′être reconnu comme étant en devenir – sont encore peu affirmées et les relations qu′il a avec d′autres individus qui apprennent comme lui ou non, le confortent pour l′instant dans ce devenir initié plus qu′elles ne lui permettent d′accéder à un devenir confirmé.
Un devenir confirmé : Erec (vingt-deux ans, célibataire, prépare une licence, surveillant à temps partiel)
46La période de découverte est présente dans tous les récits des nouveaux locuteurs et de ceux qui sont en devenir. Certains voient leur apprentissage confirmé, comme Erec. La période de confirmation est celle où l′individu en devenir rencontre des gens qui lui ressemblent et qui ont connu le même parcours et/ou pensent la même chose que lui. Ces relations permettent de vivre une sorte de consensus et valident l′identité qu′il pense avoir et le devenir dans lequel il s′inscrit. Erec apprend le breton depuis environ deux ans, mais il s′est très fortement investi dans l′apprentissage de la langue, et surtout il s′est inséré dans un réseau de relations déjà constitué. Physiquement, il doit mesurer à peu près 1 m 90, il est très souriant – d′un sourire qui met en confiance. Il parle avec une voix douce, un peu haute, et est très posé dans ses propos. L′entretien a eu lieu – à sa demande – à l′université. À plusieurs reprises, il intervient en analyste de ce qu′il vient de dire, afin de parer à toute critique sociologique qui conclurait par exemple que son départ de Sciences Po serait un échec. Devenir bretonnant, c′est s′approprier une langue qui est un attribut objectif de son identité. Sa démarche est donc légitime.
« J′ai toujours entendu parler un peu breton autour de moi et que… les vieux chez moi, sont bretonnants. J′ai toujours su au moins, que ça existait et j′ai toujours su que moi, je parlais pas breton. Et puis j′ai commencé à écouter de la musique bretonne, ça me plaisait, des chansons en breton auxquelles je comprenais rien et donc je me suis mis à apprendre le breton parce que je sentais qu′il me manquait quelque chose… Les autres, ils avaient eu le droit d′apprendre une langue et moi, j′avais pas le droit… on me disait que j′étais Breton mais j′avais que le nom. J′avais pas l′identité. Au début, c′était ça, c′était un peu une frustration. Frustration d′être un faux Breton. D′avoir été élevé comme un petit Parisien dans les écoles de la République et puis vivre ici quand même. Ensuite ça évolue, parce qu′on rencontre plein de bretonnants. Donc, j′ai appris beaucoup de choses que je ne connaissais pas, à travers la langue : la vie d′autrefois dans les campagnes ».
47Les débuts de l′apprentissage correspondent à un changement dans sa vie. Il me dit avoir décidé d′arrêter Sciences Po. Il était à Marseille (c′était loin) et puis la formation ne lui convenait pas (de son point de vue et aujourd′hui) :
« Je rentrais jamais chez moi et puis… c′est pas évident de vivre seul, mais bon… je m′ennuyais. J′avais pas… j′avais pas… Sciences Po, c′est assez superficiel en fait, on t′apprend à passer des concours qui vont te permettre d′être un haut fonctionnaire toute ta vie et bon, on t′apprend rien quoi, c′est un vernis. Ça me convenait pas et donc j′ai changé. Quand je suis revenu ici, j′étais plus motivé pour apprendre des choses nouvelles, j′avais un regard nouveau sur les choses ».
48Partir lui a permis de découvrir ce qui était à portée de main et en même temps inaccessible. C′est ce qu′il souligne quand il me dit avoir découvert quelque chose d′un peu caché, un monde qui était très proche et qu′on découvre après l′avoir quitté. Erec a appris très vite à s′exprimer en breton, c′est ce qui, lui, l′intéressait surtout, plus que de savoir lire. Si bien qu′au moment où je l′ai rencontré, il lui était possible de tenir une conversation courante avec un paysan léonard23 – ce qui signifie qu′il avait acquis non seulement du vocabulaire mais la prosodie du parler léonard. La langue bretonne qu′il a apprise est devenue une langue utile car elle lui permet d′avoir de nouvelles relations, plus intimes, avec ses voisins et avec des membres de sa famille. Il est différent, tout en étant le même :
« découvert de nouvelles relations mais je reste moi-même quand même. Je continue à faire ce que je faisais avant. Certains des copains que j′avais avant, je les ai gardés. J′ai la même famille, justement, j′ai la même famille et maintenant je parle breton avec eux ».
49Après un investissement intense, Erec ne s′est pas jeté à corps perdu dans un militantisme culturel ou politique. S′il tient un discours sur la revendication identitaire, il veut cependant se distancier d′un militantisme qui lui semble décalé par rapport à la situation culturelle. Il reste critique vis-à-vis des démarches revendicatives qui lui paraissent trop excessives :
« J′aime pas trop la mentalité militante ″on va tout changer″; ″on va tout rebretonniser″. Il ne faut pas oublier ce qui était avant nous, c′est-à-dire le breton des gens qui ont toujours été en basse Bretagne. Et puis, ça fait pas breton, ça fait artificiel aussi ».
50La rencontre avec d′autres personnes, de même que la négociation de nouvelles relations avec ses proches lui permet d′être reconnu comme membre de ces groupes, tout en permettant à ces groupes de rester des groupes de référence pour le nouveau locuteur. Les définitions du je et du moi sont dépendantes l′une de l′autre car un individu ne peut pas confirmer de lui-même une identité non confirmée par autrui, et dont il peut douter. De la même façon, les autres ne peuvent reconnaître qu′une identité qui fait vivre l′individu, c′est-à-dire qui le renouvelle – et l′affaiblit éventuellement – en même temps qu′elle l′assure, le garantit, en validant l′existant.
Un devenir abouti : Paol (trente ans, marié [femme au foyer, non-bretonnante], deux enfants [bretonnants], licence, cadre)
51La troisième étape est celle de l′aboutissement. Le devenir est, à cette étape du processus de socialisation, interprétable en terme d′identité : le nouveau locuteur s′affirme tel qu′il se pense être et est reconnu socialement comme tel. Ses relations, son mode de vie, sa profession sont marqués, définis par la maîtrise de la langue. Paol termine l′entretien en me disant qu′il se sent bien dans sa peau parce qu′il a réussi à devenir celui qu′il voulait être. Il me reçoit chez lui. Afin d′être tranquilles, nous nous isolons dans la chambre du couple. Sa femme prépare à manger pendant que ses filles jouent dans la salle à manger. L′appartement est un petit T3 au quatrième étage d′un immeuble sans ascenseur. Il me raconte sa vie en me disant qu′il a commencé à s′intéresser au breton dès l′âge de quinze ou seize ans, après avoir fait une traduction en lisant une bande dessinée. Il parle couramment breton depuis environ sept ou huit ans. L′accès à sa profession était conditionné par une très grande maîtrise de la langue. L′entretien est en breton.
« Klasket ′meus keñveriañ ar pezh oa e brezhoneg gant an droidigezh gallek evit klask kompren talvoudegezh ar gerioù, ha diouzhtu, abaoe, ne ′ meus ket paouezet, abaoe pemzek vloaz emaon c′hoazh o teskiñ, bemdez24 ».
52Du jour au lendemain, après avoir lu cette bande dessinée, il se met à apprendre le breton :
« An deiz war-lerc′h, diouzhtu, ′ meus prenet yezhadur Roparz Hemon hag ivez e c′heriadur en ur stal-levrioù. Goude, m′eus goulennet gant va zad komz brezhoneg ouzhin peogwir tad a oar […] met n′on ket deuet a-benn peogwir ne blij ket dezhañ ar brezhoneg […]. Neuze, petra ′moa graet goude, e tesken er gêr ha goude dre zigouez em eus desket e oa kentelioù brezhoneg ′ba lise, ne ouien ket. Kentelioù oa goude an devezh-skol, goude pemp eur […]. Kroget ′meus e kreiz ar bloa met peogwir e oan dedennet, e labouren er gêr, em eus adtapet buan a-walc′h al live. Goude, bep sadorn ez aen da di ma mamm-gozh […] hag e klasken komz brezhoneg ganti hag gant va zad-kozh a oa bev c′hoazh d′ar mare-se. Hag e oa ur mignon… war-dro hanter-kant vloaz d′ar mare-se hag a zo bet dedennet gant ar brezhoneg hag gant Breizh a-viskoazh, un den a chom he-unan ha ′neus tamm darempred ebet gant den ebet met un den desket…25 ».
53Cette relation, puis celles qui ont suivi, notamment à l′université, ont confirmé son devenir. Paol a commencé à parler couramment breton à peu près dix ans après avoir débuté son apprentissage. Il dit aujourd′hui qu′il savait que le breton allait complètement changer sa vie et que c′est cela qui lui permettrait de construire sa vie d′adulte. Aujourd′hui, il vit et travaille en breton. Contrairement à Erec, Il est très investi dans le mouvement breton, puisqu′il a milité dans un parti indépendantiste. Rétrospectivement, il pense que son investissement – qui passait également par l′action – correspondait en quelque sorte à un suicide. Il a arrêté cette forme de militantisme après avoir rencontré sa future femme en Écosse. Malgré son désengagement partiel de l′action militante, il tient à souligner qu′il est toujours aujourd′hui de « l′autre côté ». Non seulement, il n′a plus les mêmes relations qu′avant (d′avoir appris le breton) mais il ajoute ne plus se souvenir du temps où il ne parlait pas encore breton. Il me dit également que le français est devenu pour lui une langue étrangère, qu′il connaît, mais qui reste secondaire – et la France est un pays étranger. Pour lui, c′est le breton qui est sa langue maternelle, une langue qui ne lui a pas été transmise, une langue – pour reprendre ses mots – qu′il a dû réapprendre.
54Après avoir mis le breton dans sa tête, en avoir fait la langue de sa famille (puisqu′il a transmis le breton à ses enfants), son projet est de bretonniser la société (brezhonekaat ar gevredigezh) de manière à assurer une visibilité de la langue vers l′extérieur, c′est-à-dire vers ceux qui ne vivent pas en breton.
55Avant de conclure l′entretien, Paol me dit avoir toujours été un jeune homme en colère, contre la famille, contre la société, et aujourd′hui, il se sent plus calme car il sait qu′il a une tâche à accomplir et que celle-ci est de sauver la langue bretonne.
56Ce devenir est abouti car Paol travaille aujourd′hui en breton dans une structure dont l′objet est la promotion de la langue et de la culture bretonnes.
57La période d′aboutissement et la période de confirmation sont liées, si bien qu′il est parfois délicat de classer un entretien dans l′une ou l′autre des périodes. Si je devais interroger à nouveau Jules, Erec et Paol, les résultats seraient peut-être différents. Car les devenirs ne sont pas statiques, ce sont des processus, c′est-à-dire qu′ils génèrent une certaine dynamique. Ils prennent d′autres formes que celles qu′ils ont pu avoir, car la vie de chacun change. On fait de nouvelles rencontres, on vit des événements qui nous marquent, qui nous blessent, on connaît de nouveaux plaisirs. Jules n′est plus en devenir bretonnant. Il a décidé d′arrêter d′apprendre le breton, comme les amis avec lesquels il s′était inscrit aux cours du soir. Il est toujours demandeur d′emploi mais il a en ce moment un projet sérieux de reportage – plus sérieux que son projet de film en breton –, et puis il a déménagé pour s′installer avec une jeune femme. Le devenir de Erec est un devenir confirmé, voire abouti, il parle couramment breton et fait du journalisme en breton. Quant à Paol, son devenir abouti est toujours confirmé par une nouvelle fonction dans la même structure, qui lui permet d′accéder à un meilleur statut par de nouvelles responsabilités et un meilleur salaire.
58S′il existe un moment particulier où le locuteur fait le projet d′apprendre le breton, un individu ne devient pas pour autant bretonnant du « jour au lendemain ». C′est un processus, parfois très long, qui se déroule en trois périodes.
59La première période, le devenir initié, est une période de découverte de la langue. Un individu découvre que le breton existe, que c′est une langue qui est toujours parlée soit par des natifs, soit par des nouveaux locuteurs (qu′il n′identifie pas forcément comme tels). Dans cette période de « découverte », il peut avoir l′impression d′être le seul à s′intéresser à cette langue et il ne sait pas forcément comment s′y prendre pour l′apprendre. Il n′y a pas encore de reconstruction de soi importante, mais pourtant déjà une « suspension » du « cela va de soi ». Cette période peut amorcer l′apprentissage sans le confirmer.
60Lors de cette première période, un individu peut également arrêter d′apprendre le breton par exemple si l′apprentissage de la langue n′est pas une activité suffisamment en lien avec les autres dimensions de la vie sociale.
61La deuxième période est une période de confirmation de l′apprentissage (le devenir « confirmé »). Le nouveau locuteur rencontre des gens qui lui ressemblent et qui pensent la même chose que lui. Il n′est plus seul puisque des relations confirment l′identité qu′il pense avoir (ou être en train d′acquérir).
62Si un individu se dit bretonnant, c′est alors encore « entre autres choses ». Il ne parle pas forcément la langue mais peut être en train de l′apprendre « depuis plusieurs années ». Si bien qu′il lui est possible de dire quelques phrases en breton ou d′amorcer une conversation en breton, même si l′essentiel sera dit en français.
63La troisième période est une période d′aboutissement de soi (le devenir abouti). Le nouveau locuteur se sert du breton pour certains (ou l′essentiel des) usages sociaux. Les relations en breton sont le plus souvent limitées aux réseaux de sociabilité familiaux et amicaux, mais elles peuvent aussi exister au travail, etc. L′interlocuteur est une personne qui a changé d′identité.
64Parler d′aboutissement ne sous-entend pas pour autant que pour cette troisième étape, le processus de socialisation arrive à son terme. Les processus de devenir-bretonnant sont des processus continués. L′individu social n′est pas un « être fini », c′est-à-dire que l′engagement qu′il consent à apprendre la langue (et même à « devenir Breton »), aussi fort soit-il, peut être encore renforcé ou revu. Ainsi même un engagement au service d′une « grande cause » ou le « choix d′un destin » peut être, au fil du temps ou brutalement, interrompu. S′il n′y a pas d′arrêt de l′apprentissage, la poursuite de l′usage chez une personne qui change au long du cycle de vie, suppose bien une reconstruction de soi continuée.
65La carrière du nouveau locuteur, composée de ces trois étapes, est le produit croisé d′une décision subjective et de l′objectivité d′une contrainte de cheminement.
Notes de bas de page
1 La conversion suppose de renoncer à entrer dans la négociation pour la reconnaissance de soi, par différents groupes au sein desquels on ne se reconnaît pas ou plus vraiment, et/ou au sein desquels on n′a pas ou plus la possibilité d′être un membre actif et reconnu. Ce renoncement ou désengagement se fait au profit d′une socialisation anticipatrice (la construction de la foi dans un autre groupe).
2 Lorsqu′il étudie la conversion, Anselm Strauss note deux risques d′erreur, « on pense qu′elle consiste simplement à construire une foi en quelque chose, alors qu′elle suppose toujours l′abandon total, ou partiel, d′allégeances. La seconde erreur sur la conversion consiste à supposer que lorsqu′une personne en cours de conversion est ″perdue″, elle retrouve son ancienne identité ». Anselm Strauss, Miroirs et masques, op. cit., p. 130.
3 En poussant à l′extrême ce point de vue, comme le fait Bourdieu, la « conversion plus ou moins radicale (selon la distance) de l′habitus originaire qu′exigent l′entrée dans le jeu et l′acquisition de l′habitus spécifique passe pour l′essentiel inaperçue ». Pierre Bourdieu, Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 23. Une approche structuraliste-constructiviste consisterait à montrer que l′inclusion dans un champ n′a rien de conscient et de délibéré, qu′il ne s′agit pas d′un contrat volontaire (en maximisant ainsi la détermination sociale et la contrainte de l′habitus). Bien que je ne m′inscrive pas dans cette perspective de recherche, je remarque cependant que le devenir-bretonnant n′est pas construit, même du point de vue des interlocuteurs, comme le seul fruit du hasard (ou de la volonté), mais que « les jeux sont déjà plus ou moins faits ».
4 Alfred Schütz, Ibid., p. 204.
5 Un questionnement modal (Comment avez-vous commencé à apprendre le breton ?) est un questionnement qui permet de mettre en paroles les conditions de production d′un capital d′expérience biographique (Daniel Bertaux, Les Récits de vie, Paris, Nathan, 1997), à l′opposé d′un questionnement causal (Pourquoi avez-vous commencé à apprendre le breton ?), qui en recherche les causes.
6 Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p. 204. Le projet décrit par Passeron consiste à analyser la carrière en présentant chaque moment important comme étant « le produit croisé d′une décision subjective (transaction, négociation, conflit, abstention) et de l′objectivité d′une contrainte de cheminement (cursus pré-établi dans une institution) ».
7 Howard S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985, p. 47.
8 Everett C. Hughes, « Carrières » dans Le Regard sociologique, Paris, EHESS, 1996, p. 175.
9 Howard S. Becker, Outsiders, Ibidem.
10 Voir Claude Dubar, La Socialisation, Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991.
11 « Eric Tymen, un jeune sourd qui parle breton », Armor Magazine 137, 1981.
12 Peter Berger & Thomas Luckman, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1992. Le travail de ces chercheurs s′inscrit dans une démarche phénoménologique. La phénoménologie a pour objet de saisir la logique des phénomènes subjectifs en considérant que la conscience des individus et l′orientation de leurs pratiques sont aussi sociologiquement interprétables.
13 Que la transmission de la langue bretonne ait été stoppée (ou bien qu′elle n′ait jamais eu lieu pour ceux qui viennent d′un autre espace culturel) n′enlève rien à la construction de l′image d′une langue maternelle dérobée comme on peut le trouver dans la littérature contemporaine : « Je ne connais pas le parler maternel. Mon père n′y tenait pas. Et quand on est gosse, on n′en rajoute pas sur le chapitre ». Pourtant « cette langue, c′est le lait et le miel du premier âge […]. Elle est véritablement charnelle ». Xavier Grall, Les Vents m′ont dit, Quimper, Calligrammes, 1991.
14 Claude Dubar, op. cit., p. 116.
15 Peter Berger & Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 214.
16 Anselm Strauss, Miroirs et masques, op. cit., p. 102.
17 Le risque est important lorsque la quête de soi occupe une telle place qu′elle finit par rompre les liens de l′individu avec autrui et qu′elle juge tout ce qui n′a pas trait à son objet comme inintéressant. François de Singly, Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, p. 215.
18 Peter Berger et Thomas Luckmann, op. cit., p. 202.
19 On peut renvoyer par exemple au travail de Everett C. Hughes (Men and their work, Glencoe, The Free Press, 1967 [1958]) sur la socialisation professionnelle, comme « initiation » et « conversion », s′opérant dans le « passage à travers le miroir » (les connaissances, le vocabulaire, l′idéologie « professionnels » se présentent en opposition à la culture « profane », que l′on appréhende alors selon un point de perspective radicalement différent), la confrontation avec la dualité entre la représentation idéalisée de la profession et les figures concrètes ou les pratiques effectivement rencontrées – dualité à dépasser par le choix d′un rôle – et finalement l′installation dans un rôle, choisi dans l′interaction avec les « autres significatifs » de la profession.
20 L′injonction sociale (du sociologue, mais aussi de l′entourage et des rencontres) à justifier de cette activité rend difficile la banalisation de cette expérience.
21 Howard S. Becker, Outsiders, op. cit., p. 62.
22 Nous pouvons noter qu′il n′est pas dans un processus de socialisation secondaire avec cette deuxième langue. Comme la plupart des gens qui apprennent une seconde langue, cette connaissance ne conduit pas – ou alors exceptionnellement – à une reconstruction de l′identité.
23 À plusieurs reprises, il me donne à entendre des expressions populaires qu′il a apprise en prenant l′accent que l′on entend dans certaines communes du Finistère-nord.
24 « J′ai cherché à comparer ce qui était en breton avec la traduction en français pour comprendre le sens des mots et depuis je n′ai pas arrêté, depuis quinze ans je suis encore en train d′apprendre, tous les jours ».
25 « Le lendemain, tout de suite, j′ai acheté la grammaire de Roparz Hemon, et aussi son dictionnaire dans une librairie. Après, j′ai demandé à mon père de me parler breton parce que mon père sait […] mais je n′y suis par arrivé parce qu′il n′aime pas le breton […]. Alors, qu′est-ce que je faisais, j′apprenais à la maison et ensuite j′ai appris qu′il y avait des leçons au lycée, je savais pas. Les cours étaient après la journée de cours, après cinq heures […]. J′ai commencé en cours d′année mais parce que j′étais intéressé, je travaillais à la maison, j′ai vite rattrapé le niveau. Après, chaque samedi, j′allais chez ma grand-mère […] et je cherchais à parler breton avec elle et avec mon grand-père qui était encore vivant à ce moment-là. Il y avait là un ami, qui avait cinquante ans, et qui était intéressé par le breton et par la Bretagne, depuis toujours, une personne qui était restée toute seule et qui n′avait pas beaucoup de relations avec les autres, mais une personne qui s′y connaissait en breton et en Histoire de la Bretagne ».
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