Conclusion. Plaidoyer pour la poursuite des études nord-anatoliennes
p. 333-336
Texte intégral
1À l’issue de cet ouvrage, il est temps de faire notre examen de conscience et voir si et comment nous avons fait avancer les études nord-anatoliennes.
2Pour ce faire, nous allons reprendre les points de la problématique de l’ouvrage, en nous demandant comment nous y avons répondu et comment nous pourrions à l’avenir davantage y répondre.
Un nouveau développement régional économique et culturel
3L’article de Marcel Bazin a offert une remarquable présentation de la côte nord de l’Anatolie, à travers la présentation de son identité géographique, de son déclin relatif et de ses atouts. Comme dans les années 1990 le Sud-Est anatolien faisait l’objet d’une politique de développement (projet GAP), le nord de l’Anatolie est désormais doté d’une Agence de développement nord-anatolienne (Kuzey Anadolu Kalkınma Ajansı, KUZKA), prouvant que les potentialités de développement régional sont prises en compte au niveau de l’État.
4Le nord de l’Anatolie étant dans une dynamique de développement et de mutations rapides, des études régionales, au niveau des préfectures, pourraient être menées pour un grand bénéfice scientifique pour la géographie urbaine, la géographie rurale, l’aménagement du territoire et la géographie et l’économie du tourisme. Des villes du nord de l’Anatolie comme Samsun ou Trabzon ont par exemple connu une croissance importante depuis le début des années 2000 et mériteraient des études approfondies. La singularité géographique et culturelle (les forêts, la culture du thé, l’identité laze, le monastère de Sümela) de la côte de la mer Noire devient désormais un argument touristique pour un tourisme turc local, mais aussi pour un tourisme grec constitué de descendants de Grecs Pontiques. Ce ne sont que des exemples non exhaustifs.
Une histoire politique morcelée ou intégrée dans des grands empires
5Pour l’Antiquité archaïque et classique, c’est le monde de la cité-État (polis) qui domine, donc un morcellement politique, et des études historiques ont été menées sur les principales cités grecques de la côte sud de la mer Noire, Héraclée du Pont1, Sinope2 et Amisos3. On peut également citer la grosse synthèse sur les colonies grecques en mer Noire4 qui permet d’accéder à des mises au point archéologiques sur Sinope5, Amisos6, Héraclée du Pont et Amastris7 et sur les colonies de Sinope, Cotyôra, Cérasonte et Trapézonte8. C’est à la basse époque hellénistique que des royaumes se constituent au Nord de l’Anatolie. Les travaux de Luis Ballesteros Pastor sur le royaume du Pont9 depuis les années 1990 ont bien renouvelé les problématiques sur la question. Ce dernier a d’ailleurs contribué au présent ouvrage par un article sur le roi du Pont Pharnace Ier, entre tradition perse et influence hellénique. Il faut néanmoins noter la parution d’une synthèse récente sur le royaume de Bithynie10.
6À partir du moment où le nord de l’Anatolie est intégré dans l’Empire romain (ier siècle av. J.-C.), puis dans l’Empire byzantin, il n’y a pas de volonté manifeste de constitution d’un État régional. Il serait bon de disposer, pour le nord de l’Anatolie, d’une synthèse équivalente à celle de Sophie Métivier pour la Cappadoce durant l’Antiquité tardive11. Ce qui frappe, de l’Antiquité tardive à la fin de l’Empire ottoman, c’est l’absence d’histoire régionale, provinciale ou même locale pour le nord de l’Anatolie. Ce n’est que pour la seconde moitié du xixe siècle et pour le xxe siècle que les études se concentrent sur les populations non musulmanes, grecques et arméniennes, du nord de l’Anatolie et sur leurs aspirations à la constitution d’un État national. L’article d’Aydın Özgören sur la question du Pont à la conférence de la paix de Paris (1919-1920) revient sur ces aspirations nationales. Corrélatifs à ces aspirations nationales, les massacres de populations grecques et arméniennes, le génocide arménien et le départ des Grecs du Pont sont traités dans les articles de Georges Drettas et de Michel Bruneau.
Le caractère pluriethnique et pluriculturel de la région de l’Antiquité à nos jours
7Si le caractère pluriethnique et pluriculturel du nord de l’Anatolie est admis pour l’Antiquité, avec des populations grecques, bithyniennes, paphlagoniennes, pontiques et romaines qui coexistent dans un même espace, peu d’études précises ont été menées car elles nécessiteraient un matériel archéologique qui fait souvent défaut pour définir les identités ethniques12 ou les transferts culturels13. Le caractère pluriculturel du nord de l’Anatolie a été étudié dans l’ouvrage par Jean-Louis Podvin, dans son article sur les cultes isiaques, originaires d’Égypte, aux époques hellénistique et romaines, et cet aspect religieux devrait davantage être pris en compte dans les recherches, quelle qu’en soit l’époque.
8Le caractère pluriethnique et pluriculturel de la région a perduré durant les époques médiévale, moderne et ottomane, mais sans pouvoir être vraiment analysé avant la seconde moitié du xixe siècle et l’utilisation des statistiques ethniques et des recensements par nations au sein de l’Empire ottoman14. C’est un caractère pluriethnique et pluriculturel disparu qui est désormais étudié au sein des diasporas, comme dans l’article de Michel Bruneau sur les territoires de la mémoire des Grecs pontiques ou alors pour des groupes bien identifiés comme les Lazes15. Au sein d’un État qui se veut ethniquement homogène comme la République de Turquie depuis 1923, il serait néanmoins intéressant d’étudier les « minorités » présentes dans le Nord de l’Anatolie, Crypto-Grecs, Hemşin, Tcherkesses, Lazes, descendants des réfugiés des Balkans et du Caucase au début du xxe siècle, réfugiés syriens, irakiens et afghans depuis le début des années 2010.
Les échanges
9Les articles de Franck Prêteux, Claire Barat et Jean-François Pichonneau se sont concentrés sur deux éléments importants pour les échanges commerciaux dans l’Antiquité : le contrôle du passage du Bosphore vers la mer Noire et le port de Sinope, réputé le meilleur de la côte sud de la mer Noire.
10La mer Noire, et sa côte anatolienne, a été particulièrement convoitée, du Moyen-Âge à nos jours, par les puissances européennes, qui y ont envoyé de nombreux voyageurs et diplomates, comme les articles de Jean-Louis Bacqué-Grammont et de Ségolène Débarre l’ont montré. Les travaux pionniers de Stéphane Yerasimos sur les voyageurs dans l’Empire ottoman16 ne demandent qu’à être poursuivis pour le nord de l’Anatolie17 et les travaux sur les consuls anglais, américains, français18, belges, italiens, russes et prussiens seront très certainement riches d’enseignement.
11Les échanges ont aussi été à l’origine de rivalités commerciales en mer Noire, comme ce fut le cas entre la Russie et l’Empire ottoman au xviiie siècle, comme on peut le voir dans l’article de Faruk Bilici. L’article de Françoise Rollan sur la géopolitique de la mer Noire montre bien que rivalités et nécessité de coopérer n’ont pas cessé à l’époque contemporaine, surtout dans le cadre d’un regain de tension avec l’annexion de la Crimée par la Russie en 201419, la complexité des relations diplomatiques russo-turques en 2015 et 2016 à propos de la guerre en Syrie, l’attaque de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 et l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes en mer Noire signé le 22 juillet par la Russie, l’Ukraine et la Turquie sous l’égide de l’ONU, que la Russie a menacé de ne pas renouveler le 20 octobre 2022.
12Au terme de cette conclusion, nous ne pouvons que chaleureusement encourager les études sud-pontiques ou nord-anatoliennes, toutes périodes confondues, mais avec une insistance plus particulière pour la période allant de l’Antiquité tardive au xviiie siècle. Nous ne pouvons qu’espérer, pour faire avancer les études antiques sur la région, que les fouilles archéologiques s’y développent et que des travaux d’histoire, de géographie et de sociologie régionales et locales y soient davantage menés.
13Enfin, les études littéraires sur le nord de l’Anatolie, initiées ici dans l’article de Marie-Geneviève Grossel sur la littérature akritique et dans celui d’Ali Demir sur Sabahattin Ali, ne demandent qu’à se développer et à faire connaître les auteurs du nord de l’Anatolie, inspirés par leur environnement.
Notes de bas de page
1Saprykin Sergej J., Heracleia Pontica and Tauric Chersonesus before Roman Domination VI-I Centuries B. C., Amsterdam, A. M. Hakkert, 1997.
2Barat Claire, Sinope dans son environnement pontique, thèse de doctorat inédite, sous la direction du professeur Pierre Debord, université de Bordeaux 3, 2006.
3Atasoy Sümer, Amisos. Karadeniz Kıyısında Antik Bir Kent, Samsun, Koç, 1997.
4Grammenos David V. et Petropoulos Elias K. (dir.), Ancient Greek colonies in the Black Sea, Thessalonique, Archaeological Institute of Northern Greece, 2003 ; Grammenos David V. et Petropoulos Elias K. (éd.), Ancient Greek colonies in the Black Sea, Oxford, Archeopress, 2007.
5Doonan Owen P., « Sinope », in David V. Grammenos et Elias K. Petropoulos (éd.), Ancient Greek colonies in the Black Sea, Thessalonique, Archaeological Institute of Northern Greece, 2003, p. 1379-1402.
6Atasoy Sümer, « Amisos », in David V. Grammenos et Elias K. Petropoulos (éd.), Ancient Greek colonies in the Black Sea, Thessalonique, Archaeological Institute of Northern Greece, 2003, p. 1331-1377.
7Erciyas Deniz Burcu « Heraclea Pontica-Amastris », in David V. Grammenos et Elias K. Petropoulos (éd.), Ancient Greek colonies in the Black Sea, Thessalonique, Archaeological Institute of Northern Greece, 2003, p. 1403-1431.
8Erciyas Deniz Burcu, « Cotyora, Kerasus and Trapezus: The Three Colonies of Sinope », in David V. Grammenos et Elias K. Petropoulos (éd.), Ancient Greek colonies in the Black Sea, Oxford, Archeopress, 2007, p. 1195-1206.
9Ballesteros Pastor Luis, Mitrídates Eupátor, rey del Ponto, Grenade, Biblioteca de estudios clásicos, Universidad de Granada, 1996 ; Ballesteros Pastor Luis, Pompeyo Trogo, Justino y Mitrídates. Comentario al Epítome de las Historias Filípicas (37, 1, 6-38, 8, 1), Hildesheim/Zürich/New York, Georg Olms Verlag, 2013.
10Paganoni Eloisa, Forging the crown: a history of the kingdom of Bithynia from its origin to Prusias I, Rome, L’Erma di Bretschneider, 2019.
11Métivier Sophie, La Cappadoce, ive-vie siècle : une histoire provinciale de l’Empire romain d’Orient, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.
12Voir par exemple : Hall Jonathan M., Hellenicity between ethnicity and culture, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 2002 ; Luce Jean-Marc (éd.), Identités ethniques dans le monde grec antique, Pallas, 73, 2007 ; Zacharia Katerina (éd.), Hellenism. Culture, Identity, and Ethnicity from Antiquity to Modernity, Adelshot-Burlington, Ashgate, 2008.
13Voir par exemple : Couvenhes Jean-Christophe et Legras Bernard (éd.), Transferts culturels et politique dans le monde hellénistique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
14Bruneau Michel, De l’Asie Mineure à la Turquie. Minorités, homogénéisation ethno-nationale, diasporas, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 159-213.
15Toumarkine Alexandre, Les Lazes en Turquie (xixe-xxe siècles), Istanbul, Éditions Isis, 1995.
16Yerasimos Stéphane, Les voyageurs dans l’Empire ottoman, Lille, ANRT, 1986.
17Voir par exemple : Martin Michael E., « Some miscellaneous notes on the town and antiquities of Sinope, mainly from travellers’ accounts », Anatolian Studies, 48, 1998, p. 175-180 ; Barat Claire, « Voyageurs et perception des vestiges archéologiques à Sinope au temps de la représentation diplomatique française, sous le Consulat et l’Empire », Anabases, 2, 2005, p. 163-175.
18Dehérain Henri, « Les premiers consuls de France sur la côte septentrionale de l’Anatolie », Revue de l’Histoire des colonies françaises, 1924, 17, p. 301-380 ; Bilici Faruk, « La France et la mer Noire sous le Consulat et l’Empire : “La porte du Harem ouverte” », in Walid Arbid, Salgur Kançal, Jean-David Mizrahi et Samir Saul (éd.), Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales. Recherches en hommage à Jacques Thobie, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 55-92 ; Bilici Faruk, « La France et la mer Noire sous la Restauration », in Faruk Bilici, Ionel Cândea et Anca Popescu (éd.), Enjeux politiques, économiques et militaires en mer Noire (xive-xxie siècles). Etudes à la mémoire de Mihail Guboglu, Braïla, musée de Braïla/Éditions Istros, 2007, p. 655-676.
19Voir par exemple le numéro spécial de Questions Internationales, La mer Noire, espace stratégique, 72, mars-avril 2015.
Auteur
Université polytechnique Hauts-de-France ; Institut français d’études anatoliennes.
Claire Barat est maître de conférences. Université Polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes), LARSH. Directrice de la mission archéologique de Porsuk – Zeyve Höyük (Turquie). Chercheuse associée à l’Institut français d’études anatoliennes (IFÉA) (USR 3131), Istanbul (Turquie). [Claire.Barat@uphf.fr] – [clairebarat33@yahoo.fr].

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