En être ou pas : le fan-club de la série le prisonnier
Une enquête par observation*
p. 177-215
Texte intégral
1Lorsqu’on parle des fans, de qui s’agit-il ? Hormis la présentation caricaturale qu’en donnent la presse et les médias1 et que les fans eux-mêmes s’emploient à récuser, peu de travaux sociologiques ont répondu sérieusement à cette question. S’agit-il d’une population particulière, appartenant à un groupe social déterminé ? Cette question renvoie spontanément à une première image des fans qui seraient majoritairement issus des classes populaires. S’agit-il d’individus qui se distinguent par des pratiques spécifiques ? Quelle place occupent-ils dans l’échelle sociale des intérêts qui vont des dispositions esthétiques pures et distanciées aux engouements passionnés, voire démesurés ou obsessionnels ? On les représentera volontiers « dans l’effervescence collective (au stade, ou lors d’une concentration de motards ou d’un concert de rock)2 » ou encore tapissant leurs murs de posters de leurs idoles et dépensant sans compter pour trouver un disque épuisé ou une photo dédicacée.
2On peut donc s’étonner de ce désintérêt apparent pour les fans alors que leur nombre (ceux de Britney Spears se comptent par dizaine de milliers) comme leurs activités peuvent avoir des répercussions dans les secteurs de la culture, de l’économie, de la vie sociale. Un premier obstacle tient à ce que si la notion de fan semble assez évidente pour le sens commun, elle inclue des populations et des pratiques qui ne forment pas un univers étanche et homogène. Il serait de ce point de vue intéressant de faire la genèse de la notion de « fan » et des conditions de sa naturalisation. Un texte célèbre de E. Morin (Les Stars) fait en effet apparaître la notion de fan au début du XXe siècle avec la vedettarisation des acteurs de cinéma ; le comportement des fans y est décrit, par analogie, comme une forme d’essence religieuse ayant survécu à la laïcisation de l’Histoire. On peut cependant s’interroger sur la valeur de cette explication de type socio-historique qui associe les pratiques spécifiques de fans au développement des industries médiatiques. En outre, quoi de commun entre le fan attaché à un club de football et un fan d’Elvis Presley, entre les fans des Beatles et les fans d’une série télévisée ? Ou encore, quel rapport entre les fans d’Hélène et les garçons décrits par D. Pasquier3 et investis, via l’expérience quotidienne du feuilleton, dans différents collectifs (les membres de la famille, les camarades à l’école) et le cercle confidentiel des fans de la série Le Prisonnier ? Entre le collectionneur et le maniaque ? Entre le supporter et le hooligan ? :
« Le public fan n’est en aucune façon représentatif du public en général […] Je ne suis même pas certain que les types de fans dont j’ai discuté ici, en l’occurrence fans de certaines formes de récits populaires, sont nécessairement identiques à d’autres types de fans, fans de personnalités médiatiques, de chanteurs de rock, de sportifs ou de séries télévisées4 ».
3Et si on peut penser qu’il existe une grande diversité de fans autant que de façons d’être fans, peut-on repérer des traits communs rassembleurs ?
4On doit s’interroger sur les critères retenus pour décrire et caractériser la population des fans : la survalorisation des usages (ce que font les fans) semble largement contrebalancer la sous-valorisation des déterminations sociales (ce que sont les fans) ; rares sont en effet les auteurs qui, dans ce contexte, ont cherché à établir des corrélations entre positions sociales et formation des goûts5 et les quelques tentatives débouchent tantôt sur une sociologie sommaire dressant le portrait de « consommateurs issus des classes moyennes et dotés d’un faible capital intellectuel dont la passion pour les gadgets est inextinguible6 », tantôt sur une sociologie particulièrement prudente ou résignée à ne pouvoir articuler position sociale et passion7. Et comme le font remarquer H. Jenkins et J. Tulloch, « […] ces représentations de fans illettrés, infantiles et politiquement irresponsables font que n’importe qui peut écrire sur les fans mais que les fans n’ont guère de possibilité de s’exprimer en retour8 ». C’est ainsi que, soumis à l’image récurrente du fan irrationnel9, on s’expose à manquer le sens véritable des discours et la logique propre des pratiques de fans dès l’instant où on sous-estime les stratégies et les rhétoriques utilisées sur la scène sociale par le fan, c’est-à-dire tout le travail de présentation de soi requis pour asseoir sa position. Et ces éléments sont sans doute d’autant plus difficile à appréhender que nous ignorons les conditions réelles des interactions qui se produisent entre fans et que rares sont les travaux qui ont donné une vision compréhensive des fans en restituant leur expérience intime. Comme nous le verrons dans l’enquête qui suit, le fan est, selon la nature des scènes sociales où il apparaît, constamment pris dans un double jeu d’engagement et de distanciation, capable de souscrire aux normes et aux valeurs du groupe dans lequel il prétend s’insérer mais aussi de prendre position contre les stéréotypes les moins valorisants qui connotent l’indignité de la passion.
5En définitive, comment caractériser les fans et quels outils mobiliser dans cette entreprise ? Comment s’élaborent les logiques d’affiliation entre le fan et le fan-club ? Comment, entre expérience individuelle et expérience collective, s’établissent et fonctionnent les règles du jeu social propres aux univers de fans ? En quoi l’étude des fans, populations confrontées à des scènes sociales et à des logiques d’action diversifiées puisqu’un fan est aussi un employé de banque, un instituteur ou un ouvrier spécialisé, etc., est-elle susceptible de reposer la question des « individus pluriels10 »? Pour essayer de répondre à ces questions, j’ai mené une série d’enquêtes qui prend pour objet le fan-club français11 de la série télévisée The Prisoner (Le Prisonnier). Il s’agit (1) de trois enquêtes par observation participante à l’occasion de trois éditions (1998, 2000 et 2001) des conventions nationales organisées par le fan-club, suivies d’une vingtaine d’entretiens avec des adhérents et des responsables du fan-club, complétées par des échanges de courriers et une analyse du fanzine Le Rôdeur édité par le fan-club, et en particulier la rubrique « courrier des lecteurs ». La population étudiée n’est donc pas l’audience du Prisonnier ou les admirateurs de la série au sens large du terme mais, de façon beaucoup plus circonscrite, les adhérents au fan-club français de la série. Ce principe – qui a supposé l’acte volontaire d’adhésion au club et le paiement d’une cotisation –, tout discutable qu’il soit puisqu’il écarte de notre échantillon les fans échappant aux réseaux ainsi constitués, offre cependant un point de départ objectif pour délimiter et appréhender notre population d’enquête.
LES CONDITIONS DE L’OBJECTIVATION
6Proposer une théorie de la socialisation à propos des fans-clubs constitue de fait une entreprise doublement périlleuse : d’une part, être fan est le résultat de différents processus de socialisation qui mêlent l’individuel et le collectif, l’objectif et le subjectif, les individus et les institutions, le pour-soi et le pour autrui ; être-fan n’est pas un donné immédiat : il résulte plutôt d’une série d’apprentissages des bonnes manières de se comporter, de l’ajustement progressif à des normes elles-mêmes plus ou moins stables, par lesquelles le fan peut s’identifier et peut être identifié comme tel. Ce processus d’acquisition des modalités du « savoir-être-fan » est notamment rendu possible par toute une série de prescriptions dont la participation aux conventions, la lecture des fanzines ou des magazines spécialisés sont les principaux relais et qui contribuent – directement ou indirectement – à forger des dispositions, des manières d’être et de se situer au sein de la communauté.
7D’autre part, la présentation de soi du fan est largement dépendante des scènes sociales dans lesquelles il s’investit. Le fan, qui est « aussi » moniteur d’équitation ou fonctionnaire dans une administration, père de famille ou étudiant, appartient en réalité à des groupes de référence multiples et négocie en permanence ses différentes identités12, les sphères d’identification étant entre elles plus ou moins poreuses. Ce fait est particulièrement visible dans la façon qu’ont les fans d’adopter sur un même sujet des positions parfois antithétiques en fonction des contextes ou des interlocuteurs : c’est par exemple le même fan qui vint costumé à une convention et qui dénonçait au cours d’un entretien « une boîte de prod’qui nous voulait costumés sur le plateau pour expliquer pourquoi on avait tout sacrifié à notre passion ! On passe pour les zozos de service ». Dans l’ensemble attentifs à donner une image de soi socialement acceptable, parfaitement avertis des préventions touchant à l’image des fans et soucieux de ne pas donner prise aux verdicts sociaux les plus stigmatisants, rares sont les membres du club qui se hasardent à se définir, sur les différentes scènes sociales qu’ils occupent et a fortiori dans leur milieu professionnel, en revendiquant ouvertement leur statut de fan : « Je discute de la série surtout avec des amis à qui j’ai prêté mes cassettes. Quand on est fan du Prisonnier, il faut éviter de prendre la tête aux autres en leur en parlant trop. Si ils ont des questions, je réponds et c’est tout… sauf de temps en temps où je m’emporte » m’explique un fan. Pour un autre fan interrogé, « mon entourage voit ça comme une passion qui va me passer, ils me regardent un peu d’un œil bizarre, donc je leur en parle pas trop ». Un troisième déclare qu’« il m’arrive d’en discuter avec famille, amis, parfois collègues de travail, mais pas avec n’importe qui car Le Prisonnier est une série que beaucoup de gens n’apprécient pas ». Dans l’ensemble, les stratégies de conversion des proches et d’exportation de la passion ne semblent guère mobilisées et la relation entre les fans et leur entourage paraît moins reposer sur le prosélytisme que sur une sorte de modus vivendi : « Mon entourage a été surpris au début mais ne m’a jamais critiqué. Mes amis connaissent ma passion et l’acceptent sans problème ; je ne leur rebats pas les oreilles de toute façon. Certains de mes collègues et mon beau-frère pensent que je suis dingue et que je ne vis que pour Le Prisonnier (ce qui est faux, j’ai beaucoup d’autres centres d’intérêts) » confie un fan. Atypique parce que ne produisant pas les marques habituelles de la prise de distance avec sa passion, une fan – comptable de profession – me décrit son bureau qu’elle a organisé comme un véritable sanctuaire encombré de références au Prisonnier et ajoute que « si on me les prend, je démissionne » avant d’avouer que ses collègues la décrivent comme « bizarre et agressive ». Marginalisée au sein du club, elle ne réapparaîtra pas à la seconde convention à laquelle j’ai assisté.
8Sans prétendre apporter un élément inédit à l’abondante littérature des récits d’enquête, il me semble important de mentionner quelques-unes des difficultés méthodologiques et pratiques rencontrées sur le terrain, en particulier lorsqu’elles permettent de saisir les errements du chercheur confronté à un milieu qui, initialement, lui est peu ou pas familier et qui ressemble à bien des égards à un univers pour initiés. Comme le rappelle très justement D. Pasquier, « le fan, c’est toujours l’autre. On aboutit à la construction d’une communauté de lecture sur la base de l’existence supposée d’une lecture déviante et d’une relation aberrante à la télévision. N’est-ce pas après tout le discours sous-jacent à la critique cultivée contre le petit écran13 ? ».
9Mes premiers contacts avec le fan-club remontent au début de l’année 1991 et se limitent à cette époque à quelques échanges épistolaires avec son président (je sollicitais son aide afin de réunir une revue de presse qui me permettrait d’étudier les séries télévisées par rapport à l’évolution des pratiques culturelles ; les phénomènes de socialisation à l’intérieur du fan-club ne faisaient pas encore partie de mes préoccupations). En pratique, les réponses toujours courtoises aux courriers que je lui adressais m’invitaient – réflexe prosélyte systématique à une époque où les effectifs du club commençaient de décroître – à adhérer au fan-club ; elles mentionnaient également la constitution d’un Centre Documentaire du Prisonnier, fait non dénué de signification puisque mes observations ultérieures m’ont permis d’observer à quel point la capacité à mobiliser un savoir exhaustif sur la série est un des principaux éléments constitutifs de l’identité de fan. Ces premiers échanges de courriers rappelaient également que le fan-club français était une émanation historique du fan-club anglais Six of One14 fondé en 1977 à l’initiative de trois fans suite à la rediffusion de la série sur ATV ; pour prendre un exemple, la mention sur le bulletin d’adhésion était rédigée en anglais (« I wish to be a new member of Six OF One ») et le paiement de la cotisation s’effectuait en livres anglaises (« Pour adhérer, il faut effectuer un paiement de 17 Livres Sterling, à l’ordre de Number Six […] à envoyer à l’adresse anglaise du club15 »). Plus généralement, cette observation témoigne de la forte contextualisation de chaque fan-club dont on peut a priori penser qu’elle constitue un facteur déterminant de l’analyse. Comme me l’explique le président du fan-club français :
« La différence avec les Anglais ? Ils sont LE club de référence. Chaque fois qu’il y a une sortie de K7, DVD, etc., leur nom apparaît dessus. Nous, il faut batailler ferme, mais on commence à être reconnus. En outre, quand on communique avec eux, on utilise leur langue. L’inverse n’est pas vrai. Comme il leur arrive d’être pourvoyeurs d’infos, on s’adapte… Nous indiquons maintenant leur adresse avec les mentions de copyright adéquates (eux et Carlton) et tout le monde est content car je leur envoie 1 exemplaire de chaque Rôdeur (ils ne lisent pas le français, mais ils savent qu’on existe). Disons que quand on veut faire parler de nous dans leur canard In The Village, il faut leur envoyer des infos en anglais et que quand ils veulent communiquer avec nous, ils envoient leurs infos… en anglais. French is not international ! ».
10C’est à un constat similaire qu’aboutit John Tulloch à propos des fans de la série Doctor Who :
« Mais en soumettant à l’avis des fans un certain nombre de mes concepts, ils me rappelèrent ce que je n’aurais jamais dû ignorer : que chaque fan-club national est contextuellement déterminé et qu’il y a par conséquent des différences importantes entre les “élites puissantes” d’Angleterre, des USA ou de l’Australie16 ».
11Mes premières rencontres avec les membres du fan-club ont eu lieu à partir de 1998 : ayant choisi d’adhérer au fan-club quelques années plus tôt, ma participation aux activités se limitait jusqu’alors à m’acquitter de la cotisation annuelle et à recevoir en retour la revue mensuelle éditée par le club, Le Rôdeur, sans participer aux manifestations organisées par le fan-club et sans avoir de contact avec aucun fan en particulier. C’est plus tardivement que j’ai choisi d’étudier la structure sociale du fan-club et par conséquent de m’intéresser à ses membres et à ses activités. Chaque année, le fan-club organise une rencontre à laquelle sont invités adhérents et sympathisants. Méconnaissant presque totalement les règles de fonctionnement des conventions, ignorant tout du degré de familiarité qui unissait les fans présents à ce type de manifestation, du nombre de participants et des principes réglant la communauté des fans, se posait avant toute autre considération la question de savoir comment je devais me présenter et me comporter et si je devais signaler explicitement les raisons qui me conduisaient à la convention. Cette interrogation, pour être comprise, doit être rapportée non seulement à la question de la présentation de soi en situation d’enquête mais aussi à la difficulté de reconnaître et par conséquent de se conformer aux règles ou aux pratiques spécifiques du groupe : et comme je le constatais rapidement, la résistance des fans à l’objectivation trouvait dans la maxime que leur offrait la série – « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre », devise du héros, n° 6, incarné par l’acteur fétiche Patrick McGoohan – une bonne raison de se dérober face à mes questions. Celles-ci pouvaient sembler dérangeantes parce qu’elles apparaissaient éventuellement comme une tentative de rationalisation qui devait amener les fans à se justifier (et par conséquent à admettre que leur passion était assez hétérodoxe ou illégitime pour requérir une justification), a fortiori lorsqu’elles étaient administrées par un universitaire susceptible d’être perçu comme le porte parole d’un ordre culturel légitime. Je décidais donc d’exposer la nature de mon travail dans un premier temps au seul président du fan-club en espérant qu’il relayerait le sens de ma démarche auprès des autres membres. Lors de ma toute première rencontre avec les fans, à l’occasion d’une convention, je dus en fait expliquer moi-même qui j’étais et ce qui m’amenait là. Des remarques fusèrent dans la salle telles que « on n’est pas des numéros ! ». Je retrouvais des réticences similaires dans des courriers échangés avec les fans ou lors d’entretiens : plusieurs d’entre eux refusèrent de répondre aux questions qu’ils estimaient les plus contraignantes ou, selon leur dire, les plus contradictoires avec l’esprit de leur série favorite, en particulier les questions portant sur les variables classiques permettant d’identifier l’âge, le sexe et l’appartenance à une catégorie socio-professionelle. Un fan se justifia en me faisant remarquer que « devenir membre d’un club a été un choix cornélien car je suis indépendant et par principe je ne suis pas pour les clubs ni pour les chapelles, mais ma passion pour Le Prisonnier a été la plus forte. De plus, le club du Prisonnier est aussi un non-sens parce que la série se veut une quête de la liberté individuelle ». L’auteur de ce commentaire ajoutait en fin de questionnaire : « Je n’ai pas l’intention de répondre aux autres questions. Vous devez faire avec […] En tant que sondé volontaire, je me réserve le droit de ne pas en dire plus ». Un autre fan répond évasivement en citant « dans le texte » un extrait de la série au sens très explicite : « I will not be pushed, filed, stamped, indexed, briefed or numbered ! Disons que je suis un individu de sexe masculin, d’une trentaine d’années ayant reçu une éducation supérieure ». Cette résistance à l’analyse sociologique – qui pouvait recevoir différentes justifications telles que l’interdiction de rationaliser la passion ou le refus de voir les motivations du fan réduites à une quelconque forme de déterminisme social – trouva son expression la plus aboutie et la plus ferme dans un courrier que je reçus du président du fan-club :
« Sur l’aspect sociologique, tu m’avais demandé de quelles couches sociales provenaient les membres du club. Tu as pu constater par toi-même que toutes sont représentées. L’argument du niveau d’éducation, de revenus, etc., me semble caduque. Heureusement que tu as fait la démarche de vouloir en savoir plus ! Si je demandais à nos lecteurs de remplir un questionnaire en indiquant leurs niveaux d’études, de revenus, etc., je passerais pour un vulgaire inquisiteur, un comble ! ».
12Ce courrier signifiait également que, quoique bienveillant à mon égard, le président ne pouvait collaborer trop visiblement à ce qui passait sans doute pour une entreprise de désenchantement sociologique sans s’aliéner la confiance du reste du club. En définitive, le fait de prendre sa cotisation au fan-club ne suffisait certainement pas pour appartenir à l’in-group17, encore fallait-il adhérer aux pratiques et aux valeurs, à l’habitus de fan, par lesquelles les membres formaient un tout relativement cohérent.
13Une des principales difficultés rencontrées aux cours de cette enquête sur le fan-club du Prisonnier venait donc de ce qu’il m’était impossible d’accéder au fichier des adhérents et par conséquent d’obtenir des indications sur l’origine sociale des fans, leur niveau d’études, leur profession et autres variables classiques permettant de constituer un échantillon représentatif. Cette difficulté tenait, on l’a vu, moins à l’absence de telles données qu’au refus – aussi ferme que réitéré – de me les communiquer18. Une autre anecdote dont me fit part a posteriori le président du club pouvait également éclairer cette réticence à transmettre des renseignements trop personnels sur les adhérents : « Lors du festival des séries TV qui s’est tenu au Palace en 96, des individus membres du FN voulaient obtenir le fichier des adhérents des divers fans-clubs. Il y avait d’ailleurs eu des articles dans la presse (Télérama…) sur la récupération des “X Files” par le FN ». Les maigres statistiques accessibles étant celles présentées lors du rapport moral qui ouvrait chaque convention et qui indiquait la stabilité des abonnements sur les 4 dernières années écoulées (75 en 1998 ; 73 en 1999 ; 78 en
142000 et 85 en 200119), j’ai donc choisi de privilégier une enquête qualitative en menant une vingtaine d’entretiens et en observant les interactions entre fans lors des conventions. Mes questions ont porté essentiellement sur 1/les circonstances de leur adhésion et les activités auxquelles ils participaient au sein du fan-club, 2/leur rapport à la télévision et leurs pratiques culturelles et 3/des renseignements signalétiques. À défaut de mesurer des variables pour l’ensemble des adhérents au fan-club, l’objectif est devenu d’étudier le « noyau dur » de fans étroitement impliqués dans les activités du club et régulièrement présents aux conventions.
15Mon acceptation par les fans fut rendue possible, à la longue, par le soutien d’individus clés dans le groupe (le président, la responsable de publication du Rôdeur) que j’ai décidé d’associer activement à ma recherche, notamment en sollicitant leur avis et en leur soumettant les résultats de mes travaux et sur lesquels ils proposaient souvent des commentaires éclairés et pertinents : d’une part, sans doute les responsables du club trouvaient-ils dans l’intérêt que leur portait un universitaire une forme de reconnaissance et de légitimité20. D’autre part, le président du club en particulier s’enquerrait de références bibliographiques que j’avais pu mentionner au cours d’un entretien (j’ai pu vérifier ultérieurement en observant le contenu de sa bibliothèque personnelle qu’il avait acheté plusieurs de ces ouvrages) et répondait parfois par de très longues lettres et avec des commentaires détaillés à certaines de mes questions. Par ailleurs, des circonstances particulières liées à l’organisation de la première convention à laquelle j’assistais m’offrirent involontairement l’occasion de modifier la perception jusqu’alors méfiante voire distante que les membres du fan-club pouvaient avoir à l’égard d’un « étranger » : le premier soir fut organisé un repas en compagnie d’une dizaine de fans. Relégué à une extrémité de la table, je ne me trouvais pas dans la meilleure position pour espérer poser des questions ou recueillir des conversations, et encore moins pour m’intégrer un tant soit peu au groupe, jusqu’au moment où les fans improvisèrent un jeu qui consistait à chanter à la cantonade les airs et les paroles de génériques de séries télévisées. Ma familiarité avec ce type de chansons étonna d’abord les fans et me permit, bien mieux qu’en m’engageant dans de longues et improbables justifications, de convaincre le groupe que je n’étais ni indifférent ni hostile à la culture télévisuelle et de me faire ainsi accepter. L’anecdote avait sans doute marqué les esprits car les fans ne manquèrent pas de me la rappeler à chaque rencontre ultérieure et elle prit une tournure « officielle » en étant finalement mentionnée dans un numéro du fanzine édité par le fan-club21 :
« Philippe Le Guern est universitaire. Il étudie les fans. Et ça peut faire peur. Du moins au départ, car certains se souviennent de sa présence à la 12e Rencontre en 1998, prenant des notes lors de nos débats tout en nous décryptant d’un œil froid et méthodologique. Puis les discussions plus libres sont venues, les repas ont permis de claironner ensemble des génériques de séries, et nous avons eu la joie de l’accueillir à la 14e Rencontre, toujours friand de notes et d’adresses, mais beaucoup moins effrayant dans son rôle d’universitaire ».
16Donner une telle publicité à ma démarche revenait sans doute, de la part des responsables du fan-club par ailleurs auteurs de l’article, à rééquilibrer une relation éprouvée comme initialement inégale – et décrite comme mystérieuse voire effrayante – en ramenant l’enquête à une forme de mise en scène où je m’efforçais avec plus ou moins de réussite et de conviction de tenir le « rôle d’universitaire » et dont les fans n’étaient pas dupes ; l’évocation d’anecdotes personnelles contribuait à dissocier très clairement la fonction de la personne :
« Nous l’avons donc éclairé sur la vie du club, la réalisation technique du Rôdeur, le manque de présences féminines dans le club, et le sérieux s’est quelque peu dissipé : il a fallu censurer quelques dérives alimentées par les pauses bières et kit-kat, une alliance étonnante et détonante22 ».
17Sans doute s’agissait-il aussi pour ces mêmes responsables de se justifier, auprès des autres fans, d’avoir accepté de me laisser enquêter.
18Compte tenu des circonstances de l’observation menées durant les conventions du fan-club, je me trouvais contraint par une double nécessité que je maîtrisais plus ou moins bien : je cherchais à ne pas mettre trop de distance entre les fans et moi-même afin de faire accepter ma présence et poursuivre mes enquêtes mais plus je me trouvais pris dans la pratique dont j’avais le projet d’examiner le déroulement – ce à quoi les fans ne manquaient pas de m’inviter publiquement, par exemple en m’associant à des activités (sketchs, quizz…) auxquelles je pouvais difficilement me soustraire sans risquer de « jeter un froid » – et plus le contrôle de mon image était difficile à tenir. Pour prendre un exemple, le second jour de la 14e convention fut organisé un jeu de pistes par équipes dans les rues de Lyon auquel je participais ; ma prestation fit l’objet d’un commentaire mi-amusé, mi-ironique dans un article du Rôdeur qui relatait l’ensemble de la convention – « certains se baladaient, d’autres avançaient au pas de course et les plus sportifs y allaient carrément à grandes foulées. Cependant, le premier duo à revenir, tout rouge et tout transpirant, ne fut pas le vainqueur, comme quoi (n’est-ce pas Myriam et Philippe Le Guern…) les proverbes ne mentent pas toujours ! » –, façon comme une autre de faire remarquer que je n’étais pas si malin que cela dès lors que je quittais ma position d’observateur et aussi de souligner que mon insertion au sein du groupe restait toute relative (puisqu’à la différence de ma coéquipière, je ne pouvais être désigné simplement par mon prénom). Toutefois, ces situations d’observation à caractère public où s’affirmait la dimension d’un entre-soi constituaient des occasions privilégiées, me semble-t-il, pour appréhender la signification sociale des processus par lesquels ce type de communauté se maintenait et veillait à assurer sa cohésion. C’est à partir de celles-ci que peut se développer une approche compréhensive des pratiques et des enjeux à l’intérieur du fan-club.
LES CONDITIONS DU « SAVOIR-ÊTRE-FAN »
19Les conventions représentent un moment-clé dans la vie du fan-club : d’une part, elles constituent un point d’orgue dans l’agenda des fans puisqu’il s’agit généralement du seul moment dans l’année ceux-ci peuvent se retrouver ; de ce point de vue, la convention transforme une communauté partiellement imaginée – pour reprendre une expression forgée par B. Anderson23 – en communauté réelle : ceux qui participent pour la première fois à ce type de manifestation et que j’ai interviewés ont le sentiment que leur passion n’est plus une activité isolée parce qu’ils entrent dans un collectif. À la question de savoir pourquoi ils ont choisi d’adhérer au fan-club, les fans mettent en avant deux types d’explications : d’abord, des motivations pratiques telles que « pouvoir suivre toute l’actualité qui tourne autour de la série, me procurer des produits dérivés portant sur la série » ; ensuite, le désir d’entrer dans une communauté d’appréciation. Une fan de 28 ans m’explique : « J’ai adhéré à ce fan club pour partager ma passion qui, à l’époque, était devenue ni plus ni moins que de l’obsession. Trouver des gens aussi cinglés que moi (ou presque) m’a rassurée quelque part ». Invité à commenter ce type de motivations, le président du fan-club me fit la réponse suivante : « Un copain fan de Star Wars m’a fait la même réflexion. Sauf que avec le merchandising omniprésent et un marketing agressif, il m’a confié qu’il préférait l’époque où personne ne connaissait trop bien la trilogie ».
20D’autre part, être fan ne va pas de soi mais suppose un véritable travail d’apprentissage et d’ajustement progressifs rendu possible par des lectures (de fanzines, de sites sur le Net), par la télévision (qui a consacré ces dernières années plusieurs reportages à des fans-clubs de séries à succès) ou par la fréquentation directe d’autres fans : de ce point de vue, on peut penser que les conventions jouent un rôle – implicitement ou explicitement – structurant en ce qu’elles codifient les manières d’être-fan et d’être entre-soi en mettant en scène, par toute une série de processus et d’interactions, l’histoire et les souvenirs du groupe, ses rituels, une culture et des valeurs communes, des systèmes de comportements, processus qui aboutit à produire le sens du collectif et sa consolidation… Toutefois, l’habitus de fan présente ceci de remarquable que les fans développent généralement une conscience très active des processus et des présupposés qu’ils mettent en œuvre lorsqu’ils se présentent comme fans : cette double posture d’engagement (dans le collectif) et de distanciation (par rapport aux fans les plus « pris au jeu ») leur permet en quelque sorte de jouer sans être totalement dupe du jeu, de se comporter comme fans sans être fanatiques. Lors des entretiens, les fans sont prompts à dénoncer ceux dont l’attitude leur semble dépasser les bornes : plusieurs d’entre eux évoquent par exemple le cas de « Vidéoman », surnom donné à un fan dont la principale activité consiste à décortiquer chaque épisode dans ses moindres détails ; dans un courrier qui m’est adressé, le président du club m’explique que
« concernant la maniaquerie de certains fans, les Anglais sont les champions du monde. Je me souviens d’un type qui a écrit 32 pages sur le nombre d’apparitions du maître d’hôtel dans Le Prisonnier (et qui a chronométré !), une autre a pondu un article de 2 pages sur le type d’avion employé par le N° 6 dans Le Retour ! Ça n’apporte rien de plus à la série, mais ça les “rassure” en leur procurant des informations purement factuelles […] En France, je me bats avec les journalistes pour tenter de faire disparaître l’image de fans neu-neus qui se costument en lançant des slogans gratuitement. On s’est tous costumés, on a tous été interviewés mais maintenant j’essaye de mettre l’accent sur les messages, et c’est évidemment moins spectaculaire en interviews… voire dérangeant : nom d’un chien, ces gens pensent ! ».
21La première convention à laquelle j’ai assisté se déroulait le premier week-end d’octobre 1998. Selon une image préconstruite par la presse de l’époque qui s’intéressait au succès de séries telles que X Files ou Friends et que j’avais en partie intériorisée, je m’attendais à rencontrer une centaine de fans ou plus portant l’accoutrement de leur héros favori. De fait, l’existence des fans-clubs est étroitement dépendante de l’actualité des séries (diffusion en cours), de leur visibilité médiatique (certaines séries font parfois l’objet d’une couverture médiatique particulièrement étendue : X Files, Friends…) et des formes de rationalisation économique dont elles sont l’objet (plan marketing qui peut accompagner une rediffusion ou une nouvelle saison, sortie d’un coffret vidéo ou d’un DVD, politique de merchandising), et ce d’autant plus que les fans-clubs sont – comme des enquêtes que j’ai pu mener auprès de responsables de la programmation sur plusieurs chaînes télévisées ou des responsables de départements édition vidéo24 – de plus en plus systématiquement sollicités par les organisateurs du marché des séries (responsables de programmation sur les chaînes télévisées, éditeurs de vidéos) au titre d’experts particulièrement qualifiés, peu coûteux et en prise directe avec un public « cœur de cible ». Le fan-club du Prisonnier n’échappant pas à cette loi de l’actualité des séries, ceci expliquait sans doute pour partie la faiblesse (relative) du nombre des adhérents présents lors de la 12e convention du club : soit 14 personnes dont 11 adultes et 3 enfants ou adolescents accompagnant leurs parents. La population féminine est sous-représentée puisqu’on compte 3 femmes pour 8 hommes ; en outre, seulement l’une d’entre elles n’a pas de lien direct avec les organisateurs de la convention (on trouve l’épouse du président d’honneur du club et la responsable de publication du fanzine). La probabilité de participer à la convention semble donc concerner en majorité les fans masculins. Cette remarque est confirmée par les observations menées deux ans plus tard, lors de la 14e convention du club : si le nombre de participants a sensiblement augmenté – on est passé à 21 personnes25 –, la structure de la population présente est globalement identique avec 5 femmes ainsi que 2 adolescents venus avec leurs parents. Le président du club explique cette distribution statistique de la façon suivante : « Mon sentiment personnel est que entretenir une passion autour d’une série est perçu comme étant plus un truc de mec (donc infantile…). Par contre, les femmes vont beaucoup plus loin dans leur participation à la passion (en terme de créativité) ». Un fan propose une autre explication pour justifier cet ancrage fortement masculin : « Le héros de la série est masculin et il est sans doute moins évident pour les filles de s’identifier à un tel personnage ». Dernière observation sur le profil des participants à la convention : même si on a une grande diversité du point de vue de l’âge (de 24 à 50 ans), la tranche des 35-45 ans est sur-représentée.
22Un autre élément marquant est le grand nombre de fans célibataires (environ 1 sur 3), répartis dans toutes les tranches d’âges : ce fait s’explique sans doute par la nature même de l’activité de fan qui, parce qu’elle requiert disponibilité (temps accordé aux activités de fans) et capital (budgets investis dans le merchandising), s’accorde plus facilement avec les « conditions de vie » du célibat. Au demeurant, il n’est pas incongru de penser que, pour certains fans, la convention constitue aussi une occasion de faire des rencontres amoureuses. Cette possibilité n’échappe pas aux organisateurs de la 14e convention : « Cette année, une bonne surprise attendait les habitués : le retour de Myriam Tic-Tic, après 4 années d’absence. Pour les plus récents d’entre-vous, rappelons que Myriam est LA fan du Prisonnier et de McGoohan. Mais d’après ses déclarations, elle est maintenant plus femme que fan. Une bonne nouvelle, donc, pour la gente masculine ». Une idée similaire est avancée dans un numéro du fanzine26 : « Le club offre un réconfort, comme un refuge et plus si affinités ». Mes discussions avec les fans confirment ce point et il apparaît que certains couples se sont constitués à l’occasion de rencontres organisées par le club.
23Dans l’ensemble, on observe un faible renouvellement des participants d’une édition à l’autre et les conventions semblent stabilisées autour d’un noyau dur de fans. La distance géographique – la répartition des fans concerne l’ensemble du territoire et la Belgique – joue sans doute un effet négatif qui explique pour partie la faible mobilisation de ces derniers. Toutefois, ce facteur n’est que partiellement discriminant puisque certains fans ont fait le déplacement en voiture de Valenciennes ou de Tournai jusqu’à Lyon. D’autres contraintes matérielles peuvent également expliquer le faible nombre de fans présents : d’une part, les frais occasionnés par le séjour, qui incluent le transport, la location d’une chambre d’hôtel pour deux nuits et les repas ; d’autre part, la disponibilité exigée puisque la convention se déroule sur un week-end entier (pour la 14e convention, de 10 h à minuit le samedi et de 10 h à 18 h le dimanche).
LES CONVENTIONS : DE LA CONNAISSANCE À LA RECONNAISSANCE
24Les conventions que j’ai pu observer ont eu lieu à Villeurbanne dans les locaux du Villeurbanne English Club (VEC), puis à la MJC de Lyon-Perrache loués pour la circonstance. Le local du VEC m’impressionna particulièrement : il occupait le rez-de-chaussée ainsi que le sous-sol d’un immeuble vétuste et les activités se déroulaient alternativement dans l’une ou l’autre pièce. L’absence de fenêtre, l’atmosphère cloîtrée du sous-sol, un mobilier vétuste et des décorations défraîchies contrastaient en tout point avec l’image flatteuse et préconstruite des conventions dont j’avais pu prendre connaissance lors de reportages diffusés à la télévision, qui, pour des raisons vraisemblablement liées aux conditions même de la pratique journalistique, n’avaient retenu que des exemples spectaculaires, localisés dans des lieux symboliquement prestigieux (le Palace par exemple) et concentrés sur Paris. Le nombre restreint de participants et l’atmosphère confinée du lieu concourraient ici à produire l’impression d’une réunion pour initiés. Dans les faits, le choix de ce local était dicté par des raisons économiques puisqu’il était prêté gracieusement et que, comme me le fit remarquer le président du club, « c’était vraiment la dèche cette année-là ! ». On y trouvait pour tout mobilier des chaises, un poste de télévision avec magnétoscope et une table sur laquelle s’entassaient des produits dérivés et d’anciens numéros du Rôdeur.
25Durant deux journées consécutives, les fans sont conviés à participer à de multiples activités conçues autour du canevas suivant : d’une part, une activité herméneutique qui permet aux fans de fabriquer un consensus interprétatif mais qui joue aussi un rôle notable dans l’établissement de hiérarchies au sein du club en fonction de l’érudition de chacun. D’autre part, une activité créative (dessins, nouvelles, films, mémoires et thèses…) où le fan n’est plus simplement réduit au rôle de pur récepteur mais prolonge sa lecture des séries télévisées par la production de nouvelles significations. Enfin, une activité d’acquisition d’objets-cultes lors d’une cérémonie de mise aux enchères.
26L’activité herméneutique est omniprésente, implicitement ou explicitement, qu’il s’agisse de jeux portant sur la connaissance de la série (« L’École des fans » et « 6 lettres pour un champion » en 1998 ou « Les ardoises du contrôleur » en 2000), de débats avec des auteurs de mémoires (avec les auteurs d’un Hors-série publié par le fanzine en 1998, avec des auteurs de mémoires de maîtrise en 1999 et 2000) ou plus généralement à l’occasion des conversations entre fans : pour prendre un exemple, le jeu intitulé « L’École des fans » consistait à trouver la date d’émissions télévisées mentionnant la série Le Prisonnier. Ce jeu donnait aux fans l’occasion de se distinguer par leur érudition tout en participant à la construction d’un univers référentiel commun. Ce qui frappe ici l’observateur, c’est la façon dont les échanges verbaux viennent se superposer au jeu lui même et combien leur fonction – dans le cadre de telles interactions – ne se réduit pas à une signification purement ludique ; commentant une émission animée par Valérie Mairesse (« Je passe à la télé »), les fans ponctuent de lazzis et de quolibets les approximations de l’animatrice et plus encore ce qu’ils perçoivent être du mépris à l’égard des fans, ou, pour reprendre l’expression d’un des adhérents présents ce jour-là, « sa façon de traiter le fan comme un neu-neu » :
– V. Mairesse : « McGoohan ? Mais il a fait que ça sûrement !»
– Fans (sifflets) : « Eh ! T’es la cousine à Lewinski ! Vaut mieux que tu aies la bouche prise pour dire des conneries pareilles » [...]
– Mairesse : « Une série allégorique ?»
– Fans : « Ah ! ça la dépasse ça ! Allez Gorique ! Allez Gorique ! ».
27Réduire ce type de comportement à la seule expression potache d’une forme d’humour reviendrait sans doute à méconnaître le rôle de telles manifestations dans la sociabilité du fan-club : il s’agit en effet non seulement de mettre l’ensemble des participants au diapason d’un mode d’être-entre-soi – l’humour marquant ici une forte connivence qui me renvoyait d’ailleurs fortement à ma position d’extériorité – mais aussi de produire une évaluation de la légitimité des produits télévisuels, en l’occurrence en distinguant implicitement une « simple » émission de divertissement d’une « œuvre télévisuelle ». Plus généralement, la systématisation des quizz permet aux fans de s’illustrer, de montrer leur maîtrise de la série et de ses moindres détails, de faire figure de spécialistes parmi les spécialistes ; de fait, l’hyper-connaissance requise pour briller à ce type d’épreuve où il s’agit par exemple de compléter une citation tirée de tel ou tel extrait du Prisonnier ou de reconnaître tel thème musical accompagnant un épisode est particulièrement impressionnante pour le profane. Cette forme d’érudition très particulière est constamment mobilisée dans les échanges – formels ou informels – entre fans et semble correspondre à un double enjeu : d’une part, elle permet sur un mode certes ludique d’évaluer la connaissance que chacun des fans a de la série ; tester son érudition devient le principe de joutes symboliques qui demeurent amicales même si elles permettent de fixer des hiérarchies entre aficionados. D’autre part, elle assoit le monopole légitime des fans sur la série comme objet d’expertise à l’extérieur du petit monde des admirateurs27 : parmi tous les signes inscrits dans l’espace social des fans, ce savoir encyclopédique et plus généralement les formes spécifiques de compétence fonctionnent en effet comme un facteur oppositionnel entre ceux qui « en sont » et les spectateurs « ordinaires », les conditions requises pour capitaliser un tel savoir et le renouveler sans cesse supposant en effet un véritable investissement, coûteux à la fois en temps (recherche de la documentation, archivage…) et aussi en argent (achat des magazines, coût des photocopies…) et qui ne va pas sans un minimum de « débrouillardise » ou de coopération (qu’on imagine la difficulté consistant à collecter – sur une série télévisée – une revue de presse mensuelle exhaustive et en plusieurs langues : interrogés sur ce point, la majorité des fans m’explique que sa principale contribution consiste à archiver les coupures de presse qui sont ensuite transmises au club). Toutefois, dans cet univers où sens de la hiérarchie et sens de la communauté font bon ménage, certaines ressources peuvent indiscutablement conférer une position dominante : un fan de longue date, sorte de « Monsieur séries télévisées » devenu présentateur-producteur sur une chaîne câblée, n’hésite pas à rappeler le sens des hiérarchies aux membres du fan-club. Invité à la 14e convention où il présente en avant-première le contenu d’un DVD consacré au Prisonnier, celui-ci feint d’être surpris en découvrant que quelques-uns ignorent l’existence d’une version alternative du générique : « Ce n’est pas à vous que je vais apprendre d’où vient cette version, ce serait un peu insultant, non ? Je partais du principe que je m’adressais à des spécialistes ! ». En l’occurence, cette forme d’autorité et le prestige qui l’accompagne sont d’autant plus faciles à asseoir que le fan-club est tout disposé à admirer l’univers de la télévision et ses représentants et que les quelques collaborations avec la chaîne câblée offrent au club un surcroît de reconnaissance et de légitimité. En outre, le présentateur de la chaîne câblée affiche sa connaissance personnelle avec l’acteur vedette du Prisonnier : un fan visiblement émerveillé me confie ainsi que « la propre fille de McGoohan est hébergée chez lui lorsqu’elle vient à Paris ! ! !».
28Que l’évaluation du savoir sur la série soit ritualisée sous la forme de jeux n’est cependant pas dénué de signification : engagés dans un travail – conscient ou inconscient – de production d’une image sociale « acceptable » d’eux-mêmes, les fans trouvent sans doute dans le jeu la forme la plus adéquate pour atteindre le juste milieu entre engagement et distanciation. En témoigne, dans un numéro du Rôdeur relatant par le menu détail la 14e convention, cette remarque qui fait suite à la description du jeu « Les ardoises du Contrôleur » :
« Une collation permit ensuite à de petits groupes de discuter de façon conviviale et spontanée sur les événements de la journée, mais aussi sur Sacha Guitry, l’Eurovision, l’Homme de nulle part, Jack Palance… Euh, c’est bien des fans monomaniaques du Prisonnier dont on parle ? Ben oui, pas bornés pour deux sous […]28 ».
29Ce sens de la « bonne distance » fonctionne à la fois sur la scène publique, en particulier à l’occasion des interviews données à la presse où les fans manifestent le souci majeur de se dégager du stéréotype du fanatique, mais également comme une contrainte collective interne : les nombreuses anecdotes mi-amusées, mi-réprobatrices sur des fans monomaniaques qui circulent lors de la convention définissent implicitement les normes de conduite à l’intérieur du fan-club et la limite à ne pas franchir. Le fanzine peut d’ailleurs relayer cette parole prescriptrice qui dessine – à usage interne autant qu’externe – les contours du fan « socialement correct » :
« Car une chose est sûre : leur star ou leur série culte, ils l’aiment beaucoup, passionnément, mais rarement à la folie. Ni dingos, ni marginaux, ils nous ont entrouverts la porte de leur jardin secret ! Belle mise au point en vérité, car quelle fatigue de devoir combler malgré soi la fainéantise du scribouillard moyen en quête d’exotisme ou de spectacle : et un fêlé collectionneur par-ci et un clown déguisé par là, quand on ne suggère pas plus perfidement qu’être fan provient d’un manque affectif ou d’une identification béate […] Même s’il a le souci du détail, le besoin de décortiquer l’objet de sa passion, le fan – puisque par commodité il faut bien l’appeler ainsi – ne mélange pas fiction et réalité29 ».
30Formellement différent du quizz, le modèle du débat constitue une autre variante de l’activité herméneutique : organisé le second jour de la convention, le débat – dont la soutenance récente d’un mémoire de maîtrise ou toute autre forme de publication critique sur la série constitue le prétexte – met en jeu les interprétations du Prisonnier. Contre toute attente, cette activité vise moins à susciter des points de vue contradictoires qu’à faire émerger des interprétations relativement consensuelles par lesquelles les fans parviennent à s’accorder mutuellement. En quelque sorte, le débat est un procédé qui permet non seulement de souligner – dans un registre plus théorique que le quizz – la compétence d’expert et le sens de la distance mais également le partage de significations communes.
31À la lumière de ces observations, on peut penser que l’activité herméneutique et l’activation des sens dont le « texte » est virtuellement porteur est un des ressorts du processus de communautarisation à l’intérieur du fan-club dans la mesure où ce qui se joue, c’est à la fois la question de savoir comment s’élaborent les accords qui guident les lectures de la série (sauf à penser naïvement que le sens est tout simplement dans le texte et s’impose de lui-même) et ce que révèlent ces accords du point de vue de la structure sociale du fan-club (on peut par exemple penser que contester les lectures dominantes ou « officielles » de la série, c’est se mettre en porte à faux à l’intérieur du collectif ; par ailleurs, défendre des interprétations dominantes, c’est aussi défendre la cohérence du groupe face à d’autres publics, extérieurs à la communauté). Ceci ne signifie pas bien entendu que les fans sont d’accord sur tout : de même que les fans de Johnny nourrissent individuellement des préférences pour telle ou telle chanson, les fans du Prisonnier ont chacun leur épisode favori. Toutefois, comme l’écrit John Tulloch, « une position interprétative unifiée contribue à unifier les fans et à en faire une communauté d’interprétation30 ». Une des lectures « officielles » du Prisonnier, que j’ai identifiée en lisant le fanzine Le Rôdeur et en particulier la rubrique « courrier des lecteurs31 », est celle qui fait de la série une « œuvre de politique-fiction32 » ; cette thématique que résume une réplique emblématique de la série – « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre » – est abondamment mentionnée par les fans33 lorsqu’elle n’est pas imprimée sur des tee-shirts ou autres produits dérivés. On peut sans doute envisager cette lecture dominante de type politique, et plus généralement la surenchère interprétative à laquelle donne lieu la série, comme une forme de réponse aux objections classiquement adressées aux amateurs de séries télévisées34 lorsqu’ils sont décrits comme des amateurs de divertissements infantiles et culturellement illégitimes : et en effet, l’idée selon laquelle Le Prisonnier est une série destinée à des audiences cultivées est très présente parmi les fans qui aiment à rappeler la distinction qu’ils opèrent entre séries bas de gamme, c’est-à-dire grand public et séries de qualité ; comme le rappelle un fan, « il vaut mieux découvrir trois maillons faibles du Prisonnier que d’ingurgiter le 300 000e épisodes de Santa Barbara35 ». Je peux à ce sujet mentionner une anecdote qui révèle le sens aigu des hiérarchies culturelles qu’ont intériorisé les fans du Prisonnieren même temps qu’une forme de maladresse en situation d’observation : à l’occasion du débat autour de la présentation d’un mémoire de maîtrise soutenu par un des membres du fan-club, il fut essentiellement question de ce qui faisait du Prisonnier, à la différence de la plupart des autres séries télévisées, un chef-d’œuvre. Au bout d’un moment, je décidais de prendre la parole pour m’intégrer à la discussion et je soulignais les limites de ce type d’étude qui ne prenait en compte que des critères esthétiques mais demeurait indifférentes aux usages ; je crûs bon d’appuyer ma démonstration sur une récente analyse sociologique consacrée au public de la série Hélène et les garçons36. Les effets de ma remarque furent immédiats : une partie du public me regarda avec stupeur et quelques remarques désagréables – visant moins mon commentaire que la série en question – fusèrent dans la salle. L’animateur du débat me jeta un regard étonné et la conversation fut immédiatement orientée vers un autre sujet. Bien que l’incident n’ai pas eu de conséquences notables sur la suite de l’enquête, j’avais là franchi les limites de la neutralité requise de l’observateur et j’avais surtout remis en cause le système d’évaluation et d’interprétation tenu pour allant de soi qui fondait, entre autres principes, la cohésion entre les membres du fan-club, provoquant malgré moi une rupture de la bonne marche des interactions37. Un membre important du fan-club, après cette réunion, me confia qu’il était d’accord avec ma remarque et qu’elle soulignait évidemment les limites de certaines lectures un peu trop naïves produites par d’autres fans. Mais en formulant sa remarque en aparté, il me signifiait qu’il n’était pas question de rompre la cohérence du groupe. Ce que cet événement me permit de comprendre, c’est que l’enjeu du débat, comme forme d’interaction codifiée, n’était pas tant d’engager une lecture critique de la série – avec le risque de susciter un conflit des interprétations et des lectures hétérodoxes de celle-ci – que de produire les conditions d’un accord pour l’ensemble des fans. Comme me l’expliqua un fan « de la première heure » dans une de ses lettres, il existe une véritable éthique du club :
« J’ai essayé de rester fidèle à mes convictions, combattre à l’intérieur du Rôdeur pour que l’esprit du Prisonnier ne soit pas détourné, ingurgité, fast-foodé au dieu argent […] Je dois préciser que mon engagement pour le Prisonnier est exceptionnel, que je ne suis pas prêt à le faire pour une autre série ou un autre club et que s’il y avait une dérive de la part du Rôdeur je partirai non sans regret mais avec perte et fracas ».
32Une seconde catégorie d’activité, récurrente dans l’univers des fans, consiste, on l’a dit, à passer du statut de spectateur à celui de « producteur ». C’est sur des observations similaires que repose la thèse très convaincante de H. Jenkins38 lorsqu’il décrit le fan comme un textual poacher, un « braconnier textuel ». Jenkins entend démontrer que la représentation dominante du fan comme spectateur passif ne résiste pas à l’épreuve des faits : il décrit le fan sous les traits d’un « braconnier textuel » au sens où – à l’image du lecteur qui opère une sorte de bricolage culturel avec le texte pour produire du sens accordé à sa propre expérience sociale – celuici développe des stratégies d’appropriation du texte particulièrement actives39. Les observations que j’ai menées auprès des fans du Prisonnier confirment ce point : une grande majorité des fans interviewés ne se contente pas de regarder les épisodes ou d’acquérir des produits dérivés ; elle s’approprie activement le texte, réécrit le programme, produit des méta-textes : c’est ainsi que, le soir de la 14e convention, le public pu assister à la projection d’un film amateur réalisé par un membre de la branche anglaise du fan-club du Prisonnier (David Stimpson, Village Day), sorte de pastiche inspiré de la série originelle et réalisé sur les lieux même de son tournage. D’autres fans exposent des photos, produisent des dessins, des peintures ou des bandes dessinées, rédigent des nouvelles, des poèmes et plus exceptionnellement des romans. La qualité de ces réalisations est évidemment inégale mais ce qui frappe, c’est leur quantité et aussi le degré d’investissement de leurs auteurs. Ce type de production trouve ses principaux débouchés dans le fanzine qui contient d’ailleurs une rubrique intitulée « Histoire de fans »; le club édite également des numéros hors série : par exemple, le hors série n° 3 (décembre 1993) est un recueil de 17 nouvelles tandis que le hors série n° 5 (mars 1997) est une bande dessinée en noir et blanc de 48 pages. Cette activité d’édition, dont le marché ne dépasse guère le cercle restreint des fans40, compense la faiblesse de ses débouchés et son amateurisme (par opposition à l’activité du marché professionnel de l’édition) en multipliant ostensiblement les signes de la rigueur (mention d’un comité de lecture ou d’une direction artistique ; présidence du comité de lecture confiée à un romancier ; présentation particulièrement soignée de la mise en page et du graphisme) et de la rareté (recours à la numérotation des exemplaires qui, faisant de nécessité vertu, vise à organiser leur rareté en les désignant comme des objets collectors). Le coût d’entrée exigé sur le plan symbolique et pratique pour être publié dans un fanzine reste cependant peu élevé : les nouvelles et autres produits de ce type constituent une matière première abondante alors même que les fanzines sont confrontés à l’exigence de renouveler le contenu de leurs rubriques à intervalles réguliers, et conformément à l’ethos du fan « qui joue le jeu sérieusement sans se prendre au sérieux », ces auteurs amateurs ne semblent pas nourrir d’ambitions démesurées. Comme se sent obligée de me l’expliquer une fan qui écrit un livre où elle se met d’ailleurs en scène, « c’est pas pour le fric ! ». Pour la très grande majorité des fans-auteurs, écrire une nouvelle dans un fanzine reste une fin en soi très satisfaisante dès lors que le public de destination est la communauté de référence, celle de leurs pairs. Un des principes majeurs qui guide ce type d’activité est le jeu de la différence et de la répétition. En effet, il s’agit avant tout pour chaque auteur de produire des variantes, de greffer de nouveaux éléments sur une matrice narrative commune à tous les fans. En ce qui concerne Le Prisonnier, une lecture des récits de fans inspirés par la série montre dans l’ensemble – à la différence d’autres séries comme par exemple Star Trek41 suscitant fréquemment l’érotisation ou la reconfiguration morale des caractères (les méchants deviennent bons et inversement) – une assez grande fidélité aux principaux schémas narratifs et idéologiques et, pour prendre un exemple, même les tentatives d’érotisation du Prisonnier restent timides. Pour expliquer ce fait, on peut se demander dans quelle mesure le fan club, les conventions et la ligne éditoriale du fanzine ne jouent pas un rôle de structure structurante en contribuant à délimiter un ensemble de significations et d’interprétations de la série acceptables par l’ensemble de la communauté. Interrogé sur la question de savoir si des récits proposés par les fans font parfois l’objet de censure et selon quels critères, le président du fan-club me répond :
« Nous n’avons rien censuré à ce jour car… il n’y a rien eu à censurer (à ce jour). Les membres du club savent que nous sommes a-politiques. Si, tiens, on n’a pas publié le roman fleuve de untel. C’était vraiment trop mauvais, même après deux réécritures. Et elle ne voulait pas en démordre (elle pensait être une future Sagan, qui sait ? ?). Les seuls critères : ceux évidents (pas de propos racistes, politiques, etc.) et un certain niveau de qualité (écriture, visuelle, inventivité…) ».
33Un dernier type d’activité observé lors des conventions correspond à l’acquisition de produits dérivés : d’une façon générale, collectionner de tels objets revient à mettre socialement en scène une manière d’être fan. On le sait déjà, « il suffit d’entrer dans les chambres des fans pour le comprendre : elles sont couvertes de posters du sol au plafond en passant par les portes42 ». Dans le fanzine Le Rôdeur, une rubrique intitulée « Les objets du culte » est consacrée aux objets emblématiques de la série : il s’agit en général d’exposer les caractéristiques techniques de l’objet, de le resituer dans le contexte des années 60 et dans certains cas d’évoquer les circonstances – souvent rocambolesques – de son acquisition. Une fan m’avoue ainsi tout collectionner sur la Lotus Seven, voiture emblématique du Prisonnier. Un autre fan dont j’ai pu visiter la maison a décoré en particulier ses WC avec des photos et des dessins évoquant la série. Plus largement, l’acquisition des produits dérivés fait l’objet d’une mise en scène spécifique et qui, comme les rites d’institution, tire son caractère performatif de sa répétition dans le temps : la vente aux enchères est en effet un des moments clé des conventions et certains fans n’hésitent pas, à cette occasion, à dépenser des sommes qui dépassent parfois le millier de francs. Les entretiens montrent que l’acquisition de produits dérivés est une pratique qui concerne une grande majorité des fans – posters, magazines, livres, cartes postales, calendriers, objets, articles de journaux, tee-shirts – même si les budgets annuels qui y sont consacrés restent variables : de 150 francs à 10 000 francs, la moyenne se situant autour de 600-800 francs, abonnement au fanzine non inclus. Interrogée sur les sommes consacrées à l’achat de produits dérivés, une fan souligne l’incongruité de ma question : « Je n’ai aucune idée du budget que je réserve aux produits dérivés : pourquoi compter quand on aime ? ». Les objets mis en vente sont le plus souvent des dessins, des photos ou des objets réalisés par des fans et présentés comme des collectors et on peut penser que le rituel des enchères fonctionne en fait autant sur le plaisir personnel de l’appropriation d’objets supposés rares que sur le sens ostentatoire de la dépense en public : les enchères sont autant un moyen pratique d’augmenter la cagnotte du fan-club que la mise en scène ritualisée du prix que les fans sont prêts à payer – au propre et au figuré – pour marquer leur passion.
UN CERTAIN SENS DE LA DISTINCTION : LA GENÈSE SOCIALE DE LA NOTION DE « SÉRIE-CULTE »
34Diffusé pour la première fois à la télévision britannique en octobre 1967, Le Prisonnier est l’une des séries qui a suscité le plus grand nombre de commentaires. Toutefois, c’est seulement dans la seconde moitié des années quatre-vingt que le qualificatif de « série-culte » fait son apparition et envahit l’espace médiatique. Prenant la mesure de l’engouement que semble déclencher la rediffusion d’anciennes séries43 et contribuant par là même à leur promotion, un certain discours journalistique va alimenter la représentation enchantée d’un idéal télévisuel, « ce que devrait être la vraie création télévisuelle de qualité, celle que l’on recherche aujourd’hui44 ». Les fanzines, les magazines spécialisés et la presse généraliste trouvent leur intérêt (économique et symbolique) à accompagner la politique de rationalisation économique du marché des séries TV, en particulier avec la rediffusion d’anciennes séries et leur édition en vidéo et vont offrir une caisse de résonance à la généralisation de cette expression. En 1990, Polygram diffuse la vidéo du Prisonnier et réalise plus de 100 000 ventes en trois ans. Sony Music lui emboîte le pas et lance sur le marché des épisodes des Envahisseurs, d’Amicalement Votre, du Saint ou de Twin Peaks dont 60 000 copies seront vendues en l’espace de 15 mois. Conforté par ces succès de vente, EMI construit une stratégie marketing autour de la série Chapeau Melon et Bottes de Cuir en diffusant plus de 120 écrans publicitaires du 1er au 15 novembre, et du 1er au 7 décembre 1993. Dès la fin des années quatre-vingt, on assiste à la multiplication des magazines (Télé-Séries/Ciné-Revue/Génération Séries/Prime Time), des fanzines (Le Rôdeur/Le Téléphile/Fun/TV Club/La Voix du Regard), des éditions spécialisées (8e Art/Car rien n’a d’importance…). Dès son lancement sur M6 en mars 1993, Série Club va relancer l’intérêt pour Le Prisonnier, à raison d’un épisode diffusé trois fois dans la journée chaque dimanche. Prenant la mesure de cette généralisation du « culte » à l’ensemble des productions médiatiques contemporaines, un critique souligne dans Libération que :
« feuilletons cultes et vieilleries hollywoodiennes ont trouvé leur public : des fanatiques qui nourrissent leur passion de tout et n’importe quoi. Du coup, émissions Prisonnier, le feuilleton le plus culte depuis Bonne Nuit les Petits, une vague de très jeunes téléphiles s’est constituée45 ».
35Cette remarque, qui porte sur l’organisation d’un marché spécifique, pose la question générale du processus de production de la valeur « culte » et du brouillage de la frontière entre culture populaire et culture cultivée. S’agissant de l’objet ici étudié, le fan-club du Prisonnier, la question qui se pose est celle de savoir quelle valeur les fans accordent à ce terme lorsqu’ils le mobilisent : s’agit-il d’opérer une requalification de programmes habituellement dévalués ? De définir des modes d’appropriation et de légitimation de la culture télévisuelle distincts des formes traditionnelles d’appréhension des œuvres46 ? De ce point de vue, l’analyse du courrier des lecteurs47, espace privilégié où s’organise une certaine représentation de soi du fan et de ses goûts48, pouvait constituer un bon indicateur de la compréhension et de l’usage que les fans ont du terme « culte ».
36Son examen minutieux complété par une enquête où les fans sont invités à donner leur définition du terme « culte » montre que la construction de cette notion repose sur un double postulat : la croyance en un âge d’or de la production télévisuelle d’une part qui va de pair avec un rapport à la série fortement marqué par des effets de génération ; la réintroduction des principaux stéréotypes constitutifs de la vision artistique (mythe romantique du génie individuel, de l’œuvre incomprise en son temps…) d’autre part. Ces deux éléments participent d’un travail de légitimation culturelle de la série dans un contexte d’ailleurs peu favorable à l’idée d’une culture nourrie par le petit écran : « le complexe culturel de nombres de consommateurs de séries télévisées existe, il serait vain de le nier, mais pas chez les “amateurs” du Prisonnier et de ceux qui ont toujours regardé, consommé la télévision en faisant la part des choses49 ».
37La thèse d’un âge d’or est un élément omniprésent dans le discours des fans. Celle-ci présuppose une représentation de l’histoire de la télévision scindée entre un avant et un après, les fans situant le point de rupture à la fin des années 60 – début 70 ; par ailleurs, la patrimonialisation de la culture télévisuelle – à laquelle contribuent les magazines spécialisés, les émissions méta-télévisuelles50 (par exemple, Les enfants de la télé sur TF1) ou la constitution d’un marché de la vidéo et du DVD exploitant le catalogue des « vieilles » séries – se fait sentir jusque dans les palmarès de séries-cultes que les fans établissent puisque ce sont presque toujours les mêmes séries, anglo-saxonnes et datant en majorité des années 60, qui sont citées d’un fan à l’autre : Les Mystères de l’Ouest, Chapeau Melon et Bottes de Cuir, Star Trek, Mission Impossible, Thunderbirds, X Files et bien entendu Le Prisonnier. Certains fans se montrent particulièrement précis dans la définition de leurs séries cultes et font de la « saison » ou d’un acteur des critères déterminants : « Les épisodes avec Michael Dunn dans Les Mystères de l’Ouest sont le culte dans le culte. L’équipe au complet avec Martin Landau de la 2e et de la 3e saison de Mission Impossible est plus culte que celle avec Léonard Nimoy » détaille un fan.
38Le président du fan-club m’explique ainsi qu’« un facteur est la patine du temps. Les Envahisseurs sont cultes, Les Mystères de l’Ouest aussi, Twilight Zone aussi, X-Files deviendra peut-être culte, etc. L’âge d’or reste à mon avis les Sixties, période de créativité et de liberté sans commune mesure avec les années 90-2000 où tout est piloté par des cahiers des charges et un positionnement marketing ». À travers ce type de discours, on voit que la capacité à résister à l’épreuve du temps est un facteur qui concourt à faire de la série télévisée un objet culturel légitime. En outre, la nostalgie d’un âge d’or, représentation à laquelle contribuent selon leurs intérêts spécifiques des revues spécialisées et des émissions aux titres aussi évocateurs que « Génération Séries » ou « Les enfants de la télé », repose sur la vision enchantée d’une télévision pré-commerciale qui n’est pas encore affectée par le contexte de production industrielle et qui fait donc la part belle à une politique des auteurs et à une certaine idée de l’œuvre télévisuelle tout en rejetant les notions d’audimat, de formules scénariques, etc. : comme le note un courrier des spectateurs, « il n’y a plus dans le milieu de la TV de place pour des artisans passionnés de leur métier. Je n’ai aucun regret pour une unique raison. J’ai monté la boîte de mes rêves pour sous-titrer la série de mon enfance et ça, personne ne me le retirera51 ». Cette idée est reprise par un fan qui m’explique dans un courrier que « le mal, c’est que tout ou presque est devenu culte, des fois même avant sa sortie, sans aucun discernement ! Le mot culte est devenu un slogan commercial aussi bien pour des séries véritablement cultes que pour des séries Kleenex ».
« Simple comme un souvenir, l’émission d’Arthur. Un animateur, des invités qui se remettent en bouche leur enfance, leur adolescence à travers des instants de télévision qui les accompagnèrent pour le meilleur […]. La mémoire collective passait déjà par le petit écran, devenu le compagnon des jours de vacances et des soirées familiales ou solitaires52 ».
39La thèse d’un âge d’or a également de fortes implications personnelles et psychologiques auprès des fans. Par exemple, on peut observer que nombre de fans du Prisonnier situent leur découverte de la série durant l’enfance ou l’adolescence53, accordant à ce fait une importance exceptionnelle :
« L’énigme du Prisonnier m’est apparue voilà bien longtemps, alors que je n’avais qu’une dizaine d’années. Ce jour-là, je n’étais pas à l’école pour cause de maladie, et j’avais allumé mon poste noir et blanc durant l’après-midi pour tuer le temps54 ».
40Ou encore : « À l’époque, j’avais huit ans. Je n’ai pas tout compris, mais j’étais subjugué par le côté visuel, le style, le futurisme, l’univers musical…55 ». Conduisant une étude sur la réception de Dallas, et sur la capacité de la télévision à susciter la réappropriation d’éléments enfouis dans l’expérience personnelle, Jean Bianchi établit un constat identique :
« Aussi, la mémoire personnelle de cette réception d’un feuilleton (qui peut remonter à de nombreuses années en arrière) est-elle restée très vive chez nos interlocuteurs, accrochée à des éléments précis et véhiculant une coloration psychologique de gratification56 ».
41Contextualisant les souvenirs, la diffusion de la série est toujours associée à des éléments affectifs marquants et souvent liée à la période de l’adolescence ; certains fans décrivent leur premier visionnement du Prisonnier comme un événement mémorable qui prend tout son sens dans le contexte familial :
« Mais le souvenir de ce premier épisode resta gravé dans mon esprit, avec un cortège d’interrogations. Je me heurtais à un mur du côté de mon père : encore des inepties57 ! »/« J’ai découvert Le Prisonnier lors de sa première diffusion en 1968 chez ma grand-mère, seule personne de la famille à avoir la télévision »/« J’ai découvert Le Prisonnier lors de sa première diffusion en France entre ma communion solennelle et Mai 68. Le Prisonnier a été un véritable OVNI de la télévision gaullienne. Il a tout chamboulé dans mon paysage d’enfant candide. Ma mémoire en a été définitivement marquée au fer rouge ».
42Le registre lexical employé pour relater une expérience aussi chargée affectivement que la découverte de la série est souvent celui de la révélation. Dans une lettre intitulée « L’analyse d’une passion » publiée dans le fanzine, un spectateur décrit la réception du Prisonnier en insistant sur son impact émotionnel :
« En tout cas, la série ne peut laisser quiconque indifférent. On en ressent un grand enthousiasme ou un profond désarroi, mais on ressent toujours quelque chose, preuve qu’il s’est produit un événement peu commun. Le charme a agi sur moi. Dans de telles circonstances, le terme passion semble soudain acquérir une signification nouvelle autant qu’absolue. On y retrouve la même intensité des sentiments, la même absence de raison que dans une relation sentimentale58 ».
43Pour la majorité des spectateurs, la vision du Prisonnier s’exprime en des termes qui sont rarement neutres ou distanciés :
« Il y a une vingtaine d’années, j’avais alors 13 ou 14 ans, je vivais en pension et revenais le week-end […] et le dimanche après-midi, avant de reprendre le train pour regagner ma pension, Le Prisonnier qui passait à la télé canalisait mon angoisse de pensionnaire. Il portait aussi mes rêves d’en échapper ainsi qu’à mon insu mon désir d’affirmer mon ego59 »/« J’ai assisté à la première diffusion française en 1968 du Prisonnier. Ce fut un choc indélébile60 ».
44Mais la charge affective de l’appropriation de l’œuvre laisse la place à la réflexion, et plus encore légitime une analyse personnelle et critique des discours – journalistiques pour l’essentiel – sur cet objet :
« Dans toutes les coupures de presse récoltées ces derniers mois, on nous balance de la série culte à chaque détour de phrase. C’est à croire que l’œuvre (avec un grand O) à pris le pas sur son créateur. Mais au fait, qu’est-ce qu’une série culte ? Disons pour schématiser que c’est une série télévisée qui n’a pas, en général, très bien marché à sa sortie dans son pays d’origine, mais qui a drainé une cohorte de fans fidèles depuis la première heure61 ».
45Dans cette représentation, la série culte est incomprise du grand public et seuls quelques happy fiews – les fans originels – semblent en mesure d’en apprécier l’intérêt ; mais, avec la généralisation des pratiques audiovisuelles dans les années 80-90 et sous l’effet des politiques de marketing qui font des séries TV de nouveaux biens de consommation, on assisterait à de nouvelles formes d’appropriation par un public renouvelé et élargi, et « ironie du sort, le plus grand flop de l’histoire du feuilleton télé est devenu aujourd’hui l’objet d’un véritable culte62 ». Le président du fan-club résume très bien le sentiment de décalage qui est vécu entre les fans de la « première heure » et les fans actuels :
« Pour moi qui suis un produit des seventies, nourris de “La Une est à vous” (il fallait téléphoner pour voir la série de son choix, l’émission était animée par Bernard Golay les samedi après-midi), cela me fait doucement rigoler de voir que maintenant tout et n’importe quoi est culte. Au départ, une série culte est une série qui soit n’a pas eu un succès en terme d’audience (Le Prisonnier…), soit qui a été oubliée et que l’on a redécouvert grâce à la génération des trentenaires/quadras qui ont maintenant des responsabilités sur certaines chaînes câblées (“l’esprit Jimmy”). Il fut irritant de constater que la passion entretenue par un petit nombre d’accros est depuis près de 5-6 ans récupérée par la nouvelle donne du marketing télévisuel et cinématographique. Est culte maintenant quelque chose qui touche un large public de façon ponctuelle (au contraire d’un public averti et accro dans la durée), sans distinction. Quelque part, on a le sentiment d’être “dépossédés” d’une passion […] Maintenant, tout est disponible, les jeunes générations n’ont plus à faire d’efforts de recherche. Ce qui était rare n’est plus cher… Ce n’est pas un regret mais il me semble que la ‘communion’spontanée de pensées et de goûts s’estompe pour faire place à l’esprit boutiquier des maisons de productions (“on a ça en stock, goûtez donc…”) ».
46En fondant le culte sur la relation particulière qu’entretient une fraction spécifique du public aux séries télévisées, l’auteur de ces propos établit des liens paradoxaux entre culture populaire et culture savante et réintroduit sans doute inconsciemment un certain nombre de principes hérités de l’idéologie romantique63 : théorie de l’art pour l’art, qui porte ses défenseurs les plus radicaux à faire de l’échec temporel – « Sur le coup, c’est un
47206 bide commercial. En fait, c’est le début d’un culte64 » – un signe patent d’élection et du succès un signe de compromission avec l’époque. Un fan interviewé mobilise le cinéma et la culture underground pour rationaliser le statut culte du Prisonnier : « L’expression vient des États-Unis et concernait exclusivement les “films invisibles” – car en ce temps-là, il n’existait pas la vidéo ou le DVD – adorés par une poignée d’aficionados et qui n’avaient pas ou rarement été des succès publics. Selon ce critère stricto sensu, il n’y a que Le Prisonnier qui peut avoir le statut de série culte ». Cette vision, qui s’édifie en particulier contre toute idée de compromission avec les attentes d’un large public, reproduit le principe de différenciation étudié par exemple par p. Bourdieu, qui tend à organiser le champ des œuvres par dissociation entre une production pure destinée à un marché restreint et une production massive orientée vers la satisfaction des goûts du « grand public65 ».
« L’audimat fut insatisfait. Mais juste assez pour ériger le Prisonnier en série maudite, donc feuilleton culte66 »/« ça a formidablement bien marché pour au moins 3 000 personnes. Bon, une minorité, mais des “accros” en quelque sorte67 ».
48Cette explication du statut culte du Prisonnier peut en effet trouver dans la théorie du marché des biens symboliques une sorte de confirmation sociologique qui fait de la série culte, par homologie, une sorte d’équivalent des œuvres d’avant-garde dans le domaine artistique. « La réussite symbolique et économique de la production à cycle long dépend (au moins à ses débuts) de l’action de quelques “découvreurs” […]. Tandis que la réception des produits dits “commerciaux” est à peu près indépendante du niveau d’instruction des récepteurs, les œuvres d’art “pures” ne sont accessibles qu’aux consommateurs dotés de la disposition et de la compétence qui sont la condition nécessaire de leur appréciation68 ». La définition de la série culte suppose en effet également la notion d’artiste autonome, de créateur indépendant et cette vision enchantée de la condition sociale de l’artiste – auteur échappant au système marchand et génie maudit – est en effet omniprésente dans les discours d’accompagnement qui entourent la série.
49On voit donc que la série télévisée est travaillée par la contradiction entre les conditions industrielles de production et de diffusion d’une part et les formes spécifiques d’appropriation et de légitimation d’autre part qui en font un objet potentiellement distinctif pour les fans. Parmi les stratégies visant à accroître la valeur distinctive des séries télévisées, l’argument de la version originale est fréquemment mobilisé : transférant au domaine de la culture télévisuelle des traits valorisants empruntés à la cinéphilie, une majorité de fans déclarent préférer le visionnement en VO au visionnement en VF ; une fan explique par exemple que « si je le peux, je regarde la série en VO. La version française dénature complètement la série sans parler des dialogues. VO et VF n’ont rien à voir. En tout cas, c’est surtout vrai pour The Prisoner qui est une série qui date, la VO lui donne encore plus de charme, isn’t it ? ».
50Sans doute peut-on expliquer par certaines propriétés sociales des membres du fan-club (en particulier, identité générationnelle, et relation entre capital culturel et statut socio-professionnel) cette propension à survaloriser la culture télévisuelle – ou du moins certains de ses produits tels que les séries – et à en faire un élément prépondérant de stratégies distinctives : c’est ainsi que l’élévation du niveau de qualification et des diplômes se traduit par l’augmentation des éléments n’ayant pas bénéficié d’un accès précoce à la culture cultivé mais qui ont « profité » de la montée de l’audiovisuel. Selon O. Donnat, « on touche là un des effets majeurs de l’élévation du niveau des diplômes : la société française compte un nombre croissant d’individus qui connaissent des écarts importants entre leur milieu social d’origine, leur niveau de diplôme et la position sociale qu’ils occupent : il s’agit de nouveaux promus ayant profité de la démocratisation scolaire ou des opportunités offertes par l’essor de nouvelles professions dans les années quatre-vingt et/ou de “déçus de la démocratisation scolaire” qui occupent une position sociale inférieure à ce que leur niveau de diplôme pouvait leur laisser espérer69 ». De fait, les données dont nous disposons concernant la position sociale des fans interviewés et mesurées selon le niveau d’instruction et la profession, montrent que la très grande majorité des fans s’inscrit dans une fourchette de diplômes allant de Bac + 2 à bac + 570 ; dans le même temps, on voit que la majorité des professions correspond à « professions intermédiaires » et « employés » (selon la nomenclature PCS de l’INSEE) qui ne sont pas nécessairement en rapport avec le niveau d’étude atteint et qui, chez un certain nombre de nos interlocuteurs, ont pu se traduire par des stratégies de reconversion ou des changements de filières d’étude : Hypokhâgne et Maîtrise d’histoire pour un poste d’employée de librairie d’ailleurs décrit comme routinier et peu valorisant du point de vue intellectuel71 ; Maîtrise de LEA débouchant sur un poste de technicien en informatique ; Maîtrise de géographie reconvertie en poste de commercial, etc. Interroger les fans sur l’ordre de préférence des chaînes télévisées pouvait également constituer une façon de mettre en partie à jour leur profil culturel : un premier résultat – inattendu – montre le faible taux des téléspectateurs câblés parmi les fans interrogés, la plus forte proportion de fans câblés se situant parmi les publics les plus jeunes. Par ailleurs, les chaînes que les fans déclarent apprécier sont aussi en majorité celles qu’ils déclarent regarder : si l’on prend en compte les chaînes hertziennes, on voit que M6, puis France 2 et France 3 figurent au rang des chaînes les plus citées tandis que que Arte-la 5e (spontanément associés par la plupart des interviewés) et TF1 semblent faire l’objet des verdicts les moins positifs. Canal Plus, chaîne « branchée », jouit pour sa part d’un statut plus contrasté : tantôt citée en première place, tantôt au dernier rang, la chaîne permet manifestement aux personnes interrogées de se situer pour ou contre un certain modèle de télévision. Ces résultats doivent en fait être rapporté autant au capital symbolique de chaque chaîne qu’à leur politique de programmation des séries. M6 est de facto la chaîne « jeune », celle qui diffuse le plus grand nombre de séries, dont certaines à succès (X Files, Ally McBeal, Buffy contre les vampires…) et sa position en tête des suffrages s’explique aisément. France 2 pour sa part diffuse des séries à succès (Friends, Urgences) et affiche des prétentions culturelles tout en cherchant le « grand public ». France 3 se positionne comme une chaîne plus culturelle que son homologue du service public mais aussi plus régionale. L’observation la plus remarquable concerne ici la position de TF1 et d’Artela 5e, chaînes situées aux deux extrémités du paysage audiovisuel mais réunies dans l’ordre décroissant des suffrages : TF1 est perçue comme la chaîne de la recherche de l’audience à tout prix et des fictions adolescentes (Hélène et les garçons…) mais visiblement éloignées des goûts des fans de séries télévisées que nous avons rencontrés ; Arte est perçue comme la chaîne culturelle par excellence. Ce qui est frappant, c’est donc cette double résistance aux valeurs commerciales et « grand public » propre à TF172 ainsi qu’aux choix culturels les plus légitimes incarnés par Arte-la 5e, dévoilant un profil culturel assez ambivalent propre à la majorité des fans interviewés. En outre, ce profil de « spectateur télévisuel » était complété par la prise en compte des types de sorties culturelles et de loisirs privilégiés par les fans ; là encore, les résultats obtenus sont assez homogènes : parmi les sorties régulières, la plus fréquemment mentionnée est le cinéma, suivie par les concerts de variété ou de rock, le café-théâtre et les spectacles d’humoristes. La visite des musées et des expositions ou les concerts classiques sont très rarement cités. Ce classement est en quelque sorte au carrefour des activités les plus consacrées et les plus déclassées, à l’image du café-théâtre qui peut apparaître autant comme une forme populaire pour les spectateurs cultivés que comme une forme cultivée pour les spectateurs « populaires », réunissant en quelque sorte « deux propriétés ordinairement exclusives, l’accessibilité immédiate du produit offert et les signes extérieurs de la légitimité culturelle73 ».
51Pour tenter d’expliquer ce positionnement qui écarte à la fois les choix culturels les plus légitimes et les choix les plus communs, on peut reprendre une hypothèse formulée par E. Neveu dans un chapitre intitulé « Peuple adolescent ou génération abusée74 » consacré à la pop musique et à ses publics : selon l’auteur, si la pop devient le lieu privilégié d’un investissement symbolique, c’est qu’elle répond, par son humeur contestataire, à la déroute d’une population issue des classes populaires, dotée d’une disposition cultivée mais dont la trajectoire scolaire est rarement la garantie d’une promotion sociale espérée. On retrouve ici les analyses menées par p. Bourdieu lorsqu’il définit le principe de la « bonne volonté culturelle75 », c’est-à-dire d’un investissement dans les formes mineures des pratiques et des biens culturels selon l’origine sociale et le mode d’acquisition du savoir qui en est corrélatif76 et que vient illustrer un fan : « il me semblait que personne à part moi n’avait vu cet épisode… Je découvrais la BD américaine, la SF des années quarante, Métropolis de Fritz Lang, Silent Runing et Destination Danger77 ». Sans doute peut-on alors aussi expliquer un certain nombre de pratiques caractéristiques des fans, telle la disposition accumulatrice, par un ensemble de dispositions héritées de leur rapport à la scolarisation. Le bulletin de la société d’appréciation du Prisonnier, « Le Rôdeur », nous livre quantité d’exemples de cette forme d’encyclopédisme, qui s’ajuste particulièrement bien à la définition sociale d’un art en voie de légitimation78 : une rubrique du Rôdeur s’intitule par exemple « le chat et la souris, ou comment presque tout savoir sur Le Prisonnier en posant les questions auxquelles vous n’avez jamais pu répondre ». Classer, collectionner, comparer, sont constitutifs de toute culture savante (Le Rôdeur multiplie notamment les bibliographies qui se rapportent de près ou de loin à sa série fétiche), activités en l’occurrence transposées sur un terrain à peu près libre de toute autorité culturelle79, c’est-à-dire sur lequel les fans peuvent se constituer un capital et une compétence spécifiques et relativement indiscutables selon un mécanisme dont p. Bourdieu rappelle la logique :
« L’avidité accumulatrice qui est au principe de toute grande accumulation de culture se rappelle trop manifestement dans la perversion de l’amateur de jazz ou de cinéma qui, poussant à la limite, c’est-à-dire à l’absurde, ce qui est impliqué dans la définition légitime de la contemplation cultivée, substitue à la consommation de l’œuvre la consommation des savoirs d’accompagnement (générique, composition de l’orchestre, dates d’enregistrement, etc.) ou dans l’acharnement acquisitif de tous les collectionneurs de savoirs inépuisables sur des sujets socialement infimes80 ».
52Ainsi les fans opèrent-ils une double distinction : ils légitiment un bien symbolique, la culture télévisuelle, démuni de légitimité par comparaison à la culture savante ; simultanément, ils adoptent un point de vue qui, à l’intérieur même du sous-champ de la culture télévisuelle, redéfinit la hiérarchie sociale des légitimités en opposant les programmes vulgaires aux programmes nouvellement consacrés (ceux qui peuvent faire l’objet d’un investissement intellectuel). D’une part, ils se distinguent par rapport aux publics les plus orientés vers le pôle du divertissement et les programmes « vulgaires81 »; simultanément, ils se distinguent au regard de ces formes légitimes de la culture traditionnelle dont ils ne sont pas les héritiers et alors que certains programmes télévisés leur offrent matière, parce qu’ils permettent de mobiliser un discours de type esthétique et une véritable érudition, « à se sentir complices de toute espèce de contestation symbolique et les incline à accueillir toutes les formes de culture qui sont, au moins provisoirement, aux marges inférieures de la culture légitime […] dont ils se font un monopole, l’occasion d’une revanche contre la culture légitime82 »: « Le complexe culturel des consommateurs de séries TV serait plutôt à rechercher du côté de bon nombre d’intellos qui privilégiaient le
537e Art ou la Littérature quand la télévision avait son âge d’or. Ils dégueulaient sur la TV, tout était de la merde. Maintenant, on redécouvre, récupère les séries TV comme récemment la bande dessinée » s’écrie un admirateur du Prisonnier, illustrant à sa façon les observations sur l’hybridation de la culture cultivée qu’évoque O. Donnat et sur ces « usages cultivés de la culture non cultivée liés à la consécration de certains genres ou formes d’expression jusqu’alors considérées comme infraculturelles […]83 ».
CONCLUSION
54Ce travail sur la structure et les pratiques à l’œuvre dans le fan-club étudié suggère plusieurs réflexions, tant sur cette forme spécifique d’associationnisme qu’est la communauté des fans que sur les processus de consécration qui font de l’objet de prédilection des fans des œuvres-cultes.
55Le club est une structure fortement intégratrice, et ce à plusieurs titres : d’une part, l’adhésion au club est généralement vécue comme la rupture d’un isolement ; le fan découvre finalement qu’il n’est ni seul ni anormal puisque d’autres partagent sa passion. D’autre part, être fan n’est pas un donné naturel mais résulte plutôt d’un travail de socialisation, c’est-à-dire d’apprentissage et d’ajustement à des normes de conduite, à des règles du jeu : l’entrée dans la communauté des admirateurs est une des occasions qui contribuent à la construction de l’être social du fan comme fan pour soi et pour autrui. Du reste, le fan ne se définit jamais uniquement par son identité de fan ; il est amené à opérer des négociations permanentes entre de multiples éléments identitaires – plus ou moins compatibles – et à mettre en avant les éléments les plus ajustés aux scènes sociales sur lesquelles il intervient : cette posture complexe se traduit par une recherche du juste équilibre entre engagement et distanciation autour de l’identité de fan. Pour reprendre l’expression de Ch. Le Bart et J.-Ch. Ambroise à propos de ces fans qui s’efforcent de conjuguer des éléments aussi disparates, voire socialement contradictoires que « violoncelliste et fan des Beatles » ou « lieutenant de police et historien des Beatles », il s’agit bien de « bricolage identitaire84 ». Enfin, le fan-club est intégrateur au sens où il permet au fan de mettre en place les éléments d’une culture commune, érudite et distinctive : c’est en effet autour de ces références partagées que peut s’opérer la distinction entre le « eux » et « nous », c’est-à-dire non seulement entre fans et non-fans mais aussi entre fans « authentiques » et fans de la « seconde génération », jugés par les premiers plus sensibles aux effets de mode et à la politique de rationalisation économique des goûts.
56De ce point de vue, si la notion de culte est centrale pour comprendre les stratégies distinctives qui guident les fans et plus généralement le processus d’attribution de la valeur aux produits issus de la culture populaire ou des industries culturelles, on peut penser, au terme (provisoire) de cette étude, qu’elle ne va pas sans poser question : en effet, on peut certes concevoir la communauté des fans comme un ensemble d’individus hétérogènes brouillant les catégories sociales telles que l’âge, le sexe, la profession, etc. et placer au cœur de l’analyse non pas la recherche des déterminants sociaux mais le processus de construction des identités, opposer le « déclin des ancrages sociologiques lourds […] à la vigueur des stratégies identitaires85 ». Pour autant, et si on admet que les profils sociaux et les logiques de fans ne sont pas nécessairement identiques, des groupies de Johnny Halliday aux passionnés des Beatles ou des admirateurs du Prisonnier à ceux de X Files, doit-on en conclure que les fans composent un type de groupe social inédit que les variables explicatives – générationnelles, sociales… – et les mécanismes sociaux les plus objectifs seraient impropres à décrire86 ?
Annexe
ANNEXE : CE QUE LES FANS ENTENDENT PAR « SÉRIE-CULTE »
– Jérôme (26 ans) : « Une série culte est une série, avant tout, unique. Elle ne ressemble à rien de ce qui s’est fait et de ce qui se fera, elle est donc irremplaçable. La série non-culte est remplaçable, son succès est juste un phénomène de mode. Ce qui caractérise donc une série culte, c’est son succès dans la durée, sa capacité à générer des fans sur plusieurs époques, bref à bien vieillir. Donc, plus une série est ancienne, plus l’adjectif “culte” se confirme. Aujourd’hui, l’appellation de série culte est trop souvent donnée à des séries que l’on peut qualifier de nullité intergalactique : Beverly Hills, Hartley, etc. Cette idiotie de leur attribuer un tel qualificatif est une façon de faire croire qu’elles ne tomberont jamais dans le grand bain des feuilletons ringards, alors qu’elles y sont déjà ».
– Christian (43 ans) : « Je crois qu’une série peut être considérée comme culte par certains et seulement appréciée par d’autres… et dénigrée par le reste. Le Prisonnier est devenu une série culte pour quelques-uns dont je fais partie parce que d’abord elle m’a interpellée (alors que je devais avoir 11 ou 12 ans) par son originalité, les questions qu’elle soulève encore aujourd’hui et surtout un charisme de tous les niveaux en 14 épisodes (+ 3 inédits bien plus tard). Je ne retrouve rien de tout cela dans les séries actuelles, mais je ne suis plus l’ado qui découvrit le n° 6 en 68 ».
– Jean-Marc (47 ans) : « Une série culte est une série dont il reste quelque chose longtemps après sa première diffusion et qu’on peut donc revoir avec autant de plaisir ».
– Emmanuel (49 ans) : « Série culte ? Hommage à la série, vénération du thème, de l’action, préservation des épisodes à travers le temps, toujours d’actualité, le jeu de l’acteur, le contexte de la série sur un sujet précis (par exemple Le Prisonnier est un numéro), sa personnalité, le jeu des couleurs et des gadgets utilisés. En bref, la série culte reste dans la mémoire pour l’éternité ».
– Michel (âge non communiqué) : « Le mot culte a été détourné de son sens originel à l’aube des années 90. Il ne faut pas oublier que le mot culte date des années 60 et qu’il était accolé à film : cult-movie. L’expression vient des États-Unis et concernait exclusivement les films “invisibles” – car en ce temps-là, il n’existait pas la vidéo ou le DVD – adorés par une poignée d’aficionados et qui n’avaient pas ou rarement été des succès publics. Avec l’avènement des années 90, l’expression culte s’est élargie à bon nombre de séries qui ont réellement été des succès publics. C’est aussi la reconnaissance de l’âge d’or des séries TV anglaises et américaines, principalement des sixties et des seventies. Ce que j’appellerais le phénomène “culte de masse”. C’est paradoxalement un bien et un mal. La poignée d’aficionados est devenue par le biais des rediffusions à la télé et surtout par l’apport de la vidéo une foule d’aficionados, et ce n’est pas un mal. Le mal, c’est que tout ou presque est devenu culte, des fois même avant sa sortie, sans aucun discernement ! Le mot culte est devenu un slogan commercial aussi bien pour des séries véritablement cultes que pour des séries Kleenex […] Les critères d’une série culte ou d’un épisode culte peuvent se résumer à la conjonction d’éléments bien précis : un acteur ou une actrice au charisme ou au glamour exceptionnel, une pointe d’humour absurde ou ironique, un scénario échevelé, une folie douce, de l’action, un zeste de kitsch où les images vous collent à la rétine et la musique vous transporte au Nirvana. Si en plus il y a de l’intelligence comme chez Le Prisonnier, c’est le méga culte ».
– Myriam (28 ans) : « Pour moi, il y a deux définitions possibles, euh non, finalement qu’une seule. Une série qui suscite une réaction (positive ou non) en masse de la part du public. Mais je pense que plus la série perdure dans le temps, plus elle est culte ».
– Claude (23 ans) : « Je pense qu’une série culte est une série qui touche une très grande partie de la population, qui finit par entrer dans les mœurs, que tout le monde connaît… On peut donc dire que les Simpsons, Urgences aussi sont cultes ».
Notes de bas de page
1 Voir Rousselet-blanc (Vincent), Les Fans. Les dieux de nos nouvelles mythologies, J. C. Lattès, 1994, p. 27. Cet ouvrage rédigé par un journaliste souligne en creux la rareté des productions universitaires consacrées à l’étude de l’univers des fans, notamment dans le domaine académique français. On peut par ailleurs penser que les observations et les analyses dont il fait état, mi-journalistiques, mi-scientifiques, illustrent bien ce « sens commun savant, sorte de mélange de sens commun ordinaire et de produit des sciences sociales » qu’évoque Patrick Champagne in P. Champagne et coll., Initiation à la pratique sociologique, Dunod, 1999, p. 167.
2 Bromberger (Christian) (dir.), Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Bayard, 1998, p. 31.
3 Pasquier (Dominique), La culture des sentiments, l’expérience télévisuelle des adolescents, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1999.
4 Jenkins (Henry), Textual Poachers. Television fans and participatory culture, Routledge, 1992, p. 286.
5 Il est par exemple frappant de noter que la quasi totalité des travaux sur les fans de séries télévisées ignorent ou laissent à la marge la question des variables – formation scolaire, appartenance à un milieu, etc. – par lesquels on pourrait être tenté de rendre compte des pratiques de fans. H. Jenkins par exemple caractérise le fan comme un « lecteur actif », en empruntant notamment à de Certeau sa théorie du « braconnage et ce par opposition à l’image dévaluée et stéréotypée du consommateur passif. Toutefois, il n’établit pas de lien explicite entre variables sociales et participation à la culture « fan ».
6 Jenkins (Henry) et Tulloch (John), Science fiction audiences. Watching Doctor Who and Star Trek, Routledge, 1995, p. 168.
7 Représentatifs de cette sociologie néo-critique qui oppose aux catégories de la sociologie bourdieusienne qui serait déterministe (par exemple, « dominants vs dominés ») une sociologie des identités, Le bart (Christian) et Ambroise (Jean-Charles), Les fans des Beatles. Sociologie d’une passion, Presses Universitaires de Rennes, 2000, p. 165, concluent qu’« il ne nous paraît pas possible de construire des corrélations pertinentes entre position sociale et goût musical ».
8 Jenkins (Henry) et Tulloch (John), op. cit., p. 18.
9 Jenson (Joli), « Fandom as Pathology : The consequences of characterisation » in Lisa A. Lewis (ed.), The adoring audience. Fan culture and popular media, Routledge, 1992, p. 9. C’est nous qui traduisons.
10 Corcuff (Philippe), Les nouvelles sociologies, Nathan Université, coll. 128, 1995, p. 96-114 ; Joseph (Isaac), Erving Goffman et la microsociologie, PUF, coll. Philosophies, p. 23-26.
11 Je remercie pour l’aide précieuse qu’ils m’ont apporté les membres du Rôdeur, les fans rencontrés lors des conventions 1998 et 2000 et tout particulièrement Patrick Ducher et Anne-Marie Lafay qui, s’ils ne partagent probablement pas toutes mes conclusions, ont constamment répondu avec beaucoup de bonne humeur à mes requêtes incessantes. Les activités du fan-club sont en particulier observables à partir du site web : www.leprisonnier.net
12 Pour une approche sociologique de la question de l’identité, voir Dubar (Claude), La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 1996, p. 107-128.
13 Pasquier (Dominique), op. cit., p. 213.
14 Cette association a édité différentes revues – Number 6, Alert, Escape, The Tally Ho – qui relatent l’actualité du Prisonnier et publient des analyses d’épisodes ou des nouvelles inspirées de la série. Le nombre d’adhérents, estimé au milieu des années 90 à 2 000 membres, est aujourd’hui retombé à un millier ; on trouve des branches de cette association en France et aux USA.
15 En 2001, l’adhésion est de 18 Livres.
16 Jenkins (Henry) et Tulloch (John), op. cit., p. 145.
17 Cefaï (Daniel), Phénoménologie et Sciences Sociales. Alfred Schutz, naissance d’une anthropologie philosophique, Librairie Droz, 1998, p. 238-239 : « Le partage de modèles culturels, et corrélativement l’implication dans un réseau établi de relations sociales, la maîtrise des mêmes systèmes de types et de symboles, l’usage des mêmes repères d’identification et d’orientation, le maniement des mêmes outils de catégorisation et de raisonnement, caractérisent l’appartenance à un in-group ».
18 Alors que la rédaction de ce texte arrive à son terme, j’ai obtenu du président du fan-club de pouvoir contacter l’ensemble des fans par courrier. Ceci devrait me permettre de réaliser une enquête ultérieure sur la base de données plus globales.
19 Le rapport moral insiste également sur le nombre de connexions au site du fan-club : « Une moyenne de 583 visites par mois sur la saison 1999-2000, soit une multiplication par deux en un an ».
20 À propos d’un étudiant venu présenter son mémoire de maîtrise lors de la 13e convention, un article du Rôdeur, n° 30, décembre 1999, p. 9, rappelle que « trouver un directeur de mémoire fut une des premières difficultés rencontrées car la plupart des étudiants en anglais consacrent leur année à Shakespeare ou à Dickens, c’est tout de même plus sérieux qu’une série TV ! Les profs ne sont d’ailleurs pas les seuls à être réticents face à un tel sujet puisque Guillaume a ressenti un relatif mépris de la part de ses camarades anglicistes, même après sa soutenance […] Difficile pour eux d’imaginer que Guillaume ait pu faire autre chose que regarder la télé pendant un an !… ».
21 Le Rôdeur, septembre 2000, n° 33, p. 8.
22 Le Rôdeur, op. cit.
23 Anderson (Benedict), L’imaginaire national, La Découverte, (traduction), 1996.
24 Enquêtes en cours non publiées menées auprès de TF1 Vidéo, de Canal Jimmy, de France 2 et de M6.
25 Auxquels on peut ajouter 4 représentants de TF1 Vidéo venus présenter un DVD.
26 Le Rôdeur, n° 30, décembre 1999, p. 5.
27 Les journaux et magazines qui souhaitent publier un article sur la série ne se privent d’ailleurs pas de consulter le fan-club pour obtenir des informations : ils sollicitent les fans pour leur compétence d’experts. En retour, le fan-club peut espérer que ses coordonnées soient citées dans les articles publiés.
28 Le Rôdeur n° 33, septembre 2000, p. 12.
29 Le Rôdeur, n° 30, décembre 1999, p. 4-5.
30 Jenkins (Henry) et Tulloch (John), op. cit., p. 108.
31 Entre autres exemples du poids de cette interprétation, ce texte extrait de la rubrique « Le monde, le village aujourd’hui », Le Rôdeur, n° 32, juin 2000, p. 11 : « Ce n’est pas un scoop, la surveillance est partout, et nous l’avons déjà évoquée de nombreuses fois dans ces colonnes ».
32 Pour reprendre le titre d’un mémoire de maîtrise consacré au Prisonnier par un des membres du fan-club.
33 Le texte de l’article consacré à la 13e rencontre française du Prisonnier in Le Rôdeur, n° 30, décembre 1999, p. 8, est intitulé « Nous ne sommes pas des numéros, nous sommes des lettres libres ! ».
34 La thèse des audiences dominées face au spectacle télévisé est devenue une sorte de figure convenue et obligée des discours – y compris savants – tenus sur le petit écran et sa réception. On gagnerait cependant à faire la genèse des conditions qui aboutissent à la naturalisation de cette doxa, la victimisation des audiences étant sans doute aussi le produit de discours savants engagés dans la réhabilitation des publics et partie des fans eux-mêmes qui trouvent dans ce déclassement une forme paradoxale de distinction. Sur les modèles mobilisés dans la recherche sur les publics, voir en particulier Curran (James), « La décennie des révisions. La recherche en communication de masse des années 80 », in À la recherche du public. Réception, télévision, médias, Hermès 11-12, CNRS éditions, 1992, p. 47-74.
35 Le Rôdeur, n° 5, p. 14.
36 Pasquier (Dominique), La culture des sentiments, l’expérience télévisuelle des adolescents, op. cit.
37 Voir Garfinkel (Harold), Studies in Ethnomethodology, Prentice Hall, 1967 et en particulier la notion de « breaching experiments ».
38 JENKINS (Henry), op. cit., Routledge, 1992.
39 Jenkins se distingue toutefois de de Certeau auquel il emprunte l’expression de « braconnier textuel » parce qu’il refuse de considérer que les règles économiques et de production sont si fortes dans le cas de la télévision qu’elles ménagent une place quasiment nulle au spectateur devenu en l’occurrence pur récepteur.
40 Henry Jenkins parle à cet égard de « cottage industry », in Textual Poachers, op. cit., p. 158.
41 Sur les stratégies d’appropriation et de reconstruction du sens des fictions TV, voir encore Jenkins (Henry), op. cit., p. 162-177.
42 Pasquier (Dominique), La culture des sentiments, op. cit., p. 191.
43 Les séries sont puisées notamment dans le catalogue de la firme anglaise ITC.
44 Grand Angle, janvier 1990.
45 Skorecki (Louis), « Glossaire des horreurs téléphiles », Libération, 22 juin 1992, p. 46.
46 Voir par exemple Bourdieu (Pierre) et Darbel (Alain), L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leurs publics, Les Éditions de Minuit, 1969.
47 Notre étude se fonde sur la lecture du Rôdeur, bulletin d’information du fan club officiel du Prisonnier. L’analyse tient compte du fait que l’expression écrite dans le cadre d’un fanzine est généralement subordonnée à la lettre et à l’esprit du journal, qui fixe implicitement un cadre pour l’espace des prises de position, ne serait-ce que par le choix des lettres publiées. Il convient d’ajouter que nous ne réduisons évidemment pas le public du Prisonnier aux seuls fans de la série : la notion de public n’est pas monolithique, et une même série peut appeler une grande variété de groupes sociaux aux intérêts divers, voire conflictuels.
48 Voir l’article de Bianchi (Jean), « La promesse du feuilleton, structure d’une réception télévisuelle », in L’invention du téléspectateur, Réseaux n° 39, janvier 1990, CNET, p. 9-18.
49 Le Rôdeur, n° 13, p. 26.
50 Sur la méta-télévision, voir Beylot (Pierre) (dir.), La télévision au miroir (1 et 2), Champs Visuels, L’Harmattan, n° 8 et 9, 1998/1999.
51 Le Rôdeur n° 32, juin 2000, p. 20.
52 Fermiot (Christine), « Arthur, la caméra explore l’écran », TV Magazine Ouest, 7-13 novembre 1994, p. 14.
53 « Nous nous souvenons de la télé de notre enfance et elle nous touche parce qu’il s’agit de notre enfance, rien de plus », Daney (Serge), Le Salaire du Zappeur, Ramsey, p. 105.
54 Le Rôdeur n° 10, Courrier des Lecteurs, p. 14.
55 Alain Carrazé, cité par Derrien (Michel), Ouest France, 8 février 1986.
56 Bianchi (Jean), op. cit., p. 16.
57 Le Rôdeur, n° 10, p. 14-15.
58 Le Rôdeur, n° 6, p. 37
59 Le Rôdeur, n° 5, p. 4
60 Le Rôdeur, n° 5, p. 14.
61 Le Rôdeur, juin 1992
62 Rolling Stones, janvier 1990.
63 Sur la question de « l’invention de l’artiste », voir la synthèse présentée par Pasquier (Dominique), Les scénaristes et la télévision. Approche sociologique, op. cit., p. 16-25.
64 Télé Poche, 30 mars 1991.
65 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992.
66 Le Progrès, avril 1991.
67 Pierre-André Boutang cité in Ducher (Patrick), L’idiot du Village, Hors-Série n° 4 du Rôdeur, 1996, p. VII, 3.
68 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 209.
69 Donnat (Olivier), Les Français face à la culture. De l’exclusion à l’éclectisme, La découverte, 1994, p. 348.
70 Le plus haut diplôme relevé est un DEA de Sciences Économiques.
71 Comme pour marquer l’écart ressenti entre son niveau d’étude et l’emploi occupé, le fan en question m’apprend incidemment qu’il a naguère publié son mémoire de maîtrise et insiste sur l’effort que cela a représenté, m’indiquant en fait que cela n’est pas à la portée du premier venu.
72 Comme pour se dédouaner d’avoir classé TF1 – même en dernière position –, un fan ajoute ce commentaire : « Sur la Une, je ne regarde que le foot, ou presque ».
73 Bourdieu (Pierre), La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 371.
74 Neveu (Erik), « Won’t get fooled again », Rock de l’histoire au mythe, Anthropos, 1991, p. 56. H. Jenkins, op. cit., p. 282, semble partager cette analyse : « Fans are often people who are overeducated for their jobs, whose intellectual skills are not challlenged by their professional lives ».
75 Bourdieu (Pierre), en particulier « Connaissance et reconnaissance » et « L’école et l’autodidacte », in La Distinction, op. cit., p. 367 et 377.
76 Voir aussi Boltanski (Luc), « la constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en Sciences Sociales, janvier 1975, n° 1. À partir de la page 40, l’auteur analyse les formes d’investissements sérieux dans des formes illégitimes de la culture par ces nouveaux publics « dotés par le passage dans l’enseignement secondaire d’une ébauche de disposition cultivée sans posséder pour autant le capital de compétences et surtout l’assurance qui leur serait nécessaire pour investir dans les domaines culturellement légitimes […] ».
77 Le Rôdeur n° 10, p. 14-15.
78 Sur la pratique de la collection comme exercice constitutif de toute culture savante, voir Boltanski (Luc), op. cit., p. 40-41.
79 On trouve une disposition analogue dans le sous-champ des éditions qui font de ce type de culture leur fond de commerce : voir par exemple comment les éditions 8e Art s’implantent à la marge d’une littérature légitime en publiant des ouvrages luxueux destinés à une clientèle d’amateurs éclairés au moins autant qu’à celle du grand public et en s’assurant le concours de signatures consacrées (Isaac Asimov ; Roland Topor) ou en s’associant à des maisons d’édition dotées d’une légitimité littéraire (Les Belles Lettres).
80 Bourdieu (Pierre), op. cit., p. 380. Dans notre esprit, les « sujets socialement infimes » dont parle Bourdieu ne le sont évidemment pas en-soi.
81 Sur le concept de « vulgarité », voir Bourdieu (Pierre), op. cit., p. 59.
82 Bourdieu (Pierre), op. cit., p. 417
83 Donnat (Olivier), op. cit., p. 359.
84 Le bart (Christian) et Ambroise (Jean-Charles), op. cit., p. 177.
85 C’est la position adoptée par Le bart et Ambroise, op. cit., p. 230.
86 Sur cette question, voir Le guern (Philippe), note de lecture sur les fans des Beatles. Sociologie d’une passion, Réseaux, volume 19, n° 110, 2001.
Notes de fin
* À Pierre-Augustin, dont je suis fan inconditionnel.
Auteur
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