L’Anatolie du Nord aujourd’hui
Identité géographique et dynamiques régionales
p. 49-76
Texte intégral
1Cet ouvrage est centré sur un thème éminemment géographique, celui des identités territoriales. Il est en effet particulièrement approprié pour traiter d’un espace qui est perçu comme ayant une personnalité marquée au sein de la Turquie d’aujourd’hui. Mais au fait, quel espace, comment le nomme-t-on ? Si je dis Anatolie du Nord à des Turcs, ils ne me comprendront pas, car pour eux il s’agit de la région de la mer Noire (Karadeniz bölgesi). Ce décalage témoigne de l’ambiguïté du fait régional en Turquie, et plus largement dans le monde turco-iranien1, question sur laquelle nous devrons revenir d’entrée pour ouvrir une première partie sur l’identité de cette région telle que la voient les géographes. Or cerner cette identité nous obligera à un va-et-vient entre écologie et histoire : la marque d’un milieu naturel original a été d’autant plus forte qu’il a induit une capacité de résistance au fait majeur des « bédouinisations médiévales2 » qui ont fait de l’Asie Mineure le pays des Turcs, la Turquie. Par la suite, lorsque diverses innovations agricoles ont été adoptées, elles ont pris des formes spécifiques adaptées aux contraintes du milieu.
2De même les transformations d’ensemble qui ont affecté la Turquie depuis le milieu du xxe siècle : exode rural, urbanisation galopante, entrée dans la mondialisation – qui feront l’objet d’une seconde partie – ont pris une tonalité particulière dans cette Turquie pontique. Les flux migratoires depuis les chaînes côtières et les bassins intramontagnards ont pris une telle ampleur qu’ils ont fait plus qu’écrémer le surplus de population rurale, entraînant une déprise démographique de nombre de cantons ruraux. De plus, ces migrants ont en grande partie conservé des habitudes pluriséculaires de déplacements, temporaires ou définitifs, vers Istanbul, et ont donc moins alimenté la croissance urbaine régionale que dans d’autres parties de la Turquie, même si l’on a vu ici comme ailleurs se renforcer un réseau urbain bien hiérarchisé. Enfin l’ouverture vers l’extérieur ne se fait pas ici vers la Méditerranée mais vers le bassin de la mer Noire, une aire d’interrelations nouvelle dont Françoise Rollan pointera dans son article les enjeux géopolitiques.
Une identité géographique bien marquée au sein de la Turquie
3Les régions sont désignées en turc par le terme assez neutre de bölge issu du verbe bölmek « découper » ou « diviser », et subdivisées en unités plus petites emboîtées, les bölüm, de même étymologie, puis les yöre. Mais parmi les diverses acceptions de la région, plusieurs sont restées longtemps très peu utilisées : si nombre de départements actuels remontent à des principautés pré-ottomanes, leur nom s’est rarement conservé dans l’usage courant, tandis que l’érudition orientaliste continuait à utiliser les noms de l’Antiquité gréco-romaine, dont certains sont restés bien vivants en turc contemporain : Trakya, Likya, Kappadokya. Quant aux régions administratives et politiques, elles sont tout juste en train de s’ébaucher sous la pression de l’Union européenne. En revanche un découpage de la Turquie en sept régions naturelles (doğal bölge) a été adopté par le premier congrès des géographes turcs en 1941. Combinant le relief et les grandes zones bioclimatiques, elles se répartissent entre quatre régions maritimes sur le pourtour du pays, nommées d’après les mers qui les baignent : régions de la mer Noire (Karadeniz bölgesi), de la Marmara (Marmara bölgesi), de l’Égée (Ege bölgesi) et de la Méditerranée (Akdeniz bölgesi), et trois régions de l’intérieur auxquelles on réserve le nom d’Anatolie (Anadolu) – qui désignait au départ l’Orient, au sens étymologique, du monde hellénique dans son ensemble – assorti d’un adjectif de position : Anatolie centrale (Orta Anadolu, ou intérieure İç Anadolu), Anatolie du Nord-Est (Kuzeydoğu Anadolu) et Anatolie du Sud-Est (Güneydoğu Anadolu), et sont apprises par les écoliers et lycéens turcs et donc bien appropriées et intériorisées3. C’est donc de la première, la région de la mer Noire, et de ses habitants, les Karadenizli, que nous allons traiter ici.
Fig. 1. – Les régions naturelles de la Turquie.

4Notons dès maintenant que cette région naturelle ne coïncide pas parfaitement avec les limites administratives, d’autant plus que le passage de la frange littorale à l’intérieur continental se fait par une bande de transition plus ou moins large. Lorsque l’Institut d’État de statistique (Devlet İstatistik Enstitüsü, DİE), devenu récemment la Fondation turque des statistiques (Türk İstatistik Kurumu, TÜİK), a voulu distinguer des sous-ensembles régionaux, il les a toujours constitués à partir des unités administratives de base, les départements (vilâyet au début de la République, dénommés il aujourd’hui). Dès les années 1950, une région statistique de la mer Noire était ainsi constituée de dix départements littoraux, de Bolu à Çoruh = Artvin, qui sont treize aujourd’hui depuis la subdivision de Bolu en deux et de Zonguldak en trois départements. Mais la région naturelle s’étend plus largement vers le sud, englobant une bonne partie des deux départements de Çankırı et Çorum puis la totalité des trois départements d’Amasya, Tokat et Gümüşhane, ce dernier subdivisé en deux par la suite. C’est cet ensemble de quinze départements des années 1950-1960, devenus dix-neuf aujourd’hui, que nous prendrons en considération ici.
Fig. 2. – L’Anatolie du nord dans le découpage administratif de la Turquie en 2000.

Conception M. Bazin, réalisation S. Piantoni.
Fig. 3. – Types et régions climatiques.

J. Charre, 1972.
Un écosystème spécifique
Un climat subtropical humide
5Entièrement compris entre 41o et 42o de latitude nord, soit au même niveau que Barcelone ou Rome et Naples en Méditerranée occidentale, où règne un climat méditerranéen typique, le littoral pontique se singularise par des précipitations assez ou très élevées et réparties tout au long de l’année, même si elles diminuent en saison estivale. Ce dernier trait différencie ce climat pontique, comme son voisin le climat hyrcanien de l’Iran caspien, des climats subtropicaux de façade est des continents auxquels on les compare volontiers (Chine du Sud, Louisiane, Sud-Est australien) car ceux-ci ont un maximum estival marqué.
6Cette exception climatique est due à la présence des bassins maritimes de la mer Noire et de la Caspienne au-dessus desquels des courants atmosphériques de secteur nord (nord-ouest en saison froide, plein nord en été) se chargent d’humidité avant de la condenser et de la déverser sur les barrières montagneuses puissantes de la chaîne pontique et de l’Alborz. L’orientation du littoral et la configuration des chaînes viennent nuancer ce climat. (Voir cahier couleur, no 1.)
1. – Relief de la Turquie pontique.

Büyük Atlas.
La chaîne pontique
7Elle constitue un élément de l’arc alpino-himalayen. Dessinant un éventail de chaînons et de bas-plateaux éventré par la mer de Marmara à l’ouest (en Thrace orientale et Bithynie occidentale si l’on reprend les appellations antiques), elle se resserre et s’élève vers l’est à partir des monts de Bolu. Une portion centrale dessine un arc saillant vers le nord, plusieurs chaînes parallèles s’y succèdent de l’intérieur à la côte : monts Köroğlu (2 378 m), Ilgaz (2 530 m) et İsfendyar (1 750 m). Après le cap İnce Burun et la presqu’île de Sinop, le littoral s’incurve vers le sud-est en un vaste rentrant puis repart vers le nord-est jusqu’à la frontière de la Géorgie. La chaîne côtière atteint son altitude maximale au droit de Rize (3 711 m). Une discontinuité longitudinale majeure, la faille nord-anatolienne qui correspond au contact de la plaque eurasiatique au nord et d’une plaque intermédiaire dite anatolienne au sud, a guidé une série de vallées parfois élargies en plaines, les ova, à partir desquelles la puissante érosion régressive du versant pontique a ouvert des brèches aux fleuves principaux qui drainent des surfaces importantes de l’intérieur en direction de la mer Noire : Filyos, Kızılırmak, Yeşilırmak et Çoruh. La séismicité est élevée tout le long de cette faille, qui a vu se succéder des tremblements de terre meurtriers tout au long du xxe siècle : Erzincan 1939 puis à nouveau 1991, Erzurum et sa région 1966, İzmit et une partie d’Istanbul en 1999.
Les nuances du climat et la végétation
8L’orientation du littoral et la vigueur du relief ont conduit Joël Charre à distinguer trois types de climats le long du littoral4 : un type « eupontique », le plus vigoureusement arrosé, au niveau de Rize (2 300 mm, dont 148 en juillet), qui se prolonge dans la Géorgie voisine (la Colchide antique) ; un type « hémipontique » dans les sections encore assez exposées aux flux humides, de Zonguldak à İnebolu et d’Ordu à Trabzon, recevant entre 800 et 1 200 mm, avec un fléchissement sensible au cœur de l’été ; et un type de transition « méditerranéo-pontique » à l’ouest et dans les secteurs abrités entre Sinop et Samsun, avec un total inférieur à 800 mm (650 à Samsun) et un ou deux mois caractérisés comme secs en été.
9En arrière, il faudrait disposer d’un réseau plus complet de stations météorologiques pour apprécier finement l’étagement en altitude, très visible dans la végétation. Au-delà de la chaîne littorale, on trouve dans les vallées abritées des climats opérant la transition vers le climat continental semi-aride de l’Anatolie intérieure. Les stations de Bolu, Kastamonu et Merzifon, situées entre 700 et 800 m d’altitude, reçoivent respectivement 536 mm, 462 mm et 392 mm.
10Le versant pontique exposé au nord est caractérisé par des forêts verdoyantes et nettement étagées5. La forêt pontique hyperhumide de la région de Rize démarre sur les basses pentes par une aulnaie très dense associée à de nombreuses espèces caducifoliées et à un sous-bois laurifolié (laurier-cerise et rhododendrons) ; en altitude, entre 400 et 1 500 m, le hêtre oriental Fagus orientalis se mêle aux aulnes et plus haut aux épicéas, avec de plus en plus de rhododendrons à mesure qu’on s’approche des alpages. La prédominance de la hêtraie en altitude est plus marquée dans les secteurs hémipontiques (Ordu, Giresun). Les sections plus sèches présentent une végétation plus xérophile, à affinités nettement méditerranéennes dans la partie la plus basse, passant à de la chênaie-charmaie et encore plus haut à des résineux peu denses, pins noirs ou sapins de Nordmann. L’appauvrissement de la végétation est rapide dès le versant intérieur des chaînes côtières, même si la montagne y reste bien boisée, avec divers résineux.
Une occupation humaine originale
L’obstacle forestier comme frontière du nomadisme
11Le titre de cette sous-partie reprend la formulation de Xavier de Planhol6. En effet, la victoire des Seldjoukides sur l’empereur byzantin Romain Diogène à Mantzikert en 1071 avait ouvert la pénétration des Turcs Oğuz dans la plus grande partie de l’Asie Mineure, avec seulement trois zones de résistance toutes trois appuyées sur des massifs forestiers : l’extrême nord-ouest protégé par les forêts des chaînes pontiques occidentales et de la haute Phrygie, qui résista tout au long du xiiie siècle, le royaume de Petite Arménie centré sur le Taurus oriental boisé, conquis pendant la seconde moitié du xive siècle, et surtout l’empire de Trébizonde qui survécut de huit ans à la prise de Constantinople et ne tomba aux mains des Ottomans qu’en 1461. L’obstacle constitué dans les deux premières aires par des forêts de type méditerranéen dégradé par la continentalité s’est donc finalement révélé plus perméable aux attaques des nomades turcs que la forêt pontique humide, particulièrement inhospitalière pour les chameaux hybrides, principaux animaux de bât des nomades, tout comme les forêts hyrcaniennes de l’Iran caspien7. Dans ces dernières montagnes, les éleveurs tâlech que j’ai étudiés dans les années 19708 m’ont déclaré à plusieurs reprises : « Si on fait venir des chameaux dans les vallées qui descendent vers la Caspienne, ils crèvent ! »
12Si la turquisation linguistique des populations de la frange pontique a été assez rapide après cette conquête tardive, elle est restée incomplète, avec le maintien d’un peuplement hellénophone et chrétien important, les Grecs du Pont ou Pontioi, auxquels une séquence entière de cet ouvrage est consacrée, et de groupes parlant des langues caucasiennes, Lazes, Géorgiens ou Tcherkesses.
13Les premiers ont presque totalement disparu à la suite des échanges de populations de 1923 – au recensement de 1965, le dernier à avoir publié les données linguistiques et religieuses sur la population, un seul département, celui de Trabzon, en comptait un effectif non négligeable de 4 535, en majorité de religion musulmane, dans une trentaine de villages de l’arrondissement de Çaykara9, presque intégralement en milieu rural –, ils constituent aujourd’hui un groupe autonome au sein de la diaspora hellénique10.
14Les Lazes, eux, sont un groupe autochtone parlant une langue proche du géorgien. Leur foyer d’origine est à cheval sur les deux départements de Rize et Artvin où leur nombre était estimé à respectivement 62 000 et 28 000 en 1975 sur 115 000 dans l’ensemble de la Turquie. En effet, ils se sont diffusés vers l’ouest tout le long du littoral pontique, on retrouve des effectifs significatifs à l’ouest à Bolu comme dans les départements adjacents de Sakarya et Kocaeli et jusque dans l’agglomération stambouliote11. Il faut cependant faire attention au fait que beaucoup de Turcs « de l’intérieur » assimilent aux Lazes tous les habitants de l’est pontique, voire de la région pontique dans son ensemble, le terme devient alors un sobriquet pseudo-ethnique évoquant un stéréotype d’individu quelque peu naïf et balourd objet de nombreuses blagues12. Des Géorgiens, musulmans et parlant en majorité le dialecte de l’Adjarie voisine, sont également nombreux près de la frontière géorgienne, et se sont eux aussi dispersés le long de la côte pontique (83 300 en 1965)13.
15En revanche d’autres groupes caucasiens, les Tcherkesses, les Abkhazes et les Tchétchènes, s’étaient largement dispersés dans l’empire ottoman, à tel point que ces derniers ne présentent aucune concentration particulière du côté de la mer Noire, tandis que les deux premiers groupes présentent une concentration secondaire dans la région pontique centrale (Sinop, Samsun, Amasya et Tokat), témoignant probablement d’arrivées maritimes à travers le bassin oriental de la mer Noire14.
16La présence de ces minorités s’est également longtemps manifestée dans la toponymie. Certes, la République turque, conformément au modèle unitaire mis en avant par Atatürk, a imposé la turquisation du nom officiel de tous les villages, mais les volumes des recensements de 1965 et 1970 par division administrative ont systématiquement indiqué entre parenthèses l’ancien nom de très nombreux villages, précieux témoignage qui mériterait une étude exhaustive, si elle n’a pas encore été entreprise15.
Un système agro-pastoral étagé…
17Si les pasteurs nomades turcs n’ont pas converti à leur mode de vie les habitants de la chaîne pontique, ceux-ci ne les avaient pas attendus pour tirer parti des divers niveaux de l’étagement montagnard, mais je ne sais pas jusqu’à quel point on dispose de données suffisamment précises sur l’évolution de cette mise en valeur des différents étages des montagnes pontiques aux époques anciennes, si bien qu’il doit être fort difficile de démêler les éventuels apports turcs des modes d’implantation préexistants. En tout cas sous l’empire ottoman divers types de témoignages et de documents peuvent être exploités pour préciser ce tableau : des histoires locales, des récits de voyageurs occidentaux et orientaux, tels Julien Bordier et Evliya Çelebi (voir l’article de Jean-Louis Bacqué-Grammont dans le présent volume), et les registres fiscaux ottomans, les defter-i mufassal, qui ont alimenté les riches travaux de géographie historique de Wolf-Dieter Hütteroth et de ses disciples, mais aucune de ces études n’a à ma connaissance porté sur la région pontique.
18En tout cas, les particularités du milieu pontique semblent s’être traduites par un double étagement agricole et pastoral, avec dans le premier cas des céréales vivrières adaptées aux différents niveaux : sur les basses pentes, le millet, culture d’été profitant des précipitations estivales et récoltée à l’automne, et en moyenne montagne le blé et l’orge, ce dernier montant plus haut, et dans le second cas au moins deux niveaux de pâturages forestiers plus un niveau d’alpages.
19Par ailleurs, on peut retrouver dans cette région pontique un trait commun à l’ensemble des régions de la Turquie : l’intérêt pour la montée aux estives (yayla), tous groupes sociaux confondus : les éleveurs spécialisés, bien sûr, mais aussi les paysans associant agriculture et élevage dans des systèmes agropastoraux complexes, et même une part notable des citadins montant vers des « yaylas urbaines16 ». La Turquie pontique présentait, et présente encore, nous y reviendrons, une des plus fortes concentrations de yaylas citadines entre Ordu et Trabzon. À l’attrait de l’air pur des alpages s’ajoutait dans le passé le souci de fuir la malaria qui sévissait sur la frange littorale.
Fig. 4. – Types de migrations humaines et pastorales.

X. de Planhol, 1963.
20Le résultat était donc, et est toujours, la juxtaposition de migrations mettant en jeu des groupes humains différents, paysans des basses pentes ou de la moyenne montagne, éleveurs ou citadins, se déplaçant en partie ou en totalité entre plusieurs niveaux, dont on peut rendre compte par des diagrammes temporels tels que les a proposés Xavier de Planhol17.
… peu à peu transformé et diversifié par des cultures nouvelles
21Ce tableau déjà complexe a été peu à peu enrichi et diversifié par l’introduction de nouvelles cultures, surtout de plusieurs générations successives de cultures commerciales, où la région pontique a à chaque fois manifesté son originalité18.
22Cependant c’est d’abord une culture vivrière qui est venue s’implanter sur les basses pentes : le maïs, dont les besoins sont comparables à ceux de la céréale traditionnelle, le millet. Étrange odyssée que le parcours de cette plante nourricière de l’Amérique centrale tropicale devenue la culture vivrière de base de la Turquie pontique sous le nom de mısır, c’est-à-dire « Égypte » ! C’est en effet après avoir été adopté en Basse Égypte comme culture nourricière de base des fellah, tandis que le blé était plutôt orienté vers la population des villes, que le maïs a dû continuer son chemin au sein de l’Empire ottoman et finalement trouver son aire de prédilection dans la frange humide pontique où elle est aujourd’hui la culture vivrière dominante19. Cela ne devrait pas remonter au-delà des xviiie et xixe siècles, je n’ai pas trouvé de références historiques précises sur le calendrier et les modalités de cette innovation importante. Elle a en tout cas contribué à la densification du peuplement rural de la frange pontique orientale en permettant une certaine symbiose avec le gros bétail, élevé en hiver en étable avec l’abondante paille de maïs et fournissant la fumure à l’appui de la culture permanente de cette céréale20. On la retrouve d’ailleurs assez loin vers l’ouest, dans la région de la Marmara dont le climat marque la transition entre les domaines méditerranéen et pontique, dans l’antique Bithynie jusque vers Bursa.
23Parallèlement, on commençait à se préoccuper de développer dans l’Empire ottoman des cultures commerciales susceptibles d’alimenter des exportations, particulièrement dans des régions côtières à partir desquelles il était plus facile d’expédier ces produits. Alors que la façade égéenne a pu se spécialiser dans la production de figues et de raisins secs, les fameuses « sultanines » ou raisins de Smyrne, à proximité de cette ville – et plus loin d’huile d’olive, autre produit peu périssable –, l’ensoleillement estival insuffisant et l’occurrence possible de précipitations tout au long de l’été ne permettaient pas de sécher avec succès des fruits à pulpe ; les cerisiers qui dominaient encore autour de leur cité d’origine Giresun/Cérasonte n’ont ainsi conservé qu’une importance locale. En revanche un arbrisseau présent en abondance dans l’étage inférieur de la forêt pontique, le noisetier, mentionné dès l’Antiquité par Xénophon, fournissait un fruit exportable en coque21. Après quelques plantations créées à la fin du xviiie et au début du xixe siècle pour répondre à la demande du marché russe, les plantations se sont rapidement multipliées au cours de la seconde moitié du xixe siècle entre Ordu et Trabzon, balayant les vergers de cerisiers de Giresun et aboutissant à l’identification d’une véritable « côte de la noisette » couverte de noisetiers jusque vers 800 voire 1 000 mètres.
24La République de Turquie à ses débuts s’est à son tour préoccupée de développer d’autres cultures commerciales, mais cette fois en bonne partie tournées vers le marché intérieur. Cela a été le cas de deux cultures implantées le long de la côte, le thé et le tabac, ainsi que du riz cultivé dans des vallées de la région pontique centrale intérieure (İç Orta Karadeniz bölgesi) :
Les premières plantations de thé ont été introduites depuis la Transcaucasie voisine au tournant des xixe et xxe siècles puis ont trouvé un vigoureux développement dans les années 1930 dans le département de Rize un peu plus à l’ouest. Le théier s’est en effet avéré capable de tirer le meilleur parti des précipitations surabondantes et des sols acides pauvres de la chaîne côtière orientale. Vers l’ouest, en direction de Trabzon, il y a eu interpénétration des domaines du thé et de la noisette, donnant à l’étagement agropastoral sa complexité maximale, décrite par G. Schweizer dans la vallée du Solaklı Çay22.
Plus à l’ouest, les deux deltas du Yeşilırmak et du Kızılırmak à l’aval de Bafra et de Çarşamba, de part et d’autre de Samsun, restés jusque là à l’état de pâturages hivernaux, ont été colonisés au profit de la culture du tabac, des tabacs blonds de type Virginie s’opposant aux tabacs plus rustiques cultivés en Anatolie orientale, donnant naguère les cigarettes les plus appréciées de la gamme du monopole turc des tabacs, les Bafra et les Samsun, nommées d’après les deux villes productrices principales. Ce sont là les deux seuls fronts pionniers des régions turques de la mer Noire, bien visibles comme « aires de peuplement récent » (Jung besiedeltes Land) sur la carte des générations de peuplement rural du TAVO23.
Enfin dans l’intérieur de cette aire pontique, où l’on passe rapidement au système dominant de l’Anatolie intérieure fondé sur l’association de la céréaliculture pluviale (blé et orge) et de l’élevage, les vallées importantes ont accueilli des champs de betterave à sucre (comme beaucoup d’autres plaines et vallées de l’intérieur) et des rizières, culture plus spécifique.
Fig. 5. – Habitat fixe et yaylas dans la partie moyenne et supérieure de la vallée du Solaklı Çay.

G. Schweizer, 1980.
25Ces additions successives, complétées après 1960 par une seconde aire de développement de la noisette vers l’ouest de la région, ont donc abouti à un puzzle de petites unités ayant chacune sa spécialité. La complexité est maximale à l’est de Trabzon, là où les deux aires du thé et du noisetier interfèrent : les basses pentes associent les plantations de thé et de noisetiers, les premières disparaissent vers 500 mètres, remplacées par le maïs, qui reste seul entre des pâturages forestiers entre 900 et 1 300 m, la moyenne montagne, dans l’étage supérieur de la forêt, est faiblement occupée par des taches de pâturages et des parcelles d’orge et de pommes de terre, puis on retrouve un niveau supérieur de villages, plus groupés que les hameaux des basses pentes, avec quelques champs d’orge au milieu de vastes alpages24 Mais presque toutes ont atteint relativement tôt les limites de cette expansion diversifiée, et sont confrontées aujourd’hui à un exode rural précoce et massif.
Fig. 6. – L’étagement des activités dans la vallée de Solaklı.

G. Schweizer, 1980.
Une région en déclin relatif dans la Turquie d’aujourd’hui
26La Turquie pontique partage avec d’autres régions montagneuses ayant accumulé précocement un peuplement rural dense, telles la montagne libanaise ou la Kabylie, le fait d’avoir dû se tourner plus tôt que d’autres vers l’émigration pour compléter des ressources limitées. Du coup l’accélération de l’exode rural après 1950 l’a plus profondément touchée que d’autres régions de la Turquie, et le développement d’une armature urbaine solide et équilibrée n’a pas suffi à retenir les habitants si bien que certains départements ont vu leur population diminuer en valeur absolue. La région dispose cependant d’un certain nombre d’atouts à mieux valoriser.
Une émigration rurale ancienne qui s’est intensifiée
Les migrations de travail, une réponse à la densification précoce du peuplement
27Une population relativement importante s’est accumulée dans un milieu montagnard qui restait difficile, et l’enrichissement progressif de la gamme des cultures a eu des effets différenciés d’une micro-région à une autre. Les exploitations agricoles sont tôt apparues comme les plus fragmentées de toute la Turquie, permettant difficilement d’assurer la subsistance des familles les plus pauvres. On s’est donc très tôt préoccupé de rechercher des ressources complémentaires en dehors non seulement de la cellule rurale d’origine mais même de toute la région, en suivant les axes de communication longitudinaux, route caravanière empruntant l’alignement de vallées et de plaines évasées jalonnant le tracé de la faille nord-anatolienne ou cabotage le long des côtes. Ces itinéraires menaient ainsi aux deux bouts de la façade pontique, vers l’ouest jusqu’au Bosphore et à Constantinople ou vers l’est jusqu’aux contrées du Caucase et de là en direction de la Russie méridionale. Il y a eu un partage entre ces deux directions opposées en fonction de la position géographique mais aussi de l’appartenance ethnique.
28Dans la partie occidentale intégralement turcophone, qui correspondait au vilâyet (province étendue dans l’Empire ottoman) de Kastamonu, on s’est naturellement tourné vers Istanbul, avec des spécialisations professionnelles par micro-régions soulignées par Xavier de Planhol dans son premier article sur la géographie de la Turquie25 : les hommes des environs de Bolu partaient exercer le métier de cuisiniers, ceux de Safranbolu partaient comme boulangers, les habitants des districts très boisés de Bartın ou İnebolu organisaient le commerce du bois d’œuvre et allaient le travailler comme charpentiers dans la capitale ottomane, contribuant avec d’autres migrants des provinces européennes de l’empire à donner son caractère balkano-pontique à l’architecture civile stambouliote de maisons de bois.
29Si l’on trouvait aussi des étameurs venus de Trabzon dans les ateliers d’Istanbul, les départs des Pontioi de la partie orientale, qui constituait le vilâyet de Trabzon, se sont orientés tout au long du xixe siècle vers le Caucase et la Russie méridionale, première étape de la création d’une diaspora complexe (voir l’article de Michel Bruneau26 dans le présent volume).
30Dans les deux cas, on a pu observer toutes les formes intermédiaires entre des migrations saisonnières brèves et une implantation durable, voire définitive.
Les échanges de population de 1923
31Une des principales clauses du traité de Lausanne qui a mis fin à la guerre gréco-turque de 1919-1923 a été d’organiser l’échanger des populations grecques de Turquie et turques de Grèce, à l’exception d’Istanbul du côté turc et de la Thrace occidentale du côté grec. Sur les 1 104 000 réfugiés grecs qui ont alors quitté la Turquie, les Pontiques, déjà partis en nombre vers le Caucase, n’étaient pas les plus nombreux : 182 000 contre 627 000 personnes parties d’Anatolie et 256 000 de Thrace orientale27. Mais comme ils étaient plus concentrés géographiquement, et que la région pontique a accueilli peu de muhacir, de rapatriés turcs de Grèce ou plus largement des Balkans, l’effet a été plus marqué sur les densités de population : l’ancien vilâyet de Trabzon a ainsi perdu 1/6 de ses habitants entre le recensement ottoman de 1914 et le premier recensement de la République de Turquie en 1927, sans atteindre les chiffres dramatiques de l’Anatolie orientale saignée à blanc par les massacres et l’exode des Arméniens. La densité de la région pontique orientale reste cependant relativement élevée, de 32,2 habitants au km², soit presque le double de la densité moyenne du pays entier, alors de 17,9 hab./km² (13 660 275 habitants sur 762 736 km²).
Un exode rural généralisé qui a particulièrement affecté la région
32À partir de ce point bas de la courbe démographique, la population turque va reprendre sa progression, d’abord lentement, ne retrouvant son effectif de 1914 (17 millions d’habitants) qu’en 1940, et à un rythme semblable dans les villes et les campagnes, avec un taux de population urbaine resté stable à 25 % de la population totale. Le décollage se produit à partir de 1950, entrée de la Turquie dans la transition démographique : la mortalité a reculé grâce aux campagnes de vaccination et d’éradication de la malaria pendant que la natalité se maintenait à un niveau élevé, le tout avec de fortes disparités régionales. Le taux de croissance annuel de la population est ainsi passé de 2,17 % entre 1945 et 1950 à 2,76 % entre 1950 et 1955 et 2,85 % entre 1955 et 1960 puis est resté autour de 2,5 % par an entre 1960 et 1975.
33Mais le fait majeur est le décollage de la population urbaine dont les taux de croissance sont pour chaque période intercensitaire de 2,5 fois à 3 fois plus élevés que les taux de croissance de la population rurale : 5,57 % par an contre 1,75 % entre 1950 et 1955, 4,92 % contre 1,95 % entre 1955 et 1960. Ces chiffres attestent éloquemment le transfert d’une fraction de la population rurale vers les villes, autrement dit l’exode rural, le départ définitif de la campagne vers la ville. Ce caractère définitif peut cependant prêter à discussion, car le processus migratoire est un processus de migration en chaîne28, amorcé par des migrations de travail saisonnières ou à temps par quelques individus qui préparent l’arrivée ultérieure d’autres membres de la famille, du lignage, de la communauté villageoise voire des originaires d’une même micro-région, source de solidarité de « voisins » (hemşehri, phénomène très important en Turquie comme en émigration à l’étranger). Ces groupes adoptent souvent une spécialisation professionnelle marquée. Les exigences de celle-ci peuvent amener à pérenniser la résidence en ville et à faire venir le reste de la famille, mais le lien avec le village d’origine reste fort, « village-racine » berceau de la famille et dernier séjour de ses défunts, « village-garde-manger » d’où l’on rapporte toutes sortes de produits alimentaires, et « village-refuge » où l’on peut se replier si l’on perd son travail ou si les affaires en ville tournent mal.
34Au départ, c’est seulement un excédent de population rurale qui a pris le chemin de la ville, en Turquie ou à l’étranger, mais la population rurale dans son ensemble a continué à croître en valeur absolue, tout en voyant sa part relative dans la population reculer peu à peu. À l’échelle du pays entier, elle a atteint son effectif maximal en 1980, avant d’être dépassée par la population urbaine et de commencer à décliner au recensement de 1985.
35Pour l’Anatolie du Nord, nous avons établi des tableaux d’évolution de la population rurale et de la population urbaine de dix ans en dix ans de 1950 à 201029, qui permettent de voir à la fois la tendance générale et des disparités souvent importantes. Au départ, pendant que la population urbaine s’envolait avec une croissance décennale 1950-1960 presque partout comprise entre 46 % et 110 % (+ 68,6 % en moyenne), la population rurale progressait partout elle aussi mais beaucoup plus modestement, de 17 % en moyenne, avec 9 départements au-dessus de cette moyenne (de + 18 % à + 39 %) et 6 en dessous, entre + 1,9 % et + 10 %.
Tableau 1. – Évolution de la population rurale de l’Anatolie du Nord, 1950-2010.

36Ce groupe de départements plus frappés que les autres par l’exode rural comprend des départements soit de l’intérieur (Çankırı, Tokat) soit pénétrant assez loin dans l’intérieur pour associer des vallées pratiquant l’agriculture de type anatolien à la frange littorale (Bolu, Kastamonu, Artvin), le seul franchement littoral, Sinop, faisant peu de place aux cultures commerciales spécialisées.
37Le taux de croissance de la population rurale s’est ensuite ralenti de façon spectaculaire : pour la période 1960-1970, il est passé à + 12,2 %, et un premier département, celui de Kastamonu, a connu une évolution négative (– 2,3 %), suivi par 5 autres en 1970-1980, où l’accroissement d’ensemble s’est réduit à + 6 %. Entre 1980 et 2000, presque tous les départements ont vu leur population rurale diminuer, avec un recul global de 10,1 % en 1980-90 et de 11,6 % en 1990-2000. Et la déperdition s’est à la fois généralisée et accélérée entre 2000-2010 – sous réserve de vérifier que le changement de mode de décompte de la population, substituant au recensement général effectué en une seule journée à travers le pays entier un système d’enregistrement des personnes à leur lieu de domicile, n’a pas eu d’incidence sur ces chiffres –, comme dans l’ensemble du pays d’ailleurs, qui aurait perdu plus du quart de sa population rurale en dix ans (– 26,5 %, et – 28,4 % dans la région de la mer Noire).
38Où sont partis ces migrants ? En partie vers les villes voisines, mais pas seulement. La tradition bien établie qui les menait vers Istanbul est toujours d’actualité. Une carte des échanges migratoires entre Istanbul et le reste du pays en 1975-1980 montre que la région pontique était une des deux principales aires d’origine des arrivants à Istanbul avec les départements adjacents d’Anatolie du Nord-Est, de Sivas à Kars, alors que les échanges étaient plus équilibrés avec la capitale politique Ankara, la métropole de l’Égée İzmir et tout le bassin de la Marmara30. Même si les apports du Sud-Est kurde au peuplement de la métropole du Bosphore, alors assez limités, ont pu augmenter depuis, les Karadenizli – anciennement ou récemment arrivés – restent une composante essentielle de la population stambouliote, visible entre autres par un nombre élevé de restaurants, et par les associations de solidarité et de soutien des originaires de tel ou tel département qui dénotent des concentrations géographiques, par exemple de gens de Kastamonu dans le quartier de Kuzguncuk sur la rive asiatique du Bosphore. On les retrouve également en émigration en Europe occidentale, qu’ils soient arrivés après une étape intermédiaire plus ou moins longue à Istanbul ou directement de la région pontique avec là aussi des restaurants où déguster le Hamsiköy sütlacı, le riz au lait spécialité d’un village riverain de la mer Noire, et des associations de hemşehri, telle celle des originaires de Çankırı longtemps implantée entre la gare de l’Est et la gare du Nord à Paris.
Fig. 7. – Migrations depuis et vers le département d’Istanbul.

Oberweger, 1991, p. 22.
Une urbanisation tardive bien structurée autour de trois pôles
Un certain retard dans l’industrialisation et l’urbanisation
39Longtemps, la région de la mer Noire est apparue comme une région sous-urbanisée. En 1950, au démarrage de l’explosion urbaine contemporaine, la totalité de ses agglomérations urbaines (chefs-lieux de département et d’arrondissement) ne réunissait que 610 000 habitants, soit un taux de population urbaine de 13,2 %, à peine plus de la moitié du taux national. On peut chercher plusieurs raisons à ce retard de l’urbanisation :
40a) D’abord le poids inhabituel, au moins dans la région pontique orientale, d’un peuplement rural dense, et dispersé en hameaux, de petits exploitants. La charge du secteur agricole dans la population active, déjà très élevée pour l’ensemble de la Turquie avec un taux de 48,4 % en 2000, est partout supérieure à 55 %, elle est comprise entre 70 et 83 % dans 8 départements.
Fig. 8. – Part du secteur agriculture – pêche – forêts dans la population active, 2000.

41b) Mais aussi les difficultés de communication dans cette région au relief vigoureux, même lorsqu’il n’est pas très élevé. De plus le transfert de la capitale à Ankara a entraîné un glissement vers le sud des itinéraires reliant Istanbul à l’est du pays, délaissant la route caravanière traditionnelle qui suivait l’axe longitudinal de la chaîne pontique. La construction des chemins de fer a illustré cette translation de façon particulièrement spectaculaire : la voie ferrée devant relier Istanbul à l’Anatolie du Nord-Est a d’abord contourné la partie occidentale de la chaîne pontique par la vallée de la Sakarya nettement plus au sud, puis après Ankara s’est encore infléchie vers le sud pour desservir Kayseri avant de remonter vers Sivas, Erzincan et Erzurum. C’est sur la portion centrale de cet axe que sont venues se brancher les deux seules voies ferrées atteignant le littoral de la mer Noire, l’une et l’autre au tracé très sinueux et se terminant en cul-de-sac : la première part de Kırıkkale vers le nord en direction de Çankırı et franchit en zigzag plusieurs chaînons avant d’atteindre la vallée du Filyos Çayı puis de longer la côte jusqu’à Zonguldak. Elle a alimenté la première usine sidérurgique turque, implantée en 1939 à Karabük, un peu en arrière – pour des raisons stratégiques – du bassin houiller de Zonguldak-Ereğli fournissant le coke, tandis que le minerai de fer venait de Divriği au sud-est de Sivas au prix d’un long parcours ferroviaire. Cette localisation s’est avérée très malcommode, si bien qu’une deuxième usine sidérurgique a été créée en 1967 sur la côte un peu au sud d’Ereğli puis une troisième à İskenderun sur la Méditerranée31. La deuxième voie ferrée se sépare de l’axe principal juste à l’ouest de Sivas et rejoint par un parcours très sinueux le port de Samsun et la ville moyenne de Çarşamba, elle a elle aussi appuyé le développement industriel.
42La desserte routière du littoral est longtemps restée discontinue et médiocre, ce qui a sans doute favorisé le maintien de la seule ligne maritime turque de cabotage assurant des liaisons régulières. Elle a été peu à peu améliorée, tandis que la liaison directe entre Bolu et Samsun renouait avec les tracés anciens empruntant les vallées intérieures. Désormais (cf. carte routière distribuée par les services touristiques, édition de 2010), une route suit la côte de façon quasiment continue d’Akçakoca à la frontière géorgienne – elle contourne l’embouchure du Filyos Çayı et coupe les saillants du cap İnce Burun et des deltas du Kızılırmak et du Yeşilırmak – et comporte deux portions à quatre voies entre Bafra et Giresun puis entre Trabzon et Rize.
43c) Le retard du développement industriel est patent, la région se trouve globalement à l’est de la diagonale Zonguldak-Gaziantep qui sépare, suivant un fort « gradient ouest-est » (West-Ost Gefälle) souligné par W. D. Hütteroth et V. Höhfeld32, une Turquie de l’Ouest industrialisée et urbanisée d’une Turquie de l’Est sous-industrialisée et sous-urbanisée.
Fig. 9. – Part des industries manufacturières dans la population active, 2000.

44Seuls les départements situés juste sur cette charnière dépassaient en 2000 le taux pourtant dérisoire de 8 % de la population active occupée dans les industries manufacturières, plus, beaucoup plus loin vers l’est, le département de Rize avec une quasi mono-activité, la préparation et le conditionnement du thé. Chaque ville importante ou moyenne a une gamme d’industries de consommation d’intérêt local, rarement plus, certaines traitent des produits de l’agriculture régionale comme les manufactures de tabacs de Samsun et Bafra ou dans l’intérieur les sucreries de Kastamonu, Suluova (Amasya) et Turhal (Tokat). À part les industries lourdes du charbon et de l’acier dans le triangle Zonguldak-Karabük-Ereğli, les deux villes concentrant une gamme un peu plus variée d’industries, mais avec des effectifs qui restent très modestes, sont Samsun et Trabzon, les deux ports et centres régionaux.
Une armature urbaine hiérarchisée
45À partir de ce niveau d’urbanisation très faible constaté au milieu du xxe siècle, la région de la mer Noire a commencé à rattraper son retard, son taux de population urbaine a crû plus vite que celui de l’ensemble du pays, sans parvenir toutefois à le rattraper, passant à 18 % contre 32 % pour la Turquie en 1960, 28 % contre 44 % en 1980, 49 % contre 65 % en 2000 et 58,5 % contre 76,3 % en 2010.
Tableau 2. – Évolution de la population urbaine de l’Anatolie du Nord, 1950-2010.

Fig. 10. – Le réseau urbain de la Turquie en 2000.

46Au-delà de cette véritable révolution urbaine qui a renversé en un demi-siècle le centre de gravité socio-spatial de la Turquie, le fait important est ici comme dans l’ensemble du pays l’accentuation de la différenciation des fonctions aboutissant à la constitution d’un réseau urbain nettement hiérarchisé33. Certes, dans cette moitié nord-est du pays, ici comme en Anatolie du Nord-Est et en Anatolie du Sud-Est, les deux niveaux supérieurs de la hiérarchie sont absents : les « deux capitales », l’ancienne Istanbul et la nouvelle Ankara qui se partagent de facto les fonctions de direction du pays, et les trois grandes métropoles des régions de l’ouest, İzmir, Bursa et Adana.
47Mais le niveau suivant, celui des centres régionaux, est clairement individualisé et correspond au découpage de la région, du fait de son allongement de l’ouest à l’est, en trois sous-ensembles distingués comme tels dans les manuels scolaires turcs. Une ville importante rayonne sur chacun de ces sous-ensembles, avec un équipement commercial de haut niveau, une université, des hôpitaux de niveau supérieur et des administrations de rang régional couvrant plusieurs départements. Cette division tripartite ne reprend-elle pas celle de l’Antiquité avec trois cités importantes, Héraclée du Pont à l’ouest, Sinope au centre et Trébizonde à l’est ? Mais deux des trois sites ont changé :
À l’est continuité du site et du nom, mais discontinuité historique avec le départ des Grecs pontiques après 1923 pour Trabzon (239 700 habitants en 2011), dotée d’un port important, de l’Université de la mer Noire (Karadeniz Üniversitesi, 31 000 étudiants en 2000-2001), à proximité du point du littoral où la « côte de la noisette » et la « côte du thé » s’entremêlent, mais moins bien reliée à l’intérieur que les deux autres villes, par une route qui franchit deux cols difficiles (Zigana et Kopdağı).
Au centre Samsun, l’ancienne Amisos, a pris le pas sur l’antique Sinope, dont le site maritime était remarquable à l’abri de son étroite péninsule, mais la liaison avec l’intérieur plus difficile. Samsun bénéficie d’un éventail d’axes routiers bien aménagés conduisant vers Istanbul via Bolu, vers Ankara via Çorum et vers Sivas via Amasya et Tokat, ce dernier doublé par une voie ferrée. Son port, au centre d’une baie relativement abritée par l’avancée des deux deltas du Kızılırmak et du Yeşilırmak de part et d’autre, a été considérablement modernisé. Ce n’est pas par hasard que la ville a été choisie comme débouché du gazoduc sous-marin Blue Stream venant de Touapsé.
De plus auréolée de son prestige historique, étant le point où Mustafa Kemal a débarqué le 19 mai 1919 pour lancer la résistance et la guerre d’indépendance, Samsun est de loin la plus grande ville de la région pontique, avec 501 000 habitants en 2011, avec son port, une gamme d’industries plus diversifiée (tabac, industries alimentaires, travail du cuivre), son Université du 19 mai (Ondokuz Mayis Üniversitesi, 26 000 étudiants en 2000-2001) et un haut niveau d’équipements et de services. Elle a été la première ville de la région à être dotée, dès 1993, d’une municipalité métropolitaine (Büyükşehir belediyesi), suivie par Trabzon lors de la réforme de novembre 2012 qui a en même temps étendu l’autorité des municipalités métropolitaines à l’ensemble du département où elles se trouvent34.
Zonguldak est dans une situation différente, car son rôle industriel, qui plus est à la tête d’un bassin houiller en déclin, a plutôt limité son rayonnement et ses fonctions de centre régional. Elle bénéficie cependant d’un bon port très bien placé par rapport à Istanbul, de la dynamique agricole de la nouvelle « côte de la noisette » qui s’est affirmée récemment dans cette région de la mer Noire occidentale, et conforte son mouvement vers la tertiarisation avec l’implantation de l’université de Karaelmas (8 800 étudiants en 2000-2001). Sa population a reculé depuis 1990 où elle avait 117 000 habitants puis s’est stabilisée autour de 105 000 à 110 000 (en 2011) habitants.
48Le quatrième niveau de la pyramide urbaine turque, le deuxième représenté dans la région, est celui des préfectures (il merkezi) des autres départements. Comme partout en Turquie, c’est un niveau de référence fondamental, fortement intériorisé par la population, car la plupart des départements (77 sur 81 dans le découpage actuel) portent le nom de leur chef-lieu, et l’adjectif de localisation désignera aussi bien un habitant du département que de la ville elle-même. Celle-ci concentre tous les services administratifs de niveau départemental, au moins un lycée et un hôpital général, une gamme importante de commerces.
49Quelques unes de ces villes chefs-lieux de départements se détachent un peu des autres par un rôle particulier, le long de la côte Ordu (145 400 hab.) et Rize (102 000 hab.), de part et d’autre de Trabzon, lui servent de relais comme villes l’une de la noisette (avec Giresun) et l’autre du thé. Dans l’intérieur, Çorum (226 000 hab.) et Tokat (132 300 hab.) ont développé quelques industries (briqueteries dans la première), et Tokat, après avoir eu des facultés dépendant de Sivas, s’est dotée de sa propre université, Gaziosmanpaşa. À l’ouest, Bolu (123 300 hab.) et Düzce (135 500 hab.) ont bénéficié de la diffusion d’industries depuis le Grand Istanbul. Cette dernière est l’une des quatre nouvelles préfectures qui ont obtenu ce rang par la subdivision de départements existants, de loin la plus dynamique. Le cas des trois autres, Bartın, Karabük et Bayburt, laisse perplexe car elles ont bénéficié de cette ascension dans la hiérarchie à un moment où leur territoire paraissait plutôt en difficulté.
50Il y a enfin le niveau inférieur de la hiérarchie urbaine, les sous-préfectures (ilçe merkezi), les très nombreuses petites villes dont l’importance ne doit pas être négligée, car elles constituent les points avancés de diffusion de l’urbanité. La région en comptait 185 en 2000, dont les populations s’échelonnaient de 1 400 à 95 000 habitants. Nous avons eu l’occasion d’en observer une de près dans le cadre d’un atelier d’architecture et d’urbanisme en 1992, Sulusaray, nouvelle sous-préfecture du département de Tokat35. Bourg agricole au départ, Sulusaray a développé une fonction d’encadrement de l’activité agricole, avec une coopérative de crédit agricole et deux moulins à moteur. La fonction commerciale s’y est ajoutée avec un marché hebdomadaire (du mardi) s’insérant dans un cycle de marchés et bénéficiant de bonnes liaisons routières, complété peu à peu par quelques magasins permanents. Puis des services et administrations sont venus se greffer sur cette centralité commerciale : collège (orta okul) puis lycée (lise) en 1991, dispensaire, poste de gendarmerie, bureau de poste, et enfin une municipalité (belediye) en 1987. Le dynamisme et l’entregent politique du maire lui ont permis d’obtenir en 1990 la création d’une sous-préfecture – ou plutôt le rétablissement de ce rang perdu en 1939 à la suite du séisme qui avait détruit la ville d’Erzincan et une bonne partie de la bourgade de Sulusaray – entraînant la création de plusieurs directions d’arrondissement desservant dix-neuf villages. Cela s’est traduit par une accélération de la croissance démographique, le bourg passant de 2 714 habitants en 1985 à 4 377 en 1990, et par une extension distendue en étoile autour du noyau traditionnel installé sur le tertre archéologique de Sébastée du Pont Polémoniaque.
51Quelques-unes de ces petites villes ont affirmé une fonction spécifique, touristique à Amasra ou Ünye, industrielle autour de Rize (usines de thé), à Bafra (tabac), Niksar (eau minérale), Turhal et Suluova (sucreries) et surtout Ereğli et Karabük (aciéries), cette dernière ayant accédé au rang de préfecture dans les années 1990.
52La progression de ces villes de tailles diverses n’a malgré tout pas suffi à toujours compenser le déficit démographique accentué des campagnes, si bien que plusieurs départements ont commencé à perdre globalement des habitants : Çankırı et Gümüşhane dès 1980, avant une timide reprise, puis Kastamonu, Sinop, Artvin et même Rize entre 1980 et 1990 – pour cette dernière, on peut y voir un des multiples effets collatéraux lointains de la catastrophe de Tchernobyl, le passage de la masse d’air radioactive ayant obligé à couper à ras les théiers et à faire consommer aux Turcs du thé en sachets le temps que les arbustes se régénèrent – avant un recul quasi-général entre 2000 et 2010, à l’exception de Samsun, Bolu et Zonguldak en faible progression, mais il faudrait pouvoir vérifier que les nouvelles méthodes de recensement ont vraiment donné des chiffres comparables aux précédents.
Une réforme régionale en demi-teinte
53Une évolution qui pourrait renforcer l’impact des villes et leur effet d’entraînement est l’adoption par la Turquie, dans le cadre des nombreuses réformes visant à rapprocher les institutions turques des normes européennes à l’appui de la candidature du pays à l’adhésion, à l’Union européenne, de deux niveaux d’unités territoriales statistiques supérieurs à celui des départements et susceptibles de donner naissance à de véritables régions36. En effet jusqu’ici, la République turque était de fondation un État unitaire et centralisé, et si diverses administrations avaient éprouvé le besoin de se doter de directions régionales couvrant plusieurs départements, chacune avait son découpage propre, et un même département pouvait dépendre de différentes directions régionales. C’est un peu la situation qui prévalait en France sous la Quatrième République avant la création des « circonscriptions d’action régionale » qui ont fourni le cadre d’une harmonisation progressive des découpages avant de devenir les régions politiques bénéficiaires des lois de décentralisation de 1982-83.
54On a donc superposé en 2002 aux 81 départements – dont le découpage est resté inchangé après la période de redécoupage qui a abouti à la création de quatorze départements supplémentaires entre 1989 et 2000 – deux niveaux (düzey) supérieurs d’unités territoriales statistiques :
12 « grandes régions » NUTS I (düzey 1) ;
26 « petites régions » NUTS II (düzey 2) ;
les départements constituant dès lors le niveau NUTS III (fig. 11 et 12).
55Parallèlement à des réformes institutionnelles affirmant les principes de l’autonomie des collectivités locales et de leur subsidiarité conformes aux objectifs du Comité européen des régions (loi no 5197 sur « l’administration spéciale de la province », il özel idaresi), des Agences de développement (Kalkınma Ajansları) ont été créées et mises en place dans les régions NUTS II37. Délimitées par l’Organisation d’État du Plan (Devlet Planlama Teşkilatı, DPT) avec l’appui de l’Institut d’État de statistiques (Devlet İstatistik Enstitüsü, DİE), ces régions ne suivent que très imparfaitement les aires d’influences des villes principales, ce qui risque à mon sens d’en affaiblir l’efficacité en matière d’aménagement du territoire. Ainsi certaines de ces régions contiennent deux grandes villes (Kayseri et Sivas de poids équivalent dans la TR72, Bursa et Eskişehir, Şanlıurfa et Diyarbakır) tandis que d’autres n’en contiennent aucune.
Fig. 11. – Les « grandes régions » NUTS 1.

Fig. 12. – Les « petites régions » NUTS 2.

Tableau 3 – Les nouveaux découpages NUTS 1 et NUTS 2.

56Comment est traitée la région de la mer Noire dans ces nouveaux découpages ? Elle est clairement identifiée, quoique dans un périmètre un peu plus restreint que celui que nous avons choisi, car le département de Bayburt récemment détaché de Gümüşhane a été réuni à une Anatolie du Nord-Est (Kuzeydoğu Anadolu) de niveau 1 de 7 départements, tandis que le département de Bolu et celui de Düzce qui en est issu ont été réunis à leurs voisins occidentaux Sakarya et Kocaeli pour constituer une des deux régions de 2e niveau associées dans la région NUTS I Marmara orientale (Doğu Marmara). Ce dernier choix peut tout à fait se défendre, car ces quatre départements ont en commun de subir une forte influence de la métropole stambouliote qui y trouve un exutoire à l’extension de ses industries, et d’avoir participé au « deuxième boom de la noisette » depuis les années 1980.
57La région pontique ainsi légèrement entamée aux deux bouts est divisée en deux entités de premier rang respectivement dénommées « Mer Noire Occidentale (Batı Karadeniz) » et « Mer Noire Orientale (Doğu Karadeniz) » de poids inégal, la première comptant près de deux fois plus d’habitants que la seconde (4 518 786 contre 2 516 167 en 2010). On comprendra donc aisément que la seconde n’ait pas été subdivisée en unités NUTS II, d’autant plus qu’elle présente une certaine homogénéité écologique et est nettement polarisée par Trabzon. En revanche, on pourra s’étonner de voir la région de la mer Noire occidentale subdivisée en trois unités NUTS II, alors qu’elle paraît plutôt organisée par deux centres régionaux, Zonguldak et Samsun, respectivement à la tête des unités TR81 et TR83. Entre les deux, l’unité TR82 réunit les trois départements de Sinop, Kastamonu et Çankırı, tous trois médiocrement urbanisés et en perte de vitesse et ne regroupant ensemble que 743 000 habitants. Peut-on appuyer avec quelque chance de succès une Agence de développement sur des bases aussi fragiles, et n’aurait-il pas été préférable de rattacher Kastamonu et Çankırı à Zonguldak et Sinop à Samsun ?
Fig. 13. – Les dynamiques spatiales régionales.

Adapté de M. Bazin, 2005, p. 426.
58Mais cette dernière unité a sans doute été constituée par défaut, car les trois autres avaient en quelque sorte pris les devants par rapport à la régionalisation en se dotant à partir des années 1990 de plans de développement élaborés par l’Organisation d’État du Plan (Devlet Planlama Teşkilatı, DPT). Ces plans ont même été présentés dans les manuels scolaires, à côté du Projet de l’Anatolie du Sud-Est (GAP) et d’un projet de développement de l’Anatolie Orientale (DAP)38. Le premier engagé a été le Projet Zonguldak-Bartın-Karabük (ZBK) dont les études préparatoires ont été menées de 1995 à 1997. Il s’agissait à la fois de consolider ce bassin houiller et sidérurgique, en concentrant l’exploitation minière sur les veines de charbon les plus productives et en modernisant l’aciérie Kardemir de Karabük, et de diversifier son économie en ouvrant de nouvelles zones d’activité aux investissements du secteur privé, particulièrement en aménageant un nouveau port à l’embouchure du Filyos, reprenant un projet évoqué pour la première fois sous le règne du sultan Abdülhamid II (1876-1909). Le Projet de la mer Noire orientale (Doğu Karadeniz Projesi, DOKAP), élaboré en 1999-2000, mettait l’accent sur l’objectif de développement socio-économique visant à élever le niveau de vie global et à atténuer les fortes disparités internes à la région en renforçant les infrastructures de transport et de communication, en protégeant les ressources naturelles de ce milieu montagnard dans une perspective de développement durable, en diversifiant les productions de la frange côtière et en développant le tourisme. Le Projet de développement du bassin du Yeşilırmak (Yeşilırmak Havzası Gelişim Projesi) reprenait des objectifs comparables, en prêtant une attention particulière à l’aménagement du bassin fluvial (lutte contre l’érosion, les inondations et la pollution des eaux), à la maîtrise de l’urbanisation dans l’aire métropolitaine de Samsun et à la diffusion des services sanitaires et sociaux dans les campagnes.
59Finalement ces efforts de développement régional ne modifient guère la position relative de la région de la mer Noire au sein de la Turquie d’aujourd’hui, celle d’une périphérie marginalisée39.
Des atouts à valoriser
60Pourtant cette région de la mer Noire ne manque pas d’atouts dont elle pourrait certainement mieux tirer parti : des spécialisations agricoles remarquables, un potentiel touristique encore sous-exploité et l’ouverture sur un bassin de la mer Noire en pleine transformation.
Des spécialisations agricoles remarquables
61Au moins deux des spécialités agricoles que nous avons relevées jouissent d’une prospérité certaine et sont un quasi-monopole de la région, constituant des « niches » économiques et écologiques.
62La noisette pontique d’abord, produit d’exportation, domine le marché mondial. Les noisetiers ont à la fois renforcé leur implantation dans le foyer historique de la production commerciale, entre Ordu et Trabzon et gagné en extension, vers Samsun depuis cette région orientale et surtout dans une seconde « côte de la noisette » développée plus à l’ouest entre Zonguldak et Kocaeli. Les statistiques n’indiquent pas les superficies plantées, mais le nombre de « touffes » (ocak = « foyer ») pour prendre en compte la densité de plantation inégale et les nombreuses parcelles complantées : il est passé de 268 millions en 1982 à environ 370 millions ces dernières années. La courbe de production présente un profil nettement ascendant malgré des dents de scie assez sensibles : partie de 220 000 t en 1982, elle a atteint 406 000 t dès 1988 et n’est redescendue que quatre fois en dessous des 400 000 t au cours des vingt dernières années, atteignant un record de 800 000 t en 2008. Une solide organisation coopérative soutient ce secteur.
63La production du thé est restée plus concentrée géographiquement, pour l’essentiel dans les trois départements de Rize (entre les ⅔ et les ¾ de la production), Trabzon et Artvin, le premier assurant la plus grande partie du traitement. Cette culture fait vivre environ 200 000 planteurs qui exploitent des superficies très modestes, moins de 0,4 ha en moyenne – on compte d’ailleurs la superficie des plantations en décares et non en hectares. En tout, les surfaces ont légèrement reculé depuis le maximum enregistré en 1990 (90 000 ha), mais les rendements ont fortement progressé, si bien que la production a presque doublé entre la période 1990-1996 et la période 2004-2009, passant de 500 000 à 600 000 t de feuilles vertes à plus de 1 100 000 t, soit de 102 000-136 000 t de thé noir séché à plus de 200 000 t. Le nombre des constructions neuves atteste la prospérité de ces petits planteurs qui ont réussi non seulement à étancher la soif de thé des Turcs – la consommation de thé est un élément marquant de la vie sociale – mais à développer des exportations qui progressent assez régulièrement.
Un potentiel touristique encore peu exploité
64La région de la mer Noire est pratiquement ignorée par le tourisme international presque entièrement polarisé par trois aires touristiques de nature fort différente, l’agglomération stambouliote pour la richesse de son patrimoine, le littoral égéen et méditerranéen occidental conjuguant l’attrait paysager et balnéaire et de nombreux sites antiques, et la Cappadoce dont les extraordinaires paysages sculptés dans les tufs volcaniques ont de plus accueilli églises et monastères (voir cahier couleur, no 2). Pourtant ses attraits sont nombreux, entre ses paysages verdoyants étagés, son habitat traditionnel typique de maisons à structure bois, ses monuments témoignant des diverses cultures qui se sont succédé ou ses sources thermales.
2. – Le tourisme en Turquie.

Marcel Bazin.
65Mais ils ont surtout mobilisé une clientèle nationale, étudiée en détail par Frank-Michael Czapek au début des années 198040, dont la fréquentation prend des formes variées :
Une vie balnéaire modeste, avec des stations de petite dimension égrenées le long de la partie occidentale : Akçakoca, Amasra, Abana et des camps de vacances nombreux plus à l’est vers Ünye ou Fatsa.
De petites stations thermales à l’équipement souvent rudimentaire dispersées en moyenne montagne, telle Çermik à côté de Sulusaray.
Des « yaylas urbaines » qui restent fort fréquentées41, telle Çambaşı, yayla d’Ordu, vers 1 800 m d’altitude, avec un noyau de commerces et services véritablement urbain, construit en grande partie en pierre alors que les chalets de bois dominent alentour.
Un tourisme culturel s’intéressant aux vestiges antiques (Sinop, Amasya), aux monuments religieux, chrétiens (monastère de Sumela dans la montagne au-dessus de Trabzon) et musulmans (mosquées et médressés), aux ensembles fortifiés (citadelle de Tokat) et aux édifices civils, particulièrement à l’architecture vernaculaire qui a entre autres fait la célébrité de la petite ville de Safranbolu42.
66L’enjeu est d’attirer une proportion croissante de touristes étrangers, ce qui suppose d’améliorer les équipements et infrastructures disponibles. En fait un type particulier de tourisme s’est développé depuis une vingtaine d’années, depuis l’effondrement de l’URSS : un flux significatif de visiteurs géorgiens, azerbaidjanais ou russes, les tchelnoki (« navettes ») qui viennent pratiquer le « commerce à la valise43 ». Mais ceci nous mène déjà au dernier de ces atouts :
Des perspectives de développement liées à l’ouverture de la Turquie sur le bassin de la mer Noire
67Ces riches enjeux géopolitiques, économiques et logistiques font l’objet de l’article de Françoise Rollan qui suit.
68C’est donc par la volonté politique de combiner la valorisation de ces divers atouts que la région de la mer Noire peut retrouver une dynamique nouvelle au sein de la Turquie d’aujourd’hui.
Notes de bas de page
1Bazin Marcel, « La région, cette inconnue… Réflexions sur l’identité régionale dans le monde turco-iranien », in Daniel Balland (dir.), Hommes et terres d’Islam. Mélanges offerts à Xavier de Planhol, Téhéran, Institut Français de Recherche en Iran (Bibliothèque iranienne no 53), 2000, t. II, p. 345-358.
2Suivant l’expression de X. de Planhol dans Les fondements géographiques de l’histoire de l’islam, Paris, Flammarion, 1968.
3Voir par exemple İzbirak Reşat, Liseler için Coğrafya II (Manuel de géographie pour les lycées, 2e classe), Istanbul, Milli Eğitim Basımevi (ministère de l’Éducation nationale), 1990, p. 8-25 sur la région de la mer Noire, ou Gültepe Abdülcebbar et al., Ortaöğretim Coğrafya 12 ders kitabı (Manuel de géographie, 12e classe de l’enseignement secondaire), Istanbul, Milli Eğitim Bakanlığı, 2010, qui présente p. 58, photo à l’appui, le congrès fondateur des géographes turcs de juin 1941.
4Charre Joël, « Classification des climats de la côte pontique turque », Revue de géographie alpine, 1972, t. LX, fasc. 4, p. 601-612.
5Charre Joël, « La forêt de la chaîne pontique orientale », Revue de géographie alpine, 1974, t. LXII, fasc. 2, p. 191-204.
6Planhol Xavier de, « Les nomades, la steppe et la forêt en Anatolie », Geographische Zeitschrift, 53. Jahrgang, Heft 2/3, 1965, p. 101-116.
7Planhol Xavier de, Les fondements géographiques de l’histoire de l’islam, Paris, Flammarion, 1968, p. 222-223 sur la frange pontique et p. 217 sur les forêts caspiennes.
8Bazin Marcel, Le Tâlech, une région ethnique au nord de l’Iran, Paris, A.D.P.F. (Bibliothèque Iranienne de l’Institut Français d’Iranologie de Téhéran no 23), 1980, 2 vol.
9Andrews Peter Alford, Ethnic Groups in the Republic of Turkey, Wiesbaden, Dr Ludwig Reichert Verlag (Beihefte zum Tübinger Atlas des Vorderen Orients), Reihe B, no 60, 1989, p. 145-147 et p. 373-374.
10Bruneau Michel, « Territoires de la diaspora grecque pontique », in Georges Prevelakis (dir.), Les réseaux des diasporas, Nicosie, KYKEM, 1996, p. 115-132.
11Andrews Peter Alford, op. cit., p. 176-178 et p. 429-433.
12Tout comme les Iraniens « de l’intérieur » appellent Rachti (habitants de la ville de Racht) tous les habitants du Guilân, voire de l’Iran caspien, eux aussi objet de nombreuses « blagues ethniques ».
13Andrews Peter Alford, op. cit., p. 173-176 et p. 421-428.
14Ibid., p. 167-173 et p. 385-420.
15Genel Nüfus Sayımı, idari bölünüş 24.10.1965/Census of Population By Administrative Division, Ankara, Devlet İstatistik Enstitüsü, Yayın/Publ., no 537, 1968, et Genel Nüfus Sayım ı, idari bölünüş 25.10.1970/Census of Population By Administrative Division, Ankara, Devlet İstatistik Enstitüsü, Yayın/Publ., no 672, 1973.
16Planhol Xavier de, « Principes d’une géographie urbaine de l’Asie Mineure », Revue géographique de l’Est, 1969, t. IX, no 3-4, p. 249-268.
17Planhol Xavier de, « À travers les chaînes pontiques. Plantations côtières et vie montagnarde », Bulletin de l’Association de géographes français, 1963, p. 5.
18Voir la carte de la mise en place des spécialités agricoles de la Turquie donnée dans Bazin Marcel, « Turquie. Le modèle unitaire en question », in Georges Mutin et François Durand-Dastes (dir.), Afrique du Nord, Moyen-Orient, Monde indien, vol. 8 de la Géographie Universelle, Montpellier/Paris, coédition RECLUS/Belin, 1995, p. 208.
19Hütteroth Wolf-Dieter et Höhfeld Volker, Türkei, Darmstadt, Wissentschaftliche Buchgesellschaft (Wissentschaftliche Länderkunden), 2002, p. 229.
20Planhol Xavier de, « À travers les chaînes pontiques. Plantations côtières et vie montagnarde », art. cité, p. 4.
21Ibid., p. 11-12.
22Schweizer Günther, « Kulturgeographische Höhenstufen im Nordostanatolischen Randgebirge (Östliches Schwarzmeer-Gebiet, Türkei) », in Christoph Jentsch et Herbert Liedkte (dir.), Höhengrenzen in Hochgebirgen, Saarbrücken, Arbeiten aus dem Geograph. Institut der Universität des Saarlandes, Bd 29, 1980, p. 327-349.
23Tübinger Atlas des Vorderen Orients, Carte A IX 1 – Vorderer Orient – Alt besiedelte und jung besiedelte Raüme/Middle East – Early and Late Settled Areas, Wiesbaden, Dr Ludwig Reivhert Verlag, 1988.
24Schweizer Günther, op. cit., p. 337-346.
25Planhol Xavier de, « Les migrations de travail en Turquie », Revue de géographie alpine, 1952, t. XL, fasc. 4, p. 583-600.
26Voir son article plus ancien sur ce sujet : Bruneau Michel, « Territoires de la diaspora grecque pontique », art cité, p. 115-132.
27Panzac Daniel, « L’enjeu du nombre. La population de la Turquie de 1914 à 1927 », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, no 50, 1989, p. 45-67.
28Évoqué par exemple à propos de l’émigration turque en Europe occidentale par Gökalp Altan, « L’immigration turque en Europe occidentale : repères et tendances », Travaux de l’Institut de géographie de Reims, no 65-66, 1986, p. 149.
29En gardant comme base territoriale le découpage de 1950 en 15 départements pour permettre les comparaisons sur toute la longueur de la séquence chronologique.
30Oberweger Hans Georg, « Gecekondus in Istanbul », Geographie heute, Heft 90, mai 1991, p. 20-23.
31Hütteroth Wolf-Dieter et Höhfeld Volker, op. cit., p. 272-273.
32Ibid., p. 189-192.
33Bazin Marcel, « Le réseau urbain de la Turquie », Travaux de l’Institut de géographie de Reims, no 65-66, 1986, p. 89-113.
34Bazin Marcel, « La gouvernance des métropoles en Turquie », in Jérôme Dubois (dir.), Aménager les métropoles : les réponses des urbanistes, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2014, p. 63-81, et Perouse Jean-François, « La création de 13 nouvelles municipalités métropolitaines en Turquie par la modification de la loi n. 5779 ou le triomphe écrasant de l’urbain dans l’ordre de gestion territoriale » communication au colloque « Aménager les métropoles », Aix-en-Provence, 29-30 mai 2013, [https://dipnot.hypotheses.org/37], consulté le 21-12-2021.
35Bazin Marcel, « L’urbanisation des campagnes en Turquie : l’exemple de Sulusaray (département de Tokat) », Annales de géographie, no 575, 1994, p. 41-56.
36Massicard Élise, « Régionalisme impossible, régionalisation improbable. La gestion territoriale en Turquie à l’heure du rapprochement avec l’Union européenne », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 39, no 3, septembre 2008, p. 171-203, et Montabone Benoît, La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie, thèse de géographie/aménagement, dir. Guy Baudelle, université Rennes 2, 2011.
37Elles sont au cœur de la thèse de Benoît Montabone, op. cit., chapitres 4, 5 et 6, p. 155-256.
38Gültepe Abdülcebbar et al., op. cit., p. 125-127.
39Comme j’ai pu la caractériser dans la carte de synthèse des dynamiques régionales proposée dans Bazin Marcel, « Diversité ethnique et disparités régionales », in Semih Vaner (dir.), La Turquie, Paris, Fayard, 2005, p. 389-428, reprise et adaptée dans la fig. 13, page précédente.
40Czapek Frank-Michael, Binnenerholungsverkehr im türkischen Schwarzmeergebiet. Eine sozialgeographische Untersuchung, Regensburg, Verlag Friedrich Pustet (Eichstätter Beiträge, Band 6), 1983.
41Grötzbach Erwin, « Yayla-Erholungsverkehr im östlichen Pontischen Gebirge (Nordost-Türkei) », Mitteilungen der Geographischen Gesellschaft in München, Band 67, 1982, p. 91-124.
42Où fut par exemple organisé en 1990 un colloque marquant le 15e anniversaire des mesures de sauvegarde du patrimoine, cf. le dossier « Korumada 15 yıi (15 ans de protection) » publié dans la revue Gösteri, no 117, août 1990, p. 18-26.
43Tinguy Anne de, « Le phénomène des « tchelnoki » et la construction d’espaces transfrontaliers dans la région de la mer Noire », in Marcel Bazin, Salgur Kançal, et Jacques Thobie (dir.), Méditerranée et mer Noire entre mondialisation et régionalisation, Paris/Istanbul, L’Harmattan/IFEA, 2000, p. 471-481.
Auteur
Université de Reims Champagne-Ardennes.
Marcel Bazin est professeur émérite des universités. Université de Reims Champagne-Ardennes, HABITER (EA 2076). [marcel.bazin@numericable.fr].

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008