Conclusion
p. 255-265
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Index géographique : France
Texte intégral
1Au terme de ce travail, nous aimerions faire le point sur les lignes directrices apparues au cours de sa rédaction, quant aux relations des enfants entre eux et à leurs activités pendant les récréations scolaires. Quelles constantes apparaissent d′un établissement à l′autre et que révèlent-elles ? A partir de paroles d′enfants et d′adolescents rencontrés, nous reviendrons sur la définition de l′enfance et ses caractéristiques afin d′approfondir l′idée d′une particularité enfantine qui s′inscrit d′abord par une différence d′avec l′adulte, puis par des éléments culturels partagés entre enfants et dont les adultes sont exclus. La présence de ces éléments culturels, que l′on identifie à un folklore, suffit-elle pour soutenir l′idée de culture(s) enfantine(s) ?
2Bien que tout terrain soit pour le chercheur une frustration dans son désir d′étendre son analyse, celui réalisé dans nos quatre écoles (les Arcs, le Zénith, la Colline et les Landes), a permis des observations sur trois dimensions : la dimension géographique, socioculturelle et biographique.
3La première révèle plus de ressemblances que de différences et alimente de ce fait l′idée d′une culture enfantine diffuse. Les observations faites dans une école s′ajoutent à celles menées dans une autre et aboutissent à une compréhension plus fine des fonctionnements possibles d′un groupe. Dans un contexte similaire d′un établissement à l′autre, des constantes apparaissent dans l′organisation en petits groupes de pairs, née d′une confrontation dans un jeu et construite ensuite au quotidien. De même, une pratique comme le plouf-plouf analysée à l′échelle de plusieurs établissements fait apparaître, par les similitudes observées d′une cour à l′autre, ce qui constitue l′essentiel du fait, le cœur de l′activité : une alliance d′enjeux sociaux (puisque le processus ludique du plouf-plouf consiste à séparer un enfant des autres) et de ritualisation alimentée par la formulette qui donne au jeu sa dimension poétique et magique.
4La variété géographique des écoles visitées a rendu possible l′observation de différences entre l′école rurale de la Colline et les trois écoles citadines, notamment par un contact corporel particulier et par des jeux agricoles. Ce court terrain à l′école de la Colline a suffi à aiguiser notre curiosité et nous chercherons à poursuivre une étude comparative entre enfants ruraux et citadins.
5La comparaison des quatre écoles a permis peu d′analyses sur l′influence du milieu socioculturel sur les pratiques enfantines. Il permet néanmoins de faire une remarque qui semble contredire une idée reçue. On a longtemps dit que les enfants d′un milieu social favorisé profitaient d′une ouverture culturelle grande et riche, alors que ceux d′un milieu défavorisé voyaient leur champ d′ouverture et par conséquent leurs possibilités créatives réduites. Nos observations de terrain amènent à nuancer ou à revoir ce propos. Nous avons vu comment à l′école maternelle du Zénith, en milieu favorisé, les enfants restent plus que dans les autres écoles sous la surveillance des institutrices qui interviennent aussi davantage dans leurs jeux, rappellent les limites et les normes, laissent peu les enfants prendre en charge leurs relations et organiser seuls leurs jeux. Les enfants respectent d′eux-mêmes plus d′interdits et exercent les uns sur les autres un contrôle plus fort. Le règlement invoqué est souvent explicitement nommé comme étant celui de la maîtresse ou des parents, si bien que la présence de l′adulte se poursuit en son absence, par une appropriation enfantine des normes du groupe socioculturel. Les pratiques enfantines sont donc soumises au regard des adultes et aux normes d′une éducation bourgeoise (ou assimilée) qui les restreignent. Au contraire, à l′école maternelle des Landes (en ZEP, zone d′éducation prioritaire), une plus grande variété de jeux est permise par un contrôle moins rigoureux des enseignantes, et par des enfants qui puisent dans leur milieu familial d′origine culturelle variée pour alimenter leurs jeux. Par conséquent, il apparaît que le contexte dans lequel se déroulent leurs jeux permet une gamme plus variée de pratiques et que l′imagination des enfants s′en trouve favorisée.
6Cet exemple montre que le milieu familial n′intervient pas de la même manière en fonction de ses caractéristiques. À l′école du Zénith, il permet notamment une meilleure maîtrise de la langue qui apparaît plus présente dans les échanges mais il limite les pratiques ; à l′école des Landes il laisse une plus grande liberté aux initiatives des enfants et il permet, par sa diversité culturelle, une ouverture créatrice. Cet exemple nous montre encore que les pratiques culturelles enfantines ont besoin d′intimité face au monde des adultes pour se développer. Il nous renseigne sur les relations existantes entre les deux et montre surtout l′intérêt d′approfondir l′étude des relations entre les productions culturelles des enfants et le contexte global dans lequel ils se trouvent.
7Notre incursion dans une unique école élémentaire (les Landes), bien que limitée à un seul établissement, permet une approche diachronique (des enfants de quatre à neuf ans) et pour certains une étude longitudinale (de la maternelle au CE2) qui donne une profondeur biographique à notre analyse. Elle fait ressortir l′évolution des rapports de groupes et des relations amicales qui, fortement organisés autour d′un leader charismatique entre enfants de cinq ou six ans, dérivent vers un modèle plus démocratique des rapports sociaux entre enfants de CE2 (à huit ou neuf ans). Elle permet de voir se transformer le type de jeux pratiqués et la manière de le faire (d′un jeu souvent « ouvert » à un jeu plus structuré). La dimension biographique de notre approche a permis de suivre des relations amicales sur quatre ans pour constater la stabilité de certaines d′entre elles. Par ces relations prolongées qui se concrétisent dans le partage de moments ludiques, les enfants découvrent leur attirance pour certains types de jeux et leur attachement au style de leur groupe (introverti, conquérant...). Ils se construisent au fil des années une identité commune fondée en partie sur ce qui les différencie des autres groupes.
8À une échelle qui dépasse le groupe d′amis habitués à jouer ensemble, se dessinent aussi des règles de comportements motivées par des valeurs que partagent les enfants d′une école ou au moins d′un même niveau scolaire. Ainsi entre grandes sections de maternelle ou entre les trois classes de CE2 des Landes, un discours commun s′élabore sur les qualités individuelles recherchées et les attitudes réprimées. Les pratiques ludiques héritées des aînés concourent encore à réunir les enfants au-delà de leurs groupes de jeux. En plus d′un plaisir physique et spirituel que chacun expérimente, le jeu donne accès à un savoir technique qui appartient à une communauté enfantine plus ou moins élargie. Mais plus que les variantes constatées d′une école à l′autre dans la manière, par exemple, de jouer au sable, ce sont les constantes qui frappent l′observateur. Celles-ci se situent non seulement à l′échelle d′un geste ou d′une parole (technique d′extraction du sable pour la fabrication d′un même « sable doux ») mais aussi dans le type d′expérimentation que permet le jeu (le travail d′un matériau et l′invention d′une fiction). En plus de réunir des enfants partageant un même savoir ludique, les jeux qui connaissent une grande diffusion rassemblent encore les enfants par opposition aux adultes qui ne les pratiquent plus. Ils constituent leur richesse propre par laquelle se manifeste leur spécificité.
9Mais quelle conscience ont les enfants que nous avons rencontrés de ce qui les spécifie ? En grande section de maternelle (école du Zénith), ma question « qu′est-ce qu′un enfant ? laisse dubitatif. On me demande : « un enfant comment ? », on se désigne : « C′est comme ça, avec des vêtements tout petits ». Mais quand j′explique un peu plus ma question, Clément me parle des interdits qui frappent les petits (« On n′a pas le droit de parler à table et c′est pas du jeu parce que les parents y ont le droit »), Raphaëlle me raconte qu′elle adore l′école parce qu′elle écrit et elle apprend « beaucoup de choses », et Corantine me dit : « Moi j′aime bien ma maman très fort, et j′aime bien mon petit frère Nano ». Enfin, on me parle des jeux et des jouets comme appartenant spécifiquement au monde de l′enfance. L′ensemble des critères caractérisant les enfants occidentaux apparaît donc : petitesse du corps, situation familiale définie (dépendance face à l′autorité adulte, relation de protection et d′amour avec les parents, appartenance à une fratrie), période d′apprentissage scolaire et de jeux.
10Au CE2, la représentation du monde de l′enfance et de celui des adultes se précise. J′ai demandé aux enfants des Landes (huit-neuf ans) s′ils avaient envie d′être grands. Leur réponse laisse entendre qu′ils ont imaginé soit l′adolescence ou l′âge de la majorité, soit un âge adulte tel que celui de leurs parents. Dans les deux cas apparaissent des « avantages à être grands et des avantages à être petits » (réponse de Yoan). L′adolescence est attendue pour les permissions de sorties (Julie : « J′aimerais être grande vers quinze ans et puis sortir, c′est tout ce qui me fait envie, aller en boum, en discothèque, avec des copines, des copains »), et la majorité pour pouvoir voter (Ulyssa), pour ne plus être commandé (Julie). L′âge adulte attire pour la possibilité très attendue par les garçons de conduire une voiture et pour réaliser son métier (Sylvain : « Parce que j′ai envie de faire foot, après policier, après pompier parce que j′ai pas envie que la France meurt, et policier ba d′être fort » ; Charlotte : « Pour mon avenir. Institutrice, coiffeuse ou vétérinaire »). Mais l′âge adulte est aussi présenté par ses aspects indésirables, parce que les adolescents « font des bêtises » (Ludivine) et parce que les adultes travaillent beaucoup. La crainte d′un divorce est encore une raison de redouter un âge adulte mal maîtrisé (Ulyssa). Au contraire, l′enfance est appréciée pour le jeu et parfois pour l′école comme lieu d′apprentissage, ainsi que pour l′état de protection face au danger :
Quand t′es grand après tu meurs. Dès que tu marches dans la rue tu te fais renverser par une voiture ; alors que quand t′es petit tu marches dans la rue y a tes parents, y dit de donner la main. Et quand t′es grand tu fais qu′est-ce que tu veux, tu traverses et boum, tu te fais taper par une voiture (Geoffray).
11Est-ce une liberté redoutée, un désir de rester sous la protection des parents face à un monde extérieur difficile et un avenir incertain ?
J′aime comme je suis maintenant parce que je sais pas comment ça va se passer quand je vais être adulte (Mohamed).
12J′ai également demandé à certains élèves de CE2 (comme aux enfants de la maternelle du Zénith) ce que c′était qu′un enfant, en leur précisant parfois « par rapport à un adulte ». Les réponses font ressortir le savoir plus grand des adultes qui « se souviennent de tout » (Yoan), apprennent des choses plus dures et en savent plus (Geoffray) :
Un enfant il est moins prudent, la plupart du temps y sait moins de choses, il est moins intelligent, et puis un enfant ça sait pas tout faire que l′adulte : la République, faire à manger, faire des courses, la valeur de l′argent (Ulyssa).
13La responsabilité et l′autonomie sont encore désignées comme des caractéristiques de l′âge adulte :
Être adulte, c′est ne plus avoir besoin de ses parents. Être enfant c′est avoir besoin de ses parents parce que si on est tout seul et ba, quand on a vers vingt-trois ans par exemple on doit être autonome, on doit se débrouiller (Julie).
14En définitive, le seul savoir de l′enfant que ne possède pas l′adulte est le savoir ludique (Cédric), le jeu étant ce qui permet de caractériser l′enfance en l′opposant au travail de l′adulte (Abdel).
15La représentation que ces enfants ont de l′âge adulte contient l′ambivalence d′une liberté et d′une autonomie qui, bien qu′attendues, inquiètent aussi parce qu′elles font perdre l′état de protection de l′enfance, loin du travail et des dangers du monde adulte. Ces préoccupations ne semblent pas très éloignées de celles d′adultes dénonçant le risque d′un droit donné à l′enfant qui du même coup le charge de responsabilités nouvelles.
16On pourrait penser que la vision relativement réaliste d′une difficulté rencontrée par l′adulte vient du fait que les enfants interrogés sont d′un milieu social modeste ou défavorisé. Mais l′étude de Cléopâtre Montandon sur soixante-sept enfants en classe de sixième à Genève, choisis dans quatre écoles aux milieux sociaux hétéroclites, donne des résultats assez approchants, contenant en tout cas la même ambivalence du statut d′adulte, entre liberté et réalisation de soi, et contraintes et difficultés (1997 : 174-178). La réalité d′un statut d′enfant, sous la dépendance et la protection des adultes, et en particulier des parents, est clairement énoncée par les enfants des Landes. La diversité des situations des enfants en fonction du milieu social ou du pays est également mise en mots dès la maternelle :
Au Zénith, Claire-Marine me dit : Y a l′orphelinat, c′est des enfants qu′ont pas de parents. Clément : Et des fois où y a la guerre et ba les parents y sont morts.
17Quant aux enfants du CE2, à ma question sur les différences pouvant exister entre eux, ils évoquent la pauvreté de certains que l′on peut voir dans la rue, et les différences de caractère qui font que les uns sont gentils, les autres méchants, que certains sont beaux, intelligents et d′autres non.
18Pour élargir mon terrain à un regard sur l′enfance par des plus grands, j′ai questionné par écrit les adolescents d′une classe de troisième que j′ai ensuite rencontrés lors d′une journée de discussions et de réflexions1. La majorité d′entre eux pense que les enfants ont une vision idéalisée du monde des adultes. Peut-être enjolivent-ils aussi leurs propres souvenirs d′enfance. Selon ces adolescents, pour reprendre leurs propos au plus près de leur formulation, les enfants imaginent le monde des adultes comme un monde facile où tout est parfait, dans lequel on a un travail, des enfants, une voiture et un logement. Les enfants se projettent dans le métier qu′ils auront quand ils seront grands. Ils pensent que l′amour de leurs parents durera éternellement et trouvent que les adultes ont de la chance parce qu′ils ont le droit de tout faire et que personne ne les commande. Pour ces adolescents, la vie d′un enfant est plus facile que la leur parce que l′enfant n′a pas conscience du monde des adultes et n′est pas atteint par ses aspects négatifs (chômage, drogue, violence). Il est chouchouté par ses parents qui sont responsables de lui, le protègent et veulent son bien, le guident vers le bon chemin. Mais certains adolescents interrogés n′ont pas une vision aussi sereine des relations entre enfants et parents. Selon eux, les parents n′écoutent pas leurs enfants, ne les prennent pas au sérieux. Ils les mettent à l′écart de leurs conversations, leur mentent parfois et les méprisent. C′est pourquoi leurs relations sont parfois tendues.
19Entre enfants, les relations sont plutôt bonnes ; elles passent par l′amusement, le rire et les chants. Elles ont une place très importante pour eux et forment leurs souvenirs. Enfin, l′univers des enfants est celui des jouets, du Père Noël et des cadeaux. L′importance des relations entre pairs grandit encore à l′adolescence où l′on apprend la fidélité en amitié et les vrais amours. L′adolescent se distancie de ses parents, gagne en liberté mais aussi en responsabilités. Il découvre son corps et celui de l′autre sexe. Entre amis, les adolescents parlent de tout et s′informent sur le monde. Selon le témoignage de l′un d′eux, ces relations jouent un rôle éducatif pour l′adolescent et permettent son passage à l′âge adulte.
20Ces différents regards sur l′enfance, venant d′enfants de plusieurs âges et d′adolescents, révèlent leur conscience élaborée de l′état d′enfant (physique et intellectuel) et de son statut social. Ils montrent une intégration très rapide de cette jeune population dans un système culturel, par son adoption d′une vision de l′enfance comparable à celle des adultes, présentée dans notre premier chapitre : celle d′un enfant dirigé et protégé par ses parents, un être en situation d′apprentissage, qui a moins de connaissances et d′intelligence qu′un adulte. C′est donc la vision culturelle d′un adulte en devenir qui semble affleurer dans leur discours, là où le jeune africain aurait intégré l′image d′un enfant comme ancêtre de retour. Mais plus qu′un être qui se définit en terme de manques par rapport à l′adulte, ce qui apparaît dans les paroles des enfants interrogés est une situation particulière et souvent privilégiée, dans laquelle les relations entre pairs sont importantes parce qu′elles permettent de partager des activités et des émotions avec ceux qui vivent cette même situation. L′idée se dessine donc d′une communauté enfantine qui viendrait tant d′une mise à l′écart de la société globale (en partie pour la protéger) que d′une communion par l′âge et le statut. C′est en analysant le contenu de cette communion telle qu′elle apparaît sur le terrain que nous approcherons notre hypothèse d′une culture enfantine.
21Il est possible de partir de notre observation des jeux des cours d′écoles pour constater l′existence d′un folklore enfantin qui se transmet entre pairs et perdure d′une génération à l′autre en connaissant bien sûr quelques variantes adaptatives. Mais les invariants anthropologiques observés et analysés au cours de notre travail dépassent le simple corpus ludique. Ils comprennent aussi une certaine conception du groupe de joueurs qui devient un groupe d′amis, s′organise autour d′un leader et impose ses normes de comportement et ses valeurs. On pourrait alors parler de culture de pairs : une manière commune de pratiquer un jeu par le respect de règles identiques et le même objectif ludique. Ce concept est d′ailleurs utilisé par William A. Corsaro et Donna Eder (1990 : 197) dont nous partageons la définition : « Par culture de pairs, nous voulons dire un ensemble d′activités ou d′occupations habituelles, de valeurs, artefacts et de relations que les enfants produisent et partagent pendant leurs interactions entre pairs » (notre traduction). Ce groupe de pairs serait le premier groupe d′appartenance identitaire (par opposition à d′autres groupes d′enfants avec lesquels on ne joue pas), le second quant à la taille étant celui constitué par l′ensemble des enfants, qui donne à chacun d′eux son identité d′enfant (par opposition aux adultes). Notre précédente présentation de paroles d′enfants a montré qu′une conscience existe dès l′école maternelle d′appartenir à un groupe d′âge qui parce qu′il a de particulier donne une identité.
22Mais l′importance du groupe de pairs révèle surtout la volonté individuelle de se faire accepter des autres en adhérant à un système d′action et de pensée. Cette volonté se manifeste par le fait que les enfants basent beaucoup leurs relations sur l′imitation. Elle permet l′apprentissage mais aussi la symbiose et fait naître la relation d′amitié. Faire ensemble et faire comme l′autre est aussi ce qui va engendrer une unité sociale et culturelle entre enfants. Celle-ci est encore amplifiée par une culture produite par les adultes et destinée aux enfants (héros télévisuels, jouets, vêtements, alimentation) qui par la force des médias leur impose à tous d′avoir les mêmes envies.
23Il se peut que ce qui réunit les enfants dépasse encore cette unité culturelle qui amène à invoquer l′existence d′un folklore enfantin. Un lien serait à chercher dans un rapport particulier au monde, dans une certaine représentation de celui-ci. Par exemple, au cours de nos terrains est apparue la faculté des enfants à s′immerger dans un imaginaire créé de toutes pièces pour construire une histoire fictive de papa et maman autour d′un jeu de sable, pour se plonger à l′échelle d′un circuit de petites voitures. De même, chacun d′entre nous se souvient sans doute de s′être construit étant enfant des chemins à suivre sur le trottoir, posant son pied à certains endroits choisis (des ponts) et surtout pas à d′autres (des rivières à crocodiles). Ce plaisir à transformer un trajet ennuyeux et une surface anodine en un parcours structuré par des contraintes volontaires et alimenté par une dimension symbolique est d′ailleurs signalé par I. & P. Opie (1959 : 220) et par J. Château (1954 : 160). Les premiers l′utilisent comme exemple de la force des croyances et des rites entre enfants, le second comme témoignage d′une maturation de l′enfant qui vers cinq ou six ans se construit des jeux à règle arbitraire. L′approche anthropologique comme l′analyse psychologique témoignent d′une disposition mentale commune à l′ensemble des enfants (du moins à l′ensemble des enfants observés). Mais le phénomène ne s′arrête pas, à notre avis, à une disposition individuelle : il est le point de départ pour des enfants jouant ensemble, de la construction commune d′un système de représentation.
24Si une telle force d′imagination peut se retrouver chez un adulte (participant à un jeu de rôles ou jouant son rôle de comédien), elle n′est pas le résultat d′une même démarche. Volontaire et ponctuelle chez un adulte, elle résulterait d′une perception différente de la réalité chez un enfant. Les psychologues ont effectivement montré que les jeunes enfants ont une perception égocentrique du monde qui par un manque de distance grossit également l′importance de l′instant. Le lien qui unit un enfant à l′autre leur est donc donné naturellement par leur commune situation d′être en développement. Il leur permet une communion plus grande qu′entre des individus d′âges différents, communion qu′ils expérimentent et alimentent en jouant ensemble. Sur une donnée naturelle ils construisent une communion culturelle : en jouant ensemble, ils s′accordent sur une signification à donner à leurs gestes, à leurs paroles. Le jeu de sable ne fonctionne que parce qu′ils partagent une même conception du sable doux et du bon gâteau. Le plouf-plouf repose sur une commune importance donnée à la forme ritualisée qui doit désigner le chat, le jeu de papa et maman n′est jouissif que s′ils se créent une représentation collective de la famille, stéréotypée et souvent idéalisée. Le regard de la psychanalyse éclairerait notre perception socioculturelle du phénomène. Celui de l′anthropologie nous apprend que les représentations que les enfants mettent en place dans leurs jeux leur permettent de penser le monde des adultes. Elles sont aussi l′occasion d′un questionnement collectif sur des sujets mystérieux ou tabous tels que la mort ou le sexe. Les idées et valeurs qu′ils développent par leurs jeux sont aussi celles qui vont diriger leurs rapports sociaux. D′une communion par le jeu et d′une confrontation scolaire quasi quotidienne, ils découvrent la nécessité d′une solidarité pour faire fonctionner ce jeu et le bienfait des alliances pour s′imposer dans une cour d′école. Entre enfants de maternelle, le leader s′impose comme acteur central dans la constitution des groupes de pairs, fondant sa légitimité sur le respect des valeurs enfantines et en particulier sur la mise en place de règles d′équité.
25L′expérience des enfants dans une cour d′école et au-delà dans un quotidien scolaire partagé, est à l′origine d′un processus social et culturel qui, initié par les circonstances d′une scolarisation imposée, est pris en charge par les enfants. Dépassant le minimum d′échanges et d′actions résultant d′une confrontation dans le cadre scolaire, les enfants font perdurer des jeux qu′ils héritent de leurs aînés et qu′ils enrichissent d′une modernité donnée par le monde marchand ; ils reprennent des adultes le principe d′une organisation sociale autoritaire et hiérarchique telle qu′ils la vivent dans leur famille et lui insufflent petit à petit un idéal égalitaire qu′ils reçoivent par immersion dans un pays démocratique. Leur « société de cour » (P. Rayou, 1997) n′est donc en rien séparée de la société globale dans laquelle ils naissent et grandissent. Elle forme néanmoins une unité sociale et culturelle vécue comme telle par les enfants et marquée par leur situation d′âge et leur état psychophysiologique, amenant les adultes à leur donner un statut particulier.
26Imposer le concept de culture enfantine est donc certainement à considérer comme une « agression interprétative » qui veut séparer une population enfantine et l′homogénéiser à la manière d′une tribu à part2. Décliner le concept de culture pour l′appliquer à l′enfance peut aussi apparaître comme céder à un phénomène de « mode » dans la discipline anthropologique qui veut que l′on décline ce concept pour l′appliquer à tout groupe culturel, au risque qu′il n′apporte plus rien3. Sans doute cette violence interprétative est-elle excessive et il suffirait d′invoquer une unité culturelle et sociale constituée par la population d′une école pour mettre en avant sa spécificité. Pourtant, notre hypothèse de départ qui posait l′existence d′une culture enfantine nous a permis, dans un premier temps, de rompre avec une tradition de pensée orientée vers le monde adulte, qui voit l′enfant comme un être en développement, en devenir, et s′intéresse à sa maturation et à son intégration progressive dans la société. Elle nous a obligés à concevoir les enfants dans leur expérience quotidienne du social et du culturel, en les considérant comme des êtres actuels et non comme des êtres futurs4. Dans un deuxième temps, l′idée de société et de culture enfantines suppose la conscience de faire partie d′un groupe particulier et de développer des pratiques culturelles originales. Pour citer Marcel Mauss dans son Manuel d′ethnographie (1947), une société est « un groupe social, généralement nommé par lui-même et par les autres [...] » (1971 : 23). La conscience d′appartenir à un groupe particulier apparaît finalement comme la condition nécessaire pour que l′on puisse réellement parler d′une anthropologie de l′enfance. L′expression suppose en effet un regard croisé, c′est-à-dire non seulement un discours de l′ethnologue sur les enfants, mais également un discours de ces derniers sur eux-mêmes. Nous avons vu que cette parole s′élabore au fur et à mesure que les enfants possèdent la distanciation nécessaire à une attention introspective. Elle naît avec la conscience de faire partie d′un groupe d′enfants et plus largement du groupe des enfants (en tant que population distincte des adultes). La démarche de l′ethnologue voulant les faire parler sur cette conscience pour saisir de leur point de vue ce qui fait la spécificité enfantine, n′en est qu′à ses débuts. Elle montre l′intérêt de susciter un tel discours si l′on veut saisir les représentations de l′enfance par les enfants eux-mêmes.
27Au terme de ce travail, les concepts de société et de culture enfantines apparaissent comme un moyen de sortir d′un discours « adulto-centrique » (J.-C. Quentel, 1993) et de considérer ce qui unit les enfants. Il s′agit non seulement de désigner des éléments culturels partagés entre enfants tels qu′un répertoire de jeux, mais de s′attarder sur une manière de penser le monde différemment de l′adulte, qui vient d′une disposition mentale (celle d′un être en développement) et d′un statut social (celui d′enfant). Les constructions enfantines et leurs formations sociales semblent d′autant plus intéressantes qu′on les considère dans cette dimension de l′altérité.
28Si notre intention n′était pas dans cette recherche de mettre l′accent sur l′enfant comme être en développement, elle nous a permis néanmoins d′approfondir la manière dont les enfants se socialisent et acquièrent les règles et valeurs de leur groupe social, en précisant l′importance d′une socialisation entre pairs signalée depuis longtemps par les chercheurs de plusieurs disciplines. Celle qui s′opère par contact avec les adultes, en particulier les parents et enseignants, est associée à une mission éducative. De ce fait, ces derniers interviennent sur l′action de l′enfant pour lui apprendre à bien faire et dans une relation hiérarchique. Au contraire, dans un contact entre pairs, les enfants apprennent à gérer les enjeux des relations humaines dans des conditions d′égalité relative, proches de celles qu′ils rencontreront quand ils seront grands. Ils se socialisent non seulement en s′adaptant à un contexte social comme ils le font en présence d′adultes, mais en entrant dans le processus d′appropriation, de réinvention et de production du social. Sans doute cette expérience les forme-t-elle plus qu′une autre à leur statut de citoyen par leur développement de compétences sociales et par l′expérimentation du processus démocratique.
29Enfin, notre meilleure connaissance de l′enfance comme période d′expérience sociale et culturelle peut certainement participer à combler « le fossé des générations » (M. Mead, 1970) en développant une « culture préfigurative » dans laquelle les adultes chercheraient à apprendre des enfants et à appréhender l′avenir grâce à leur compréhension du monde. Comme l′écrivait Margaret Mead en 1970, il ne suffit pas pour comprendre les enfants de se livrer à l′introspection, car ils sont nés dans un monde qui n′est plus celui de nos premières années. Et puisqu′ils appartiennent plus que nous à ce monde présent caractérisé notamment par un accroissement exponentiel des moyens de communication, sans doute sont-ils mieux armés que nous pour le comprendre. On peut en effet s′interroger sur les conséquences sur la jeune génération de l′ordinateur et de l′Internet comme nouveaux supports de connaissance et de communication. Que supposent ces médias quant au mode d′apprentissage et à la transmission des savoirs, quant à la structuration de la pensée et à la représentation du monde ? L′anthropologie de l′enfance a encore de beaux jours devant elle.
Notes de bas de page
1 Ce questionnaire interrogeait ces jeunes d′une quinzaine d′années sur le souvenir qu′ils gardaient de leur enfance, dans la relation qu′ils entretenaient entre pairs et avec les adultes, et dans leur rapport au monde.
2 Selon l′expression de Enso Spera lors d′un débat au colloque de Lille sur les Cultures et sociétés enfantines, colloque présenté dans le chapitre II Guy Barbichon craignait aussi d′enfermer les enfants dans ce terme et préférait parler de « micro-formations sociales et culturelles ».
3 Pour récapituler les propos sur cette question, on lira avec intérêt l′ouvrage de Denis Cuche, 1996.
4 Nous reprenons les termes de A. James et A. Prout (1990) qui opposent une conception traditionnelle des enfants comme « future beings » à celle d′individus comme « beings in present ».
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