Conclusion
p. 187-198
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’identification des personnes en quête d’emploi, notamment lorsqu’elles paraissent démunies, à des « inemployables » est bien sûr indissociable de l’évolution des schèmes d’appréhension qui entourent cette forme de déviance qu’est l’absence d’emploi et motivent les politiques de gestion du non-emploi. Ainsi, la certitude d’une société possiblement moins inégale a-t-elle cédé la place à la conviction d’une société inégale par devoir économique. La lutte contre le chômage a fait place à la lutte contre une exclusion érigée au rang de question sociale. S’est enfin affirmée la conviction qu’il était désormais des sans-emploi dont l’appartenance à la société salariale est irrémédiablement compromise et dont les conditions d’appartenance à la société étaient devenues des plus incertaines.
2De telles évolutions n’ont pas été sans influence sur les dispositifs dits d’insertion. Associés à l’origine à des instruments de lutte contre les inégalités engendrées par le chômage ou, ultérieurement, de prévention d’un risque de dualisation sociétale, les dispositifs doivent, depuis le début des années quatre-vingt-dix, pallier la désorganisation des modes de solidarité issus de la société salariale en générant et en recherchant de nouveaux espaces intégrateurs adaptés à ces derniers. Il leur appartient ainsi de construire et de définir des schèmes identificatoires alternatifs à ceux qu’offre la société salariale, d’inscrire les populations cibles dans une dynamique sociale conforme aux exigences de la logique d’insertion et d’être ainsi porteurs d’un nouveau modèle de cohésion sociale. Par ailleurs, la logique éducative initialement retenue par le législateur a cédé la place à une perspective économiciste. La logique de sas qui avait présidé à la création des missions locales et à l’avènement des dispositifs est remise en cause. La formation, si elle n’est pas secondaire, devient seconde au profit d’alternatives au salariat et de l’insertion par l’économique. Le cadre institutionnel de prise en charge doit créer de l’activité économique, fut-elle d’utilité sociale, et développer les synergies locales. Au-delà des qualifications professionnelles, il lui appartient d’agir sur les qualifications sociales en impulsant une dynamique de réhabilitation sociale et en inscrivant les « inemployables » dans une pratique économique adaptée à leurs profils.
3Ces évolutions, cette reconfiguration des dispositifs d’insertion en un espace de réaffiliation sociale sont toutefois consubstantielles à cette autonomisation d’un espace spécifique à la gestion de « l’inemployabilité » engendrée par les politiques de gestion du non-emploi. Les missions locales, les organismes de formation, les structures d’insertion par l’économique ont graduellement constitué une véritable filière. Ils autorisent une prise en charge continue de l’ensemble des personnes n’exerçant aucune activité professionnelle et offrent des formules variées, entrelacées les unes aux autres, allant de la mesure qualifiante pour les plus « employables » à la formule « occupationnelle » pour celles et ceux jugés incapables d’accéder à un emploi ou à une formation qualifiante.
4En s’appuyant sur le principe de l’alternance, le cadre institutionnel de prise en charge a réintroduit le monde du travail dans leur quotidien et affirmé la primauté de la valeur travail et des valeurs professionnelles qui y sont liées. Il a fait de l’absence d’emploi une étape à mettre à profit et substitué la figure du salarié en devenir, invité à se construire de nouvelles perspectives professionnelles et à reconstruire ses modalités d’appartenance sociale, à celle de l’inactif temporairement en marge de l’emploi. Il ambitionne ainsi restituer les signes extérieurs du salarié : les contrats de travail dits particuliers offrent des opportunités statutaires qui, tout en dérogeant à la figure traditionnelle du salarié, procurent des identités sociales basées sur les principes de l’utilité sociale, confèrent des revenus sur la base du SMIG. L’allongement progressif de leur durée en a fait une possibilité d’insertion « durable » et les contrats de formation en alternance, initialement conçus comme des formations, sont progressivement devenus des « emplois » révélateurs de l’insertion des intéressés ; la logique de parcours qui s’est graduellement affirmée, les perspectives d’évolution qu’elle entend favoriser, autorisent, quant à elles, un raisonnement en termes de cheminements professionnels et d’évolutions de carrières.
5Ce cadre institutionnel a également souhaité permettre aux populations ciblées d’accéder aux signes constitutifs du citoyen. Celles-ci disposent de droits spécifiques (droit à l’insertion, droit à la qualification, droit au logement, droit à la santé ou droit à un pouvoir d’achat) qui, s’ils ne garantissent nullement un emploi ou un logement, affirment le désir qu’a la collectivité de les reconnaître en tant que membres à part entière de la société et de les impliquer dans la vie économique, politique et sociale. Même s’ils prennent la forme de formules précaires, de contrats particuliers, d’activités ou de biens dits d’insertion, ces droits prétendent leur conférer les mêmes biens sociaux que ceux dont disposent les salariés « traditionnels » puisque la qualification, le logement, la santé, l’habitat salubre, les loisirs leur sont à nouveau, à priori, accessibles. En indexant les minima sociaux sur les prix, en réponse au mouvement des chômeurs, la loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 consacrée à la lutte contre l’exclusion améliore non seulement les conditions de vie des bénéficiaires des minima sociaux, mais leur reconnaît aussi le droit à un pouvoir d’achat ; en rendant possible la domiciliation des personnes sans domicile fixe au sein d’associations, elle autorise leur participation à la vie démocratique et leur reconnaît une existence politique ; en instituant le droit à l’habitat, elle renforce les possibilités de maintien dans le logement et leur permet de conserver, au-delà d’un toit, ces biens sociaux premiers que sont l’eau, l’électricité, le gaz et le téléphone.
6En conférant de la sorte aux sans-emploi les signes extérieurs du salarié et du citoyen, les politiques de gestion du non-emploi ont probablement cherché à répondre aux difficultés les plus immédiates et les plus quotidiennes des populations ciblées. Elles ont certainement aussi « résolu » les problèmes posés au corps social par l’émergence de « surnuméraires » sans statut puisqu’en fin de droit, oisifs parce que confrontés à une absence prolongée d’emploi, en restaurant, en théorie du moins, les conditions qui font la cohésion sociale d’une société et les possibilités de participation sociale de ses membres. Elles ont codifié les interstices engendrés par la diversification des formes de chômage et proposé des schèmes identificatoires alternatifs à ceux procurés par le salariat « traditionnel ». Elles ont toutefois aussi permis de penser la condition sociale et le mode d’appartenance sociale et professionnelle des sans-emploi, indépendamment de l’emploi salarié, et légitimé l’existence de populations qui, quoiqu’en marge de l’emploi salarié traditionnel, contribuent activement au développement économique du pays et participent à sa vie politique et sociale, bien qu’en situation de quasi-emploi où prédominent la précarité et l’incertitude face au lendemain.
7Mais cette autonomisation d’un espace spécifique à la gestion de « l’inemployabilité » est sans doute corrélative de l’émergence d’une nouvelle figure de sans-emploi, « l’inemployable » qui, quoique recoupant en certains points ces catégories que sont le chômeur, le pauvre et le handicapé s’en distingue. En associant les causes du non-emploi à un manque de formation des intéressés, en réorganisant le traitement social du non-emploi autour d’une perspective éducative, les politiques adoptées par le législateur ont restructuré le traitement social du non-emploi autour d’une logique réadaptative. Elles ont identifié le manque de qualification, l’inexpérience professionnelle, l’absence de projet à des incapacités et des inaptitudes synonymes « d’inemployabilité » et assimilé les personnes à la recherche d’un emploi à des « inadaptés », à des « handicapés », socialement et professionnellement incapables de s’adapter aux changements en cours. Elles ont ainsi permis de penser les populations ciblées comme des « incapables professionnels » dont l’accès à un emploi, voire à une formule qualifiante, est difficile, lorsqu’il n’est pas improbable, et rendu possible l’émergence de « l’inemployable ».
8Les principes classificatoires régissant l’organisation des mesures, la distribution des populations qui président au travail d’insertion ont, quant à eux, transformé les différences sociales qui distinguent les sans-emploi en différences de « nature ». Les critères de distribution répartissent les populations selon leurs dissemblances sociales vers des mesures elles-mêmes classées selon les possibilités d’accès à l’emploi ou à une qualification qu’elles offrent. Ils réservent les formules socialement et professionnellement les plus qualifiantes aux populations détenant les plus fortes garanties d’employabilité et vouent celles se trouvant dans la situation inverse aux formules de substitution où prévalent les formes d’activités les plus éloignées de la logique salariale et, par conséquent, les moins reconnues. Ils nomment et définissent par ailleurs les possibilités sociales qui font l’employabilité et, à contrario, les dynamiques qui sont au principe de l’éviction sociale et professionnelle. Ils introduisent, ce faisant, dans le jeu entre l’absence d’emploi et la norme de l’emploi, la réalité incorporelle de « l’inemployabilité ». Ils construisent ainsi un ensemble de savoirs permettant de qualifier « scientifiquement » l’inemployabilité et de donner corps à la figure de l’inemployable en révélant les propriétés biographiques, professionnelles, sociales qui favorisent ou interdisent l’accès à l’emploi ou aux formules s’y rapprochant. Ils ont ainsi symboliquement et pratiquement consacré des différences et des dissemblances sociales et « naturalisé » l’idée qu’il était des publics incapables de bénéficier de ce rite de passage qu’est l’alternance et, par la force des choses, irrémédiablement condamnés à des formes d’activités précaires ou marginales, voire à l’exclusion définitive du marché du travail.
9Alors même qu’elles ambitionnaient de rompre avec la logique réadaptative au profit d’une dynamique personnalisée adaptée aux besoins des intéressés, désireuse d’être valorisante, respectueuse de leur particularité et de les impliquer dans le processus entrepris, les politiques de gestion du non-emploi ont donc apparenté les « particularités » des personnes à la recherche d’un emploi à une différence « coupable », synonyme d’inadaptation. Elles ont ainsi bafoué un des principes essentiels de la discrimination positive, la reconnaissance de la personne à la recherche d’un emploi en tant qu’être responsable et susceptible à ce titre de collaborer au développement de la société, et perpétué la logique réadaptative qu’elles entendaient dépasser. Elles ont transformé le principe de discrimination positive en principe de discrimination négative et accrédité l’idée d’une « inemployabilité » des populations en quête d’emploi, inemployabilité qui, pour certains d’entre eux, est synonyme d’une marginalisation définitive.
10Ce processus est toutefois indissociable de cette structuration du traitement social du non-emploi autour de l’idéologie de l’entreprise et de la nouvelle forme d’anormalité, « l’anormalité d’entreprise », qui s’en est trouvée consacrée. En associant le sans-emploi à un « salarié en devenir », les politiques de gestion du non-emploi ont apparenté la recherche d’un emploi à un véritable travail. Rechercher un emploi requiert, au même titre que n’importe quelle activité professionnelle, un professionnalisme certain. Celui-ci se mesure notamment au sens de l’organisation, à l’efficacité des démarches entreprises, à l’aptitude au travail en équipe, bref à un ensemble de qualités exigées par les techniques de recherche d’emploi et ne demandant qu’à être transférées et mobilisées au sein des lieux de production. À l’attentisme du demandeur d’emploi dont le devenir professionnel dépend du bon vouloir des dirigeants d’entreprise et des stratégies des structures spécialisées, les techniques d’intervention sociale ont substitué le dynamisme, le sens stratégique et l’esprit d’initiative de l’entrepreneur, auteur ou coauteur de son « employabilité ». Elles interprètent l’absence de projet, ou la difficulté à en formuler un, comme un déficit d’implication freinant toute participation active à la vie de l’entreprise et, fatalement, synonyme « d’inemployabilité ». Elles demandent au sans-emploi de construire par lui-même sa légitimité professionnelle, de démontrer sa raison d’être, son utilité au monde. Elles poursuivent un projet normatif sans précédent, et des plus fragilisants pour les populations dont l’expérience du travail et de l’emploi est intimement liée au rôle d’exécutant et à la fonction de salarié, puisqu’elles demandent à la personne sans-emploi de conquérir son indépendance vis-à-vis des services publics de l’emploi, d’être son propre vecteur de sens et, corrélativement, de sa légitimité professionnelle et sociale.
11L’acception sociétale des lieux de production qui s’est affirmée ces dernières années a relativisé l’importance des qualités techniques validées par une qualification ou un diplôme au profit de variables subjectives appréhendées à l’aune des dispositions éthiques et des propriétés relationnelles des individus et se matérialisant sous formes de compétences. Elle a placé les dimensions socioculturelles, les codes sociaux, les us et coutumes qui traversent l’entreprise, l’adhésion aux normes et aux valeurs de celle-ci au cœur de « l’employabilité ». Elle a assujetti l’accès à l’emploi à cette proximité « culturelle » indispensable à toute intégration dans un univers se définissant comme une société. Elle a associé toute personne extérieure à cette aire culturelle que se veut être l’entreprise, à un étranger (le sens commun recourt d’ailleurs à ce terme pour désigner ces populations lorsqu’il parle de personnes « étrangères au service » ou encore de personnes « étrangères à la société ») dont l’admission suppose, comme c’est souvent le cas pour les allochtones, l’acquisition des qualités sociales, morales et culturelles et des propriétés comportementales qui lui retirent toute forme d’extranéité et lui confèrent les signes de normalité nécessaires à son acceptation par ce « corps social » que sont les salariés de l’entreprise.
12La structuration du traitement social du non-emploi autour de l’idéologie de l’entreprise a donc joué un rôle majeur dans la fragilisation des personnes sans emploi et la marginalisation des plus démunis. En abandonnant l’ambition de garantir l’efficace des titres scolaires, en organisant la légitimité des structures d’insertion autour d’un principe d’efficacité essentiellement apprécié à l’aune des besoins des milieux économiques, les pouvoirs publics ont assujetti l’orthodoxie sociale et professionnelle des populations en marge de l’emploi à leur certification par ce « monde » qu’est devenue l’entreprise. Ils ont incité le cadre institutionnel de prise en charge à se soumettre aux exigences des entreprises, à se les approprier, et à s’appuyer sur les stratégies de recrutement des milieux économiques, sur les valeurs mises en avant par ceux-ci pour façonner la personnalité et les manières d’être des publics ciblés. Ils ont conduit à agencer les techniques d’intervention sociale mobilisées dans le cadre des dispositifs autour d’une vision « darwinienne » de « l’employabilité » faisant de celle-ci une qualité « génétiquement » déterminée et à apprécier la distance à l’emploi selon les dispositions éthiques et esthétiques des sans-emploi. Ils ont, en d’autres termes, conduit les techniques d’intervention sociale à calquer leurs pratiques sur la sélectivité du marché de l’emploi et à conférer un caractère normatif aux pratiques entrepreneuriales. Ces techniques d’intervention sociale leur reconnaissent, de manière quasi exclusive, le pouvoir de définir les normes qui font « l’employabilité » et, corrélativement, celles qui déterminent le degré d’inadaptation de la personne sans emploi, son désavantage sur le plan professionnel. Elles soumettent le travail d’insertion à des normes et à des valeurs éminemment subjectives, dépendantes des modes d’organisation retenus par les entreprises, des représentations que se font les uns et les autres des relations au travail, des critères qui font la motivation, des conditions requises pour travailler en équipe, etc.1. Elles retirent aux structures d’insertion toute compétence particulière et, ce faisant, toute légitimité institutionnelle leur permettant d’apparaître, aux yeux des dirigeants d’entreprises et des milieux économiques, comme des partenaires et des collaborateurs susceptibles d’agir en coopération au reclassement des populations ciblées. Elles les ont placées dans un étroit rapport de dépendance vis-à-vis des milieux économiques, rapport de dépendance, qui, à bien des égards, les a empêchées de mettre en œuvre les logiques et les principes qui ont conduit à leur création. En ce sens, le cadre institutionnel de prise en charge, en référant l’orthodoxie professionnelle aux propriétés comportementales exigées par les entreprises, a conféré à ces dernières le pouvoir de définition de la « normalité » ou de « l’anormalité » de la personne à la recherche d’un emploi, c’est-à-dire son adéquation ou son inadéquation aux normes et aux valeurs dominantes en leur sein. Il leur a conféré le pouvoir de désigner ces nouveaux « anormaux d’entreprises » que sont ces « incapables professionnels » aussi appelés « inemployables ».
13Mais cette invention de « l’inemployable » est consubstantielle aux modifications apportées par une société pour protéger ses membres contre le marché. La substitution de l’État social à l’État stratège a consacré un modèle de société qui a remplacé l’ambition d’intégration du modèle salarial par celle de participation et d’implication du modèle entrepreneurial. Ce mode d’analyse associe la société à un système de coopération qui déduit le social de l’individuel et assujettit le passage de l’individu au groupe à un contrat, à un engagement conscient déterminé par un rapport de forces avant de l’adosser, comme ce fut le cas dans le modèle républicain français, à l’intervention de l’État. Il substitue au mythe du progrès incarné par l’État, celui du projet dont l’individu est le seul dépositaire. L’idée d’une société disposant d’une conscience collective devant protéger ses membres contre les risques sociaux, cède la place à celle d’une société à construire exigeant l’implication de tout un chacun. Il consacre un modèle de société qui a abandonné toute volonté d’acceptation inconditionnelle de l’autre au profit de modes d’acceptation conditionnels fondés sur la capacité d’auto-légitimation et d’auto-positionnement des individus. Si, dans le modèle salarial, la prétention aux droits sociaux était inconditionnelle, compte tenu de la nécessité de protéger les membres de la société contre les risques sociaux, le modèle entrepreneurial rend conditionnelle toute prétention à bénéficier des droits sociaux puisque subordonnés à la formulation d’un projet, c’est-à-dire à la démonstration de la validité et de la légitimité de ces droits. Ainsi, même si le législateur s’en défend dans les débats, la logique qui a présidé à la création du revenu minimum d’insertion remet en cause le caractère inconditionnel du droit et l’égalité face au droit : le couplage du droit à un revenu minimum avec l’exigence d’insertion situe la légitimité du versement du revenu minimum (comme l’indiquent d’ailleurs les nombreuses critiques stigmatisant l’absence de projet ou à une contractualisation insuffisante), dans la formulation d’un projet individualisé avant de la placer dans le dénuement, rendant ainsi différentielle, donc inégale, l’application de ce droit. De même, en désirant coupler l’attribution de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) à un projet, le projet de réforme de la COTOREP envisagé en 1994 par les pouvoirs publics déconnecte le paiement de l’allocation de la particularité de l’individu, à savoir sa déficience, pour la déplacer partiellement du moins, vers la formulation du projet et la signature d’un contrat. Le droit à l’allocation adulte handicapé en devient conditionnel puisque lié, en dernière analyse, à la formulation d’un projet en lien avec une pathologie et non à la compensation d’un désavantage ou d’un manque.
14Un tel glissement de perspective a fragilisé les institutions dans lesquelles s’incarnait leur ancrage social. En substituant le principe d’unité à celui de différence, en associant les inégalités de condition à des sources d’enrichissement collectif si toutes les catégories de populations en tiraient avantage, les pouvoirs publics ont profondément changé la nature des institutions chargées de la gestion du chômage au point de les placer en porte à faux avec les conditions qui les ont générées. Avant de garantir, comme ce fut exigé par le passé en vertu des principes égalitaires de l’idéal républicain, une solidarité entre toutes les catégories sociales, il leur appartient de satisfaire les intérêts particuliers des individus, répondre à leurs attentes, afin que soient assurées leur implication et leur participation à l’édification de la société. Aussi ne leur est-il plus demandé de compenser les désavantages engendrés par l’absence d’emploi, une déficience ou, plus généralement, une particularité, mais de veiller à ce qu’aucune forme de discrimination n’entrave les possibilités de coopération politique, économique et sociale des intéressés. De même, en assujettissant le politique à l’économique, les pouvoirs publics ont déplacé les principes légitimes de l’action publique : avant de corriger les inégalités sociales et de veiller à une solidarité collective, il appartient à cette dernière de garantir le respect des engagements pris, l’application des procédures, l’adéquation des services et des prestations offerts aux besoins des populations et d’éviter les injustices liées aux inégalités de traitement. En introduisant de la sorte un individualisme juridique basé sur une responsabilité individuelle, la logique entrepreneuriale a délégitimé la perspective compensatoire des allocations ainsi que la logique de placement du service public de l’emploi au point de les rendre anachroniques et inappropriées aux défis actuels et à venir. En n’appréhendant les mécanismes sociaux qu’à l’aune de la volition des individus, en réduisant les principes de cohésion sociale à des jeux d’acteurs, en oubliant enfin que les déséquilibres sociaux et les inégalités ne résultent pas, comme le suggère le principe de non-discrimination, d’un rapport de domination d’une majorité en direction d’une minorité, mais d’un rapport de domination opposant les plus puissants au plus grand nombre, les pouvoirs publics ont individualisé les modalités de socialisation des risques sociaux. Ils ont déstabilisé les institutions chargées de la prise en charge des sans-emploi et contribué ainsi à la fragilisation des populations les plus dépendantes d’une solidarité collective.
15Ainsi considérée, l’invention de « l’inemployable » est indissociable de l’approche contractualiste retenue par les pouvoirs publics, approche qui associe, en vertu de la théorie des jeux dont s’inspire le principe de discrimination positive2, l’individu à un acteur qui performe des actions, à un interprète qui élabore des significations sociales et identifie les propriétés substantielles à des propriétés relationnelles. Elle oublie ainsi, à l’inverse de l’idéologie personnaliste prévalente, que l’intervention sociale porte en premier lieu sur des objets d’intervention plus que des sujets de droits. L’approche contractualiste postule par ailleurs l’égalité des individus dans les interactions et organise les modalités d’intervention sociale autour de l’illusion de la réciprocité et de la transparence. Elle subordonne la cohérence du travail d’insertion à l’aptitude des professionnels à concevoir le projet et le contrat comme des instruments de régulation sociale à même d’instaurer une relation de réciprocité et de construire les conditions d’une relation égalitaire basée sur le respect des intérêts d’autrui. En remettant de la sorte entre les mains des agents d’insertion le pouvoir de définition et de validation du projet de l’individu, l’approche contractualiste oublie que leur légitimité professionnelle s’organise autour de la pathologie sociale qu’ils désignent avant de se construire autour des attentes et des besoins des populations ciblées, ce qui rend difficile, voire impossible, toute réciprocité vis-à-vis de ces dernières3. Elle ignore enfin les enjeux identitaires majeurs qui traversent les relations entre les professionnels et les populations à insérer et qui président aux modes de désignation des populations et à la définition des problèmes sociaux. Ainsi, les professionnels sont-ils très souvent eux-mêmes fragilisés par les situations d’incertitudes dans lesquelles les place l’exigence de projet qui en fait des innovateurs sociaux quasi-permanents, les précarisations du travail, l’exigence de partenariat et de réseau sous-tendue par la logique de dispositif. De telles incertitudes les placent dans des situations parfois proches de celles que connaissent les populations auprès desquels ils travaillent. Elles portent en elles des mécanismes de résistance visant à référer les difficultés rencontrées dans le travail d’insertion aux caractéristiques des populations avant d’interroger les pratiques à l’œuvre4. Elles ne peuvent que contribuer à créer une incompressible distance entre ceux dont on reconnaît la pertinence du projet, ceux qui sont jugés aptes à s’inscrire dans une dynamique de projet, ceux qui ne le font pas alors qu’ils en détiennent, à priori, les capacités et ceux dont on estime qu’ils sont incapables de le faire.
16En opposant par ailleurs l’action individuelle à celle de l’État, l’approche contractualiste oublie, ainsi que le montre Durkheim, que toute démarche contractuelle suppose une action régulatrice durable à même de garantir les conditions de coopération entre les parties en présence5. La logique prescriptible présidant au travail d’insertion ne plaçant pas les populations en insertion en position de négociateur ou d’acteur, cet instrument de régulation sociale qu’est le contrat d’insertion est dans l’impossibilité de garantir les conditions d’une coopération. Sans doute le contrat est-il par principe un accord plus ou moins explicite qui détermine l’engagement mutuel et les actions à mener par les parties en présence pendant une période de temps en fonction de faits ou de données observables ce qui permet, le cas échéant, de faire appel à des instances de régulation pour faire respecter les clauses de ce contrat et les termes de l’accord. Sans doute le législateur apparente-t-il le contrat d’insertion à un contrat « communautaire » spécifiant les engagements des sans-emploi envers l’ensemble de la communauté. Dans les faits, le contrat d’insertion prend cependant le plus souvent l’allure d’un contrat moral6 dont l’efficience dépend des relations privilégiées qu’arrivent à instaurer les protagonistes. L’incomplétude du contrat d’insertion, ses clauses tacites, ses non-dits, voire ses malentendus, ses conditions d’utilisation lui donnent un caractère implicite qui repose sur l’aptitude des parties en présence à développer des relations interpersonnelles empreintes de confiance et de familiarité rendant difficile, voire impossible, son utilisation en tant qu’outil de régulation. D’autre part, si les modes de consignation permettent aux professionnels de se soustraire aux contraintes de la contractualisation, tel n’est pas le cas des sans-emploi dont les ressources et les modalités de soutien dépendent de la signature d’un contrat d’insertion. Enfin, force est de constater que les contrats d’insertion n’ont pas valeur de loi et ne sont pas opposables : il n’existe pas de tiers garant pouvant imposer aux parties en présence le respect des termes du contrat ou pouvant sanctionner la structure d’insertion si celle-ci ne tient pas ses engagements. Le caractère flou et implicite des contrats rend toute forme de régulation impossible, conférant aux facteurs d’ordre subjectif où prévalent pèle-mêle les notions de confiance, de partenariat, de réseaux, autant de notions qui font une large place aux relations intersubjectives7 et qui remettent entre les mains des intéressés le sens qui sous-tend l’action entreprise, et les conditions de l’engagement contribuant ainsi, par la force des choses, à fragiliser les plus fragiles.
17En ce sens, la transfiguration du chômeur, sa métamorphose en « inemployable » est indissociable d’une philosophie politique imposant, au nom du principe de différence, une vision personnaliste des rapports sociaux qui, bien que désireuse d’encourager une société plus respectueuse de l’individu, a fait de la différence le principe fondateur des inégalités et d’une société plus inégalitaire. Elle a ainsi contribué à l’avènement d’une société à vitesses multiples où peuvent coexister sans remettre en cause l’ordre social, au sein d’espaces plus ou moins autonomes et cloisonnés, des populations relevant de la sphère salariale, des publics relevant de la sphère de l’insertion et, enfin des populations trop fragilisées et trop fragiles pour pouvoir prétendre accéder à l’une ou à l’autre.
Notes de bas de page
1 Les profils des salariés des structures d’insertion ont certainement joué un rôle. Une analyse approfondie révélerait sans doute que l’identification au discours de l’entreprise est d’autant plus importante que les professionnels méconnaissent les logiques des milieux économiques ou occupent des positions dominées au sein du champ économique.
2 Cf. M. Lallement, « Théorie des jeux et équilibres sociaux », in La revue du MAUSS semestrielle, n° 4, 2e semestre 1994, p. 115-134.
3 On se référera sur ce point à l’analyse de M. Foucault sur l’institutionnalisation de l’hôpital, La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1993, (5e éd.).
4 Une enquête se préoccupant des profils, des trajectoires et des propriétés des professionnels exerçant ces nouveaux métiers conforterait sans doute cette hypothèse.
5 E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1996 (4e édition), p. 190-197.
6 J.-G. Belley, « Une typologie sociologique du contrat », in Sociologie du travail n° 4/96, p. 475-480.
7 R. Berrivin, C. Musselin, La contractualisation : entre centralisation et décentralisation, Sociologie du travail n° 4/96.
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