Introduction
p. 17-28
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Index géographique : France
Texte intégral
1Exceptionnels et provisoires à l’origine, les dispositifs d’insertion sont aujourd’hui une composante première de la politique de l’emploi. Les mesures de formation en alternance, les formules de stages en entreprise, les contrats dits aidés font dorénavant partie intégrante des trajectoires professionnelles de la population active. Si à l’origine, le recours à ces initiatives était réservé aux jeunes les plus défavorisés, tel n’est plus le cas de nos jours à en croire la part croissante de jeunes à suivre une formation en alternance préalablement à leur accès au marché de l’emploi1. La précarisation de l’emploi a généralisé, voire banalisé, l’épreuve du chômage. Elle a transformé tout salarié en un chômeur potentiel contraint d’user, le cas échéant, des mesures dites d’insertion pour se reconstruire professionnellement2. Les contrats aidés et les formes alternatives à l’emploi sont des espaces professionnels refuges pour une part grandissante de salariés âgés de plus 50 ans prématurément frappés par la vieillesse professionnelle3. Enfin, il est peu probable que la reprise économique actuelle remette en cause l’existence des dispositifs d’insertion, compte tenu du caractère précaire des emplois proposés, de leur distribution par catégories d’âges et de l’augmentation corrélative de bénéficiaires de l’allocation RMI4.
2Le passage par ces dispositifs, qui ont accueilli 2,2 millions de personnes en 19975, constitue pour certaines personnes un véritable rite de passage vers le milieu du travail. Pour d’autres, il s’agit plus volontiers d’un labyrinthe, d’un espace spécifique, au sein duquel il est possible de cheminer en situation de quasi-emploi sans être chômeur (tout en étant à la recherche d’un emploi) ni salarié (bien que disposant du statut de salarié qu’offrent les contrats particuliers ou les contrats de formation en alternance). Stagiaires de la formation professionnelle, chômeurs de longue durée, voire de très longue durée, allocataires RMI, ces personnes se distinguent par des difficultés dites d’insertion sociale et professionnelle plus ou moins importantes (n’étant à priori ni imputable à une déficience ni à une caractéristique particulière) et apparaissent à ce titre, à des degrés divers, « inemployables ». Elles reflètent cette opération « magique » à partir de laquelle des milliers (voire des millions) d’individus que rien ne prédisposait à la marginalité professionnelle se sont trouvés invalidés et a été accréditéé l’idée qu’aux handicapés physiques, mentaux et sensoriels s’ajoutaient désormais les « handicapés sociaux », ces « inemployables » dont la situation ne dépend pas directement d’une amélioration de la situation économique. S’il est généralement admis, ce processus d’invalidation fait toutefois l’objet de lectures différentes. Pour R. Castel, cette invalidation est corrélée aux mutations économiques et sociales engendrées par la globalisation des échanges économiques et l’effritement de la société salariale. Elle marque le retour du profil des « travailleurs sans travail » décrits par H. Arendt6 et la réapparition de surnuméraires et « d’inutiles au monde7 ». Une autre approche tend plutôt à l’attribuer à l’incompétence sociale des intéressés, c’est-à-dire à leur inaptitude à participer aux processus interrelationnels qui fondent les liens sociaux, à communiquer positivement et à négocier leurs appartenances et leurs valeurs. Selon cette perspective, leur « inemployabilité » réside dans leur incapacité à se situer au niveau, voire au-delà, du seuil d’accord minimum commun qui pour- rait leur permettre d’accéder à l’emploi avant de demeurer dans leurs propriétés professionnelles (manque de qualification, inexpérience professionnelle) ou leurs caractéristiques socio-démographiques (le sexe ou l’âge par exemple). C’est en quelque sorte leur situation de différence ou de rupture par rapport au lien social minimal censé fonder la normalité qui conditionne leur marginalité8.
3Un point de vue utilitaire préfère adopter une lecture socio-politique le conduisant à structurer leurs schèmes d’interprétation autour des écarts entre les objectifs poursuivis par les pouvoirs publics et leurs conditions d’application. Il appréhende les situations et les difficultés des personnes sans emploi à l’aune des objectifs et des missions confiées aux dispositifs, c’est-à-dire à leur aptitude à favoriser le lien emploi-formation. Il fait de l’incapacité des dispositifs à déboucher sur une qualification reconnue sur le marché du travail ou sur un emploi salarié une des causes explicatives de la situation et des difficultés des populations à la recherche d’un emploi. Il incrimine notamment le cloisonnement des dispositifs vis-à-vis des milieux économiques, leurs difficultés à instaurer une dynamique contractualisée, l’inadéquation de l’offre de formation et d’insertion par rapport aux besoins des entreprises. Cette approche domine les multiples études réalisées sur le devenir des populations accueillies par les dispositifs, sur l’impact de ces dernières en matière d’emploi etc. B. Schwartz la développe lorsqu’il associe l’offre de formation proposée par les « plans » du nom du Premier Ministre d’alors, Raymond Barre, à des « stages parkings » peu à même d’offrir un emploi ou une qualification aux jeunes accueillis9. Elle est reprise à la fin des années quatre-vingt par M. Aubry, alors Présidente de la « Commission relations sociales et emploi » chargée d’évaluer les dispositifs, à propos des mesures issues de l’ordonnance du 26 mars 198210. Le député socialiste A. Néri, fait sienne cette critique et qualifie les mesures à l’adresse des jeunes de « stages parkings » ne débouchant ni sur une véritable qualification, ni sur un véritable emploi et dont l’effet démobilisateur et démoralisateur ne peut que fragiliser les intéressés11.
4Ces analyses voient dans la relative impuissance des dispositifs à toucher de manière adéquate et efficace les populations ciblées par le législateur un autre facteur d’explication des situations que vivent les populations à la recherche d’un emploi. Elles insistent notamment sur les pratiques sélectives des structures d’insertion12 qui ont tendance à se préoccuper prioritairement des populations paraissant les plus « employables » compte tenu de leur niveau de formation, de leur expérience professionnelle, de leur aptitude à se positionner professionnellement au détriment de celles qui conjuguent des déficits scolaires, professionnels et sociaux et semblent, à ce titre, plus éloignées d’un emploi ou d’une formation qualifiante. Ces analyses mettent aussi régulièrement en cause l’inaptitude des structures d’insertion à construire des modalités d’intervention d’une souplesse suffisante pour assurer une fluidité des parcours d’insertion et être appropriées aux besoins des publics. Elles invoquent le plus souvent une trop grande standardisation de l’offre de formation et d’insertion, une certaine insensibilité aux différences de rythmes d’apprentissage des personnes ainsi qu’une ignorance de la diversité des besoins des individus13. En identifiant de la sorte les difficultés et les situations des personnes accueillies par les dispositifs aux dysfonctionnements et aux lacunes des dispositifs et des structures d’insertion, cette approche cerne les dispositifs à la lumière des préoccupations politiques qui les ont générés. Même si elle a sans doute fourni des informations objectives sur les inégalités sociales et des indicateurs sociaux procurant un soubassement scientifique à l’élaboration de politiques plus efficaces, notre recherche ne la reprend cependant pas, et ceci pour plusieurs raisons.
5Premièrement, cette vision utilitaire des dispositifs et des pratiques d’insertion se heurte à la multiplicité des objectifs poursuivis par les mesures d’insertion : comment en effet apprécier l’efficacité d’initiatives qui entendent, à l’instar du programme proposé en 1983 par les pouvoirs publics, former les populations visées, les préparer à des métiers, les insérer socialement, rénover le système scolaire ou encore moderniser l’économie ? L’efficacité d’une mesure s’inscrit dans des temporalités différentes et s’érige tant sur des considérations conjoncturelles que sur des modifications structurelles. L’évaluation d’un tel programme ne saurait donc se résumer, comme c’est souvent le cas, à ces critères « industriels » que sont la conformité des publics bénéficiaires, les taux d’insertion dans l’emploi ou le nombre de chômeurs évités14. De tels critères sont d’autant plus délicats que l’impact des dispositifs en matière d’emploi est des plus incertains à en croire le rapport de R. Hara qui estime que l’aide proposée aux entreprises peut tout aussi bien contribuer à une embauche supplémentaire en conservant l’équipement ancien que conduire à une future perte d’emplois dans l’hypothèse d’investissements de production15.
6Deuxièmement, cette vision utilitaire des dispositifs et des pratiques d’insertion se heurte à la polysémie du terme d’insertion16. L’insertion d’une personne se mesure-t-elle à l’emploi qu’elle occupe, à l’activité qu’elle exerce, à la durée de celle-ci ? À ses revenus ? À son réseau relationnel ? Référée à l’emploi, elle se veut professionnelle et se concrétise par ces mesures centrées sur l’immersion sur les lieux de travail, la mise en activité ou la réduction du coût de la main-d’œuvre qualifiée que sont les formules en alternance, les contrats aidés ou encore les exonérations de charges sociales patronales. L’insertion se résume à l’exercice d’un emploi et l’appartenance sociale est subordonnée à la détention d’un emploi et à l’exercice d’une activité professionnelle. On conviendra qu’une telle acception de l’insertion est des plus restrictives tant l’exercice d’un emploi, surtout lorsqu’il est précaire ou lié à des formules de mise au travail, n’est nullement synonyme, à lui seul, d’appartenance sociale.
7Lorsqu’elle se veut sociale, l’insertion s’ouvre aux questions du logement, de la santé, des revenus… Elle s’apparente à une dynamique avant d’être identifiée à l’accès à l’emploi. Elle vise, à l’exemple du RMI, à conférer aux populations ciblées les signes et les rôles sociaux qui attestent d’une inscription dans tous les domaines de la vie en société et associe l’appartenance sociale à la notion de citoyenneté. Force est toutefois de constater que le droit à l’insertion reconnu par le RMI est loin de garantir un logement, des soins appropriés ou encore des ressources suffisantes pour accéder aux biens sociaux les plus élémentaires. Il est loin d’assurer, ainsi que le suggèrent de multiples travaux, une participation à la vie sociale et économique et une implication dans la vie politique.
8L’objectif n’est par ailleurs pas dénué d’ambiguïtés à en croire l’usage extensif et variable, trouvant son ancrage dans des contextes ou des pratiques spécifiques, qui est fait de la notion d’insertion. Parler d’insertion par le sport, par les loisirs, par le théâtre, par l’économique, par le travail… revient par la force des choses à référer l’appartenance sociale aux activités sociales proposées aux intéressés ou aux contextes dans lesquels ils sont socialement placés avant de la référer à un agir propre qui est en même temps une contribution à une œuvre collective, suggérant ainsi qu’il n’y a d’appartenance sociale que référée à des situations ou à des contextes. Ces ambiguïtés17 rendent toute appréciation en termes d’efficacité délicate et très aléatoire puisque l’objectif d’insertion poursuivi par les pouvoirs publics n’est pas clairement défini, et ne saurait d’ailleurs l’être puisqu’il est un problème social qui, comme tous les problèmes sociaux, est traversé par des luttes et des enjeux. Elles rappellent qu’en sociologie, l’analyse des problèmes sociaux se soustrait à toute forme de jugement et qu’il ne saurait y avoir, ainsi que le souligne B. Eme, de « bonnes » ou de « mauvaises » pratiques d’insertion, mais un ensemble de pratiques dites d’insertion18.
9Troisièmement, cette vision utilitaire des dispositifs d’insertion se heurte à la pertinence et la fiabilité des indicateurs généralement retenus pour apprécier les effets des mesures engagées : le taux de réinsertion six mois après la sortie d’un dispositif généralement utilisé pour cerner la qualité des mesures et leur impact sur le chômage méconnaît l’impact des usages sociaux qui les entourent. Les nomenclatures et la conception quantifiable et standardisée qui servent généralement de référence aux différents travaux d’évaluation tendent à faire admettre que les mesures se rapprochant le plus de ces critères (contrats de qualification, d’adaptation, etc.) sont également les plus efficaces. En témoigne le rapport de la commission relations sociales et emploi présidée par M. Aubry (alors maître de requêtes au conseil d’État) qui précise que les mesures les plus efficaces sont celles directement articulées avec les entreprises19. Une telle corrélation entre le taux de réinsertion et le degré d’immersion en milieu professionnel ne signifie pas pour autant que les mesures les plus éloignées de la formule de l’alternance soient dépourvues d’efficace social. L’importance psychologique et sociale du stage, même si celui-ci n’a pas eu l’impact professionnel escompté, n’est pas à sous-estimer : la rencontre de personnes confrontées à des situations similaires, les opportunités d’échange qu’elle favorise peuvent raffermir le sentiment d’appartenance et le processus identitaire fragilisé par la perte d’emploi20.
10Par ailleurs, contrairement à ce que suggèrent les analyses stigmatisant l’insuffisante contractualité du travail d’insertion, la signature d’un contrat d’insertion n’est synonyme ni d’efficacité ni de qualité. Il n’est pas rare de rencontrer des personnes sans-emploi ayant oublié d’avoir signé un contrat ou, lorsqu’elles s’en souviennent, elles pensent avoir signé un contrat de travail. L’élaboration et la signature d’un contrat en perdent toute raison d’être : loin d’être synonyme d’un engagement entre deux parties autour d’objectifs définis en commun, ils expriment la contrepartie du sans-emploi au soutien dont il bénéficie. Il n’est pas plus inhabituel d’avoir affaire à des contrats qui, s’ils précisent les engagements de la personne bénéficiant de la mesure ou du dispositif, n’indiquent nullement la contrepartie offerte par la structure d’insertion rendant ainsi impossible toute appréciation qualitative du travail réalisé par la structure et, par-là même, son efficacité. Le poids des usages sociaux, des représentations rappelle en fait que l’efficacité d’une mesure ou d’un dispositif est corrélée aux significations sociales qu’accordent les agents impliqués dans une démarche d’insertion à ces vecteurs de sens que sont, notamment, les notions de « projet » et de « contrat » et aux stratégies qu’ils développent pour rendre socialement signifiantes les démarches entreprises.
11Quatrièmement, en prenant pour objet d’analyse le lien emploi formation, cette vision utilitaire des dispositifs oublie que le lien emploi formation n’est pas une donnée. Il résulte d’une construction sociale de la problématique du chômage situant l’absence d’emploi dans un manque de qualification des demandeurs d’emploi et dans une inadaptation du système éducatif avant de le référer aux pratiques des milieux économiques. Une telle omission génère une conjonction d’objectifs entre la demande politique et l’observation effectuée qui concourt le plus souvent à structurer l’analyse des « experts » (sociologues répondant à des appels d’offre, fonctionnaires d’un organisme d’études d’État, chargés de mission travaillant dans les multiples « observatoires » créés ces dernières années, etc.) à partir de critères et d’indicateurs ne relevant pas d’un découpage scientifique, mais d’un découpage politique et à renforcer ainsi le poids des présupposés d’ordre politique dans l’appréciation des mesures. Tel est par exemple le cas des analyses qui, à l’instar de celle menée par M. Aubry, voient dans l’immersion en milieu professionnel et dans le lien étroit qui unit le processus de qualification et les attentes et besoins des entreprises, le succès des contrats en alternance, oubliant par-là même, qu’à la différence d’autres types de mesures ou d’autres formes de contrats, les contrats de qualification et d’adaptation ont été élaborés en collaboration avec les instances patronales.
12Tel est aussi le cas des multiples analyses qui spécifient les populations, leurs situations et leurs difficultés à partir de ces indicateurs que sont le niveau de qualification des bénéficiaires, l’ancienneté de leur situation de chômage, leur statut, leur âge, type de projet etc…21 sans à aucun moment se préoccuper des principes qui régissent la distribution des populations, de la pertinence des critères retenus pour spécifier les populations (niveau d’études, durée du chômage, projet…). Ces analyses oublient ainsi que les critères retenus par les pouvoirs publics pour hiérarchiser les mesures et distribuer les populations sont des actes d’attribution désignant des identités dont les contours sont indissociables des représentations que se font les agents des barrières à l’emploi qui spécifient les populations.
13Cinquièmement, en référant les dispositifs aux préoccupations d’ordre politique qui les ont générés et en prenant pour objet d’analyse le problème socialement institué et politiquement consacré autour duquel se sont construites les initiatives en matière d’insertion22, la vision utilitaire s’inscrit en continuité directe avec la perception sociale instituée des raisons motivant le chômage. Elle occulte les enjeux et les luttes qui ont contribué à consacrer ce problème social qu’est l’insertion et, à travers lui, des catégories de pensée qui mettent en scène le monde social23. Elle contribue ainsi activement à la définition du problème social qu’elle analyse. En s’appuyant sur les critères d’efficacité retenus par les pouvoirs publics, cette vision utilitaire a sans doute largement contribué à faire du cloisonnement, de la sélectivité des pratiques, de l’inadaptation des pratiques des constats récurrents (malgré les aménagements et les réorientations opérés par le législateur) et à faire croire que l’inefficacité des mesures et des dispositifs résidait aussi, et peut être surtout, en dernière analyse dans une irrémédiable « inemployabilité » des populations ciblées. En considérant que les dispositifs existants à la fin des années quatre-vingt étaient impuissants à réduire le « noyau dur » des publics accueillis, J. -P. Soisson, alors ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, divisait en effet les populations accédant aux mesures en faveur de l’insertion en deux catégories : les « insérables », potentiellement employables et susceptibles de tirer profit du travail d’insertion et, à l’inverse, les « inemployables », c’est-à-dire celles et ceux pour lesquels le travail d’insertion est impuissant et qui sont condamnés aux formes d’activités professionnellement dévalorisantes et socialement stigmatisantes24.
14Tous ces constats nous incitent à ne pas nous préoccuper prioritairement de l’écart, souvent étudié par la sociologie, entre les intentions d’un texte administratif et la « réalité ». Nous nous détournons aussi, même si nous en partageons de nombreux points, de l’approche qui corrèle l’invalidation d’une frange de la population active aux seules mutations économiques et sociales engendrées par la globalisation des échanges économiques et l’effritement de la société salariale. Sans doute, l’avènement de ces « inemployables » marque-t-il le retour du profil des « travailleurs sans travail » décrits par H. Arendt25 et la réapparition de surnuméraires26. Il est aussi probable qu’il reflète une société post industrielle27 confrontée à un « déplacement de la question sociale » vers la thématique de l’exclusion28. Ce cadre explicatif omet toutefois de préciser le rôle joué par l’État et les options retenues par celui-ci dans l’avènement des mutations économiques et sociales et, ce faisant, dans la fragilisation des plus démunis. Nous pensons en effet, à la suite de K. Polanyi29 que la libéralisation des échanges n’a pu se concrétiser qu’à travers le concours de l’État, notamment à travers les différentes mesures (dont celles dites d’insertion) en faveur d’une précarisation du travail, d’une réduction du goût de la main d’œuvre. Aussi notre recherche préfère-t-elle faire porter l’analyse sur les enjeux qui ont présidé à l’avènement des dispositifs dits d’insertion et que masque cette prénotion au sens durkheimien du terme30 qu’est l’insertion. Elle s’intéresse à cet effet aux catégories de pensée instituées par la création et l’institutionnalisation des dispositifs se voulant d’insertion impulsés depuis 1977 par les pouvoirs publics. Elle identifie le « problème social » qui fonde la thématique de l’insertion à l’avènement d’un nouveau mode de traitement social du non-emploi dont elle s’attache à décrypter les diverses facettes, les discours idéologico-politiques contemporains (sur l’emploi, l’entreprise, la formation, le lien social) qui l’ont accompagnée. Elle cherche ainsi à cerner les conditions de production sociale qui l’ont fait exister politiquement et à appréhender les mécanismes à partir desquels les inflexions idéologiques se sont progressivement concrétisées en règlements, budgets, structures, bâtiments, pratiques, agents, pour devenir une réalité sociale.
15La première partie de cette recherche cerne les fondements idéologiques ayant présidé aux politiques de gestion du non-emploi retenues par les pouvrois publics depuis le début des années 80. Elle s’appuie sur l’analyse des débats parlementaires entourant les dispositifs d’insertion qui ont eu lieu entre 1977, année où ont été créés les pactes nationaux pour l’emploi et 1993 (année de la promulgation de la loi quinquennale sur l’emploi et la formation professionnelle) ainsi qu’un corpus de 393 circulaires de la formation professionnelle publiées entre 1982 et 1993 pour identifier les conditions d’émergence et d’institutionnalisation des dispositifs dits d’insertion. Le premier chapitre décrira les métamorphoses qu’a connu la notion d’insertion depuis les années quatre-vingt et le rôle qu’a joué le cadre institutionnel de prise en charge dans sa réorganisation autour de la thématique de l’exclusion et d’une vision économiciste.
16Le second chapitre réfère les métamorphoses de l’insertion et les modes de traitement social qui y sont associés aux schèmes d’interprétation du non-emploi ayant présidé à l’institutionnalisation des dispositifs. Il associe le langage de « l’inemployabilité » à l’avènement progressif d’un espace spécifique à la gestion du non-emploi ambitionnant la « réaffiliation sociale » « d’inemployables », jugés incapables de s’adapter aux mutations, avant de rechercher le reclassement professionnel de sans-emploi dont l’accès à l’emploi est subordonné à un processus de réadaptation professionnelle.
17Le troisième chapitre appréhende les métamorphoses de l’insertion et les modes de traitement social qui y sont associés à la lumière des principes présidant aux politiques de gestion du non-emploi déployées par les pouvoirs publics. Il impute l’institutionnalisation d’un espace spécifique à la gestion de l’inemployabilité à l’avènement d’un modèle de société ayant fait de l’entrepreneuriat le fondement de la cohésion sociale et de l’efficacité un principe de justice.
18En adoptant la perspective qui est la nôtre, nous nous refusons à référer l’existence des dispositifs à « l’inemployabilité » des populations ciblées, c’est-à-dire à leur « incompétence sociale », à leur incapacité à répondre aux critères de recrutement retenus par les milieux économiques et à s’adapter aux contraintes et aux exigences d’une société qui se veut de mutation. Un tel point de vue ignore le pouvoir normatif de mesures et d’initiatives qui, par les principes classificatoires qui les animent, définissent les possibilités sociales qui font « l’employabilité » et, à contrario, qui spécifient « l’inemployabilité ». Il oublie que tout acte de classement est un acte d’ordination instituant des identités sociales et consacrant des différences sociales31.
19Aussi, la seconde partie de cette recherche se préoccupe-t-elle des mécanismes autour desquels s’est réorganisé le traitement social du non-emploi, les réalités qu’il désigne, les schèmes d’interprétation qui l’entourent. Elle considère le travail de recomposition des principes de vision et de division fondant le traitement social du non-emploi et de redéfinition des principes légitimes structurant la figure du sans-emploi qu’opèrent les nombreuses initiatives prises en matière d’insertion. Elle se propose ainsi de cerner les conditions ayant présidé à la consécration de la figure de « l’inemployable » et corrélativement, de la notion « d’inemployabilité ».
20Elle analyse pour ce faire, dans son chapitre quatre, les principes de distribution des populations qui sont perceptibles à l’analyse des circulaires et des pratiques d’une mission locale. Elle impute ainsi l’invention de « l’inemployable » aux principes classificatoires retenus par les pouvoirs publics pour distribuer les populations et hiérarchiser les mesures avant de l’attribuer aux pratiques des professionnels.
21Le chapitre cinq s’intéresse, quant à lui, à la vision légitime du non-emploi et du sans-emploi véhiculé, en 1993, par la revue Rebondir, revue spécialisée dans la recherche d’emploi. Notre recherche admet ainsi que l’action des agents œuvrant dans les dispositifs, et à travers elle les techniques mises en œuvre, crée les possibilités sociales de se conduire en « sans emploi » et qu’elle a un effet performatif qui légitime les significations sociales entourant le non-emploi et détient, ce faisant, un rôle essentiel dans l’institutionnalisation de la figure de « l’inemployable ».
22Enfin, le chapitre six réfère l’avènement de la figure de l’inemployable à la consécration d’une nouvelle institution, l’entreprise (désormais définie comme espace de modernité et lieu d’éducation au détriment de l’institution scolaire) et à des techniques d’intervention sociale ayant donné un caractère normatif aux pratiques entrepreneuriales au point de remettre entre les mains des entreprises le pouvoir quasi-exclusif de définir les principes qui font la normalité et, ce faisant l’anormalité professionnelle.
Notes de bas de page
1 D’après l’INSEE, près de quatre jeunes sur dix sortant de scolarité de niveau secondaire ont accédé à une mesure dans les dix-huit mois qui ont suivi leur sortie du système scolaire. Cf. A. L. Aucouturier, D. Grelot, « Les dispositifs pour l’emploi et les jeunes sortant de scolarité : une utilisation massive, des trajectoires diversifiées », in Économie et statistiques, n° 277-278, 1994, p. 75-93.
2 En février 1999, 356240 personnes bénéficiaient d’un emploi aidé dans le secteur non marchand (contrats emplois solidarité, contrats emplois consolidés, contrats emplois ville, contrats emplois jeunes) et 909 900 étaient bénéficiaires d’un contrat aidé (contrats en alternance, contrats de retour à l’emploi, contrats initiative emploi) dans le secteur marchand. Cf. Ministère de l’Emploi et de la solidarité, « chiffres clefs » in Études et statistiques, mars 1999.
3 On observera à ce propos l’augmentation sensible des personnes ayant été exonérées de recherche d’emploi malgré la reprise économique.
4 Les travaux de l’INSEE démontrent que la reprise se caractérise essentiellement par une augmentation de l’intérim (+8,2 %), de l’apprentissage (7,3 %) mais aussi des contrats aidés (+4,4 %). Le nombre de bénéficiaires du RMI a, quant à lui, crû de 2,3 %.
5 Ministère de l’Emploi et de la solidarité, chiffres clefs in Études et statistiques, mars 1999.
6 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann Lévy, 1983.
7 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 386.
8 Cette perspective est particulièrement présente dans l’approche développée par M. Xiberras et reprise par P. Nasse dans le rapport consacré à l’exclusion et aux exclus. Cf. M. Xiberras, Les théories de l’exclusion, Paris, Meridien Klincksiek, 1993. Cf. P. Nasse, Exclus et exclusions, Paris, La Documentation française, 1992.
9 Ordonnance n° 82-273 du 26 mars 1982 (JO du 28 mars 1982). Sur les critiques faites aux pactes nationaux pour l’Emploi créés par R. Barre, cf. F. Piettre, D. Schiller, La mascarade des stages Barre, Paris, Maspero, 1979.
10 M. Aubry, « Les dispositifs d’insertion et de réinsertion des demandeurs d’emploi : éléments d’évaluation », Rapport de la commission relations sociales et emploi, Paris, La Documentation Française, juin 1989.
11 A. Néri, Débats parlementaires de l’Assemblée Nationale, JO du 3 mai 1990, p. 995. A. Néri était député socialiste et membre de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales.
12 Cf. V. Delahaye (sous la direction de), Politiques de lutte contre le chômage et l’exclusion et mutations de l’action sociale, Paris, La Documentation française, 1994. Cette préoccupation apparaît extrêmement rapidement.
13 M. Aubry, « Les dispositifs d’insertion et de réinsertion des demandeurs d’emploi : éléments d’évaluation », op. cit., p. 222 et suiv.
14 Sur l’évaluation des dispositifs d’insertion, voir notamment A. Bouder, J.-P. Cadet, D. Demazière, Évaluer les effets des dispositifs d’insertion pour les jeunes et les chômeurs de longue durée : bilan méthodologique, Marseille, CEREQ, 1994. On se référera aussi utilement à l’analyse de C. Nicole-Drancourt, « Mesurer l’insertion professionnelle » in Revue Française de Sociologie, XXXV, 1994.
15 Cf. R. Hara, « Les dispositifs d’insertion et de réinsertion des demandeurs d’emploi : éléments d’évaluation », Rapport de la commission relations sociales et emploi présidé par M. Aubry, La Documentation Française, juin 1989.
16 Cette polysémie est par ailleurs un bon indicateur du statut idéologique de ce vocable. Sur ce point cf. P. Ansart, Idéologies, conflits et pouvoirs, Paris, PUF, 1977. On se référera aussi utilement aux travaux de C. de Montlibert in, Introduction au raisonnement sociologique, Strasbourg, PUS, 1990.
17 M. Autes, « Les paradoxes de l’insertion », in Le RMI une dette sociale, ouv. coll. dirigé par R. Castel et J. F. Lae, Ed. L’Harmattan, p. 93-119, 1992. Cf. aussi, L’insertion en question (s), Vaucresson, Annales de Vaucresson, 1992, E. Petit, L’insertion en question : essai critique à partir du RMI, Paris, CEPES, 1990.
18 B. Eme, « Insertion et économie solidaire » in Cohésion sociale et emploi, ouv. coll. dirigé par B. Eme, J. -L. Laville, Paris, Epi/Syros, 1994, p. 157.
19 M. Aubry, « Les dispositifs d’insertion et de réinsertion des demandeurs d’emploi : éléments d’évaluation », Rapport de la commission relations sociales et emploi, op. cit., 1989.
20 S. Ebersold, V. Boyé, Le processus de mise en œuvre des stages de reclassement professionnels, doc. ronéoté, février 1993.
21 Sur les enjeux sous-jacents aux catégories, cf. A. Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris, 1993. Cf. aussi L. Thévenot, « Une jeunesse difficile. Les fonctions sociales du flou et de la rigueur dans les classements », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 26-27, 1979.
22 Sur le passage du problème social à l’enjeu politique cf. C. de Montlibert, La domination politique, Strasbourg, PUS, 1997.
23 C. de Montlibert, Introduction au raisonnement sociologique, Strasbourg, PUS, 1990.
24 J.-P. Soisson, Débats parlementaires du Sénat, JO du 19 novembre 1989, p. 3419.
25 H. Arendt, La condition de l’homme moderne, op. cit.
26 R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 386.
27 A. Touraine, « Face à l’exclusion » in J. Donzelot, Citoyenneté et urbanité, Paris, éd. Esprit, 1991.
28 J. Donzelot « Le déplacement de la question sociale » in J. Donzelot, Face à l’exclusion, le modèle français, Paris, éd. Esprit, 1991.
29 K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, p. 321 et suivantes.
30 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 20e édition, p. 16.
31 P. Bourdieu, Raisons pratiques sur la théorie de l’action, Paris, Ed. Seuil, 1994.
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