Avant-propos
p. 7-12
Texte intégral
1Lorsque nous avons lancé le programme EcoLitt, avec le soutien de la région des Pays de la Loire, en 2013, nous avions conscience de nous engager dans un domaine peu exploré, celui des lectures écocritiques ou écopoétiques – le débat était encore en cours – d’œuvres non anglophones. À l’époque, de fait, la critique était majoritairement anglo-saxonne, plus précisément états-unienne, et portait sur des corpus marqués par un espace particulier. Elle s’intéressait en premier lieu au nature writing qui représente une constante culturelle essentielle de la civilisation des États-Unis et renvoie non seulement à une perception de l’espace, mais aussi à des valeurs idéologiques, morales, religieuses. Cette forme place, on le sait, en son cœur la notion de wilderness, comme espace préservé, espace de liberté et d’authenticité. Élargir les corpus signifiait aussi discuter cette notion, repenser les relations des humains avec des espaces divers, inscrits dans des cultures et des histoires différentes.
2Au cœur du programme EcoLitt figurait le désir de mettre en évidence l’émergence d’une réflexion éthique sur le rapport de l’homme à la nature et la prise en charge de la notion d’inquiétude environnementale par la fiction. Notre postulat était, est encore, que la littérature n’est pas seulement une chambre d’enregistrement de courants de pensées ou de phénomènes de société mais qu’elle contribue puissamment à l’affirmation de valeurs. En ce qui concerne la période contemporaine, le projet permettait ainsi de repenser la notion d’engagement en termes d’écologie politique, de se demander, donc, comment les idéologies informent les pratiques littéraires ; il invitait à s’interroger sur l’existence et les modalités d’un engagement spécifiquement environnemental dans l’art. Diverses manifestations scientifiques ont scandé les trois années du programme et donné lieu à publication : le volume Éco-graphies : écologie et littératures pour la jeunesse, dirigé par Nathalie Prince et Sébastian Thiltges1 et un numéro de la revue Atlantide, Imaginaires de l’environnement en Asie (Inde, Chine, Taïwan), dirigé par Philippe Postel2. Un troisième volume collectif devait compléter ces publications et proposer un bilan critique des travaux menés dans le cadre d’EcoLitt. Notre objectif était de questionner le changement d’échelle territoriale de la production des textes comme des espaces qu’ils enregistrent, changement qui entraîne une refonte des postulats originels de l’écocritique et même de ses langages. Sur le plan esthétique, la prise en compte d’une définition moins strictement naturaliste de l’écologie impliquait de porter une attention accrue à des objets poétiques plus nettement diversifiés : il nous apparaissait nécessaire d’opérer un décentrement majeur pour dépasser et reconsidérer les grands paradigmes initiaux, fortement inscrits pour une part, on l’a vu, dans l’espace et la culture nord-américains : wilderness, nature writing, pastorale… Nous souhaitions proposer une définition de la littérature environnementale de l’anthropocène, ce puissant métarécit géologique qui sert de cadre pour considérer les évolutions de la pratique littéraire en question.
3À ce projet était étroitement associée Anne-Laure Bonvalot, post-doctorante à l’université d’Angers en 2015-2016 puis maîtresse de conférences à l’université de Nîmes. C’est sous son impulsion que notre réflexion avait pris le chemin d’une « écologie des Suds » qu’elle avait largement contribué à définir. Au-delà d’une simple cartographie de la littérature environnementale explorant des territoires nouveaux potentiellement porteurs de pensées écologiques propres ou alternatives par rapport au moment fondateur nord-américain, elle nous invitait à questionner les dispositifs et catégories épistémiques (centrismes, référentiels, formes énonciatives) sur lesquels s’articule la pensée narrative de l’écologie à l’ère de l’anthropocène. Il s’agissait pour elle de dessiner les « nouvelles territorialités » de l’écocritique et de l’écopoétique. Sa maladie puis sa disparition nous ont laissé la responsabilité de mener à terme l’ouvrage.
4Le volume que nous proposons aujourd’hui n’est sans doute pas celui qu’elle aurait conçu. Il convient de le lire comme un témoignage des liens qui nous unissaient, puisqu'il rassemble, outre des membres du programme EcoLitt, des chercheuses et chercheurs qu’elle avait sollicités pour décentrer radicalement les problématiques. Dans les pages qui suivent pourra se lire une analyse des modalités esthétiques, formelles et scripturaires induites par la reconfiguration de l’écocritique envisagée et abordées selon différentes perspectives théoriques et méthodologiques. Il sera question du bouleversement qui affecte, au sein de la littérature environnementale, les frontières génériques, les langages, les postures auctoriales et les codes discursifs afin de rendre compte de ce que l’écologie fait à la littérature et aux arts visuels. Il convient toutefois d’inscrire les différents articles dans une durée qui est celle de la vie : certains sont déjà anciens et nous les publions, datés, avec l’accord de leurs auteurs, d’autres sont plus récents et répondent aux dernières invitations lancées par Anne-Laure. Nous espérons ainsi lui rendre hommage, avec les moyens modestes qui sont les nôtres.
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5L’ouvrage interroge d’abord les conditions d’habitabilité du monde, en inscrivant le propos dans une plus large diachronie. Isabelle Trivisani-Moreau relit les utopies françaises des siècles classiques au prisme de l’écocritique en évitant tout anachronisme mais en soulignant comment la lecture aujourd’hui de ces œuvres plus anciennes peut contribuer à un décentrement de notre point de vue car elles proposent une autre réflexion sur le sentiment d’une dénaturation du monde. Si le rapport entre pouvoir politique et religion s’est modifié à l’époque contemporaine, les références à la Bible peuvent constituer une force poétique plus que prescriptive, qui contribue à informer un propos exaltant le monde naturel et le vivant, loin de toute pensée de domination. C’est ce que soulignent Mathilde Bataillé et Blandine Charrier dans leur lecture des romans de Marguerite Yourcenar et de Michel Tournier. Tout autre est la relation que décèle Erich Fisbach dans la « jeune » littérature hispano-américaine au xixe siècle : il souligne que la découverte des espaces naturels du continent mêle admiration et désir de conquête ; ici la perspective dominante des auteurs est celle de l’exploitation des ressources, bien loin, à de rares exceptions près, de la conscience d’une fragilité de l’environnement. Celle-ci est, en revanche, clairement perceptible dans un courant de « films du marais » aux États-Unis, qui s’éloignent des canons du film de genre pour mettre en évidence la vulnérabilité d’un milieu menacé, ainsi que le montre Taïna Tuhkunen.
6De fait, la littérature contemporaine est marquée par la perception aiguë de la crise environnementale, qui conduit autrices et auteurs à s’intéresser à ce(ux) que la société rejette ou relègue : marginaux, migrants, ruines ou déchets sont au cœur d’une production abondante, qui porte les signes d’une inquiétude existentielle. En proposant une lecture proprement écopoétique des œuvres de trois romanciers français, Éric Chevillard, Michel Houellebecq et Antoine Volodine, Anaïs Boulard souligne les pouvoirs de l’écriture pour reconfigurer, par les voies de la dystopie ou de l’ironie, un réel mis à mal par l’Anthropocène et pour inventer un nouveau rapport énergique et poétique entre les humains et les milieux. Deux interventions abordent la question des déchets, envahissants ou invisibilisés, ce qui constitue les deux faces d’une même relation de déni social. En partant du roman de Don DeLillo, Underworld, Lucie Taïeb plaide pour une approche croisant littérature, linguistique, anthropologie et sociologie, qui permette de penser le lien complexe entretenu avec ce que nous rejetons, en invitant à y construire « un possible jusqu’ici impensé » : celui d’un « autre ordre en puissance ». Marinella Termite, quant à elle, définit, à partir de romans de Jean Rolin, Aurélien Delsaux et Alice Ferney, trois figures de l’approche littéraire des déchets : la décharge, le métabolisme et le recyclage, dont elle fait le laboratoire d’une approche écocritique. Nadja Maillard, enfin, envisage la crise environnementale à l’aune des déplacements de population et des divers scénarios qui motivent les migrations climatiques dans un vaste corpus, réunissant la littérature générale et la littérature pour la jeunesse.
7La deuxième partie de l’ouvrage envisage davantage les formes que prennent les représentations littéraires et artistiques de la crise environnementale. Françoise Daviet-Taylor propose une réflexion au croisement de la littérature, de la linguistique et de la philosophie qui interroge l’importance du « bien nommer », en se fondant sur l’analyse des outils de la langue, en allemand et en français, pour montrer comment leur usage structure les conditions de possibilité de notre agir. C’est à la poésie que Jean-Claude Pinson consacre son intervention en affirmant sa force comme puissance de « ré-habitation » du monde et en définissant une nouvelle pastorale « poétarienne ». Bertrand Guest s’attache à dessiner la diffraction de l’essayisme dans des œuvres qui relèvent de formes diverses comme le manifeste ou l’ouvrage de vulgarisation, en mettant l’accent sur l’importance cruciale de l’ouverture dialogique qu’il permet par sa nature même.
8Se pose alors la question des modalités de l’engagement écologique, tel que peut le manifester la littérature. Cécile Brochard et Sylvie Servoise en proposent un panorama qu’elles resituent par rapport aux définitions contemporaines de la notion. Elles envisagent ainsi successivement les fictions apocalyptiques et post-apocalyptiques, les romans à thèse, les littératures postcoloniales et autochtones avant de montrer comment s’opère une reconfiguration du monde dans les récits écopoétiques. Une interrogation similaire sur la possibilité d’un nouvel avenir commun parcourt l’intervention de Blandine Charrier, consacrée à la bande dessinée en France : la typologie qu’elle établit, qui aborde des approches sociologique, militante, prospective et post-anthropocentrique, la conduit à affirmer la puissance et la nécessité de la fiction dans l’élaboration de ce futur. En prenant l’exemple des Premières Nations du Québec, Laure-Anne Thévenet met en évidence la force de la profération dans une double dimension d’activisme écologique politique et de performance poétique, alliant les formes traditionnelles aux enjeux les plus contemporains.
9La dernière partie du volume porte plus précisément sur les décentrements. Elle aborde d’abord la critique des centrismes. De manière radicale, Bertrand Guest interroge ici l’ensemble de ceux-ci pour en appeler à une anthropologie décentrée. Trois autres articles discutent des centrismes par des approches spécifiques. Margot Lauwers propose une lecture de l’écoféminisme soulignant l’importance des fictions et la nécessité de développer une « praxis dialogique » entre les œuvres et les textes critiques, soucieuse, dans une approche transdisciplinaire, de la diversité des contextes sociaux et culturels. En prenant pour point de départ le Cyborg Manifesto de Donna Haraway, Jean-Paul Engélibert dessine les différentes représentations du posthumain au cinéma et en littérature, en ce qu’elles permettent d’interroger ou d’imaginer l’humain. À partir d’un large répertoire d’exemples francophones, Sandra Contamina établit une typologie des critères permettant « d’apprécier l’animal comme objet littéraire et sujet moral d’un récit » : elle retient ainsi le degré de présence de l’animal, le décentrement du regard humain qui se pose sur lui et l’intentionnalité des auteurs afin de préciser, dans une perspective esthétique et éthique, plusieurs configurations du récit zoocentré.
10Les quatre interventions réunies à la fin de l’ouvrage indiquent la volonté d’ouvrir la réflexion à d’autres territorialités. En prenant l’exemple de romans de Han Han, Yan Lianke et Mo Yan, Virginie Berthebaud analyse le jeu qui s’établit entre un héritage traditionnel et des lectures étrangères pour désigner un rapport perturbé avec le milieu naturel, qui dépasse le seul cadre géographique chinois et touche ainsi à une forme d’universel. Dans un tout autre cadre, Sébastian Thiltges met les thèses de l’écologie culturelle à l’épreuve d’une « petite littérature européenne », la littérature luxembourgeoise, et plaide ainsi pour la prise en compte de « la singularité contextuelle, poétique et esthétique de chaque texte », en la corrélant à la subjectivité des lecteurs. Xavier Garnier donne une synthèse des écopoétiques africaines dans une perspective décoloniale : il montre comment se dessinent une écopoétique lyrique, liée au mouvement de la négritude, puis une écopoétique urbaine, qui se développe dans le contexte de l’afropolitanisme, et enfin, une écopétique « survivaliste », marquée par la conscience de l’effondrement et la représentation de mondes souterrains qui évoquent l’extractivisme. Cette dénonciation de l’exploitation et de la domination coloniales est aussi au cœur des réalisations artistiques qu’étudie David Castañer en Amérique Latine, en interrogeant les liens qu’elles tissent avec les identités, les territoires et les savoirs.
11Les propositions et les analyses figurant dans cet ouvrage dessinent ainsi un ensemble de configurations esthétiques et éthiques, qui parcourent les espaces du local au global. S’y lit une attention constante aux particularités, aux contextes historiques, sociaux, culturels, qui s’avère nécessaire pour penser les relations mouvantes, complexes, entre les humains et le vivant et pour tenter d’envisager un possible avenir partagé.
Notes de bas de page
1Prince, N. et Thiltges, S. (dir.), Éco-graphies : écologie et littératures pour la jeunesse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018.
2Postel, Ph. (dir.), Imaginaires de l’environnement en Asie (Inde, Chine, Taïwan), Atlantide, n° 10, juillet 2020, http://atlantide.univ-nantes.fr/, consulté le 10 juin 2024.
Auteur
Université d’Angers, 3L.AM

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