Chapitre IV. Le rôle parental*
p. 85-107
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Index géographique : France
Texte intégral
1Si on laisse de côté la légitimation amoureuse de la fondation d’une nouvelle famille à chaque génération, re-fondation obligée qui montre comment la famille nucléaire rompt avec le réseau de parenté au lieu de s’insérer dans sa continuité, la socialisation de l’enfant apparaît comme la raison d’être de la famille moderne. Loin d’être la seule fonction qui lui resterait, par attrition, après avoir perdu toute assise concrète (transmission du patrimoine, unité de production domestique, etc.), la socialisation des enfants est la fonction qu’il faut lui attribuer en exclusivité. Cela revient à dire que la famille nucléaire ne se reproduit pas elle-même. Au contraire, elle vise, par l’éducation, à former des êtres qui lui échapperont, qui s’émanciperont de sa tutelle. Elle se réalise lorsque ceux qu’elle a nourris et aimés rompent avec elle.
2Ce souci formateur, éducatif et moralisateur à l’égard de l’enfant est une donnée fondatrice de la modernité. Il est partagé par des humanistes comme Didier Erasme de Rotterdam ou Thomas More, ou par des hommes de religion comme Luther ou Calvin. Chez les catholiques, les Jésuites en font leur affaire ; les nouvelles familles y trouvent leur raison d’être ; des philosophes comme John Locke ou Jean-Jacques Rousseau en font la publicité. Peu de préoccupations rencontrent un assentiment aussi général. Que ce soit pour réformer un être dont on se méfie absolument, comme chez les protestants, ou pour former aux Lumières de la Raison un être naturellement bon et tout à fait malléable, comme le pensent un Rousseau ou les Humanistes, dans les deux cas, cela se traduit par un souci constant de l’enfance.
3Cette nouvelle fonction de la famille est inconcevable sans une société qui affirme l’idéal d’un Homme universel, idée d’humanité qui appelle nécessairement une formation, une Bildung, une éducation. Dans la société moderne, la visée formatrice ultime dont tous les nouveaux arrivants sont l’objet prend désormais comme cible l’humanité universelle en chacun d’eux. Nul ne se réduit plus à son genre, ou à sa condition sociale particulière et, dès lors, il ne suffit plus de lui faire acquérir une série d’apprentissages formant ce genre ou cette condition. Afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, il faut préciser le sens de l’attribution d’une visée éducative dans la socialisation de l’enfant. Bien sûr, la famille traditionnelle socialise aussi les enfants. Mais ce n’est pas sa responsabilité principale, exclusive, spécifique ou même constante. Surtout, elle ne socialise pas l’enfant comme un être universel. Or c’est cette idée qui appelle le souci constant à l’égard de l’enfant. Ce n’est pas la quantité du bagage de connaissances à transmettre qui rend nécessaire cette éducation. Toutes les sociétés ont trouvé moyen de transmettre leurs codes souvent subtils de comportement, leurs valeurs, leurs savoirs ésotériques et l’exercice des fonctions pour elles vitales, à travers l’apprentissage (d’un métier, d’une condition sociale, d’un statut, etc.). L’éducation, c’est autre chose : c’est une manière de disposer les personnes à être des humains en général.
4Cette nouvelle fonction socialisatrice transformera en profondeur les rapports parents-enfants et conduira à ce que Philippe Ariès a judicieusement appelé la découverte de l’enfance. Mais il faut parler au même titre de la découverte de la parentalité. La famille moderne inaugure la tenue conjointe du rôle parental, et redéfinit, à des fins éducatives inédites, les rôles paternel et maternel. La mère héritera du souci constant de l’enfant rendu nécessaire par cette éducation, alors qu’il appartiendra au père d’objectiver la finalité émancipatrice de cet amour de l’enfant. C’est cette nouvelle solidarité parentale qui noue, d’une manière tout à fait spécifique, le triangle œdipien dont la psychanalyse a fait un trait anthropologique général. Nous entendons montrer qu’il s’agit d’une structure psychologique spécifiquement moderne. Commençons par justifier l’attribution exclusive de ce rôle socialisateur à la famille par des considérations historiques.
La « découverte de l’enfance »
5La famille traditionnelle n’a pas comme rôle spécifique et principal l’éducation des enfants. D’abord, la socialisation de l’enfant n’est pas sa responsabilité constante et exclusive. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, dans une ville comme Paris, la très grande majorité des enfants de toutes les classes, sauf les gagne-deniers, est placée en nourrice, pour une période de 1 à 2 ans, soit par exemple 19000 naissances sur 21 000 au cours d’une même année (Lebrun 1975 : 128). Ajoutons à cela que, chez les roturiers, les enfants étaient envoyés en apprentissage dès l’âge de 8 à 10 ans et ce, pour cinq, six ou sept ans. Dans un tel cadre de socialisation, il est loin d’être évident que les parents sont les destinataires principaux de l’affection de l’enfant. On peut facilement imaginer qu’un enfant qui aura passé sept années avec un bon maître aimera celui-ci « comme un père » !
6La permanence relationnelle nécessaire à cette visée socialisatrice fait souvent défaut. Non seulement manque-t-il à la famille traditionnelle l’acharnement éducatif et donc l’accaparement de ses propres enfants, mais les conditions démographiques font de la famille une unité hautement instable. Près de la moitié des enfants seront perdus en bas âge, alors que plus de la moitié de ceux-ci n’atteindront pas l’âge adulte avec leurs deux parents en vie. Lawrence Stone, cet historien anglais qui a si bien documenté et problématisé la relation entre la montée de l’État et celle de la famille nucléaire, décrit en ces termes l’instabilité démographique de la famille pré-moderne :
Le résultat était une population dont à peu près la moitié avait moins de vingt ans et une poignée plus de soixante ans ; où le mariage était reporté plus tard que dans toute autre société connue ; où tant d’enfants mouraient qu’on en venait à les considérer comme renouvelables ; et où la famille elle-même était une fragile association transitoire, constamment brisée par la mort des parents ou des enfants et le départ précoce des enfants de la maison. Il est impossible d’insister démesurément sur la non-permanence de la première famille moderne, du point de vue des rapports mari-femme ou parents-enfants. Ils ne pouvaient raisonnablement espérer vivre ensemble très longtemps, fait fondamental qui modifiait leurs relations. La mort faisait partie de la vie et était vue comme telle d’une manière réaliste. (Stone 1977 : 811.)
7L’essentiel, toutefois, reste que cette famille n’est pas constituée autour de l’enfant. Le désintérêt à son égard est connu. Confié à des domestiques, placé en nourrice ou simplement laissé à lui-même toute la journée, le nouveau-né est l’objet d’un désintéressement. Les paroles de Montaigne, souvent citées, sont à cet égard emblématiques. « J’ai perdu, écrit-il, 2 ou 3 enfants en nourrice, non sans regrets, mais sans fâcherie. » (Ariès 1973 : 60.) Si l’absence de « fâcherie » est déjà significative, c’est surtout l’hésitation du père sur le nombre d’enfants perdus qui se démarque de la préoccupation moderne envers la chair de sa chair. Sur la mise en nourrice il faut peut-être souligner, surtout en songeant au réseau de garderies actuel, qu’il n’y a rien d’abominable dans le fait de confier son enfant en très bas âge « à des étrangers ». Cette pratique passée marque cependant le désintérêt pur et simple des parents à l’égard des nourrissons : on ne verra pas ses premiers rictus, on ne verra pas ses premiers pas, on n’entendra pas ses premiers mots (maman, papa), et on s’en fout ! On ne se soucie pas davantage de ce que l’enfant prenne un mauvais pli chez la nourrice. Lorsqu’on combattra la pratique de la mise en nourrice, ce sera d’ailleurs pour des raisons morales plutôt qu’hygiéniques ou sentimentales qu’on le fera.
8Dans cette attitude transparaît la vision différente qu’on avait de l’enfant. Ce fait, fondamental, a été mis en lumière par Philippe Ariès. Mais il faut préciser ce que peut signifier cette « découverte de l’enfance » sur laquelle il a tant insisté. Car, bien sûr, on a toujours su que les enfants n’étaient pas des adultes ! Lieu d’intégration immédiat des êtres dans l’existence, par enracinement sur le même sol, par insertion dans la continuité du patrimoine, par apprentissage d’un métier attaché à une condition, etc., la famille « forme » des êtres destinés à la poursuivre par l’apprentissage d’une condition sociale, condition sociale qui est le mode d’existence d’une personne. Je reprends donc à mon compte la distinction faite par Ariès entre l’apprentissage traditionnel2 et l’éducation moderne. Cependant, la transformation de cette visée socialisatrice n’est pas principalement tributaire de la scolarisation, dont la généralisation date seulement de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle tient au sujet visé par la socialisation, c’est-à-dire à la personne-type que toute société se donne à former.
9La notion d’apprentissage colle parfaitement au dessein socialisateur traditionnel. Cet apprentissage se caractérise d’abord par son caractère particulariste. On ne vise pas à former un être humain en général, ce qui n’existe pas, mais telle sorte de personne particulière, définie par sa condition sociale. L’apprentissage moule les êtres à la condition dans laquelle ils sont insérés et vivront leur existence, une sorte de métier identitaire, si l’on veut. Cet apprentissage n’exclut pas, cependant, le recours à une instruction spécialisée, mais celle-ci apparaît toujours comme émanant de la condition, comme lui appartenant. Dans les sociétés primitives, c’est essentiellement le genre propre de chacun qui fournit son terme à cet apprentissage. Dans les sociétés traditionnelles, le terme est l’appartenance à telle ou telle condition sociale. On pourrait étendre la notion d’apprentissage à toute instruction se caractérisant par l’acquisition d’un savoir instrumental. Cela vaut, bien sûr, pour un métier. La même logique est à l’œuvre, me semble-t-il, dans ces sociétés africaines contemporaines dont parle le démographe australien John C. Caldwell (1982 : 98), dans un tout autre contexte3. L’instruction qu’y reçoivent certains enfants, dans les écoles de la capitale, sert à faire bénéficier la famille de certaines connaissances modernes ou carrément à placer les enfants dans des postes de prestige utiles. En second lieu, cette « formation » se fait par incorporation plus ou moins immédiate dans la condition sociale objective dont l’apprentissage est la finalité. On devient laquais en vivant une vie de laquais. Dans le cadre d’un tel rapport d’apprentissage, l’enfant en son incomplétude est toujours esquivé. On ne vise pas à le transformer. S’il n’est plus, comme dans les sociétés primitives, métamorphosé en adulte à travers un rituel initiatique, il est expulsé du monde de l’immaturité et implanté dans celui des adultes du jour au lendemain. Subjectivement, cela devait être ressenti comme l’entrée dans un nouveau monde par laquelle on devient quelqu’un d’autre.
10On peut illustrer cette dernière idée par un autre biais. Il n’est point question, ici, d’une transformation de soi en même temps que du maintien de l’identité individuelle. La capacité de rapporter tous les changements qui se produisent au cours d’une vie, notamment la « mutation » d’un enfant en adulte, à une seule et même identité, est loin d’être évidente à une conscience pré-moderne. C’est ce qu’exprime Norbert Elias dans un autre contexte. Le développement historique et l’enracinement subjectif de l’identité individuelle impliquent la possibilité de rapporter une foule de moments épars de l’existence à une seule et même subjectivité. Philosophiquement, cette réalité sera comprise à travers la notion de « développement ». C’est cette notion qui permet d’intégrer à une identité une des changements considérables. Elias note que Hume affirmait éprouver de la difficulté à comprendre que lui-même à l’âge adulte et l’enfant qu’il se souvenait avoir été constituaient « une même personne » (Elias 1991 : 242).
11La visée éducative de la famille moderne se démarque de l’apprentissage en ce que, par son contenu, elle s’adresse à une personne universelle, enseignant tout ce qu’une personne civilisée devrait savoir, que ce savoir concerne le contrôle de ses sphincters, les manières de table, la façon de parler ou de se comporter en public. Le Traité de la civilité puérile d’Erasme, sur lequel Elias a tant insisté pour éclairer le processus de civilisation, est clairement destiné à tous les enfants, abstraction faite de leur condition sociale, tout comme le petit catéchisme d’ailleurs, dont la généralisation date de la même époque. Ensuite, et c’est l’essentiel, la socialisation moderne consiste en une objectivation du rapport éducatif faisant du même coup apparaître l’enfant comme celui qu’on doit former. Cette éducation aux multiples facettes montre en tout premier lieu sa propre intention pédagogique. Il en ressort l’injonction d’agir sur soi en toute chose. La grande leçon de l’éducation, par-delà ses multiples enseignements, est la nécessaire formation par laquelle tout être doit passer pour devenir une personne. Et ce qui est retenu, au premier chef, et intériorisé, c’est le rapport pédagogique, l’idée d’agir sur soi. La formation de la personne en profondeur, ou sa dualisation psychique, est l’exact résultat de ce rapport (lui aussi dédoublé ou objectivé) appliqué à celui qui en est l’objet : l’enfant. Il est facile de comprendre comment la conscience que l’enfant a de lui-même change sous ce rapport. L’enfant « découvert » est l’objet d’une attention soutenue. On s’occupe de lui, de ses besoins comme de sa formation. Ainsi pris en charge, il ne peut pas ne pas avoir conscience de lui comme de « celui-dont-on-s’occupe », ce que signifie désormais être un petit, un enfant. Il verra très tôt, sous ce rapport, sa propre incomplétude : c’est cela qui appelle ce rapport à lui. Ce souci de l’enfant à des fins pédagogiques se traduira par l’assomption de sa formation, c’est-à-dire par l’intériorisation du rapport pédagogique. Par comparaison, l’enfant traditionnel élevé à distance du monde adulte, sans qu’on s’en occupe systématiquement, devait avoir conscience de sa différence substantielle avec les adultes.
12À travers cette pratique parentale pédagogique prend véritablement corps le monde de l’enfance. Ariès a donc tout à fait raison de parler à ce sujet d’une « découverte de l’enfance ». On a évidemment toujours su que des enfants n’étaient pas des adultes et Ariès ne dit rien qui puisse prêter flanc à une telle objection. Mais ce n’est pas le monde de l’enfance, situé à distance de celui des adultes, monde étrange et curieux, qui aurait été « découvert » comme une terra incognita. La découverte qui préside à cette nouvelle objectivation est celle de l’universalité de la personne humaine. Personne universelle, le sujet humain est aussi indéfini et c’est ce qui appelle la visée pédagogique autour de laquelle s’articulera la famille.
13Enfance et âge adulte sont vus désormais comme deux moments distincts mais rattachés à une seule et même vie, toute d’éducation et d’action sur soi. Dans la société traditionnelle, on peut dire que l’enfance et l’âge adulte sont deux mondes qui ne communiquent pas. Il faut donc expulser l’enfant de son premier âge pour le projeter dans celui des adultes. Il importe de souligner que ce n’est pas une découverte amoureuse des enfants qui préside à ce développement. C’est donc moins par amour immédiat de l’enfant que l’importance de celui-ci change, que parce qu’il devient l’objet d’un souci éducatif constant. Et c’est ce rapport à l’enfant qui est aimé à travers lui. Pour celui-ci, cela se traduit par une modification de la conscience de soi. L’enfant prend conscience de lui-même comme celui-dont-on-s’occupe. Ensuite, cette conscience de soi se trouve aiguisée par le fait que, systématiquement, l’enfant est appelé à devenir un objet pour lui-même, à agir sur ses penchants, ses manières, etc., c’est-à-dire qu’il est appelé à intérioriser le rapport éducatif que l’on a à son endroit. On peut illustrer cette différence par la menace type qui plane sur l’enfant désobéissant. L’imaginaire traditionnel était rempli de fantômes, de sorcières, de loups-garous et autres bonhommes sept-heures4, autant de menaces risquant de s’abattre depuis l’extérieur sur des enfants désobéissants. Dans le cadre de l’éducation, la menace prend la tournure bien réelle et bien intérieure d’une corruption ou d’une dégénérescence de l’enfant, par sa propre faute si l’on peut dire ! Imagine-t-on à quel point l’enfant doit avoir intériorisé la fonction auto-correctrice pour qu’une telle menace puisse être efficace ?
14La préséance de la finalité socialisatrice sur l’amour de l’enfant ressort aussi clairement de la crainte des Puritains à l’égard de l’enfant. On se méfie de cet être virtuellement corrompu et corrupteur. La réglementation royale, en France, des rapports entre parents et nourrices et du métier de « recommanderesse » illustre la même chose. Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, l’État français obligera les parents à être attentifs à ce que les nourrices s’occupent bien de leurs enfants, et notamment, à entretenir avec elles des rapports constants. Point n’est question, ici, de prendre avec eux leurs chers enfants. Les préoccupations politiques, notamment démographiques, guident l’État dans son souci de l’enfant. Un État ne saurait, de toute façon, aimer abstraitement les enfants en général !
15La seule nuance qu’il faille apporter à cette thèse de la « découverte » de l’enfance, c’est qu’elle ne concerne qu’un des deux termes du nouveau rapport qui se met en place. Pour dire les choses autrement, à un nouvel enfant, il faut de nouveaux parents. Pour les parents, cela signifie une tâche infinie et sans relâche, un souci éducatif constant qui devient un souci pour l’enfant lui-même. La coïncidence de la visée pédagogique et du souci de l’enfance est très bien illustrée dans les paroles de Diderot, qui explicite en ces termes son rapport à sa fille :
Il est rare qu’en prenant le hochet, je ne trouve l’occasion de placer une sentence, une petite leçon sur la justice, sur la langue qu’on parle mal, sur la logique quand on raisonne faux. Il faut en général se faire petit, pour encourager peu à peu les petits à se faire grands. On peut leur dire d’aussi bonnes choses sur une poupée, sur une croix de paille, sur un chiffon que sur les affaires les plus importantes. En les accoutumant à être bons dans les riens, ils sont prêts à être bons dans des cas importants ; mais est-ce qu’il y a des riens pour eux ? (Lebrun 1975 :134.)
16Cette citation de Diderot met en scène le nouveau rapport parent-enfant dans lequel le rôle de parent comme le rôle d’enfant se trouvent objectivés. Nous nous attarderons maintenant à expliciter les termes de ce rapport sur un mode moins historique, en faisant référence explicitement à la théorisation qui en a été faite par la sociologie de la famille de Talcott Parsons et par la psychanalyse. On verra que le souci de sa formation est une nécessité structurelle de la constitution de la famille moderne.
17Nous espérons par là faire ressortir, d’une part, le fondement normatif de cette modalité particulière d’institution de la personne (c’est le caractère universaliste de l’identité qui fonde ce rapport) et démontrer qu’il y a lieu de relativiser l’importance attribuée par Freud à la « fonction paternelle », en la détachant de la personne concrète du père, pour l’attacher au rôle parental, et pour traiter de ce « montage institutionnel » comme d’un mode d’institution de la personne spécifiquement moderne.
La recomposition structurelle de la famille à des fins socialisatrices : la thèse parsonienne
18Parsons a élaboré la sociologie de la famille la plus cohérente avec la société moderne prise comme totalité sui generis, ou comme social system, pour parler comme lui. Sa sociologie fonctionnaliste est moins préoccupée par des problèmes d’intégration et d’adaptation réelle des individus et des groupes à l’ordre global de la société que par l’objectif de comprendre la raison d’être de tout sous-système, comme la famille, dans le cadre du système global. Toute société étant une totalité, chacune de ses composantes trouve sa finalité propre, non seulement dans ce cadre, mais depuis le niveau, formellement supérieur, du global social system. Transposé à l’étude de la famille, cet impératif sociologique entraîne les conséquences suivantes.
19En premier lieu, il est hors de question, pour Parsons, de chercher en amont de la société moderne la finalité de la famille. Il ne se ménage aucune porte de sortie dans la genèse historique de cette société, porte de sortie qui lui permettrait, par exemple, de trouver le sens de la famille dans son être traditionnel et de maintenir celui-ci, à titre résiduel, dans une société « par ailleurs » moderne. Ce qui vaut pour l’histoire vaut pour la phylogenèse. Puisque la socialité est un mode d’existence construit au-dessus de l’animalité ou de l’organicité, il n’est nullement question de rattacher la famille à un quelconque enracinement biologique, en en faisant l’institution sociale répondant à une fonction biologique : la procréation. Ce refus viscéral de comprendre les rapports de la partie au tout d’une manière in-actuelle se traduit par un radicalisme sociologique qui trouve peu d’équivalent, radicalisme exempt bien sûr de toute connotation politique ! La sociologie de Parsons est un véritable fanatisme de l’explication par la relation sociale ! De ce point de vue, son caractère an-historique ne pose aucun problème.
20En second lieu, en se donnant l’obligation de rendre compte de la raison d’être actuelle de la famille, Parsons doit nécessairement penser l’articulation entre la famille et la société globale. Cette manière de rendre compte de la fonction propre de la famille à partir de son rapport au système global ne revient pas à nier la spécificité des relations familiales. Parsons passe son temps à dire que la famille n’est pas une « mini-société » dont les relations mimeraient la grande ou seraient déterminées par elle. Cette différence ne peut apparaître en elle-même, mais seulement dans son articulation spécifique à la société globale. Et puisque sa différence propre est irréductible, c’est l’unité de cette différence qu’il faut penser. On peut illustrer la démarche par une question : comment comprendre l’existence de la famille dans la mesure où il faut en venir pour accéder à l’être social et en sortir pour y parvenir complètement ?
21Ces remarques, encore formelles, visent d’abord à réhabiliter le « fonctionnalisme » parsonien en soulignant sa portée essentiellement théorique et ne constituent nullement un plaidoyer pour le fonctionnalisme ! On verra assez tôt la distance que nous prenons à l’égard de celui qui se définissait comme un « incurable théoricien ». Cette réhabilitation est pourtant nécessaire. Deux générations de sociologues ont dénigré Talcott Parsons comme un « réactionnaire », dont l’analyse profonde de la signification de la différenciation des rôles de genre dans la famille aurait simplement visé à les reproduire, d’une manière intéressée, c’est-à-dire masculine, voire défenderesse de l’ordre social ! Au mieux, on a ignoré sa contribution théorique restée inégalée et la plupart des manuels présentent ce fonctionnalisme depuis une étroite conception conflictualiste du lien social, conflictualisme toujours incapable de parvenir à l’unité du système social. La chose est d’ailleurs curieuse quand on connaît la mode structuraliste qui s’est emparée de la France au cours des mêmes années5. Car la sociologie de Parsons s’apparente davantage à un structuralisme qu’à un fonctionnalisme.
22Dans tous les cas, cependant, sa contribution à une relecture sociologique des complexes familiaux mis en lumière par la psychanalyse, plus exactement la reconstruction sociologique parsonienne desdits complexes, a été ignorée. Cela transparaît dans le fait que la contribution critique de Parsons à la sociologisation de la psychanalyse, toute proche de celle de Lacan, est restée à peu près méconnue ! Le fait que son ouvrage, Family, Socialization and Interaction Process, publié en 1955, n’ait pas encore été traduit en français, reflète cette ignorance6. Parsons considérait cette intégration de la psychanalyse à un modèle sociologique plus général comme sa contribution principale. C’est d’ailleurs très explicitement en rapport avec les thèses de Freud sur l’institution de la personne que Parsons a élaboré son argumentation7. Il n’ambitionne rien de moins que de fonder, sociologiquement, les catégories de Freud, ambition théorique qui ressort du passage suivant :
Freud était clairement sur la bonne voie et c’est lui, en fait qui nous fournit la base des présentes considérations. Il manquait à Freud, toutefois, une analyse systématique de la structure des relations sociales en tant que systèmes, cadre dans lequel le processus de socialisation prend place. C’est ce à quoi nous tentons de suppléer. (1955a : 1048.)8.)
23On verra comment Parsons parvient à rendre compte des archétypes comportementaux éclairés par Freud en récusant l’obligation de les enraciner dans une énergie pulsionnelle quelconque. Nous reportons toutefois cette confrontation explicite avec le modèle psychanalytique au chapitre suivant. Il importe surtout de dégager la spécificité de la fonction socialisatrice moderne, en étant attentif à la réorganisation structurelle de la famille.
24L’idée de Parsons est aussi simple que fondamentale : la fonction9 de la famille, sa raison d’être spécifique, c’est la socialisation des enfants, ce à quoi il ajoute la « stabilisation de la personne adulte10 », sans élaborer sérieusement cette dernière idée. Parsons ne s’attarde à aucun des aspects « matériels » de la famille11. Il juge même inutile de justifier le fait de ne pas parler de toutes ces choses ! Former des êtres autonomes est pour lui, et en cela il a raison, une fonction suffisamment fondamentale pour rendre compte de l’existence de la famille. Celle-ci n’est plus « bâtie » sur aucun fondement matériel, économique en l’occurrence. Cette visée socialisatrice, qu’il faut lui accorder en exclusivité par rapport à ses devancières, apparaît dans le fait qu’elle est constituée comme une structure de rôles, objectivée par la différence des rôles paternel et maternel, différence entièrement polarisée par une nouvelle visée socialisatrice. On voit à quel point elle devient une institution abstraite, dégagée de ses anciennes fonctions concrètes, et réorganisée d’une manière qui remodèle la solidarité et la différence parentales à des fins éducatrices. Toutes les anciennes fonctions de la famille deviennent alors secondaires, subalternes, relativement à son rôle socialisateur qui acquiert une portée spécifique. Il n’est plus question d’organiser toute la famille en un ensemble domestique assurant sa propre reproduction. Il n’est plus question de placer les enfants dans la société, encore moins de les élever pour poursuivre l’« entreprise familiale ». Il est question d’en faire des êtres autonomes, responsables, capables de voler de leurs propres ailes.
25La notion de rôle est fondamentale dans la sociologie parsonienme. C’est à travers elle que Parsons rend compte du dédoublement identitaire de chacune des figures parentales, et de leur différenciation. Dans cette famille, on ne retrouve pas des êtres substantiellement définis par leur nature de père et de mère, mais des êtres qui jouent des rôles socialisateurs, précisément parce que leur identité ne s’y trouve pas résumée. Le père occupe dans la société un rôle qui n’a rien à voir avec celui qu’il tient dans la famille. La mère a vis-à-vis du père une relation qui n’a rien à voir avec son rapport à l’enfant. Qu’apprend l’enfant en famille, au fond ? Il apprend, en même temps, qu’il est l’objet d’une pratique insistante, maternante, affectueuse, nutritive, formatrice, éducative, etc., que cette pratique ne le vise pas comme être saisi dans son immédiateté, mais dans sa virtualité : cette pratique vise à l’élever et, éventuellement, à ce qu’il intériorise lui-même cette action sur lui exercée par sa mère, par son père, et par toute figure d’autorité. Cette leçon existentielle, il l’apprend en voyant le rôle que sa mère joue à son égard. Elle joue un rôle, car elle ne lui est pas entièrement destinée : elle peut être la mère de quelqu’un d’autre, ou une femme qui travaille, ou l’épouse de son père, et ainsi de suite. Ainsi, la relation maritale de la mère au père fait apparaître à l’enfant que sa mère joue à son égard un rôle de mère. En réalisant que le souci maternel est assumé comme rôle, qui appelle au demeurant son complément paternel, l’enfant anticipe la finalité socialisatrice qui le vise et doit, tôt ou tard, s’en saisir.
26La famille n’est pas le lieu où l’enfant fera l’acquisition des compétences pratiques nécessaires à la vie adulte, compétences qu’il lui suffirait de transposer hors du foyer maternel. Bref, elle n’est plus un lieu d’apprentissage, mais d’éducation. Il n’apprend pas en famille la vie en société. Car sa famille restera toujours, pour lui, un lieu où se rabattre pour trouver un réconfort. En ce sens, on pourrait dire que la famille est une « mère » pour l’enfant. Mais elle est surtout, par sa différence avec la société globale, une institution qui prépare l’enfant à assumer en tant qu’adulte un autre rôle que celui qu’il tient dans la famille. La différenciation des rôles paternel et maternel reproduit la différence entre famille et société et leur différenciation prend là sa raison d’être. En d’autres termes, la différenciation des rôles parentaux est entièrement au service d’une visée socialisatrice. Encore une fois, cette fonction socialisatrice est assumée objectivement par la structure de rôles, en quoi consiste réellement la famille. Ces rôles sont objectivés parce qu’assumés depuis une identité autre, et différenciés pour redoubler la différence entre famille et société. En voyant que ses parents jouent des rôles à son endroit, en voyant que la différence des rôles maternel et paternel est au service d’une même visée et en voyant que la société n’est pas une grande famille, l’enfant comprend que tout cela le prépare à une vie adulte, comprend que l’affection et le soutien constant s’amenuiseront en fonction inverse de l’acquisition de l’autonomie.
27Avant de reprendre à notre compte, d’une manière différente, ses intuitions principales, résumons les acquis de sa démarche. La finalité socialisatrice est la caractéristique fondamentale de la famille. C’est elle qui transforme la famille en une structure de rôles. Cette finalité conduit à une polarisation essentiellement socialisatrice (parentale) de la différence des genres, façon de dire que cette différenciation est mise au service d’une fin qui la dépasse et donc constituée à partir d’elle. À partir de la mise en lumière de cette fonction socialisatrice incarnée par la différenciation des rôles parentaux, elle-même fondée sur une articulation tout à fait spécifique à la société globale, Parsons confrontera le modèle psychanalytique. Il aborde les principaux complexes familiaux comme étant liés à un modèle de socialisation particulier, promontoire théorique depuis lequel l’intégration de la psychanalyse est possible12. À partir d’ici, cependant, il faut prendre nos distances à l’égard des thèses parsoniennes. Cela est rendu nécessaire pour une série de raisons.
28Jusqu’ici, nous avons implicitement présenté les thèses de Parsons en conformité avec le modèle moderne de famille élaboré précédemment, cette modernité étant caractérisée comme individualisation du rapport au monde, individualisation comprise comme universalisation de l’identité. L’impératif éducatif-socialisateur est lié à cette transformation de l’identité du sujet. Or, dans l’esprit du sociologue américain, son modèle de famille correspond à des changements récents de la société américaine («what has been recently happening to the American family »), essentiellement liés au développement de la société salariale (« notably the occupationally organized sectors of it ») qui en font « a more specialized agency than before, probably more specialized than it has been in any previously known society » (Parsons 1955a : 9). La famille parsonienne se spécialise dans l’éducation des enfants parce qu’elle n’a plus rien à voir avec la survie de ses membres, en tant que famille. La famille ne pourvoit plus aux besoins de l’enfant : seul le père y pourvoit en occupant, dans la société, la position de l’individu-pourvoyeur. La nouveauté du modèle décrit par Parsons est liée au développement d’une société occupationnelle. Il écrit ainsi :
Nous pensons qu’une tendance évidente signale le commencement de la stabilisation relative d’une nouvelle structure de la famille dans le cadre d’une nouvelle relation à la structure sociale globale. (Parsons 1955a : 913.)
29Si on néglige le fait que ce modèle prétendument nouveau, qui commençait à se stabiliser au moment où Parsons écrivait ces lignes, a commencé à être déstabilisé sérieusement à peine quelques années plus tard, on ne saurait oublier que la réorganisation de la famille à des fins socialisatrices n’est ni américaine, ni contemporaine. En accord avec l’histoire plus générale de l’institution et notamment, sur le plan de la socialisation, avec la découverte de l’enfance, et en conformité avec d’autres transformations concomitantes de la famille (la transformation spirituelle de la parenté, l’importance de la relation conjugale, etc.), il faut reporter en amont la constitution du modèle théorisé par Parsons. Il ne s’agit pas de chercher querelle sur un problème de datation : notre désaccord avec Parsons est lié à l’enracinement sociétal de ce nouveau modèle de famille. On l’a déjà dit : pour lui, l’autonomie de la famille à l’égard du lignage et sa spécialisation à l’égard de la société, tiennent essentiellement au fait que l’on ne survit plus en famille. On se reproduit en ayant un emploi dans la société et ce n’est plus la famille qui fait cela, toute la famille, mais l’homme en tant que pourvoyeur.
30On comprend alors comment Parsons a pu négliger l’importance de la fondation amoureuse d’une nouvelle famille. Pour lui, si elle n’est pas empêchée par la structure familiale, cette relation particulière des époux modernes n’est pas nécessaire, structurellement parlant. Étant donné le structuralisme de Parsons, on conviendra que cette absence de nécessité structurelle n’est pas un détail anodin ! Il y a là un point aveugle. Sans la médiation amoureuse du rapport entre époux, médiation qui les égalise comme parents aux yeux de l’enfant, il est impossible de penser la tenue conjointe du rôle parental : on retomberait nécessairement dans une structure traditionnelle où l’homme apparaît unilatéralement comme le chef de la famille, d’autant que c’est lui qui tient le rôle de pourvoyeur. De toute façon, l’identité profonde depuis laquelle les comportements paternel ou maternel peuvent apparaître comme des rôles est nécessairement une identité subjective-individuelle. C’est depuis cette identité que la femme aime son mari, et pas seulement en son expressivité féminine. C’est depuis cette identité que le père accomplit un rôle d’individu dans la société, et pas par amour de la rationalité instrumentale ! En d’autres termes, pour former le projet de définir entièrement la complémentarité de leurs rôles à partir d’une visée éducative, les parents doivent être des individus voulant faire de leurs enfants des individus émancipés, et pas seulement faire accepter aux garçons la rationalité instrumentale et aux filles l’expressivité féminine14.
Fondement sociologique des figures parentales modernes
31Nous reprendrons à notre compte, dans la suite du texte, les principaux acquis de la sociologie parsonienne, en nous démarquant de sa démarche. En premier lieu, au lieu de faire référence, comme lui, au système global de la société, il faut rapporter cette transformation à l’identité du sujet moderne. Autrement, le modèle de socialisation prôné par Parsons paraît rivé à la différence des genres telle que la société occupationnelle l’a produite de manière exemplaire, soit le rapport pourvoyeur-ménagère. En second lieu, la transformation des figures socialisatrices n’est pleinement compréhensible que sur la base des changements réellement apportés aux anciennes figures. Dans cette perspective, on lira ce qui suit comme une mise en résonance des thèses d’Ariès sur la découverte de l’enfance avec celles de Parsons sur la fonction socialisatrice de la famille. Cette nouvelle finalité socialisatrice transforme en profondeur la figure parentale. La souveraineté domestique du pater est atteinte, comme se trouve élevée la « figure de la mère ». On a déjà vu à quel point la transmission du lien de parenté moderne se faisait désormais égalitairement par le mari et la femme, c’est-à-dire par la relation conjugale. Nous verrons maintenant à quel point la catégorie de parents, entendue au sens moderne d’assomption conjointe de la figure parentale par le mari et la femme, est absolument inédite. En sus de la découverte de l’enfance, il faut parler de la découverte de la parentalité.
32Ces précisions seront apportées en référence au caractère presque mythologique que la psychanalyse a conféré aux désormais célèbres « figure de la mère » et « figure du père ». Je voudrais, en particulier, souligner l’impossibilité de lire l’institution symbolique de la personne moderne à partir du rôle de tiers symbolique attribué à la figure du Père, à moins d’historiciser ce rôle. Dans la société moderne, le père15 de la famille ne peut diriger, mieux, représenter, la finalité socialisatrice à laquelle tous les êtres sont destinés que parce qu’il occupe dans la société la position idéale du sujet émancipé. En d’autres termes, c’est parce qu’il est un Individu, et non un Père, qu’il peut tracer la voie aux futurs individus. Attardons-nous d’abord à cerner la nouveauté de la figure parentale moderne, père et mère étant ici considérés également, ou conjointement. La comparaison avec la familia romaine permettra de l’établir.
33On ne réalise pas assez à quel point la structure d’autorité patriarcale inhérente à la familia romaine pouvait engendrer une autre structure de la personnalité. La place de la mère permet de l’illustrer. Pour l’enfant romain, il est loin d’être évident que sa mère a un rapport privilégié avec son père. L’homme le plus proche de sa mère est le propre père de celle-ci. Le père de l’enfant peut avoir une concubine à la maison et, en tout cas, il couche ouvertement avec les esclaves. En plus, comme on dirait aujourd’hui, les époux font chambre à part ! À Rome, le fils est le fils du père, comme Jésus est le fils de Dieu !
34En l’absence d’un rapport privilégié, analogue au rapport conjugal moderne, unissant le père à la mère, le fils se saisit immédiatement en ligne directe et unilatérale (patrilinéaire) en rapport avec le père. Inversement, c’est tout le monde des hommes qui s’ouvre à lui, en la personne de son père, comme sa mère signale à ses yeux l’autre monde, celui des femmes. À travers eux et leur absence de rapport conjugal privilégié, il voit deux mondes symboliquement représentés par eux, le monde des hommes et le monde des femmes, au lieu de voir un univers parental. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs que la plupart des tribus primitives désignent les frères du père par le même nom, et les sœurs de la mère par le même nom. On traduit assez mal cette réalité en croyant que les enfants considèrent, par exemple, toutes ces femmes comme leur mère. Ce qui les égalise c’est le rôle que, comme femmes du même clan ou du même sous-clan, elles peuvent toutes jouer à l’égard d’ego, et cette position est tenue sans rapport avec quelque père que ce soit.
35Deux faits de parenté illustrent cette filiation par les hommes qui, du père, engendre le fils. À la naissance de l’enfant, celui-ci est reconnu (ou non) par le père en une cérémonie (tollere liberos) qui consiste ni plus ni moins en l’adoption de l’enfant par le père et dans la négation du rapport mari-femme dans l’engendrement. En passant, ce cérémonial ne nie pas la maternité de la mère, mais le rapport mari-femme dans l’engendrement, ce qui est très différent. En second lieu, c’est, de notre point de vue, par un incroyable détour que le frère de la mère est nommé dans la terminologie de la parenté. Pour parvenir jusqu’à lui et le saisir dans son rapport avec ego, on passe par le père, puis par le père du père et on redescend jusqu’à lui. Le frère de la mère est ainsi appelé d’après le grand-père d’ego (avus) dont il n’est qu’un diminutif (avusculus). Le frère de sa mère est donc pour ego son « petit-grand-père16 » !
36Il faudra revenir, ultérieurement, à la signification de la relation conjugale en elle-même et notamment en ce qui a trait à sa légitimation amoureuse qui, historiquement, s’est affirmée de façon autonome. Mais il convient d’insister sur ceci : l’autonomie relative de la relation conjugale des époux par rapport à leur relation commune à l’enfant est une condition nécessaire pour qu’il saisisse leur rôle parental conjoint vis-à-vis de lui. Cela signifie que le père et la mère sont également, solidairement et conjointement en rapport avec l’enfant. Si ce n’est pas le cas, l’attitude de la mère vis-à-vis de l’enfant sera décodée comme une attitude de femme, qui fait signe en direction de toutes les femmes, et pas de cette femme en-rapport-avec-son-mari-qui-est-aussi-mon-père. En dépit des vestiges réels du patriarcat dans la famille moderne, il faut considérer que celle-ci ouvre, pour la première fois, l’ère d’une figure de la parentalité tenue également, bien que différemment, par l’homme et la femme.
37Cette transformation de la figure parentale n’est pas sans atteindre profondément la figure traditionnelle d’autorité paternelle. L’autorité exercée par le père, sur l’enfant, c’est à titre de père qu’elle est exercée, pas de préfet de discipline. Cela est possible parce que ce n’est pas ce rapport qu’il a avec la mère : il est son mari, il l’aime. L’homme ne joue plus, comme c’était le cas dans la famille traditionnelle, le rôle de chef d’une unité domestique. Pour dire les choses autrement, à reconnaître, pour l’instant, le rôle instituant joué par le Père à travers sa « figure symbolique », il faut souligner que ce rôle il ne peut le jouer que comme père, d’une manière paternaliste. Pour cela, il doit agir à partir d’une position parentale analogue à celle de la mère. La comparaison avec la familia permettra à nouveau de préciser cette idée.
38Le paterfamilias exerce indifféremment son autorité sur sa femme, peut-être même sur une concubine, sur ses fils « naturels » comme adoptifs et ses brus, sur leurs enfants, sur les esclaves, et ainsi de suite. Son autorité émane de sa personne tout entière et se disperse sur une foule de sujets qui sont distingués par le degré d’autorité qui pèse sur eux. Dans le cadre d’une telle « dispersion » de l’autorité du chef de famille, comment le fils pourrait-il reconnaître cet homme sous le rapport exclusif de son père ? Cet homme omnipuissant est beaucoup trop de choses pour n’être envisagé que comme père ! Sa puissance, son autorité, n’est pas, ici, un attribut de son rôle de père. C’est la caractéristique de sa personne, qu’il exerce dans la cité comme dans la familia. Au sens propre, le Père, pour le fils à Rome, c’est celui qu’il sera appelé à remplacer17.
39On refuse le plus souvent de prendre au pied de la lettre la signification attachée à la notion de paterfamilias et, en général, à la notion indo-européenne de pater. Cette notion ne renvoie ni au géniteur, ni même au rôle d’une personne détenu en qualité de géniteur, ou même en sa qualité d’associé de la mère. Benveniste (1969) souligne que la signification de pater s’oppose à celle de atta, terme familier désignant l’homme dont on parle en qualité de père. Dans la mesure où elle est « la qualification permanente du dieu suprême des Indo-Européens », il nous est simplement interdit d’attribuer à la notion de pater une signification paternaliste, si « puissante » soit-elle. La difficulté rencontrée par un missionnaire pour traduire en mélanésien l’idée de Père universel inscrite dans le Pater noster, mentionnée par Benveniste, illustre bien cette différence18. Comment, de toute façon, un homme dont l’identité n’est pas celle d’un père, au sens moderne, pourrait-il être reconnu à ce titre par qui que ce soit ?
40Il s’ensuit que même dans son rôle de tiers symbolique, le Père ne peut apparaître que dans le cadre préalable du rapport privilégié à l’enfant, comme père, que ce rapport loge sous l’emprise de la mère ou de la propre sollicitude du père devant l’incomplétude de son enfant. C’est donc la famille nucléaire qui fait pour l’enfant, de cet homme, un père, dans sa paternité comme dans son Autorité. Et il aura fallu pour inventer la fonction paternelle qu’on se mette à s’occuper des enfants, bref, qu’on soude l’enfant à la mère ! Par rapport à la psychanalyse, cette fois, il faut rappeler, avec Parsons, que la « fonction paternelle » est assumée par la structure de rôles de la famille moderne, ce qui requiert une autre explication.
41L’objectivation du rôle qui est joué, vis-à-vis de l’enfant, dans la mesure où cet homme qui est le père joue aussi un rôle vis-à-vis de sa femme et un rôle dans la société, signifie que la fonction paternelle n’est plus attachée à aucune personne concrète en particulier, parce que fondamentalement elle consiste en un rôle socialisateur assumé effectivement comme rôle depuis une identité individuelle plus fondamentale. Disons que le père, relativement à la mère, l’exerce davantage, mais la mère l’exerce aussi. Il faut rappeler à quel point l’enfant qui aime sa mère n’est plus le nourrisson qui voit en cette « femme » son objet total. La résolution de l’œdipe concerne donc un enfant déjà passablement détaché de la mère, puisqu’il l’aime et qu’on ne peut aimer que ce dont on est détaché. Il est de toute façon clair qu’il faut un moi réflexif pour aimer ce qui, du côté de l’objet-mère, veut dire qu’il s’agit d’une femme qui est ma mère. Cette distanciation de soi à l’égard de la mère est très bien interprétable dans le cadre unique d’un rapport avec la mère. Il suffit que « ma mère » soit aussi « ma mère » pour un autre ; ou qu’elle passe sa journée à faire du ménage, et ainsi de suite.
42Mais il faut dire la chose de façon plus fondamentale. La nécessité du rapport immédiat (maternel) à l’enfant appartient autant à l’institution symbolique de la personne proprement moderne, que la nécessaire dissociation de ce lien potentiellement symbiotique (rapport paternel). Le lien maternel a été formidablement accru pour des raisons éducatives. Il s’ensuit que les deux sont inséparables, sinon, on retombe dans une structure autoritaire traditionnelle. Il faut donc une mère qui « autorise » l’autorité du père, ou un homme qui soit, pour le fils, reconnu comme père (de son propre chef) pour que son autorité (de Père) puisse avoir du sens. Pour que le père moderne puisse assumer sa fonction autoritaire, il faut qu’il soit devenu quelqu’un qui ne soit plus ni père dans la société, ni simplement chef dans la famille. Et c’est le rapport amoureux de l’homme à sa femme qui le dégage de sa chefferie unilatérale vis-à-vis de toute la famille.
43Ce qu’il faut souligner, ici, c’est que même du point de vue de sa fonction symbolique autoritaire, c’est dans son rapport aux enfants que se constitue cette figure autoritaire du père. On ne saurait la faire dériver, ni de sa puissance d’homme en général appliquée à un objet incident (les enfants), ni de la puissance traditionnelle du paterfamilias, puisqu’il manque à celui-ci l’exclusivité de son rôle paternel. Pour que l’enfant en vienne à saisir le rôle, il faut qu’il sache que c’est vis-à-vis de lui que ce rôle est tenu, et pas simplement qu’il écope de la gouverne diffuse d’un homme tout puissant.
44Sans le rapport à l’enfant, le père n’est qu’un préfet de discipline, une figure d’autorité traditionnelle. C’est le souci pour l’être virtuel de l’enfant, pour son propre devenir comme personne humaine, qui force les parents à différer constamment leur rapport actuel à l’enfant présent. Car cet enfant, on veut toujours le tirer un peu plus loin, qu’il mange proprement, qu’il attache ses lacets, qu’il ne fasse plus dans ses culottes, qu’il range son linge, qu’il réussisse à l’école et qu’il soit un Homme ! Puisque c’est la finalité socialisatrice qui polarise les rôles parentaux et puisque le rôle de Père est tenu depuis la position de sujet émancipé dans la société, on comprend qu’on ne puisse « lire » l’institution symbolique de la personne à partir des catégories psychanalytiques que de manière métaphorique.
45Une autre précision peut être apportée sur cette structure moderne, en référence aux thèses psychanalytiques, pour préciser comment l’identité individualiste supporte la structure parentale moderne. Même si on accepte de réfléchir dans le cadre catégoriel, légué par la psychanalyse, au rapport instituant père-fils, il faut dire que cette autorité, le père ne la reçoit de personne. Il n’est pas le relais d’une autorité suprême qui, de lui, remonterait jusqu’au chef de l’État ! Il ne la reçoit pas, mais doit en disposer par la pleine assomption de la position de sujet émancipé, seul lieu d’ailleurs à partir duquel il pourra appeler un fils à s’émanciper d’une manière qui soit entendue. Puisque le destin présenté au fils n’est pas de remplacer le père, mais d’être comme lui, le père doit être lui-même émancipé, bien sûr, de la tutelle familiale, mais, plus généralement, de toute tutelle. Si son autorité n’était pas affirmée à partir de ce « lieu », qui est au fond un « lieu » identitaire, celui de l’identité sociétale générale, il faudrait dire que c’est seulement par jalousie que le père veut détacher le fils de la mère, c’est-à-dire pour la remplacer ! Pour assumer pleinement son rôle paternel, l’homme doit donc assumer pleinement son rôle d’individu dans la société.
46Le caractère a-typique de la famille canadienne-française19 peut éclairer ce fondement sociologique de la nouvelle figure du Père, à savoir que la position de Père est tenue depuis une position d’Individu. On a parlé de l’homme canadien-français comme d’un homme soumis à sa femme, comme d’un père manquant, et même comme d’un irresponsable incapable de s’affirmer, enclin à l’abandon de son rôle ou à faire preuve d’une violence arbitraire qui fait apparaître son impuissance. Or ce qui manque à l’homme canadien-français, c’est sa pleine assomption de la position de sujet émancipé, non pas en raison de la faiblesse de son identité masculine, mais parce que, pour une foule de raisons, sa position d’individu, dans la société, est bloquée. Pour une foule de raisons, et notamment à cause de la Conquête britannique (1760), la position réelle du sujet émancipé est difficilement atteignable, sociologiquement parlant. Et cette difficulté rejaillit sur la position du Père dans la famille, conférant sa structure particulière à la famille canadienne-française.
47Son autorité dans la famille est d’abord court-circuité par l’autorité de l’Église. Sous la gouverne idéologique de l’Église, et donc par le maintien d’une structure idéologique traditionnelle, il apparaît comme le relais d’une autorité qui lui est supérieure, comme un délégué, en somme. Et il est incapable d’affronter et de défaire, individuellement, cette puissance qui s’adresse aux membres de sa famille, « par-dessus sa tête ». En second lieu, la société civile dans laquelle il travaille est dominée, non par des patrons qui l’exploitent, mais par des Anglais, par d’autres, sociétalement parlant, par des étrangers. Sa position d’ouvrier exploité ne lui ménage même pas la position du révolté, puisque, subjectivement, il affronte un ordre duquel, comme Canadien français, il ne fait même pas partie. Finalement, cette position est aussi bloquée par le maintien d’une structure archaïque de possession et de transmission du sol dans le cadre d’une société qui, de tous côtés, pousse à l’individualisation et à la propriété. Le fils veut s’établir, s’établir lui-même au lieu de continuer le père, et le père bloque sa place en bloquant la terre. Le fils est appelé, soit à trahir le père, ce qui n’est pas une émancipation, soit à le remplacer avant son temps. L’essentiel, ici, c’est que la structure traditionnelle apparaît archaïque, et donc insensée, mais que la structure moderne, émancipatrice, n’est offerte que comme trahison.
48Incapable d’occuper dans la société la position d’un sujet émancipé, le père canadien-français est conduit à affirmer, dans sa famille, sa toute puissance, sans foi ni loi. Lorsqu’elle est poussée à sa limite, cette structure met en scène un dominateur sans raison enclin à une violence arbitraire, un homme qui, pourrait-on dire métaphoriquement, appelle à être tué. Cette structure de parricide se trouve effectivement au fond du crime du Caporal Lortie, comme l’a admirablement montré Pierre Legendre (1989)20. Mais la possibilité de remonter jusqu’au chef de l’État, comme l’a fait très réellement Lortie, ne désigne pas une structure aussi générale que le croit Legendre, c’est-à-dire « le montage institutionnel du principe de raison ». La possibilité, pour Lortie, de voir effectivement, dans l’État québécois personnifié par René Lévesque, « la figure de mon père », tient à ce que l’État québécois fait aussi figure d’autorité illégitime. Gouvernement indépendantiste d’un pays qui a refusé de l’être, il peut apparaître comme un usurpateur. La figure du chef de l’État redouble celle du père par manque d’autorité légitime, et non parce que cela irait de soi, en vertu d’un principe constitutif de la société moderne, que l’on voie dans la figure du chef d’État la « figure de son père ». Ce qui pose problème, dans l’interprétation de Legendre, c’est donc l’obligatoire généalogie (nécessairement patriarcale) du principe d’autorité qui seule rend possible de remonter toute la structure, du père au chef de l’État, comme dans le cas de l’acte manqué, il faudrait dire doublement manqué, de Lortie. Il est douteux qu’un drame familial analogue, en France, puisse se dénouer par une atteinte à la figure de l’État.
49Quoi qu’il en soit, ce sont des raisons sociologiques qui expliquent cette structure particulière qui tourne autour du père manqué, et non une difficile identification à un rôle d’homme, d’une manière qui soit congénitale. Ce qui manque au père, c’est sa position de sujet social individualisé. Cela est directement lié au maintien d’un archaïsme qui n’apparaît comme tel que dans le cadre bien réel d’un procès de modernisation extro-déterminé. Il faut peut-être voir là un trait caractéristique des sociétés qui « reçoivent » la modernisation depuis un lieu qui leur est extérieur. La relecture « moderniste » à laquelle nous assistons aujourd’hui au Québec, qui a vite fait de proclamer la pleine et entière modernisation de Canada français, comme si cela ne changeait rien qu’elle se soit faite sous la tutelle de l’Église et dans la poussée de l’industrialisation faite par « les Anglais », est donc loin d’aller de soi.
50D’un point de vue général maintenant et pour en revenir à notre propos central, il est unilatéral d’insister sur l’un ou l’autre terme du rapport à l’enfant, le rapport symbiotique à la mère ou le rapport distancié au père. Il faut donc dire que c’est la famille dans son ensemble qui invente et assume ces deux rapports, et qu’elle peut le faire parce que les personnes concrètes qui les assument assument aussi dans la société plus globale une autre identité. Historiquement, c’est précisément par rapport à la nécessité de former ces êtres, les enfants, que se dessine cette nouvelle tâche sociale. Ce rapport à l’enfant, dans ses deux faces, est une nécessité structurelle de la famille nucléaire moderne.
51Cet aspect est tout à fait fondamental, car en anticipant sur la conclusion de cet ouvrage, il ressort déjà clairement que ce rapport à l’enfant peut être subverti de multiples façons. En faisant des enfants pour soi, pour sa propre gratification, pour son plaisir, pour l’unité du couple, et ainsi de suite. En refusant de jouer auprès de ses enfants le rôle de parents, notamment en déconstruisant tout rapport d’autorité. En centrant la relation mari-femme sur la relation de couple, abstraction faite des enfants. Ou en n’ayant pas d’enfant du tout ! L’abandon, par la famille, de sa fonction éducative, soucieuse et autoritaire, et notamment l’abandon du soutien apporté à d’autres instances formatrices, principalement l’école, est l’abandon d’une vision de l’homme caractéristique de la société moderne. Un des problèmes de l’école, c’est qu’elle n’est plus soutenue par les parents. Ils ne soutiennent plus le rapport autoritaire aussi de l’école à leurs enfants comme étant « des » enfants, i.e. les enfants de n’importe qui. Ils veulent que, même à l’école, « les » enfants demeurent leurs enfants.
52Cette place fondamentale occupée par l’enfant dans la constitution historique de la famille moderne est soulignée par Ariès qui écrit que « si on peut concevoir la famille moderne sans amour [...] le souci de l’enfant et la nécessité de sa présence y sont enracinés » (Ariès 1973 : 311, je souligne). Entendons cela comme une affirmation de la place fondamentale du rapport à l’enfant dans la structuration de la famille moderne et attardons-nous maintenant à la recomposition des genres et de la différence des genres.
Notes de bas de page
1 Traduction personnelle. L'ouvrage magistral de cet historien anglais n'a pas encore été traduit en français alors qu'il dépasse d'une tête celui de son compatriote Peter Laslett, dont le The World we have lost a mérité d'être édité dans la langue de Voltaire (1969). De tous les ouvrages français, anglais et américains dans le genre, celui de Stone est le plus complet. Il situe d'abord la montée de la famille nucléaire dans le cadre de la dissolution d'une société lignagère ; ensuite, toutes les dimensions de la famille nucléaire sont mises en perspective historique (le mariage, le rapport à l'enfant, la sexualité, l'intimité, etc.). Finalement, c'est l'historien chez qui on retrouve la conceptualisation la plus nette et la datation la plus précise des divers moments de la famille moderne. Incontournable, tout autant sinon plus que l'ouvrage de Philippe Ariès en raison de sa généralité, ce livre mériterait d'être traduit en français. Le passage traduit se lit comme suit : « The resuit was a population of which about half was under twenty and only a handful over sixty ; in which marriage was delayed longer than in any other known Society ; in which so many infants died that they could only be regarded as expendable ; and in which the family itself was a loose association of transients, constantly broken up by death of parents or children or the early departure of children from the home It is impossible to stress too heavily the impermanence of the Early Modem family, whether from the point of view of husbands and wives, or parents and children. None could reasonably expect to remain together for very long, a fact which fundamentally affected all human relationships. Death was a part of life, and was realistically treated as such. »
2 Voir l'introduction à l'édition de poche de son ouvrage (Ariès 1973) où il revient sur cette question. On peut se référer aussi à l'exposé précis qu'en fait François de Singly (1993 :16-21).
3 John C. Caldwell a étudié le rôle de l'éducation scolaire afin de comprendre le maintien de forts taux de fécondité dans de grandes agglomérations urbaines comme celle d'Ibadan, au Nigeria. C'est qu'il associe, par ailleurs, la baisse de la fécondité en Occident depuis la fin du XIXe siècle à l'instauration de la scolarisation obligatoire généralisée et efficace. L'expérience nigérienne montre que tant que l'éducation reste instrumentalisée aux fins de la reproduction familiale, elle n'entraîne pas l'adoption de comportements natalistes qui caractérisent la transition démographique en Occident. Ce n'est donc pas l'école qui change toute la donne, c'est ce à quoi elle sert.
4 Le bonhomme sept-heures est le personnage menaçant dont on se servait traditionnellement au Québec pour faire peur aux enfants. L'expression est une déformation de bone setter, qui signifie rebouteux.
5 Sur l'engouement structuraliste, voir l'ouvrage de François Dosse (1991).
6 Les thèses de ces deux grands interprètes de l'œdipe freudien sont confrontées au chapitre V. On verra à quel point les deux penseurs veulent repenser le fondement de l'œdipe. Le parallélisme entre Les complexes familiaux de Lacan et l'ouvrage de Parsons est si étonnant, qu'il rend encore plus étonnant l'oubli dont il est l'objet. On verra d'ailleurs que Parsons dépasse Lacan d'une tête dans sa compréhension sociologique des complexes de sevrage, d'intrusion et d'œdipe.
7 Un rapide coup d'œil à la table des matières du chapitre de l'ouvrage consacré à la socialisation de l'enfant (« Family Structure and the Socialization of the Child ») démontre l'orientation psychanalytique de la démarche : « Socialization as a Seriés of Phases », « The Establishment of Oral Dependency », « The Transition from Oral to Love Dependency », « The œdipal Phase », « Sex Role, Eroticism and Incest Taboo : Some General Questions », « The Latency Child in Family, School, and Peer Group », etc. On notera le côté structuraliste du titre du chapitre.
8 L'ouvrage de Parsons n'ayant pas encore été traduit, ce passage comme tous lesautres est traduit par moi (il est tiré du chapitre intitulé « Family Structure and the Socialization of the Child »). Le texte anglais se lit comme suit : « Freud was clearly very much on the right track, and in fact gave us the foundations of the present view. But what Freud lacked was a systematic analysis of the structure of social relationships as Systems in which the process of socialization takes place. It is this which we are attempting to supply. »
9 Je maintiens l'utilisation de la notion de fonction en référence à la conceptualisation de Parsons qui n'attache à cette idée aucun mécanicisme, ni aucun organicisme. Le fonctionnalisme de Parsons est une obligation de tout expliquer en termes de relations sociales. Il est tout à fait simpliste de croire que, pour Parsons, la société est « une affaire qui fonctionne », c'est-à-dire un ensemble caractérisé par son fonctionnement. Son fonctionnalisme puise sa justification dans l'existence de la société comme entité globale. Ce caractère de totalité peut être rapporté à la réalité d'un type historique moderne.
10 Cet aspect est peu élaboré par Parsons. C'est que, pour lui, la médiation amoureuse de la relation conjugale n'est pas fondamentale. L'autonomie de la famille conjugale tient essentiellement à son autonomie économique, celle-ci étant rendue possible par la société du travail. Il écrit ainsi : « Bien qu'elle ne soit pas strictement requise par la structure de la parenté, cette liberté du choix n'est pas empêchée par elle, et probablement cette situation elle-même se trouve liée de plusieurs manières aux motivations qui nous font valoriser cette liberté, phénomène important dans l'attitude dite d'amour romantique ». (Parsons 1955b : 139-140).
11 Comme Durkheim, d'ailleurs, pour qui « la solidarité domestique devient toute personnelle. Nous ne sommes plus attachés, écrit-il, à notre famille que parce que nous sommes attachés à la personne de notre père, de notre mère, de notre femme, de nos enfants. Il en était autrement autrefois où les liens qui dérivaient des choses primaient au contraire ceux qui venaient des personnes, où toute l'organisation familiale avait avant tout pour objet de maintenir dans la famille les biens domestiques, et où toutes les considérations personnelles paraissaient secondaires à côté de celles là ». Cité par Marie-Blanche Tahon (1995 : 66). Il faut émettre une réserve à l'égard cet oubli. Comme on l'a vu au chapitre précédent, l'ancienne fonction oikonomique de la famille demeure essentielle pour comprendre sa transformation en lieu intime après l'objectivation sociale de la dimension économique.
12 Il faut souligner que Parsons est entièrement d'accord, d'une part, avec la compréhension psychanalytique de la socialisation, et, d'autre part, avec le découpage des principales phases de celles-ci en une série de complexes : oral, anal, œdipien. Il veut seulement réinscrire ces étapes dans le cadre des relations sociales réelles où ces complexes se cristallisent.
13 La version anglaise se lit ainsi : « We think the trend of the evidence points to the beginning of the relative stabilization of a new type of family structure in a new relation to a general social structure. »
14 La discussion sur la catégorie de genre est reportée au chapitre suivant. On verra à quel point le genre moderne est assumé depuis une identité de sujet. Encore là, la sociologie de Parsons est indispensable pour comprendre l'institution moderne des genres.
15 J'utilise la notion de Père, avec une majuscule, pour désigner le rôle de « tiers symbolique ». Son emploi avec une minuscule (père) renvoie à la position de parent tenue à égalité avec la mère, ou à la dimension paternaliste de ce rôle.
16 Pour que cette filiation soit possible, il faut cependant que le mariage préférentiel avec la cousine croisée soit en vigueur. Voir à ce sujet Claude Masset : « Préhistoire de la famille », Histoire de la famille (collectif), Paris, Armand Colin, 1986. Sur Rome, voir dans le même ouvrage les contributions de Yan Thomas et Aline Roussel.
17 Cette dernière remarque permet de signaler le type sociétal spécifique où le mythique meurtre du père peut acquérir une signification réelle, sociale comme symbolique. Dans le cadre d'une société patrimoniale, fondée sur la possession et la transmission d'un patrimoine concentré sur la personne du Père, la place de celui-ci attire littéralement le fils. Littéralement, dans la mesure où le fils est appelé à remplacer ce Pater, il faut à la société un tabou puissant qui bloque la place du Père. C'est ici la puissance bien réelle concentrée en la personne du père qui justifie, positivement, un « tabou de l'inceste ». Dans les sociétés primitives, dans la mesure où la place du père n'est pas aussi « attrayante » puisqu'il n'a accumulé sur lui aucune puissance qui soit un enjeu social quelconque, le fondement positif du tabou de l'inceste ne peut-être que la nécessaire exogamie, c'est-à-dire l'alliance, comme l'a bien montré Lévi-Strauss. Dans ces deux cas, il nous semble douteux que la mère soit spécifiquement et exclusivement visée par le tabou de l'inceste. Il est clair, en tout cas, que c'est dans la société moderne que ce tabou se concentre entièrement sur sa personne et cela, dans l'exacte mesure où elle incarne, à travers le rôle qui lui a été attribué par une structure de rôles qui excède largement sa personne concrète, le rapport privilégié à l'enfant qui n'est que l'envers de l'émancipation pleine et entière d'un être social.
18 Émile Benveniste, « L'importance du concept de paternité » (1969 : 209-215).
19 Voir Dagenais (1999b), où cette interprétation sociologique du « modèle » est élaborée.
20 Legendre analyse le crime en question comme un parricide, ce avec quoi je suis d'accord. L'analyse se rapporte d'abord au fait suivant. En mai 1984, le caporal Lortie pénètre de force (mais assez facilement) dans l'Assemblée nationale du Québec pour « tuer le gouvernement ». Il veut porter atteinte à la figure de l'État et, notamment, à la personne du Premier ministre, René Lévesque, en qui il voit, avouera-t-il plus tard, « la figure de mon père ». Acte manqué, pourrait-on dire, car, ce jour-là, l'Assemblée nationale ne siège pas ! Legendre analysera l'acte de Lortie. Celui-ci est issu d'une famille dominée par un père incestueux. Ce « père » a fait un enfant à sa fille et tous vivent dans la même famille. Le projet de meurtre du père est l'objet de discussions répétées chez les garçons. Ils se réunissent même, à un moment donné, armes à la main, afin de porter ce projet à exécution, mais le courage leur manque. La structure psychologique du personnage supporte donc la thèse du parricide. Mon commentaire porte sur la possibilité de recoupement entre la figure du père et celle du chef de l'État. Legendre y voit le principe généalogique de l'Autorité moderne, j'y vois une structure a-typique. J'ai traité plus en profondeur du caractère spécifique de la famille canadienne-française dans Dagenais (1999).
Notes de fin
* Une partie de ce chapitre a été publiée en 1999 dans le numéro 3 de Recherches sociologiques (p. 69-85), sous le titre : « Le rapport à l'enfant dans la famille moderne ».
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