Chapitre VI. Les ruptures ordonnées des vacances programmées
p. 161-191
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Index géographique : France
Texte intégral
Le principe de plaisir
Les valeurs d’ambiance
1Les vacances programmées tant par les familles Conquérantes que Ritualistes1 sont longtemps rêvées et dûment préparées car elles s’offrent idéalement comme un lieu privilégié d’épanouissement individuel et communautaire. Elles s’opposent, dans les représentations courantes, à la pénibilité des tâches routinières, obligées voire contrôlées dans le cadre professionnel. Au loisir ostentatoire, héritage de la classe oisive qui, selon les termes de Thorstein Veblen, « met en vue l’exemption du travail ignoble2 », s’est substitué l’affirmation d’un droit au plaisir et à la libre disposition de soi, de son esprit comme de son corps ; droit conquis non pas contre le travail mais bien plutôt en récompense de celui-ci. Fruit d’un investissement professionnel couronné par l’idéologie méritocratique (« on les a bien méritées »), les vacances sont le point d’aboutissement et la traduction concrète des efforts accomplis une année durant, une manière de confirmation de son statut. Le desserrement des contraintes sociales, la suspension des effets de dévalorisation identitaire, voire de stigmatisation des populations induits par le lieu d’habitat ou le quartier de résidence3 construisent les vacances en un lieu d’émancipation des individus et de libre déploiement des relations entre vacanciers. Les vacances ont vocation à permettre la transfiguration estivale de l’identité sociale, l’expression de sa face réservée ou réprimée et, au-delà, le franchissement symbolique des frontières de classe. Dans une société où priment les valeurs de l’autonomie individuelle et où s’affirme une tendance au repli sur la sphère privée, la réussite apparente de la cohabitation vacancière – en partie choisie, mais en partie obligée dans la mesure où tous ne pourront décider de leur voisinage de camping –, pose la question des mécanismes qui favorisent cette harmonie apparente. À cet égard, tout laisse à penser que la logique de la segmentation économique réduit, sans les exclure totalement, le sentiment d’inégalité et les risques d’affrontement culturel entre des vacanciers qui s’élisent mutuellement en choisissant les destinations et les formules qui les font se rencontrer dans le « meilleur des mondes possibles ». Du séjour passé dans la famille ou en centre de vacances collectives en passant par le camping, chacune de ces formules possède un code d’entrée et des règles de participation. Il suffit de penser à la gamme d’étoiles des campings ou à l’inventaire des activités proposées dans le cadre de formules collectives pour mesurer le caractère symboliquement et économiquement réservé, dans le haut comme dans le bas de l’échelle sociale, des lieux de vacances.
2Ainsi, les styles de vacances et les codes de « bonne conduite » des vacanciers diffèrent mais leurs choix tendent à reproduire, en d’autres lieux, les logiques d’appartenance à l’œuvre dans la société. Certes, cette distribution n’exclut pas les stratégies d’individus prêts à dépenser plus pour paraître davantage, mais elle commande la dynamique des préférences et assure la répartition des grandes masses touristiques. Cette mécanique sociale quelque peu contraire à l’idéal démocratique des vacances n’est pas sans avantages. Car partager un même style de vacances, ne serait-ce que par le choix du site, c’est se reconnaître entre pairs et contribuer à l’installation d’un sentiment d’appartenance et d’intégration à une même communauté. Prise comme élément d’une totalité qui l’adopte, chaque individualité est appelée à se fondre dans une collectivité plus large où se noue un ensemble d’interactions qui, une fois enclenchées, se développent de façon quasi spontanée. Dès lors, le vacancier n’est plus jamais seul mais rattaché par un réseau informel à chacun des membres unis par le territoire, la temporalité et les sociabilités qu’ils partagent. Les rencontres fortuites, en réalité préprogrammées, les sollicitations réciproques pour une invitation ou un petit service à rendre et bien sûr, les moments de loisirs et d’activités partagés, tissent la trame d’une « bonne ambiance » de vacances. Sans doute le capital de sociabilités et d’expériences passées accumulé par les vacanciers Ritualistes contribue-t-il à l’établissement d’une cohabitation harmonieuse sans heurts ni conflits. Mais Madame Gilbert qui découvrait les vacances et le camping ne manque pas non plus d’exprimer ce sentiment communautaire : « On se sentait bien, c’était un camp ouvrier où on était vraiment bien, ah oui, pour ça… Ils organisaient des concours de boule, des concours de carte, il y avait une disco tous les soirs. » L’être-ensemble que circonscrit l’appartenance à un même « camp », pour reprendre le vocable en usage, et les affinités de goûts des vacanciers, font la valeur du séjour. Le mode d’évaluation de Madame Sollier, partie en camping en Vendée, le confirme : « C’est tout le monde, tous les gens du camping, les patrons du camping, tout le monde, on est tous ensemble. » Au sentiment d’exclusion qui prédomine dans nombre de cités à la périphérie des villes s’oppose un fort sentiment d’inclusion au groupe de vacanciers. L’appartenance au monde ouvrier qui, de plus en plus, désigne un état de relégation sociale se retourne en une fierté de celui qui s’est dépensé – ses pairs en connaissent le prix – pour profiter avec les siens de vacances bien méritées (« on ne les a pas volées »). Des familles qui subissent dans leur quotidienneté les désagréments du voisinage, souffrent parfois de la difficulté à préserver leur intimité sinon leur identité même, semblent non seulement accepter mais plus encore valoriser l’immédiateté de la relation engendrée par la forte proximité physique et symbolique entre vacanciers des campings : « C’est un mélange d’intimité et de promiscuité, chacun de ces éléments venant renforcer l’autre » écrit Pierre Sansot4. Le témoignage de Madame Gilbert en fournit une illustration saisissante : « On s’entraidait, chacun s’aidait, s’il manquait quelque chose, “Viens ! moi je l’ai”. On est tombé sur des gens avec qui on s’entendait très bien, on était face à face hein, parce que dans les campings, on se touche… » Plus que toute autre forme de vacances, le camping et a fortiori le camping fréquenté par les classes populaires, restreint les possibilités de se soustraire à la vie et au rythme de la collectivité. Ce qui, en temps ordinaire, représente une source de mécontentement voire de conflit, produit au moment des vacances autant d’occasions de rencontre, d’invites à la participation, de plaisirs à partager. Rapidement, se constitue un réseau d’interrelations de sorte que chaque vacancier prend place, dès son arrivée, au sein d’une large communauté. Tout nouvel arrivant subit la pression du groupe déjà installé pour se présenter et se faire accepter. Évocations relatives au trajet, conseils pour le choix du meilleur emplacement, « coup de main » pour monter l’armature de la tente ponctuent les premiers échanges annonciateurs des sociabilités vacancières à venir.
3Sous ses formes les plus exacerbées, le processus d’intégration conduit à une véritable incorporation physique et symbolique au lieu de séjour. La mobilité des vacanciers s’en trouve réduite d’autant et les sorties consistent principalement en un va-et-vient régulier entre le camping et la plage la plus proche. Les boutiques et services implantés au sein même du camping renforcent le fonctionnement autarcique de la communauté vacancière et le caractère d’isolat de son territoire. Si les hommes évoluent au sein ou à la proche périphérie du campement, l’espace des femmes se réduit plus souvent au confinement des caravanes, des tentes de camping et des lieux de services. On peut citer l’exemple de Madame Sollier : « On ne bougeait jamais tellement du village, on ne bougeait jamais tellement du camp, mon mari n’aime pas tellement bouger et moi non plus. » Des attitudes similaires ont été rapportées par Madame Gilbert : « Moi je me trouvais bien dans le camp, je vous assure que j’étais bien dans le camp, on avait des amis, on ne voyait pas le temps passer parce que l’on avait de tout alors, ce n’était pas la peine de sortir hein ! » Plus féminines, les pratiques casanières pourraient rappeler, en première analyse, la situation de la ménagère au foyer. Pourtant, ce serait oublier que les femmes en vacances ont aussi maintes occasions de lier connaissance, que les tâches ménagères s’effectuent parfois à plusieurs et que l’entourage immédiat représente un espace propice à l’échange, de services et de paroles. On assisterait ainsi à la recréation temporaire d’authentiques communautés de voisinage constituées de familles qui ont intérêt à s’entendre afin de maintenir la communication et le sentiment de participation au fondement de l’intégration vacancière.
4Plus largement, les individus donnent du lieu de séjour l’image d’une vie grouillante, animée, qui se décide dans l’instant. L’imprévu ajoute au plaisir des rencontres ou des scènes de vacances imaginées et subitement réalisées. Dans ce contexte, l’aléatoire du temps n’est plus l’effet d’une condition sociale précaire mais l’élément d’un style de vie de vacances, un principe d’organisation des rapports entre vacanciers qui se rendent mutuellement disponibles. Madame Lebur en valorise les effets : « On s’est retrouvé, des imprévus, des amis à qui au dernier moment on a dit : “Venez avec nous”, des voisins avaient fait un plat de poisson des Antilles, c’était bien, c’était pas prévu. Toutes les deux minutes y’avait quelqu’un qui passait chez nous pour nous dire : “venez !” » raconte Madame Gilbert. Vivement encouragées, les relations spontanées prennent parfois un tour plus institué pour tomber dans une spirale de la réciprocité obligée. En témoigne le rituel de l’apéritif dépeint par Madame Gilbert : « En rentrant de la plage, on allait prendre l’apéritif chez des gens, venez, aujourd’hui c’est notre tour ! » Les habitudes de la famille Sollier empruntent également au système du don et du contre-don analysé par Marcel Mauss5 : « Tous les jours on boit l’apéritif entre gens de caravane, après on discute, on fume, on mange. » Le caractère en apparence volontaire des « prestations », selon le terme de Mauss, comporte une contrainte qui n’est pas seulement celle d’une première invitation qu’il convient de faire mais aussi celle qui consiste à accepter puis à rendre cette invitation. Souvent, ce sera la fin des vacances ou le départ de l’un des protagonistes qui permettra de clore le cycle des invitations, dédouanant moralement chacune des parties de la responsabilité d’avoir rompu la relation d’échange, même si d’aucuns éprouvent alors le soulagement de pouvoir y mettre fin (« il était temps que ça s’arrête »).
5Il est vrai que les plaisirs de la table ou, plus exactement, celui de partager le même couvert, comptent parmi les bons moments des séjours de vacances. C’est moins pour les mets qu’ils permettent de goûter – on s’arrange souvent avec peu et sans le souci d’y mettre les formes – que pour les sociabilités qu’ils suscitent et entretiennent. Il s’agit alors de prendre du « bon temps » en se laissant aller à un hédonisme expressif et partagé. Rire ou plutôt, les « (bonnes) parties de rigolade » donnent la tonalité générale des vacances. Car le rire exalte le caractère « bon vivant » et généreux d’individus qui, sans être toujours de la famille, savent se rendre familiers. Les vacances de Madame Salmon intègrent cette dimension tel un plaisir nécessaire : « On est assez gaies de nature ma sœur et moi et mon beau-frère aime bien faire des blagues, faire des bons mots, des choses comme ça, c’est toujours plaisant. On ne rate pas une occasion de rire, faut en profiter. » Le rire et le goût de la plaisanterie marquent la décontraction des vacanciers et dénotent la profondeur de l’inscription dans le temps présent. En rupture avec le sérieux de la quotidienneté, le rire et le rapport d’aisance au monde de celui qui sait faire rire détournent les activités les plus routinières de leur statut initial jusqu’à les dépouiller de tout caractère contraignant. L’ambiance de vacances dépeinte par Madame Guérin est placée sous le signe du rire perpétuel, d’un humour omniprésent qui imprègne chaque instant : « C’était les crises de fou rire presque continuelles, sinon on a rien fait de spécial. »
6Au-delà du rire voire du comique dans lequel se complaît la société vacancière, le loisir – au sens latin de licere, être permis – s’incarne dans un goût de l’exubérance, de la licence, de l’expérience loufoque transgressant les limites du raisonnable et du permis. Les vacances recommandent non seulement de vivre ces situations mais aussi de savoir les susciter. Leur avènement prend valeur de symbole de l’ambiance du séjour et chaque participant est invité à intégrer cette nouvelle communauté émotionnelle. En témoigne le récit de cette jeune mère lorsqu’elle évoque ses « bons moments » de vacances : « J’allais me baigner toute seule et puis d’un seul coup, je vois tout un attroupement et ils [des amis avec son mari] m’avaient fait plaisir, et ils sont tous venus se baigner, tout habillés carrément et je crois que c’était la première fois que j’avais tout ce groupe d’amis autour de moi. » Ces plaisirs inattendus raniment le sentiment d’une jeunesse ou plutôt d’une insouciance retrouvée. La nostalgie des bals populaires participe de cette quête d’appartenance spontanée à un groupe. Madame Gilbert, parfois avec son mari, parfois seule avec ses enfants, a pris l’habitude de se rendre tous les soirs à la « disco » du camping : « Le soir après manger, on se préparait pour aller à la disco, j’allais au bal avec ma fille, même que j’étais assise, mais ça change, on regarde, c’était bien, moi je dis, de voir des jeunes. » Qu’importe sa participation effective puisqu’elle se sent prise dans l’ambiance et revit, par personnes interposées, une jeunesse oubliée. Libérée de la charge de ses enfants, Madame Guérin semble avoir renoué, pour un temps, avec une partie d’elle-même et de son histoire :
« J’ai fait ce que je n’avais jamais fait depuis longtemps, je suis sortie. Je n’ai jamais vécu des vacances comme ça mais c’était la semaine où mes enfants n’étaient pas là. Je ne pense pas que ce soit à refaire. Pour aller en boîte on en a pour 50 francs c’est correct mais là on reprend le travail, il faut avoir son temps de sommeil et tout ça. »
7Mi-comblée, mi-coupable, Madame Guérin s’est laissée emporter temporairement dans une sorte de rêve où pour « se retrouver » elle a accepté de se dédoubler. L’efficace des vacances consiste précisément à rendre cette illusion possible et légitime. L’ambiance de groupe y concourt activement, et sans doute la qualité du séjour doit-elle beaucoup à l’accord tacite qui lie les participants afin qu’advienne, dure et se développe la certitude commune de vivre une autre vie.
Une vie pour jouer
8D’ailleurs, c’est à travers la dimension ludique des sociabilités vacancières que s’opère une redéfinition du rapport à soi-même et aux autres. Chaque participant peut sinon emprunter des « identités fantasques6 » du moins prendre une certaine distance à l’égard des rôles traditionnels ou, plus exactement, des manières ordinaires de les accomplir. Le site de vacances se transforme parfois en un espace de jeu qui est un « espace réservé, clos, protégé : un espace pur » selon la définition de Roger Caillois7. Cela ne signifie pas qu’il soit sans règles ni obligations mais qu’il permet de se penser autrement que dans la vie courante. L’esprit du jeu s’incarne dans des pratiques qui sont le support à l’expression de la double vie de celui qui aime jouer, sans risques, avec elle. En ce sens, le jeu n’est pas un « passe-temps » parmi d’autres car il permet, sur le mode allégorique, de rejouer son destin, de le soumettre au hasard et si possible à la chance. En milieu populaire, « on croit à la chance, on l’admire » fait remarquer Richard Hoggart8. Elle suspend les lois ordinaires et permet d’élire pour un instant ou une nuit celui ou celle qu’elle croit devoir servir.
9En vacances, les longues parties de cartes (plus souvent de belote) et les parties de boules âprement disputées sont, pour chacun des participants, qu’il perde ou qu’il gagne, une manière de s’affranchir sans efforts et sans risques, si ce n’est celui de la mise (souvent sans véritable valeur), du réalisme des jours ordinaires. Les mises en jeu sont autant d’occasions de redistribuer fictivement les cartes sur l’échiquier social tout au moins de jouer à chances (sociales) égales. Pour Roger Caillois, que les jeux procèdent de l’agôn (compétition) ou de l’aléa (hasard), ils obéissent à une même loi : « La création artificielle entre les joueurs des conditions d’égalité pure que la réalité refuse aux hommes9. » Et si la chance qui sourit à l’un opère au détriment de l’autre, les positions des joueurs ne sont jamais définitivement scellées d’autant qu’une partie perdue sera souvent « partie remise ». Aussi, les familles occupent-elles une part importante de leur temps à s’amuser, parfois avec passion, de ces incessantes remises en jeu. Disputées de préférence dans la soirée et se prolongeant parfois tard dans la nuit, les parties de carte se jouent dans l’intimité du groupe et construisent les relations entre individus tour à tour complices et adversaires. La partie de carte fonctionne comme une invite à faire connaissance puis à entretenir les contacts et elle se voit à ce titre rarement déclinée. Madame Sollier et son mari saisissent toute occasion de participation :
« Il y a des gens, s’ils demandent pour jouer aux cartes, et bien, on joue aux cartes ! À la maison, on ne peut pas, on ne peut jamais faire ça, mon mari n’a jamais le temps. Là-bas, on joue aux cartes dans une caravane, dehors quand il fait beau, mais le soir toujours dans la caravane. »
10Là aussi, une première expérience concluante peut conduire à une pratique qui, progressivement, va imprimer son rythme aux vacances, ponctuer le déroulement de soirées que seule la fin du séjour sera en mesure de faire cesser.
11Si les parties de carte font couramment l’objet de réunions entre couples, les parties de boules rassembleront davantage les hommes. Car hormis les situations où la pratique prend la forme d’un jeu de plage, les femmes occupent le plus souvent un rôle d’accompagnatrice, au mieux de participantes occasionnelles. Le repli sur soi le dispute au sentiment d’appartenance à un groupe offrant, selon la vision de Pierre Sansot, « le simple bonheur d’être là, d’être ensemble, en s’interrogeant, en plongeant longtemps son regard sur les boules. Un droit à la rêverie, à l’oubli des tracas quotidiens, à un étirement heureux de l’existence10. »
12Si les vacanciers Ritualistes et Conquérants semblent pouvoir s’amuser de tout, c’est sans doute parce qu’ils savent jouer le jeu des vacances (les Ritualistes en particulier) avec de petits riens, conscients aussi que cette vie-là est une vie pour jouer, qu’elle n’est pas en réalité la vraie vie mais qu’elle se surajoute à elle. « Le sujet joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. Il oublie, déguise, dépouille passagèrement sa personnalité pour en feindre une autre » écrit Roger Caillois11. Ce qui fait le vacancier, c’est avant tout sa capacité à se prêter au jeu, à être de la partie s’il veut non seulement ne pas s’exclure mais aussi ne pas rompre la magie collective des vacances. Suscitant la réprobation, la figure du rabat-joie que tout oppose au type « marrant » est l’antithèse du plaisir vacancier en ce qu’elle démystifie le jeu et rétablit, très provisoirement, le principe de réalité que chacun croyait avoir oublié.
L’oubli des privations
13Se laisser gagner par l’ambiance des vacances suppose quelque écart à la norme de la vie quotidienne, tout au moins la neutralisation de sa puissance prescriptive voire oppressive. L’accès à l’état de vacancier passe par la résolution d’une tension entre les contraintes intériorisées dont il importe de se libérer et l’expression d’attitudes nouvelles, de gestes ou de comportements déliés des obligations de la vie ordinaire. Cependant, le reflux des privations et l’affirmation concomitante d’un droit au plaisir ont un prix dont témoigne, sur le plan économique, l’augmentation des dépenses familiales (68 % des familles Ritualistes et 52 % des familles Conquérantes ont dépensé durant les deux mois d’été plus que deux mois ordinaires). Fortes de leur niveau de ressources et de leur capacité de mobilisation économique, les familles Ritualistes s’accordent, au moment des vacances, un surcroît de dépenses auquel les familles Conquérantes ne peuvent prétendre, comme si devaient persister les écarts de condition présents dans la vie ordinaire ou, plus exactement, les écarts dans les libertés prises avec cette condition. Certes, cette estimation ne peut être imputée aux seules dépenses relatives au séjour de vacances puisque la période retenue englobe les deux mois d’été. Les vacances des enfants, d’autres dépenses d’équipement interviennent dans ce bilan comptable. Aussi, plus que l’augmentation des dépenses, c’est le sentiment d’un moindre assujettissement à la contrainte économique qui donne la mesure des libertés vacancières de l’été. Car si l’estivant des vacances programmées s’autorise des dépenses inhabituelles, il a surtout le sentiment d’accéder à un style de vie où la privation pèse moins que d’ordinaire (cf. Tableau 14). Pourtant, il ne s’agit pas ici de dépenses somptuaires mais bien plutôt d’une série de « petits extra », dépenses faites ici et là, sans calcul, parfois sans retenue, et qui, égrenées tout au long du séjour, confirment la réalité du statut de vacancier. Essentielle est à cet égard la capacité des parents à répondre à la demande de l’enfant, à satisfaire ses plaisirs jugés les plus légitimes, qu’il s’agisse d’une glace ou d’un jouet. Témoin, Madame Sollier qui évoque la façon dont ses enfants ont profité des vacances pour dire, dans l’oubli de son désir propre et de celui de son mari, qu’ils n’ont été privés de rien de ce dont ils avaient envie : « Je n’ai pas fait beaucoup de dépenses, mon mari non plus, je me contente comme ça, nous c’est toujours pareil, mais les enfants ils ont bien profité, ils n’ont pas été privés pendant les vacances, ils venaient chercher de l’argent comme ils voulaient parce que c’est pour eux. » Ce sont bien souvent les dépenses « à côté » qui font les vacances et le sentiment d’être en vacances. Tout écart hors de la nécessité est une manière d’en profiter, d’éprouver, par des investissements dont la fonction ne serait pas strictement utilitaire, la valeur humanitaire des vacances.
14Il y a parfois un moment phare dans l’expression de ce sentiment avec la sortie au restaurant, programmée ou bien attendue dans l’incertitude des comptes de fin de séjour. Elle atteste par cette forme d’inversion sociale consistant à se faire servir, à « mettre les pieds sous la table », la liberté de dépenser sans autre nécessité que d’accomplir l’idéal vacancier. On peut citer l’exemple de Madame Lambert lorsqu’elle retrace les derniers jours de ses vacances passées avec ses « grands » enfants : « La dernière semaine, y’avait mes enfants et ils nous ont fait vivre une semaine merveilleuse parce qu’ils nous ont payé pas mal de petits trucs, on a mangé au restaurant, on a fait des petits repas pas ordinaires. Tout ça, ça nous a changés. » Mieux encore. Pour certaines familles c’est-à-dire celles, peu nombreuses, dont le niveau de ressources permet de faire une exception, de se laisser aller à une petite « folie », l’insouciance budgétaire exacerbe le sentiment vacancier. En effet, les plaisirs de « vraies vacances » empruntent à la possibilité d’une transgression dont les répercussions économiques témoignent en quelque sorte de l’intensité du séjour. Monsieur Soulaki en fournit une illustration saisissante :
« Je voulais aller dans un grand hôtel avec mes enfants passer une ou deux nuits comme les princes, j’ai rêvé de ça, j’ai dit ça fait rien pour l’argent… Alors on a été à Casablanca, on a pris trois grandes chambres avec restaurant, la mer en face de nous. C’est ça les vacances, de temps en temps de pouvoir dire : “Voilà, je veux réaliser mon rêve, aller à tel endroit même si ça coûte cher.” »
15Pour autant, ces incursions hors du raisonnable ne doivent pas faire illusion car nombre d’entre-elles semblent en réalité habillées de faux-semblants budgétaires. Un surcroît de dépenses ne signifie pas nécessairement que les individus se soient radicalement écartés des montants initialement affectés au séjour ni même qu’ils aient dérogé à la règle vacancière. C’est plutôt l’inverse qui prévaut dans les familles populaires comme le laissent à penser, par exemple, les propos de Madame Salmon :
« Non, on ne s’est pas privé du tout. Bon, on se fait quand même un budget, mon mari prévoit. Cette année il avait mis un peu de côté au cas où, s’il nous arriverait quelque chose, la voiture, une panne ou autre… Finalement, on s’est rendu compte que les petits restos… On n’en a pas fait souvent m’enfin quand même, on a été au-delà de l’estimation, puis bon, ben, c’est les vacances. Si on connaît ses limites, c’est ça, faut être conscient. »
16Certes, la famille Salmon compte économiquement parmi les mieux dotées des familles Ritualistes mais ce qu’elle concède au plaisir d’une dépense transgressive, elle le doit à une conscience précise des limites budgétaires à ne pas dépasser et au respect de l’interdit moral qui sanctionne toute consommation de « luxe ».
17D’une certaine manière, la conscience de la contrainte économique est une condition pour s’en libérer : c’est par la programmation des dépenses de vacances que les individus intériorisent les limites des réponses à donner à leurs aspirations spontanées et s’autorisent des petites libertés affranchies de toute nécessité. Calculé par anticipation du coût du séjour et de sa durée, le budget de vacances satisfait moins au plaisir immédiat des individus qu’il ne reconnaît les dépenses à effectuer et celles devant être écartées. Les libertés économiques des vacances ne sont pas autant d’actes inconséquents, annonciateurs de lendemains difficiles, mais le produit raisonné d’une gestion des comptes de la vie ordinaire et de la vie vacancière. Préserver cet équilibre s’impose davantage aux ménages économiquement les moins dotés car toute dérogation à ce principe serait lourde de conséquences (ces retours qui devront se faire avant la date prévue !). Madame Gilbert, gestionnaire des ressources du ménage, s’en est tenue rigoureusement à la règle qu’elle s’était fixée, prudemment, à l’avance : « On n’a pas dépensé plus que ce qu’on avait prévu parce qu’on savait que quand on rentrait, il fallait vivre aussi. J’avais pris autant et j’ai dit : “on ne doit pas dépenser plus”, on ne pouvait pas dépenser plus de toute façon. » Madame Sollier en fournit un autre exemple :
« On prévoit autant et on dépense autant, mon budget est fait comme ça de toute façon, on ne peut pas dépenser plus que ce que l’on a de toute façon. On a été une ou deux fois au restaurant, selon notre budget, c’est tout […] Vous savez on est que des ouvriers, on se contente comme ça, moi je me contente comme ça y’a rien qui a manqué, on n’a pas été privé. »
18Subvenir aux besoins essentiels tout en bénéficiant d’une ambiance de vacances peut suffire à ne pas entraver l’expression d’un sentiment vacancier. C’est ainsi que Madame Gilbert a su contourner, avec les limites dictées par sa condition sociale, l’écueil de la privation : « Non, ce n’était pas plus cher, on n’a pas mangé de viande tous les jours, ça, on va pas mentir, mais on ne s’est pas privé, ce n’est pas se priver ça puisqu’on mangeait tous les jours quand même à sa faim. » Reste que, sans toujours le reconnaître, quelques familles ont été contraintes soit d’opérer des transferts financiers (moins de dépenses pour l’alimentaire et davantage pour les loisirs et les sorties), soit d’abaisser les seuils de satisfaction dans certains domaines afin que se réalise l’idéal humanitaire des vacances tout en sachant raison utilitaire garder. Comme le dit Madame Tesson : « On ne s’est pas privé du fait que l’on n’est pas exigeant… Si, on est allé une fois au restaurant c’est tout. » Fréquemment investies de la responsabilité de gérer le budget familial, les femmes subissent de plus près les effets de la privation12, du moins les rappels à l’ordre induits par le calcul des dépenses (« Faut quand même faire attention »). Moins travaillés par le souci de « joindre les deux bouts », les hommes sont plus portés à vivre les vacances dans une relative insouciance, c’est-à-dire dans les limites des contrôles voire des sacrifices que la femme masque ou négocie pour préserver l’authenticité du sentiment vacancier. La répartition des rôles entre partenaires n’affecte donc pas simplement l’organisation pratique du séjour mais aussi la manière dont les individus s’oublient dans l’expérience des vacances pour en oublier le coût.
Les vacances conjugales
Le couple retrouvé
19Les vacanciers Ritualistes et Conquérants ont une approche prioritairement familiale des modèles imaginaires de bonnes vacances. Les hommes se montrent les plus fervents défenseurs de l’intérêt supérieur du groupe affirmant à tout le moins leur préférence pour faire des choses en famille. La plupart des femmes partagent cette vision fusionnelle mais elles manifestent davantage d’aspirations à l’autonomie individuelle sous la forme en particulier de temps personnels distincts des pratiques conjugales ou familiales. Comment ce différentiel dans l’ordre des représentations peut-il se régler en pratique ? Qui de l’homme ou de la femme aura plus nettement le sentiment de concéder à l’autre et sur quels aspects en particulier ? Quelles sont les formes d’ajustement opérées et les contradictions qui subsistent ? Le séjour de vacances, fût-il une habitude, s’accompagne d’une nécessaire redéfinition des échanges entre partenaires. Non qu’il s’agisse d’inventer de nouvelles relations mais plutôt de gérer le basculement dans un univers de sociabilités partiellement configuré, déjà pré-construit tout au long des expériences passées. En ce sens, la longue maturation du départ peut être une manière de préparation de chacun des partenaires à son futur rôle de vacancier. Anticiper le déroulement du séjour et, plus sûrement encore, reconduire les formes des vacances passées, représentent autant de garanties supplémentaires pour qui s’efforce de prévenir les incertitudes conjugales de l’été. Un tel souci souligne en creux l’effet régulateur voire les vertus conjugales que les partenaires prêtent au séjour de vacances. Appréhendé comme un moment clé de la vie commune, il est l’occasion pour le couple de renforcer sa cohésion, de colmater les brèches qui menaçaient son unité. Objectif qui enjoint les partenaires de réussir les vacances et, ce faisant, de se prouver mutuellement leur amour. On peut penser que ce devoir de réussite transforme, en les assouplissant, les normes de jugement quant à la qualité des relations conjugales de vacances. Recentré à la faveur du soleil vacancier, le regard plus tolérant et plus aimant que les partenaires portent l’un sur l’autre les conduirait à éprouver leur vie conjugale sur un mode désormais réconcilié et pacifié.
20De fait, programmé pour être un bon moment, le temps des vacances crée les conditions d’une entente entre les partenaires célébrant l’unité conjugale retrouvée (cf. Tableau 15). Pour autant, ce regain d’entente conjugale peut s’entendre de deux manières. Soit que l’expérience des vacances produit des effets fortement consensuels et le séjour est crédité d’un pouvoir d’enchantement qui lui est propre. Soit que les bienfaits enregistrés témoignent, en creux, des tensions et des désaccords qui égrènent la quotidienneté conjugale et c’est alors la fonction compensatrice voire réparatrice des vacances qui est à l’œuvre. Sans doute, la réalité du sentiment restitué par les partenaires emprunte-t-elle à chacune de ces dimensions. Autrement dit, les conjoints retirent de larges bénéfices des séjours de vacances parce qu’ils prédisposent à vivre un grand moment de bonheur conjugal, qu’il se produise dans le prolongement de la quotidienneté ou dans une rupture amnésique d’avec les désaccords passés. Évoluant dans les limites d’un même espace, partageant un rythme de vie commun et de longues séquences de temps, ils voient dans les vacances un moment idéal qui oppose une continuité de relation à la division ordinaire du temps conjugal, du moins le sentiment d’une disponibilité mutuelle source d’attention et d’affection. Être là tous ensemble, réunis par les vacances en un lieu à l’écart du paysage quotidien, marque l’entrée dans un nouvel espace, une nouvelle temporalité de la vie conjugale. La vie à deux retrouve une apparence d’unité et s’accompagne d’une neutralisation des tensions et rapports de force entre partenaires. Le regard apaisé que Madame Sollier porte sur les échanges avec son conjoint en est une illustration :
« Mon mari, comment je pourrais expliquer ça, ce n’est pas le même non plus quand il est en vacances que quand il est à la maison. À la maison il est beaucoup plus surexcité que quand il est en vacances, bon ben, il ne dit jamais rien, il est toujours de bonne humeur quoi. En vacances on s’accorde toujours beaucoup mieux qu’à la maison parce qu’on ne crie jamais, on est toujours de bonne humeur. »
21Pour autant, l’embellie conjugale des vacances ne s’est pas produite auprès de tous et avec une égale intensité. Non que les heurts et malheurs de vacances aient beaucoup affecté le déroulement du séjour, mais il existe près d’un quart des vacanciers pour exprimer une sorte de statu quo conjugal. De ce point de vue, toutes les formules de vacances ne garantissent pas les mêmes bénéfices conjugaux et la location individuelle, lieu d’une plus grande confrontation de la famille à elle-même voire d’une reproduction des habitudes domestiques, en atténue sensiblement les effets13. Est-ce le signe d’une vie conjugale si stable qu’elle devient imperméable à tout changement ou bien s’agit-il plus sûrement de rappeler que tous les séjours d’été ne ressemblent à des voyages de noces ?
Les réserves féminines
22On ne saurait, en effet, déduire d’un surcroît d’entente conjugale des vacanciers Ritualistes et Conquérants qu’il équivaut à la somme des intérêts individuels supposés identiques pour les deux partenaires14. Car si les hommes ne perçoivent que les bienfaits conjugaux des vacances, les femmes semblent devoir accepter une situation qui s’écarte par trop de ce qu’elles avaient espéré. La défense des intérêts féminins qui passe notamment par la pratique d’activités séparées du conjoint nécessite des conditions de séjour, un style de vacances et surtout une redistribution des rôles plus rarement mis en œuvre. Dans les groupes Ritualistes et Conquérants, les bénéfices conjugaux des vacances se déclinent de façon privilégiée avec une vision familialiste du séjour et ce sont les hommes qui en retirent les profits les plus grands15. Le modèle plus féminin de la division sexuelle du temps de vacances conduit à un moindre « enchantement conjugal », qu’il s’appuie sur la participation à un groupe ou se conçoive sur un mode individuel. Sans doute la demande féminine a-t-elle rencontré quelques résistances masculines ne serait-ce qu’au travers de la répartition des charges ménagères et éducatives. De ce point de vue, certaines formules de vacances paraissent plus favorables à une redistribution des rôles ou à leur allégement. Ainsi du séjour en camping qui peut être l’occasion d’une plus grande contribution des hommes voire de l’ensemble des membres de la famille. Madame Gilbert en témoigne : « Mon mari faisait comme moi, exactement, il participait, tout le monde participait au ménage. Les enfants participaient avec nous, chacun avait son travail, en vacances tout le monde doit participer, tout le monde donnait un coup de main, après on partait chacun de son côté. » Le changement des conditions de vie matérielle favorise une redéfinition dans la prise en charge collective des tâches ménagères, du moins d’une partie d’entre-elles et permet d’abaisser de façon légitime les seuils d’exigences dans les normes du propre et du rangé.
23Certes, les quelques manifestations de bonne volonté masculine dans le domaine ménager et éducatif agissent sur la structure des rôles et la définition des zones d’autonomie et de compétence des partenaires. Mais ces contributions ont souvent un caractère ponctuel voire symbolique, avec une participation circonscrite à quelques tâches très spécifiques (comme l’allumage du barbecue et la préparation de grillades). Si les femmes en vacances ne sont pas privées de toutes ressources temporelles, les gains enregistrés en la matière correspondent à une élévation générale du temps disponible de sorte que se maintiennent voire se renforcent les inégalités séparant les conjoints. Madame Abancourt dont le séjour s’est déroulé, comme depuis plusieurs années, au domicile de ses parents, dresse un inventaire contrasté des profits que chacun peut retirer des vacances : « Peut-être les enfants ont plus de liberté, même pour moi, j’ai quand même moins de travail à faire et mon mari, c’est lui forcément qui se voit en profiter le plus parce qu’il fait du sport, et il ne travaille pas en plus. » Les revendications d’autonomie individuelle qui occupent l’arrière-plan de l’évaluation critique de Madame Abancourt s’expriment à la faveur des vacances16. Cela ne signifie pas que ces aspirations ne soient pas présentes en temps ordinaire mais elles recouvrent en période de vacances une légitimité toute particulière. Il y a donc un risque de tension accrue sur le terrain de la division sexuelle du temps au moment des vacances, comme le suggère Madame Abancourt relatant le conflit d’un séjour passé : « L’année dernière, j’étais un peu fâchée parce que mon mari faisait beaucoup de sport avec mon beau-père, il faisait du VTT, il faisait du tennis, de la pêche, tout ça et moi je restais à la maison avec les gosses et je pouvais pas sortir alors là, on s’est pris un peu le bec et puis après, ça a été. »
Des parents valorisés
24Les charges éducatives représentent une préoccupation essentielle car l’occupation des enfants conditionne simultanément la disponibilité pratique et morale des parents. En ce sens, la qualité perçue de la relation pédagogique peut être prise comme un indice du jugement parental sur le déroulement des vacances. Or, les enfants n’ont que très rarement contrarié le séjour familial qu’on l’envisage du point de vue masculin ou féminin17. Les récits de vacances témoignent d’un sentiment accru de liberté tant pour les enfants, partiellement libérés du contrôle parental, que pour les parents, moins soucieux de faire respecter les règles habituelles. Ce phénomène s’observe notamment en camping où les enfants sont autorisés à circuler plus librement car ils évoluent dans un univers protégé, que ce soit en raison des limites matérielles du lieu de résidence ou, plus sûrement, par l’effet de contrôle que garantit la présence bienveillante d’autres vacanciers. « Tant que l’enfant demeure à l’intérieur du camping, ses parents l’estiment en sécurité. Il apparaît comme l’enfant du camping tout entier » écrit Pierre Sansot18. La liberté de jeu et de mouvement accordée aux enfants rejaillit du même coup sur la disponibilité des parents. L’encadrement éducatif s’exerce d’une manière plus souple, plus distante, sans atténuer pour autant la responsabilité parentale. Madame Abancourt souligne les bénéfices que parents et enfants retirent de ce fonctionnement : « Les gosses ils peuvent courir, y’a des espaces verts, on les voit de loin, y’a aucun danger, on est tranquille, sans penser à rien. » Les relations entre parents et enfants semblent spontanément s’accorder, à la manière de ce que décrit Madame Sollier partie en camping en Vendée : « Avec les enfants, ils sont beaucoup plus ouverts, ils racontent tout ce qu’ils font tandis qu’à la maison, des fois ils ne racontent pas, en vacances il n’y a pas eu d’accrochage, ni rien. Et puis on ne doit plus penser à l’école, on ne doit plus crier pour un rien, ce n’est plus la même vie quoi ! » Le séjour en centre de vacances familiales collectives paraît porter cette libération éducative à son point le plus élevé. La prise en charge des enfants les plus jeunes ou la participation des plus grands à des activités de groupe s’inscrit dans le cadre d’une délégation éducative légitime. Madame Lebur en précise les contours : « Les enfants ne sont pas beaucoup avec nous, ils font beaucoup de sport avec d’autres copains donc on ne les voit pas beaucoup dans la journée. Ils vont à la piscine, ils ne veulent pas sortir du camp. »
25Dans ce contexte, le desserrement des contraintes éducatives, les petits écarts de conduite tolérés puisque limités à la période des vacances, engendrent en retour une reconnaissance accrue des enfants. Ces derniers jugent différemment leurs parents auxquels ils renvoient une image plus valorisante et sans doute plus affectueuse, les jugeant aussi plus conciliants. Ce système d’échanges est dépeint de façon exemplaire par Monsieur Soulaki se voulant tout entier dévoué à la cause de ses enfants :
« C’est là que les enfants voient vraiment leurs parents parce que vous êtes allés avec vos enfants, vous leur dites : “Venez, on va faire un tour, on va voir là-bas, ou bien on va faire ci, on va faire ça, ou bien on va manger dans un restaurant…” C’est là que les enfants ils admirent leurs parents tandis qu’ici, le père c’est la maison, le travail, que pendant les vacances le père, il sacrifie plus pour les enfants, il donne beaucoup de liberté à ses enfants et beaucoup de choix. »
26Contrairement à la vision unilatérale du don restituée par cet homme, le « sacrifice » dont il est ici question fonctionne davantage sur le mode de la réciprocité de sorte que les investissements en temps et en argent consacrés par les parents sont rétribués en affection et en reconnaissance par les enfants. D’ailleurs, nombre de parents déclarent pouvoir « profiter de leurs enfants » et inversement, du moins le pensent-ils. Ce processus est renforcé par un effet de présence masculine compensatoire de l’absence si caractéristique du rapport de l’homme actif au foyer. Ces derniers ne sont-ils pas de ce fait prédisposés à enrichir leur expérience de vacances des profits symboliques que leur procure ce moment privilégié d’insertion dans le cercle familial, placé sous le regard de l’enfant ? La femme au foyer, figure de la continuité éducative, ne peut prétendre recueillir les mêmes bénéfices d’image et d’affection que ceux induits par ce « don » en temps et en disponibilité délivré par les pères présents en vacances.
27La reformulation des relations éducatives opérée sous l’action conjointe des parents et des enfants recouvre, en quelques rares occasions, la forme plus extrême d’une vacance de rôle. C’est le cas en particulier de mères monoparentales lorsqu’elles ont la possibilité de se décharger partiellement ou totalement des contraintes d’occupation du temps enfantin. Une sorte de dédoublement identitaire semble alors se produire, la femme s’émancipant peu ou prou de la mère qu’elle est devenue. En procédant à un fractionnement de son temps de vacances, Madame Guérin a séparé le séjour familial d’un second séjour passé sans ses enfants. S’agissant de ce dernier, elle s’est redécouverte dans une identité jusque-là oubliée voire refoulée :
« Ce n’est pas du tout la même vie. Avec mes sœurs c’est la vie de famille, on ne doit pas être autre chose que des mamans. La dernière semaine, chez ma nièce, ce n’était pas du tout la même vie, j’ai eu l’impression de retourner quelques années en arrière. Je n’avais pas les enfants, j’ai rencontré des gens. J’ai fait ce que je n’avais jamais fait, je suis sortie, je n’ai jamais vécu des vacances comme ça. »
28La comparaison entre les deux séquences de vacances montre une inversion dans le rapport à soi-même et aux autres car chaque séjour ne sollicite pas les mêmes composantes de l’identité de la femme-mère. En passant de l’un à l’autre, Madame Guérin a quitté provisoirement son rôle maternel au profit d’un personnage plus jeune et doté d’une plus grande autonomie individuelle, personnage qu’elle rejoue plus qu’elle ne le découvre. Ces « écarts de conduite » rompent avec la norme de l’accomplissement de son rôle maternel. Ils contribuent à faire émerger et se développer une image revisitée de soi et sont des moments privilégiés d’actualisation voire de constitution d’alternatives identitaires.
Les connaissances de vacances
29Précurseurs d’une sociologie des interactions sociales, Charles Cooley puis George Herbert Mead ont montré, en forgeant le concept de « looking glass self, » l’importance du regard des autres qui agit comme un miroir à l’aide duquel chaque individu construit sa propre image19. Le changement de lieu et de mode de vie, l’adoption d’une tenue vestimentaire et de comportements vacanciers mais surtout, la rencontre de personnes nouvelles, ouvrent un espace de jeu identitaire et représentent autant d’expériences propices à une reformulation de l’image de soi. Le resserrement des relations autour du noyau familial d’un côté, la démultiplication des interactions entre vacanciers de l’autre, sont deux manières distinctes d’activer ce processus. Avant d’envisager la question de ses effets sur l’entente conjugale en vacances, précisons ce que sont les formes de sociabilités vécues pas les vacanciers Ritualistes et Conquérants. Familiales dans les attentes, les vacances le sont également dans la perception que les individus ont des modalités d’échanges lors du séjour. En effet, la moitié environ des vacanciers voit en la famille le modèle matriciel ayant donné forme au séjour (cf. Tableau 16). Parce qu’ils sont prédisposés à vivre les vacances comme un moment privilégié d’intégration du groupe conjugal et familial, les membres des groupes Ritualistes et Conquérants construisent leur rapport au temps en référence à une norme communautaire voire fusionnelle. Le groupe conjugal et familial est l’instance qui définit les droits et les devoirs de chacun, contrôle la liberté individuelle de ses membres, statue sur la légitimité des activités des uns et des autres. Comme l’écrit François de Singly : « Les membres des classes populaires se distinguent par une plus forte extension des zones communes aux deux partenaires, et donc par une moindre autonomie reconnue à ceux-ci. Ils repoussent le droit à la séparation pendant le temps libre20. » Cet équilibre apparent masque des disparités de sexe. Plus attachées idéalement à faire des choses indépendamment du groupe conjugal et familial, les femmes expriment néanmoins le sentiment plus prononcé d’un fonctionnement centripète, tant au sein des familles Ritualistes que Conquérantes21. Cela laisse à penser qu’elles ne parviennent à réaliser, au même degré que leur conjoint, leurs modèles de « bonnes vacances » et qu’elles sont rappelées, plus souvent, à la nécessité de composer avec les exigences particulières du groupe.
30Cependant, si les aspirations autonomistes des conjoints ne sont pas également satisfaites dans le cadre des sociabilités de vacances, un quart des vacanciers fait montre d’une vision de vacances riche de nouvelles rencontres. Cette dimension ne s’oppose pas à la reconnaissance du primat familial mais l’intègre à une communauté plus large de vacanciers ou de personnes rencontrées ici et là sur le lieu de vacances : figures locales, voisins de camping, invités côtoyés lors de soirées, connaissances de centre de vacances collectives. Ce milieu organisé apparaît comme le plus favorable à l’élargissement des sociabilités en dehors du groupe familial22 et la location individuelle le mode le moins propice. L’impression de rencontre et d’ouverture à de nouvelles connaissances peut être particulièrement forte lors d’une première expérience de vacances car elle conjugue le changement de statut, le citoyen ordinaire étant subitement élevé au rang de vacancier, à une offre de relations. Cependant, ce sont paradoxalement les habitudes de vacances des Ritualistes qui procurent les sociabilités les plus riches du moins les plus étendues. Faut-il en conclure qu’ils adjoignent chaque année des connaissances nouvelles aux anciennes relations qu’ils se plaisent à retrouver, à la manière de Madame Sollier séjournant depuis plusieurs années en caravane dans un camping en Vendée : « On connaît des gens nouveaux tous les ans quand on est sur le camping, et puis on connaît bien sûr les gens après dans le village, quand on y va on connaît tous les gens du village. En fait, on est souvent en groupe. » Or, l’amplitude des rencontres façonne l’ambiance des séjours et agit du même coup sur la perception que les conjoints ont de leur entente commune en vacances. A contrario, le repli du groupe sur lui-même limite sensiblement les gains d’entente conjugale perçus tandis que les sociabilités élargies à d’autres vacanciers profitent à chacun des partenaires et, ce faisant, au couple tout entier (cf. Tableau 19). En s’attachant la compagnie d’un « autrui vacancier », les conjoints rendent moins prégnante la nécessité d’être et de faire ensemble. Ils se libèrent partiellement du rapport de dépendance au groupe familial atténuant ainsi ses contraintes d’auto-régulation. « Chacun fait un petit peu tout ce qu’il veut du moment qu’on se retrouve » dit Madame Salmon. Les séjours en camping ou en centre de vacances collectives favorisent le glissement d’un mode d’organisation à dominante privée vers un séjour se déroulant principalement dans la sphère de relations vacancières « publiques ». Dans cette perspective, les échanges informels, les activités de loisir mais aussi les temps consacrés à la vaisselle ou à la lessive sont autant de moments de rencontre et d’occasions de participation qui lient le déroulement des vacances individuelles et familiales au destin collectif des autres vacanciers. Madame Gilbert l’a vécu dès son arrivée :
« On a fait connaissance tout de suite, on était entre amis, ce qui fait que moi je me suis jamais ennuyée, jamais jamais, on parlait avec tout le monde, de tout, on discute de ses problèmes. Mon mari il connaissait des gens, il jouait aux cartes, il disait d’où on venait, il parlait un peu de travail, et pourtant on n’a pas fait grand-chose. »
31Sans doute les effets négatifs de la fusion familiale se trouvent-ils accentués lorsque le recentrage autour du groupe est l’expression non pas d’une affirmation choisie à vivre ensemble mais d’un isolement consécutif à un style de vacances particulier. Sans la médiation d’un tiers vacancier, les individus ne peuvent compter qu’avec leurs ressources propres afin de négocier le temps et les activités de chacun. Contraire au plaisir de masse, à la « fusion du nombre23 » qui fonctionne comme une condition de participation et d’intégration vacancière, le repli conjugal et familial apparaît paradoxalement par ses contraintes fusionnelles comme l’un des éléments sinon de déception du moins de neutralisation des espérances de bonheur vacancier des conjoints.
La conquête du temps présent
Le repos du vacancier
32Dans les représentations collectives, les vacances sont synonymes de repos, tout au moins de droit légal au repos. Elles ont vocation à compenser la fatigue physique et les préoccupations mentales sans cesse renouvelées dans le cours de la quotidienneté, domestique ou professionnelle. « Réponse spontanée à l’angoisse de vivre, il (le repos) représente l’état idéal d’une conscience immobile, unifiée et absolument pleine » écrit Robert Mauzi24. Par l’accès au repos s’opère une « conversion, un renversement de valeur25 » de sorte que le corps fatigué du travailleur, l’esprit préoccupé de la mère au foyer, voient en la plage ensoleillée une terre d’asile, une promesse de régénérescence, la contrepartie méritée des efforts ou des épreuves morales subies toute une année durant. Sans doute la proximité des vacances ne fait-elle qu’accentuer le sentiment de la nécessité sinon de l’urgence à pouvoir enfin se reposer, « se changer les idées » comme il est dit couramment. La perspective d’une interruption d’activité professionnelle libère le désir de repos (« j’en avais bien besoin »), lui donne un cadre objectif et légitime pour s’exprimer. Certes, se défaire du travail ne relève pas, pour tous, de l’évidence immédiate et certains refusent de s’arrêter craignant qu’au-delà du repos, se manifeste le vide de la plénitude et de l’ennui. Cependant, la plupart voient dans les vacances un moment privilégié dans un processus de récupération ou, mieux, de reconstitution d’une énergie à la fois physique et mentale. Il importe d’être prêt à « repartir pour une année » comme le dit le sens commun, y compris pour reprendre un travail ayant valeur de gagne-pain. Mais on ne peut bien sûr ramener le congé estival à cette seule fonction dans le système des rapports de production car ce serait ignorer, forme douce du mépris, la condition de celui qui compte le temps gagné pour espérer pouvoir ensuite librement le dépenser, s’imaginant volontiers l’employer à ne rien faire.
33Au reste, le repos tant attendu s’apparente, pour une large majorité de vacanciers, à un repos vécu (cf. Tableau 17). Les habitudes des Ritualistes offrent un meilleur rendement au regard de cet indice comme si l’expérience accumulée des séjours conférait un degré de maîtrise supplémentaire dans l’usage du temps et le gouvernement de son corps en vacances. Cependant, si l’accès au repos sous-tend la possibilité d’une rupture, celle-ci n’est pas seulement dans l’espace ou dans le temps qui conduit à un « évanouissement de la durée26 » mais aussi et surtout, dans l’univers mental des vacanciers. Nombreux sont ainsi les hommes et les femmes présents de longues heures à la plage qui est le lieu d’une détente légitime partagée en famille et avec la collectivité des vacanciers, là où ne rien faire ne signifie pas rien. Mais le repos du vacancier ne se résume pas à un abandon corps et âme dans le sommeil ou le demi-sommeil, ce repos éveillé des moments de « farniente » ou de « bronzing » de l’été. Il comporte aussi des moments de flânerie, de déambulation sans autre but que de passer le temps, de s’oublier dans l’ambiance enveloppante des vacances : ce repos-là est un temps suspensif, une parenthèse dans le rapport obligé au monde. Ces manières courantes d’appréhender le temps de vacances, de lui donner un contenu ramené, paradoxalement, à l’idée de « ne rien faire », tout au moins à rien qui ne puisse rappeler l’obligation de faire, revêtent une intensité particulière au regard des exigences du travail nécessaire, des contraintes de production et de soumission qu’enferme la menace toujours présente d’une sanction – si ce n’est de l’homme, ce sera de la machine. Or, en milieu ouvrier, le statut de travailleur au fondement de l’identité masculine confère à l’homme le privilège du repos car de son état physique et de sa santé morale recouvrés dépend le fonctionnement du groupe familial tout entier. Indissociable du travail en ce qu’il est une condition d’accomplissement de la fonction de pourvoyeur de revenus, le repos a le sens d’un besoin naturel inscrit dans les exigences imprescriptibles du corps. Dans ce contexte, le droit au repos est d’abord reconnu à l’homme par les femmes et si cette règle de préséance s’applique aussi bien aux actifs qu’aux inactifs, c’est sans doute qu’elle est une manière de préservation du statut masculin et, au-delà, un agent de stabilisation des rôles conjugaux. Citons Madame Lambert lorsqu’elle évoque les vacances de son conjoint au chômage : « Ça lui a fait du bien, ça l’a reposé surtout, il travaille pas m’enfin ça l’a reposé quand même. » Partie pour la première fois en vacances, Madame Gilbert dont le mari exerce un emploi de manœuvre, partage cette vision d’un repos prioritairement masculin :
« Lui il était content hein, parce que là au moins il s’est reposé, comme on ne partait jamais, là où il travaille comme ils savaient qu’on ne partait pas, ils le rappelaient, ils lui donnaient deux jours comme ci, deux jours comme ça, et ce n’était pas du repos c’est vrai, tandis que là au moins c’est quinze jours qu’on a pu en profiter […] Je vous assure qu’il a fait une vraie cure de sommeil, c’est vrai qu’on est jamais parti hein, ça a toujours été boulot, boulot, boulot. »
34Ou bien encore le témoignage de Madame Sollier : « Mon mari, il se repose beaucoup parce qu’il est fatigué de son année de travail, il travaille beaucoup d’heures dans son année donc il a besoin de se reposer malgré tout, il peut rester des heures allongé dans son relax sans bouger. »
35Le repos masculin prime le repos féminin mais il ne l’exclut pas. La proximité entre hommes et femmes au regard de cette dimension (78 % des hommes et 72 % des femmes se positionnent sur les positions hautes de l’échelle du repos) peut s’analyser comme un effet du consensus conjugal des vacances. Les différentes contributions masculines souvent valorisées en raison de leur caractère inhabituel participent, à n’en pas douter, d’une représentation plus équitable des charges de travail dévolues à chacun. Pour Madame Gilbert le changement est patent :
« Les occupations de vacances ? Oh, surtout le repos, oui c’est vrai on se reposait. Bon un petit coup de balai, on mangeait mais on ne faisait pas la cuisine comme à la maison hein ! Le matin y’a sa petite lessive, y’a des bacs où on va faire sa petite lessive, sa petite vaisselle, tout le monde donnait un coup de main. Les enfants participaient avec nous, chacun avait son travail, en se disant « on est en vacances », tout le monde doit participer hein ! »
36Suivant ce modèle d’organisation, le plaisir des vacances ne vaut que si les contraintes sont elles aussi, partagées. Les profits individuels en matière de repos résultent de la subordination de la disponibilité individuelle à la disponibilité du groupe familial tout entier. Il est vrai que, considérées sous l’effet enchanteur des vacances, les tâches ménagères se voient souvent frappées d’épithètes minorants. Elles ne sont pas simplement transposées de l’univers du « chez-soi » au lieu de vacances mais réduites dans leur ampleur et surtout en partie détournées de leur signification première. Madame Tesson décrit ce qu’a représenté pour elle leur accomplissement : « C’est la routine d’ici [la maison] mais plus détendue, avec plaisir je faisais le ménage et la cuisine, on a plus de temps pour faire la cuisine là-bas qu’ici, on peut faire des grillades. » Cependant, d’une formule de vacances à l’autre varie le poids des charges ménagères et la répartition des rôles donc la disponibilité et le sentiment de repos des partenaires. En effet, les femmes retirent de plus larges bénéfices de repos en centre collectif mais aussi dans la famille (42 %) par le biais d’une mise en commun élargie des tâches ménagères et éducatives voire d’une convivialité les rendant plus supportables. Moins reposées en location individuelle, elles le sont surtout moins que les hommes en camping avec un rapport de 34 % contre 45 % (pour la position la plus haute du repos). Corollaire, 19 % d’entre elles ont le sentiment de ne pas s’être reposées soit le double des femmes en centre de vacances familiales collectives. La médiation d’un tiers sous la forme d’une structure de services ou d’une entraide entre vacanciers apparaît donc propice à un meilleur repos féminin alors que toute forme de séjour qui réinstalle le groupe domestique en tant qu’unité autonome, dans son fonctionnement et dans ses sociabilités, accentue les disparités de sexe.
37Ce n’est donc pas tant la question du sommeil réparateur que celle d’une reproduction des habitudes de rôle qui semble agir sur le sentiment de repos des vacanciers Ritualistes et Conquérants. D’ailleurs, l’absence de repos ne signifie pas nécessairement l’échec des vacances comme le démontre amplement le modèle des vacances sportives et toniques animées d’une éthique de l’effort voire du dépassement de soi. De même, plusieurs familles associant le repos à l’inactivité énumèrent volontiers tout ce qu’elles ont fait et qui, au final, ne leur a guère laissé le temps de se délasser. Pour ces vacanciers, l’idée de repos, notamment sous les formes les plus stéréotypées des longues séances de bronzage ou de journées passées à la plage, s’oppose à la représentation des vacances actives, pour ne pas dire utiles. Sous cet angle, les vacances sont une lutte contre l’immobilité du corps et la vacuité de l’esprit comme pour mieux conjurer l’ennui. Monsieur Soulaki peut être considéré comme un représentant de ce style de vacances : « Non, ce n’est pas vraiment du repos, j’ai fait des kilomètres et des kilomètres, on a visité partout. Dire un repos total, je suis en vacances, je sors pas, je ne fais rien, non ! » S’affranchir de la nécessité impérieuse du repos qui, d’une certaine manière, subordonne au second degré le temps de vacances au travail, serait alors une manière de recouvrer le libre usage de son temps et d’en jouir pleinement. Citons l’exemple de Madame Abancourt : « En vacances, nous on ne se repose jamais parce qu’on se couche toujours à des heures pas possibles, pendant un mois, on a dû se coucher minimum à deux heures du matin, on ne dort pas beaucoup. » Loin de s’opposer, repos et non-repos relèvent d’un même processus qui subsume le temps de la vie ordinaire aux lois du temps vacancier.
Dépenser son temps
38La rupture des vacances prend effet dans un changement de rythme, une fluidité horaire, le reflux des injonctions temporelles qui scandent le déroulement des jours ordinaires. Cette « disponibilité à la flânerie temporelle » évoquée par Michel Verret27 est une manière de s’emparer du temps, de rompre avec la logique des habitudes et l’évidence impérative des choses à faire. En vacances, le pouvoir d’orientation et de ponctuation du temps s’affirme contre la puissance des structures temporelles attachées à sa condition : chronométrage à l’usine, anomie temporelle des horaires en équipe ou de nuit, travail ménager des femmes salariées sur les périodes de temps « libéré », le samedi en particulier28. Le temps symbolise l’ » avoir » du vacancier nécessaire à l’expression de son « être » individuel, une propriété immatérielle et périssable où s’écrit un fragment de son histoire. Redevenu maître et possesseur de son temps, le vacancier des classes populaires entrouvre, au moment des vacances, l’espace des possibles temporels. Il domine à nouveau ce qui selon lui relève de sa nature profonde et de ses besoins pour éprouver un profond sentiment de relâchement et de desserrement des contraintes temporelles. En vacances, « on n’est pas pressé » dit Madame Lebur, « on n’est pas stressé » assure Madame Bruet. La conscience retrouvée du temps participe d’un sentiment d’auto-appartenance et de reconstitution d’une unité individuelle d’être et de faire. En ce sens, vivre une première expérience de vacances, c’est sans doute moins la découverte d’un lieu géographique – les images en tout point de la planète parviennent aujourd’hui dans les foyers les plus reculés – que celle d’un rapport au temps et à soi-même jusque-là insoupçonné. Témoin émerveillée, Madame Gilbert exprime à travers son soulagement de ne s’être jamais ennuyée, l’appréhension première quant à la certitude de pouvoir occuper son temps, tout son temps : « Moi j’étais contente parce qu’on n’a pas eu le temps de s’ennuyer. On avait des amis, on ne voyait pas le temps passer. » S’agissant des vacances de son conjoint, Madame Gilbert se félicite de cette victoire sur le temps : « Il y en a qui lui disaient « tu vas t’ennuyer, tu vas tourner en rond » mais non pas du tout ! » Le temps de vacances pleinement occupé atteste l’autonomie du groupe et son aptitude à combler la vacance du temps. Il témoigne d’une capacité à suppléer à l’absence de travail, au vide temporel que celle-ci viendrait à créer et que d’aucuns pourraient alors redouter.
39Le temps total des vacances (« les journées bien remplies ») modifie la sensation de sa durée. Et parce qu’il se consomme intensément dans le moment présent, il apparaît vite dépensé. La métaphore de la vitesse, de la trajectoire continue du temps, ordonne les propos de Madame Sollier : « On n’a pas vu le mois passer, les journées passent tellement vite qu’on ne voit pas le temps passer. » Madame Guérin éprouve cette même sensation d’enveloppement du vacancier dans un temps ininterrompu, sans aspérités : « On ne s’est pas ennuyé, ça passe trop vite. » C’est sans doute le propre du temps de vacances de s’abstraire et du passé et de l’avenir, pour se dissoudre dans l’immanence du présent. Propriété à usage personnel ou familial, il se dépense librement dans une consommation improductive de temps, celle-là même qui commandait les stratégies de la classe de loisir au début du siècle. En ce sens, l’activité qui, en milieu populaire, ne produit rien est le fruit d’une conquête contre une prédisposition à faire du temps libre un moment utile, mis à profit pour des pratiques productives notamment de bricolage ou de jardinage (« faire quelque chose de son temps »). Or, il apparaît toujours difficile de se défaire, fût-ce temporairement, de l’habitus qui vous gouverne et penser se libérer par l’alchimie des vacances des injonctions de la nécessité intériorisée se révèle souvent illusoire. La norme du travail et de l’activité utile n’est jamais très loin qui intime de ne pas perdre son temps ou de ne pas le dépenser à rien au risque de s’exposer à l’ennui, au loisir coupable. En milieu populaire, toute dépense improductive de temps a un coût symbolique et identitaire. Ne rien faire de significatif au regard des normes ouvrières d’occupation du temps suppose, au plus profond, de reconnaître et d’accepter le legs culturel des anciennes classes oisives. Or, certaines familles échouent à endosser ce nouveau statut et préfèrent écourter leur séjour de vacances à l’image de cet ouvrier, rencontré par Olivier Schwartz, dont les conduites de dépense de temps restent assujetties au travail : « Je me suis senti complètement inutile à rien faire, alors j’ai craqué29. » L’éthos de l’effort définit l’être par le faire, de sorte que si les vacances sont perçues comme un temps où l’on ne fait rien, les individus en vacances risquent de perdre le sens de ce qu’ils sont préférant dans ce cas interrompre un processus aux effets déstabilisateurs. Il faut que les normes de l’activité s’effacent au profit des normes vacancières et que s’opère un changement dans les cadres de signification de l’expérience et des pratiques. L’oubli du monde d’avant est une condition de cette transmutation.
Les stades de l’oubli
40Atteindre au sentiment de vacances implique de pouvoir se détacher tant de la norme du travail que des repères domestiques qui organisent la vie ordinaire. Un tel processus ne s’effectue pas simplement dans l’ordre des choses pratiques mais principalement sur le plan mental et symbolique. L’accès à l’état de vacancier passe par un abandon, à tout le moins le réajustement, en pensée, de ce qui définit l’individu dans ses rapports quotidiens aux autres et aux choses. Par ce travail sur soi, les soucis et tracas quotidiens qui, de façon temporaire ou durable, règlent la vision du monde social et familial, s’atténuent voire disparaissent sous la lumière des vacances (cf. Tableau 18). La rupture de lieu et d’ambiance engage le vacancier dans une nouvelle temporalité, oublieuse du passé et tout entière accaparée par le présent. Le départ et le retour au foyer domestique ponctuent le « parcours d’oubli » qu’élabore rétrospectivement le vacancier. Le concept séparateur de la porte (die tür) que Georg Simmel a forgé par opposition au « pont » (der brück) qui unit, marque la transition pratique et symbolique entre les deux mondes. La porte que l’on ferme au moment du départ dresse une frontière imaginaire dont la fonction consiste à séparer une vie d’une autre, à découper le temps entre ce qui précède et ce qui suit les limites de ce seuil. Madame Gilbert rappelle l’efficace de ce « rite de passage » : « Quand on est parti, on a fermé la porte et puis on a oublié tous nos soucis, c’est vrai qu’on ne pensait plus à rien. » La coupure, cristallisée dans le franchissement de la porte, s’exprime également chez Madame Lambert : « Les vacances ça nous fait sortir de là où on est, ça nous fait changer et on ne pense plus aux soucis qu’on a à la maison déjà. » Séquence temporaire dans la chaîne de l’existence, le séjour de vacances est une manière de « se mettre en congé de soi-même30 » et l’oubli une condition de son avènement. La migration hors du foyer revêt un caractère interstitiel : c’est un temps de l’entre-deux, un espace de liberté dans l’étau de la quotidienneté, ou, plus exactement, le lieu où ce sentiment peut être projeté.
41Endosser le statut de vacancier, ce n’est donc pas tant écarter toute forme de souci – le vacancier connaît toujours quelques préoccupations – que d’affirmer un écart légitime à l’ordre de la quotidienneté. Dès lors, les gestes les plus courants et les plus répétitifs prennent une signification nouvelle car ils s’insèrent dans un contexte qui les transforme profondément. Fait d’oubli parmi d’autres, anodin en apparence mais significatif d’un processus plus profond de détachement d’avec le monde quitté, la réaction soulagée de Madame Abancourt lorsqu’elle réceptionne le courrier chez sa belle-mère où la famille passe les vacances : « On oublie, c’est sûr, parce que même quand on va chercher le courrier, c’est plus le nôtre, donc même si y’a une facture c’est pas la nôtre. » Dans le contexte des vacances, les actes les plus routiniers s’accomplissent sans rien perdre de leur fonction pratique mais sur un mode et avec des conséquences toutes différentes. Pour autant, la persistance des soucis d’une fraction des vacanciers, notamment les Conquérants (plus d’un quart d’entre eux n’a pas oublié tous ses soucis), montre que quitter le chez-soi ne suffit pas toujours pour se libérer de ses préoccupations ordinaires. Car, aussi puissante soit-elle, l’efficace de la rupture consommée dans l’oubli du départ doit une partie de ses effets à la situation antérieure qui en règle l’avènement. À cet égard, l’expérience répétée des vacances caractéristique des individus Ritualistes paraît les rapprocher plus complètement du vacancier qu’ils souhaitent incarner, du moins les éloigner plus radicalement de l’homme ordinaire qui sommeille en eux. C’est ainsi que parcourant le long trajet de retour au pays d’origine, Monsieur Soulaki franchit une succession d’étapes mentales qui le conduisent progressivement à s’imprégner de son nouveau statut de vacancier :
« Avant d’arriver là-bas vous oubliez tout, vous avez le Maroc devant vous, un autre pays, un autre paysage, une autre vie devant vous. Vous oubliez tout ce qui est derrière, c’est ça les vacances, si en vacances on pense toujours à ce qu’on a derrière, c’est pas la peine d’y aller. »
42Sous ses formes les plus exacerbées, ce cheminement se nourrit du mythe de l’homme nouveau, du moins du renouveau de l’homme. Il s’agit de faire table rase du passé pour donner naissance à un individu régénéré, libéré des pesanteurs de sa condition historique. Si elle parvient parfois à en dissimuler les traits les plus manifestes, une telle ambition ne peut suffire à gommer l’effet des déterminants d’ordres statutaire et économique. On note par exemple que 25 % des chômeurs Ritualistes et Conquérants contre 15 % des actifs n’ont pas oublié tous leurs soucis pendant les vacances. On observe également que l’économie de l’oubli suppose l’oubli de l’économie. Plus précisément, les restrictions que s’impose la famille sont autant de rappels à une réalité extérieure susceptible d’altérer le sentiment vacancier de ses membres31. Le choix du séjour n’est donc pas simple affaire d’habitudes et de goûts car il dénote aussi des manières différentes de s’engager, prudemment ou sans réserves aucunes, dans les vacances. Il s’agit non seulement de créer les conditions d’une vie vacancière mais de ne connaître que les seules préoccupations du vacancier. De ce processus d’ajustement résulte une plus forte propension à l’oubli en centres de vacances collectives que pour les séjours dans la famille ou chez des amis : 66 % des vacanciers des premiers et 90 % des seconds déclarent avoir oublié tous leurs soucis ou presque. Plus largement, les impressions d’oubli apparaissent moins fortes dans le cadre de sociabilités à dominante familiale que dans les groupes ayant développé de nouvelles connaissances32. Préserver l’illusion réconfortante des vacances, c’est donc s’affranchir d’une image de soi par trop dépendante de son identité sociale extra-vacancière et se forger, dans les relations avec les autres, une identité de vacancier ou, mieux, un personnage de vacances.
43Et si le processus d’oubli recouvre l’esprit vacancier des hommes à égalité des femmes, c’est sans doute que l’intérêt de chacun a partie liée avec leur intérêt commun. En fait, l’un des partenaires peut-il se protéger seul des effets désenchanteurs de la permanence ou de la rémanence des soucis et tracas lorsque ces derniers subsistent chez l’autre ? Les conjoints ne sont-ils pas liés par nécessité s’ils veulent faire l’économie de leurs préoccupations ordinaires qui est l’une des conditions des bonnes vacances ? La faculté d’oubli de l’un des vacanciers ne peut donc se développer sans la complicité du partenaire de même que les vacanciers ne pourront se reconnaître comme tels que s’ils s’entendent tacitement à ne pas évoquer inopportunément le monde quitté ni à se projeter prématurément dans celui qu’ils devront regagner. Les partenaires ont donc intérêt, pour satisfaire leur désir mutuel d’oubli, à jouer la même partition de vacances. Les soucis rappellent que le principe de réalité est toujours une menace pour les vacanciers, un écueil à éviter, dans un univers partiellement amnésique tendu vers l’affirmation du principe de plaisir.
Le mythe réalisé
L’éternel recommencement
44L’accumulation des signes vacanciers que sont le regain d’entente conjugale, le sentiment de repos, l’oubli des soucis et l’immersion dans la bonne ambiance des vacances atteste de la réussite du séjour, à tout le moins, de la rareté des déceptions et des échecs. Il ne s’agit là ni d’une heureuse coïncidence ni d’un phénomène transcendant à l’ordre social mais d’un processus obéissant à certaines règles et que l’on peut voir s’appliquer à tout un ensemble de biens et de services. Albert O. Hirschman en a défini les contours : « Certains des plaisirs de l’existence les plus durables (c’est-à-dire renouvelables) et les moins propres à engendrer la déception sont ceux que l’on tire des biens non durables qui sont littéralement consommés, qui disparaissent dans l’acte même de la consommation33. » On ne doit pas pour autant se livrer à une lecture purement phénoménologique de la vie vacancière car, en définitive, les vacanciers des séjours programmés accèdent pour la plupart d’entre eux sinon aux produits mis sur le marché des vacances du moins au projet longuement imaginé. Confirmant leur sentiment plus enjoué dans nombre de domaines d’évaluation de leur séjour, les Ritualistes expriment sans nuances la réussite de leurs vacances. Est-ce le fait d’une plus grande maîtrise dans le déroulement du séjour ou bien leur croyance indéfectible en la valeur des vacances qui les prédispose à accomplir de manière presque parfaite ce qu’ils avaient largement anticipé ? Accepter la seconde hypothèse, c’est reconnaître que la qualité des vacances ne procède pas uniquement d’un accomplissement spontané des désirs vacanciers mais également d’un effet d’actualisation d’expériences anticipées et périodiquement renouvelées. Monsieur Soulaki en décrit l’efficace : « J’étais content, j’ai réalisé ce que j’avais imaginé, j’ai dit : “Voilà ! On va aller à tel endroit, on va passer telles vacances, on va aller à l’hôtel”, et c’est réalisé. » Les impressions de vacances ne sont pas de brèves illusions sans lendemain à la manière des bons moments ou des petits bonheurs de l’existence ordinaire car elles disent le sentiment d’avoir atteint la « vraie vie ». Est ainsi réalisé le mythe des vacances, ce processus par lequel le scénario idéal s’éprouve concrètement. À la manière des relations amoureuses nourries de l’imaginaire romanesque qui préfigure leur déroulement, les vacances font se rejoindre, sous des dehors d’authenticité et de spontanéité, l’expérience vécue et l’histoire rêvée. Maria Isaura Pereira de Queiroz fait remarquer à propos du Carnaval de Rio que les participants retirent la conviction qu’au moment de la fête, « le résultat promis par le mythe est atteint : ils affirment avoir transformé la société contraignante dans laquelle ils vivaient en une société libérée des barrières et des interdits ; la fête, disent-ils, répand la joie, la fraternité, l’égalité, même si c’est, regrettent-ils, pour peu de temps34. » Sans doute le Carnaval représente-t-il la forme paroxystique d’un sentiment plus progressif et plus continu dans le cas des séjours vacanciers. Il conforte néanmoins l’idée selon laquelle les individus ont acquis, avant d’en vivre ou d’en revivre l’expérience, la certitude que la fête ou les vacances leur procureront les joies et les sentiments promis. Il leur appartient par la suite de travailler à la production de cette rencontre quitte à la travestir en l’habillant de signes conformes à la représentation du bonheur imaginé. Ce procédé largement inconscient relève d’un devoir de plaisir et de réussite qui participe tant de la construction que de la restitution du sentiment vacancier. Se dire qu’on est en vacances, c’est d’une certaine manière, s’interdire de ne pas les réussir et s’enquérir de leur éternel recommencement.
45Car c’est la puissance propre du mythe que d’appeler, par l’intermédiaire du rite, à revivre de nouvelles vacances. La première expérience représente en quelque sorte le moment fondateur puis sont périodiquement réactualisés les « événements fabuleux, exaltants, significatifs35 » de l’âge d’or vacancier. Aussi, lorsque l’idéal visé ne paraît pas totalement atteint, les individus ne doutent pas de l’intérêt des vacances, constitué en une espèce d’absolu, mais invoquent leur propre responsabilité ou, plus souvent, des événements contingents et extérieurs (le mauvais temps !). Les déceptions exprimées par Madame Tesson relèvent de ce schéma :
« La dernière semaine on a eu un temps mitigé, on ne pouvait pas sortir, on ne pouvait plus rien faire, c’était un peu mortel. C’est plus compliqué quand on se retrouve alors tous à l’intérieur, ça va deux heures mais pas toute une journée, on lit un peu, on en profite pour écrire mais ça ne doit pas durer une journée. »
46Les caprices du temps ne sont cependant pas seuls en cause car si la programmation renforcée des habitudes de vacances facilite l’accès au type de séjour attendu, le procès de reproduction peut aussi en ternir le déroulement. De la ritualisation naît un sentiment de routine éloigné de l’âge d’or vacancier d’un premier séjour demeuré inoubliable. Dès lors, l’effet d’enchantement du mythe ne fonctionne plus, il s’épuise dans sa répétition même et le souvenir des expériences passées éclaire négativement le présent. Un univers trop familier devient l’envers du monde vacancier tandis qu’une première découverte des vacances inaugure très souvent un nouveau commencement.
La révélation des commencements
47Tout autant disposés ou presque que les vacanciers Ritualistes à célébrer la réussite des vacances, les Conquérants font le récit émerveillé d’une première communion avec le mythe. C’est ainsi que Madame Gilbert prêche la parole des bonnes vacances et fait figure de nouvelle convertie : « Mes premières vacances comme ça, moi j’ai été contente, pour moi, il ne me manquait rien […] Jamais, jamais je n’aurais cru que j’aurais été aussi bien dans le mobile home […] Vous savez, on n’a pas vécu dans le luxe mais rien que ça, de se changer, et bien on était heureux. » Le modèle vacancier ainsi éprouvé et validé prend valeur de référence. La tension qui préexistait au départ se mue en une assurance à revivre les vacances. Rendez-vous est pris pour l’année prochaine, et les suivantes. Car à peine revenue de ce séjour inaugural et à bien des égards mémorable, Madame Gilbert se soucie déjà de préparer son prochain départ : « Ah oui, on repart, on repartira, ça oui et un peu plus longtemps, il faut retenir sa location dès janvier, alors on met autant de côté parce qu’il faut verser une caution déjà. »
48Les premières expériences de vacances des Conquérants marquent profondément l’histoire familiale et représentent un acquis statutaire qui, pour être préservé, nécessite d’être renouvelé. Repartir tout en tirant les enseignements de l’été passé, telle est la perspective que se donnent les vacanciers Conquérants de retour. Car, contrairement aux représentations courantes préjugeant de l’évidence de la vie vacancière, s’identifier à ce personnage et se reconnaître sous ses traits distinctifs obéit à certaines règles d’apprentissage ; bref on ne s’improvise pas naturellement vacancier mais on le devient. « Au début lorsque je suis arrivée, c’était un peu long pour moi… Tout d’un coup partir comme ça, ça faisait drôle d’être là-bas » reconnaît Madame Frin. Il n’en demeure pas moins que, pour les Conquérants, les vacances représentent désormais un objectif prioritaire car elles sont devenues le temps sacré d’un nouveau commencement, à l’interface entre les représentations nostalgiques du passé et l’espérance prometteuse des lendemains vacanciers.
Notes de bas de page
1 S’il importe de ne pas perdre ce que chacun des groupes a de spécifique dans le rapport au temps de vacances, il convient également de ne pas durcir presque artificiellement des différences statistiquement peu significatives ou donnant lieu à de trop nombreuses interprétations. Aussi, l’analyse des pratiques de vacances et des expériences des vacanciers partis conduit à distinguer d’un côté, les familles classées sous le type des vacances programmées (Ritualistes et Conquérants), de l’autre, celles regroupées sous le modèle des vacances contingentes (Aventuriers et Incertains).
2 Veblen (T.), op. cit., p. 62.
3 Notons à ce propos les remarques qui ont été faites quant à la crainte de retrouver, sur le lieu de séjour, son voisin de palier ou toute connaissance qui, par sa présence seule, viendrait compromettre l’illusion de la rupture. Car si le vacancier apprécie de retrouver ses « semblables », ceux avec lesquels il développe spontanément un entresoi festif et familier, il refuse de retrouver sous le masque de ses congénères villégiateurs le miroir du monde qu’il a quitté et l’identité sociale du double qui est en lui.
4 Sansot (P.), op. cit., p. 172.
5 Mauss (M.), Sociologie et anthropologie, Paris, Rééd. PUF, 1985.
6 Cf. Amirou (R.), op. cit., chap. IX.
7 Caillois (R.), Les jeux et les hommes, Paris, Folio, 1991, p. 38.
8 Hoggart (R.), op. cit., p. 188.
9 Caillois (R.), op. cit., p. 60.
10 Sansot (P.), op. cit., p. 159.
11 Caillois (R.), op. cit., p. 61.
12 Au total, 70 % des hommes contre 61 % des femmes ont le sentiment de ne pas s’être privés durant le séjour de vacances.
13 On note ainsi que 60 % des vacanciers Ritualistes et Conquérants en location individuelle, mais 74 % des campeurs, 75 % des vacanciers en centre collectif et 76 % de ceux ayant séjourné dans la famille se rangent sur les positions les plus favorables (5/6/7) de l’échelle d’entente conjugale.
14 2 % des hommes et 6 % des femmes évoquent une moins bonne entente conjugale, 15 % des premiers et 28 % des secondes expriment une stabilité d’entente conjugale. La position la plus haute pour qualifier l’entente conjugale est choisie par 49 % des hommes mais 39 % des femmes.
15 87 % des hommes mais 71 % des femmes ayant pour modèle de sociabilités vacancières de « faire des choses en famille » partagent le sentiment d’une meilleure entente conjugale (positions 5/6/7).
16 L’expérience de cette famille interroge plus largement sur la latitude de jugement que se donnent les femmes lorsqu’elles mettent en cause leur conjoint ou le fonctionnement du groupe familial en vacances. Pour notre part, nous sommes portés à penser que les femmes modèrent leurs critiques à l’égard de l’organisation conjugale des vacances au profit d’une image plus unitaire et en cela plus conforme à l’exigence sociale de réussite des vacances.
17 Seuls 5 % des vacanciers des familles Ritualistes et 6 % dans les familles Conquérantes estiment que les enfants ont été désagréables.
18 Sansot (P.), op. cit., p. 167.
19 Cf. Queiroz (J. -M. de), Ziolkowski (M.), L’interactionnisme symbolique, Rennes, PUR, 1997.
20 Singly (F. de), Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, 1987, p. 133.
21 34 % des femmes Ritualistes contre 28 % des hommes d’une part, 33 % des femmes Conquérantes contre 26 % des hommes d’autre part, se rangent sur la position la plus résolument familiale (on est resté entre nous).
22 43 % de réponses sur les positions 6 et 7 du côté des connaissances contre 25 % en moyenne.
23 Selon l’expression de Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, L’Harmattan, 1995.
24 Mauzi (R.), op. cit., p. 384
25 Ibidem, p. 384.
26 Ibid., p. 333.
27 . Verret (M.), « Le temps libre des ouvriers et des bas-salaires », Autrement, 111, 1990, p. 42.
28 . Singly (F. de), « La ponctuation du temps domestique », Dialogue, 72, 1981, p. 53-56.
29 . Schwartz (O.), op. cit., p. 293.
30 . Bruckner (P.), Fienkielkraut (A.), Au coin de la rue l’aventure, Paris, Points, 1983, p. 69.
31 . Ainsi, 27 % des familles contraintes de se priver durant leur séjour de vacances n’ont pu oublier tous leurs soucis contre 12 % de celles qui se sont affranchies de la privation.
32 65 % des vacanciers Ritualistes et Conquérants adoptant les positions les plus fusionnelles de l’échelle des sociabilités de vacances (« on est resté entre nous ») contre 82 % pour les positions opposées (« on a fait beaucoup de connaissances ») expriment l’oubli de leurs soucis.
33 . Hirschman (A. O.), op. cit., p. 54.
34 . Peireira de Queiroz (M. I.), op. cit., p. 190.
35 . Eliade (M.), Aspects du mythe, Paris, Folio, 1991, p. 33.
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