Avant-propos
p. 7-10
Note de l’auteur
Nota bene : ce livre est l’édition des actes d’un colloque organisé à l’université Rennes 2 du 14 au 16 mars 2013. Ce colloque fut inauguré par Jean-Émile Gombert, président de Rennes 2. Fruit du travail de deux chercheurs – l’un philosophe de l’art, l’autre musicologue – émanant de l’équipe de recherches « Histoire et critique des arts » (EA 1279), le colloque a tenté de mettre en œuvre une interdisciplinarité de principe mais également une collaboration avec l’équipe de recherches voisine et amie « Arts : pratiques et poétiques » (EA 3208). Dans cette perspective, l’ouvrage peut être considéré comme l’un des premiers éléments d’un travail inter-équipes et inter-universités (université Rennes 2, université de Lausanne, université de Montréal) nommé Technès portant sur les rapports entre les arts et les techniques et qui devrait se développer dans l’avenir (sur le cinéma mais aussi sur la photographie).Remerciements
Nous tenons à remercier, pour leur aide logistique très précieuse, Nelly Brégeault-Kremser et Laurence Bouvet-Lévêque de la cellule recherche de l’UFR Arts, Lettres et Communication ; pour leur soutien amical et infaillible, Guillaume Glorieux, le directeur à l’époque de l’équipe « Histoire et critique des arts », et Gilles Mouëllic, le directeur de l’équipe « Arts : pratiques et poétiques ». Ce livre, qui prend place dans la collection Aesthetica des Presses universitaires de Rennes, voudrait être l’un des témoignages de la vitalité et du rayonnement des travaux de recherche individuels et collectifs en arts au sein de l’université Rennes 2.
Texte intégral
« 1) Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre musicale exécutée n’importe où.
2) En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale.
Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites […]. Nous évoquons [les sons, les bruits, les voix, les timbres] quand et où il nous plaît. Naguère, nous ne pouvions jouir de la musique à notre heure même, et selon notre humeur. Notre jouissance devait s’accommoder d’une occasion, d’un lieu, d’une date, d’un programme. Que de coïncidences fallait-il ! C’en est fait à présent d’une servitude si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence des œuvres. Pouvoir choisir le moment d’une jouissance, la pouvoir goûter quand elle est non seulement désirable par l’esprit, mais exigée et comme déjà ébauchée par l’âme et par l’être, c’est offrir les plus grandes chances aux intentions du compositeur, car c’est permettre à ses créatures de revivre dans un milieu vivant assez peu différent de celui de leur création. Le travail de l’artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la condition essentielle du rendement esthétique le plus haut1. »
1Ce que déclarait avec bonheur et optimisme Paul Valéry en 1928 dans La conquête de l’ubiquité, le présent ouvrage voudrait l’élargir et le repenser à nouveaux frais.
21. L’élargir : envelopper dans une réflexion collective et pluridisciplinaire l’ensemble du mouvement historique qui mène de l’invention de l’enregistrement sonore – à la fin du xixe siècle c’est-à-dire à l’époque de l’invention de ce que Mallarmé appelait en 1889 « les engins de captation du monde moderne2 » (la photographie instantanée, la chronophotographie, le cinéma, la téléphonie) – aux développements actuels de l’enregistrement numérique médiatisé par les instruments de création, d’amplification et de transmission de notre société contemporaine, massifiée, industrielle et communicationnelle.
32. Le repenser : comprendre comment l’enregistrement en ses diverses modalités de création, de captation, de reproduction et d’échange (modalités toujours techniquement, économiquement, historiquement et socialement déterminées) a profondément modifié notre rapport aux sons et à la musique ; et l’a d’autant plus puissamment modifié que l’expérience musicale est, pour un homme de nos sociétés occidentales contemporaines, presque entièrement transmise et produite par l’enregistrement. Cette transmission et cette production sont telles qu’il est légitime de faire l’hypothèse selon laquelle, face à la musique, l’enregistrement ne serait pas seulement dans un rapport de simple captation ou de simple reproduction, mais de véritable constitution.
4C’est l’ensemble des aspects techniques, culturels, historiques, sociologiques, artistiques et philosophiques de cette hypothèse que ce livre voudrait explorer afin d’en mesurer la validité : le musicologue, l’ethnomusicologue, l’historien (des arts contemporains, des techniques d’enregistrement et de la communication), le producteur de disques, l’ingénieur du son, le directeur artistique, le musicien, le philosophe enfin (de l’ontologie de l’œuvre d’art, de l’expérience esthétique, de l’art et de ses fonctions), chacun trouve ici le lieu d’un échange, le moyen d’une explication et d’un décentrement en vue d’une pensée commune sur un objet qui le concerne et qui concerne le lecteur dès lors qu’il veut comprendre son monde sonore, musical, et même visuel, contemporain.
5Mais ce n’est pas seulement la diversité des disciplines, des pratiques ou des méthodes de pensée qui est nécessaire pour aborder la difficile analyse de la nature, des opérations et des significations de l’enregistrement. C’est aussi la diversité des angles d’attaque. C’est pourquoi les articles ici rassemblés sont répartis selon plusieurs points de vue que nous voudrions annoncer d’emblée.
6D’abord, le point de perspective large de « l’enregistrement avant l’enregistrement », c’est-à-dire des opérations qui précèdent, non pas tant celles des machines inventées au xixe siècle pour la captation sonore, que celles qui précèdent ce que l’on pourrait appeler « l’ère contemporaine de l’enregistrement » telle que nous la connaissons aujourd’hui. On verra que ces opérations sont attachées aux mécanismes de la trace et de la notation, non pas seulement d’un morceau musical, mais aussi d’un jeu et d’une interprétation singuliers, instrumentaux et vocaux.
7Le second point de vue sera celui de « l’acte d’enregistrer » lui-même, envisagé dans ses dimensions techniques, pratiques, socio-culturelles et scientifiques. Il permettra également de comprendre l’acte d’enregistrer comme un acte d’interprétation loin de la simple captation d’une réalité seulement préexistante.
8Le troisième sera celui du « statut de l’enregistrement » dont il faudra analyser la nature et le rôle constitutif, constructif, c’est-à-dire créatif. Ce rôle sera envisagé sous les aspects de l’ontologie (réflexion sur les différents modes d’existence des choses), des dispositifs d’enregistrement et de la réception des œuvres, à savoir de leur écoute.
9Le quatrième sera consacré à « l’œuvre et l’enregistrement », à la façon dont la musique contemporaine utilise diversement l’enregistrement comme sa condition sine qua non ou comme un élément qui la décentre ou qui la travaille de l’intérieur.
10Enfin, le cinquième et dernier angle d’attaque de l’ouvrage sera évidemment celui du cinéma et de la télévision qui, d’une part étendent la logique de l’enregistrement en la faisant jouer non seulement sur les sons et les musiques, mais aussi sur les images, et qui, d’autre part, radicalisent cette logique en se faisant exclusivement des arts technologiques de et par l’enregistrement.
11Grâce à ces cinq entrées dans le problème de l’enregistrement audio-visuel, le lecteur en pourra parcourir les enjeux les plus fondamentaux. Il pourra ainsi s’engager sur les voies contemporaines qu’annonçait Valéry au début du xxe siècle et sur l’exigence très forte qu’elles contenaient et qu’elles contiennent encore pour nous aujourd’hui : l’exigence de penser de nouvelles relations aux arts, de nouveaux arts, une nouvelle idée d’art comme un concept profondément ouvert au moins au sens où on ne peut pas savoir à l’avance ce qui pourra faire art, et au sens où ce qui fera art éclairera autrement ce qui a été jugé digne – à tort ou à raison et au sein de notre tradition artistique – d’être conservé c’est-à-dire enregistré dans son sens le plus large de consigner et de noter3.
« Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art4. »
Notes de bas de page
1Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité », in Pièces sur l’art, Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1285-1286.
2Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, in Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 116.
3Voir notre introduction (« Musique et enregistrement : rupture ou continuité de l’art musical ? ») et le début de l’article de Bernard Sève, « Traces de jeu. Pour une reconfiguration du concept d’enregistrement ».
4Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité », op. cit., p. 1284.
Auteurs
Université Rennes 2 ; Université Européenne de Bretagne.
Pierre-Henry Frangne, professeur de philosophie de l’art et d’esthétique à l’université Rennes 2 et directeur de l’École doctorale Arts, Lettres et Langues de l’université Européenne de Bretagne. Ses travaux portent sur la pensée de Mallarmé, les dimensions esthétiques de l’existence, les relations inter-artistiques (arts plastiques, littérature, photographie, cinéma, musique). Il a publié ou dirigé une quinzaine d’ouvrages dont : L’invention de la critique d’art (dir.), avec J.-M. Poinsot (PUR, 2002) ; La Négation à l’œuvre. La philosophie symboliste de l’art (1860-1905), (PUR, 2005) ; Alpinisme et photographie (1870-1940), avec Michel Jullien, (Les Éditions de l’Amateur, 2006) ; L’Ombre de Monteverdi. La querelle de la musique moderne (1600-1638) avec X. Bisaro et G. Chiello (PUR, 2008) ; Mallarmé. De la lettre au Livre (Le mot et le reste, 2010) ; La pensée esthétique de Gérard Genette, avec J. Delaplace et G. Mouëllic, (PUR, 2012).
Université Rennes 2.
Hervé Lacombe, professeur de musicologie à l’université Rennes 2, spécialiste des xixe et xxe siècles, membre du comité des publications de la Société française de musicologie, du comité consultatif de Nineteenth-Century Music Review et du comité éditorial de l’édition monumentale « L’Opéra français » chez Bärenreiter-Verlag. Il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs (notamment avec Timothée Picard, Opéra et fantastique, PUR, 2011) et a publié plusieurs livres, dont Les Voies de l’opéra français au xixe siècle (Fayard, 1997), Bizet (Fayard, 2000), Géographie de l’opéra au xxe siècle (Fayard, 2007), Francis Poulenc (Fayard, 2013).

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