Conclusion
p. 251-254
Texte intégral
« Outre les trois garçons du premier lit, il eut trois filles du même lit, savoir Marguerite-Angélique de Béthune, qui a été abbesse de Saint Pierre de Reims pendant un grand nombre d’années, fille aussi recommandable par ses grandes vertus et par son habileté dans le gouvernement, que par sa naissance, Françoise de Béthune morte la première, et Anne-Éléonore de Béthune, morte en 1706, toutes deux religieuses à Port-Royal. Du second mariage avec Anne d’Harville, est née Anne-Éléonore-Marie de Béthune, et vous omettez qu’elle était abbesse de Gif, près de Versailles, où elle a vécu dans une grande estime et considération de tous ceux qui la connaissaient1. »
1Nous devons toutes ces précisions à une lettre de 1739, adressée par le duc de Sully au sieur Dubuisson alors chargé de réaliser la généalogie de la maison de Béthune. Les remontrances du duc de Sully illustrent parfaitement les défauts de l’écriture généalogique savante, en l’occurrence l’oubli des célibataires ou les erreurs qui accompagnent l’enregistrement de leurs existences. Mais la verve avec laquelle le duc pointe ces défauts témoigne également de l’importance revêtue par le célibat à l’échelle des lignages. Ici, religieuses et abbesses sont mises en lumière pour leurs « vertus », leur « habileté dans le gouvernement » et pour la « grande estime » dans laquelle elles étaient tenues. Ailleurs, le duc de Sully corrige Dubuisson au sujet d’un capitaine de vaisseau de la branche de Charost, autre célibataire (laïque cette fois) oublié alors qu’il était « fort estimable par son érudition ». Une à deux générations séparent l’auteur de cette lettre des personnalités qu’il mentionne. Pourtant, le souvenir de ces dernières est intact ; il s’est transmis malgré leur vie de célibat. Dans ces quelques lignes, le duc de Sully a résumé à la fois la nécessité de faire l’histoire du célibat noble à l’époque moderne, et les embuches qui rendent difficile l’écriture de cette histoire. Peut-être faut-il également y voir la volonté de témoigner de l’ampleur numérique de la maison de Béthune au xviie siècle. Car, en omettant le contingent des célibataires, un lignage noble se privait de la moitié de ses membres.
Faire l’histoire du célibat : proposition d’une méthode
2Les célibataires ne s’offrent pas facilement au regard des historiennes et des historiens. Ils ont été omis ou tronqués des ouvrages généalogiques dont l’objectif n’est pas de s’attarder sur les branches mortes. Dans les sources notariales, ces individus ne mentionnent pas leur célibat ou alors ils le font en adoptant un vocabulaire qu’il a fallu décrypter (à l’image des filles majeures). Mais plus encore, des questions d’ordre définitionnel se posent. Il convient de prendre en compte le décalage culturel engendré par le groupe social étudié et la période observée. L’âge moyen au premier mariage et l’âge moyen au décès façonnent des normes, et ce à toutes les périodes. Il faut donc se défaire de nos représentations contemporaines et penser le célibat en fonction des comportements d’Ancien Régime et, plus encore, des comportements nobiliaires. La méthode proposée ici s’articule autour de l’âge au premier mariage. Cet âge diffère entre les hommes (26-27 ans entre la première et la seconde moitié du xviie siècle) et les femmes (21 ans tout au long du siècle). Les individus ayant dépassé ces âges respectifs sans avoir été mariés ont été considérés célibataires. Selon cette méthode, il est apparu que 175/393 individus nés dans notre corpus entre 1600 et 1699, soit 44 % d’entre eux, meurent dans le célibat. À nouveau, une distinction de genre s’est manifestée puisque, à la même période, une femme sur deux reste célibataire tandis que seulement 37 % des hommes ne se marient pas.
3Cependant, cette distinction peut être affinée car un certain nombre d’hommes contractent des mariages tardifs, liés à une modification de la conjoncture familiale. Identifier ces mariages tardifs et saisir les conjonctures dans lesquelles ils se déroulent demandent de travailler au plus près des familles, de connaître les années de naissance, de décès et de mariage (si mariage il y eut) de chaque personne et de recomposer les fratries avec le plus de fiabilité possible. Les hommes forment une réserve en cas de défaillance du frère ou du neveu aîné. Ces alliances soulèvent des questions sur le ressenti des individus et leurs devoirs vis-à-vis du lignage. L’éducation au célibat, y compris au sacerdoce et à la continence dans le cas des ecclésiastiques, est alors mise de côté pour servir la maison. Face à ces logiques de nécessité, les femmes sont bien davantage concernées par le célibat définitif ; il est rare de voir des filles majeures âgées (et encore moins des religieuses) se marier. Faire l’histoire du célibat impose donc une attention méticuleuse portée à un lignage et reconduite, avec la même précision, sur d’autres familles. Ce travail de fourmi doit passer par une longue compilation d’archives et la consultation d’une grande variété de sources (notariales, émanant du roi, imprimées, littéraires, etc.). Il en ressort une multitude d’existences car le célibat, au moins au xviie siècle, est une composante importante de la société noble.
Identifier le xviie siècle comme siècle du célibat noble
4Face au grand nombre des célibataires et à la propension du célibat féminin, il semble évident que le xviie siècle a adopté des comportements « baroques » qui ne se rencontrent pas au xvie siècle et disparaissent sous les Lumières. Certaines attitudes nous apparaissent même comme des aberrations démographiques : ne marier qu’un fils par fratrie, contrarier la primogéniture en vouant l’aîné des mâles à l’Église, ou encore ne marier aucune fille. Le décalage constaté – un taux de nuptialité masculin plus élevé que son pendant féminin – s’explique par l’hypergamie de certaines femmes. Des familles de noblesse moins ancienne ou moins fortunée s’allient, par les femmes, avec l’aristocratie et la noblesse d’épée. Les filles majeures de cette étude appartiennent donc le plus souvent aux meilleures familles du royaume. Cela explique leur fortune et l’utilisation de cette dernière ; autant d’éléments qui rendent le célibat féminin laïque visible dans les sources.
5Envisager le xviie siècle comme période de renforcement d’un idéal patrilinéaire et de développement d’une pensée patriarcale offre un cadre d’analyse particulièrement convaincant. Cela ne revient pas à dire que les célibataires ont été des enfants sacrifiés et méprisés face à un aîné seul capable de perpétuer la splendeur du nom. Il apparaît que cet idéal patrilinéaire a été intériorisé par les célibataires eux-mêmes. Il est en tout cas véhiculé par les montages patrimoniaux qui permettaient de contrevenir aux logiques égalitaires de la coutume de Paris. La vie collective, au sein de ménages complexes et multigénérationnels, perpétue également l’organisation hiérarchique des fratries. Sans oublier que l’amour filial, la confiance et le respect pouvaient transformer cette domination en douce cohabitation. Les conflits ne sont d’ailleurs pas nombreux au sein des familles étudiées (ou bien ils ont été réglés à l’amiable, sans passer devant la justice ni les notaires). Une discipline et une logique de tempérance prévalent sur l’organisation des lignages et, à moindre échelle, des parentèles. Chaque personne connaît son rôle et sait qu’il participe, à sa façon, au bon fonctionnement de la maison.
Considérer la valeur des célibataires
6Les célibataires sont des individus importants et reconnus comme tels. Ils sont nécessaires à la bonne santé économique des familles à plusieurs niveaux. D’abord parce qu’ils permettent de réunir le patrimoine dans les mains d’un seul ou d’un petit nombre. Ne créant pas de branche, ils ne sont héritiers qu’à titre viager. C’est en ce sens que nous parlons de temporalité différée car la fortune dont ils sont à la tête reviendra, après leur mort, à des neveux et nièces. Mais encore, nous avons vu des célibataires actifs et appliqués à épurer les dettes de leur maison ou à participer financièrement aux mariages. Si l’on refuse d’envisager un contingent d’individus béats et soumis, alors les célibataires devaient avoir une valeur reconnue et pouvaient tirer des avantages de ces différentes situations. Dans cette société noble du xviie siècle, les hommes et les femmes payaient divers tributs à leur maison : les uns en se mariant et procréant, les autres en versant l’impôt du sang, d’autres encore en contribuant à « l’impôt des âmes » et les derniers en constituant des fortunes laïques disponibles en lignes avunculaires. Contrairement à la rhétorique qui apparaît au siècle suivant et qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours, le mariage (ou la vie de couple aujourd’hui) n’est pas le statut suprême.
7Parmi cette société célibataire, il convient d’insister sur une ressemblance souvent esquissée, celle qui existe entre les filles majeures et les grands prélats. Ces deux catégories possèdent une agency car leurs représentants sont souvent à la tête d’une fortune considérable et se voient libres de prendre seuls un certain nombre de décisions (à l’image du lieu de résidence ou des choix testamentaires). Mais ce qui les rapproche encore est une propension à l’économie et à la gestion patrimoniale qui nous permet de les rencontrer souvent dans les archives. À l’inverse, les hommes célibataires laïques sont moins visibles. Ces derniers s’illustrant volontiers dans l’armée, l’existence militaire (à la fois les dépenses obligatoires et les frais occasionnés par la vie de camp2) ne leur permet pas une même tempérance. De plus, là encore, leur rôle n’est pas défini en ces termes.
8Loin des images de solitaires, d’exclus et de marginaux, ce livre aura permis de rencontrer des individus actifs, présents, liés à leurs germains et leurs neveux et nièces. Ces liens sont autant patrimoniaux et économiques que quotidiens et affectueux. L’inclusion doit se penser à toutes les échelles, y compris celui de la mémoire longue et de l’identité nobiliaire.
Notes de bas de page
1BNF, Carrés de d’Hozier 90, fo 225-230, Lettre de M. le duc de Sully, le 9 mars 1739.
2Charles-Roger de Courtenay nous informe, au fil de sa correspondance avec l’abbé Roger, des frais de bouche, de linge, de poste dont il doit s’acquitter. On comprend également que le quotidien militaire est fait de jeux, de commerce interlope et donc d’endettement. Marie-Louis de Lameth est un exemple de ces militaires qui s’endettent de manière chronique, au point d’être surveillé et rationné par son oncle Pierre de Villepaux.

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