Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Il est des livres dont le sujet s’impose avec une telle force d’évidence que le lecteur se demande bien pourquoi personne n’avait abordé frontalement la question auparavant. Tel est le cas de l’ouvrage de Juliette Eyméoud qui dévoile les multiples aspects d’un phénomène social resté jusque-là aux marges de la recherche en histoire moderne. Les raisons de ce relatif vide historiographique apparaissent cependant dès que l’on se penche sur les difficultés que pose la définition même du célibat, surmontées ici avec brio.
2Si, au xviie siècle, le célibat est considéré comme un état, et à ce titre peut être provisoire, il se met à désigner la condition d’un individu et à identifier ce dernier avec l’apparition de la notion de célibataire, principalement dans la seconde moitié du xviiie siècle. Terme ecclésiastique à l’origine, il s’est peu à peu étendu aux laïcs. L’apparition et la généralisation, dans les années 1640, de l’expression « fille majeure » dans les actes notariés participent de ce changement qui renvoie à une réalité sociale nouvelle. Pour développer une histoire sociale qui ne reste pas prisonnière des discours du temps, eux-mêmes en transformation, il était nécessaire de ne pas s’en tenir à ces définitions anciennes. Face à une documentation et à des travaux qui voient toujours le célibat « en négatif », au double sens où il est dévalorisé et où il est défini comme une absence (de mariage ou de paternité), Juliette Eyméoud propose de prendre le célibat comme un phénomène évolutif au cours de la vie, et non comme une caractéristique intangible.
3Cette approche ne fait que renforcer une autre difficulté de taille : la saisie et la pesée démographique de ces célibataires, de leurs parcours et de leur diversité à partir de sources lacunaires. Aussi le monde étudié ici est-il celui de la haute noblesse. Premier pas dans une exploration à prolonger, ce monde bien entendu spécifique offre cependant un observatoire privilégié pour une double raison : la possibilité de connaître la totalité des membres des patrilignages étudiés et celle d’appréhender l’ensemble des logiques sociales qui peuvent expliquer le célibat que les sources de l’Ancien Régime pensent le plus souvent en ne considérant précisément que le haut du panier.
4Même dans ces sphères supérieures, faire une histoire sociale du célibat suppose de rassembler une documentation éparse, fragmentaire, nécessitant de longues recherches. Les généalogies de l’époque ne sont en effet de nul secours pour une telle étude. Non que le phénomène du célibat n’y apparaisse pas, mais de manière très incomplète. Compensant ces lacunes, J. Eyméoud excelle à réunir des sources manuscrites et imprimées, complétées par des éléments tirés de travaux anciens ou récents, pour reconstituer des parcours de célibataires, ce qui vaut au lecteur l’esquisse de trajectoires qui dessinent avec finesse de beaux portraits. Les analyses de ces vies les inscrivent toujours dans des conditions sociales générales qu’elles contribuent à faire apparaître, tout en laissant sa part aux choix particuliers des individus. Elles dévoilent ainsi les multiples situations de célibat, sans jamais céder à des interprétations univoques : est-on face à un vieux scientifique davantage intéressé par ses expériences que par les salons ou à un soldat à la santé déclinante ayant vu se restreindre tous ses horizons ? Les deux peut-être, le texte ne tranche pas car il n’est pas possible de trancher, mais il suggère les pistes d’interprétation, sans jamais oublier d’inclure dans la réflexion les questions matérielles.
5Le revers de cette méthode intensive est l’impossibilité de multiplier les patrilignages étudiés : quatre sont retenus, sur une période d’un siècle et demi, dont le choix parfaitement justifié laisse place à une diversité de fonctions (robe et épée). S’appuyant sur Michel Nassiet, J. Eyméoud affirme à raison que, sur un tel sujet et pour tout ce qui concerne une démographie historique cherchant à saisir des phénomènes complexes, mieux vaut un corpus restreint mais bien documenté qu’un corpus plus large mais biaisé et incomplet.
6La solidité empirique permet alors de mettre en évidence une différence entre les sexes qui amène à moduler la définition habituelle que la démographie historique fait du célibat par une approche sociale et prenant en compte le genre : alors que le célibat des femmes est quasiment systématiquement définitif, en revanche, du côté des hommes, il ne l’est jamais – J. Eyméoud parle de « célibat de circonstances ». L’appréhension du célibat à l’époque moderne s’enrichit ainsi d’une perspective dynamique puisée dans les réalités sociales du temps. D’autres différences de genre apparaissent : alors que les familles nobles n’hésitent pas à faire de leurs filles de simples moniales, elles ne font jamais des garçons de simples moines ou des prêtres. L’ordre de Malte remplace en quelque sorte ces carrières. Une conclusion majeure émerge : les hommes vivent une plus grande fluidité de leur condition matrimoniale tandis que les femmes sont astreintes plus tôt et de manière bien plus rigide au célibat ou au mariage. On comprend alors pourquoi n’apparaît pas, pour les hommes célibataires laïques, une expression équivalente à celle de « fille majeure ». J. Eyméoud note très judicieusement le parallèle avec les veufs qui ne se disent jamais tels : les hommes sont presque toujours considérés comme susceptibles de se remarier, ce qui n’est pas le cas des femmes.
7L’approche du point de vue du genre interroge la construction des masculinités et des féminités des célibataires, de la maternité et de la paternité aussi, ou de leur absence, jusque dans les discours tenus sur la condition de célibat, lesquels connaissent un renversement entre le xviie et le xviiie siècle. Surtout, cette dimension du genre est réellement mise au service d’une réflexion d’histoire sociale et s’attache à regarder hommes et femmes en contraste et en complémentarité, pour véritablement appréhender les logiques sociales à l’œuvre et cerner les constructions de genre là où elles existent. Il y a là une leçon de méthode.
8De l’étude démographique du corpus émerge le phénomène majeur qui donne son titre au livre : dans la noblesse, le xviie siècle a été le siècle du célibat. Les grandes maisons nobles ont mis en place une politique volontaire de célibat qui a davantage touché les femmes que les hommes. Dans la première moitié du xviie siècle, cela se traduit d’abord par le fait qu’une femme sur cinq entre dans les ordres, puis par la hausse des femmes laïques célibataires. Chez les hommes, après une montée du célibat religieux dans la première moitié du xviie siècle, une baisse a lieu dont les raisons restent à élucider. Cette chronologie prouve que le célibat n’a pas été un élément constant des politiques familiales nobiliaires durant l’Ancien Régime et qu’il a pris des formes diverses : ces évolutions et ces distinctions fondamentales étaient restées inaperçues des études quantitatives.
9Toute la richesse du livre est alors de nous faire entrer au cœur de ces politiques patrimoniales des familles, des projets de transmission, des relations entre leurs membres, d’inscrire la pratique de l’alliance et du célibat dans les projets collectifs, politiques et sociaux, des familles. C’est à ce niveau que doit être interprétée la présence ou l’absence de célibataires qui sont parfaitement inclus dans leur patrilignage, du moins ceux qui ont des biens, même si ces biens ne leur appartiennent que temporairement et sont destinés à retourner à leur maison. J. Eyméoud excelle à retrouver et expliquer les jeux de la transmission, démontrant la pertinence de penser les pratiques familiales comme orientées vers un but collectif de perpétuation. La réalisation de ce but prend cependant des modalités particulières, le célibat étant l’une d’entre elles, des cultures familiales venant moduler les choix en la matière. En contraste avec une historiographie qui a beaucoup insisté sur les conflits familiaux, l’ouvrage met ainsi en évidence l’autre face de la médaille : une solidarité dominante qui se manifeste lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts du patrilignage, y compris de la part des célibataires.
10Allant plus avant encore dans l’interrogation sur les attitudes des célibataires et les relations qu’ils pouvaient nouer dans et hors de leur famille, le livre questionne la résidence, la vie sentimentale et les liens préférentiels, les legs testamentaires et les attitudes devant la mort des célibataires, dessinant des possibles qui enrichissent notre compréhension de cette condition. Au détour des pages, le lecteur saisit ainsi la complexité des rapports qui peuvent se nouer entre des filles majeures nobles et des aristocrates qui les prennent dans leur dépendance et leur confidence, ou encore l’importance des dons d’objets sans valeur marchande – deux phénomènes qui, différemment, portaient le souvenir des célibataires au-delà de la mort. Deux phénomènes qui, captés par le regard aigu de cette historienne, offrent un aperçu sur ce qu’ont pu être ces nombreuses vies de célibat au xviie siècle, les font résonner jusqu’à nous et, comme nombre de réalités exhumées par le livre, forment des empreintes profondes, lesquelles donnent un surcroît d’intelligibilité et de présence à une histoire sociale du célibat dont ce livre est à la fois une réalisation exemplaire et un jalon amené à faire référence.
Auteur
CNRS (CRH-RHiSoP).

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