Conclusion générale
p. 283-290
Texte intégral
1La trajectoire des Payan livre de nombreux enseignements dont la portée sort largement du cadre familial stricto sensu ou de l’érudition locale. En effet, en resserrant l’étude sur un « cas » – celui d’une famille « intermédiaire », bloquée dans un entre-deux-mondes inconfortable –, il s’agissait de renouveler et réinvestir l’histoire sociale de la période révolutionnaire par l’étude fine du devenir des familles en articulant différentes temporalités et en croisant les approches (micro-analyse, jeu d’échelles – situant les capacités réelles d’actions des individus dans une pluralité de contextes) afin de mieux situer la séquence révolutionnaire à l’échelle individuelle et familiale.
2À en croire le baron de Coston, l’engagement des Payan serait essentiellement mû par la frustration sociale :
« J’ai entendu raconter à mon grand-père que le principal motif qui avait poussé les deux frères Payan à embrasser avec ardeur les idées révolutionnaires était, outre l’exaltation de leur caractère, le dépit de n’avoir pas été admis, ainsi que leur père, à siéger aux États-Généraux de Romans, comme nobles, en 1788. […] Il manqua aux Payan une ou deux générations pour pouvoir siéger comme nobles aux États-Généraux et être d’ardents royalistes, au lieu de faire couler le sang de ceux qui ne les considèrent pas comme appartenant à leur caste1. »
3La réalité est bien plus complexe et plus nuancée que ce que la légende noire a bien voulu retenir.
Mobilité familiale, identité sociale et culture de la résilience
4L’enquête pose en filigrane la question du rôle joué par le moment révolutionnaire dans le processus ascensionnel des acteurs et de leur famille. En effet, à l’échelle individuelle, la Révolution brise le plafond de verre nobiliaire que François Payan peine à fissurer tout au long du xviiie siècle : si elle autorise une mobilité familiale inespérée, elle favorise aussi les reconversions professionnelles. Ainsi, la période révolutionnaire accélère les projets d’ascension nourris au sein de cette famille de notables : Charles-Joseph – Payan-Valeton – gravit rapidement la hiérarchie ecclésiastique, obtenant très vite une cure et, surtout, intégrant les hautes sphères épiscopales en devenant vicaire général de l’évêque de la Drôme ; de son côté Esprit-Joseph – Payan Deslones –, promis à l’état militaire, peut embrasser la carrière des armes en étant élu officier d’un bataillon de volontaires drômois avant d’être promu aide de camp du général Dours, lui offrant la possibilité de faire une carrière militaire jusqu’ici interdite par la barrière des privilèges. Le nouvel ordre politique instauré par la Révolution française offre également des opportunités que les Payan savent parfaitement saisir pour diversifier leurs stratégies sociales et consolider leur notabilité. Si Payan-Valeton finit par abdiquer l’état ecclésiastique et par refaire sa vie en ouvrant, hasardeusement, un bureau de loterie qui l’accule à la faillite, les voies nouvelles offertes par l’administration permettent aux Payan de négocier efficacement le virage révolutionnaire et d’échapper au déclassement social qui frappe de nombreux officiers, engloutis avec l’ancien monde qui se dérobe sous leurs pieds. En se recentrant sur le fief tricastin, Joseph-François parvient à se relever très rapidement tandis que le nouveau cursus honorum local et départemental offre aux Payan les moyens de s’imposer dans la nouvelle pyramide des honneurs : mairie de Saint-Paul-Trois-Châteaux pour Joseph-François puis administration départementale, jusqu’au poste stratégique de procureur général syndic ; présidence du département de la Drôme puis justice de paix de Saint-Paul-Trois-Châteaux pour François ; fonction de procureur de Saint-Paul-Trois-Châteaux et administration départementale pour Claude-François. À ce titre, la Révolution française constitue une véritable planche de salut pour ce dernier, dans laquelle il trouve un remède à sa mélancolie chronique en lui ouvrant de nouveaux horizons dans lesquels il peut enfin s’épanouir et donner un sens à sa vie. Surtout, en leur permettant d’intégrer les hautes sphères parisiennes, l’an II constitue le point d’orgue de la mobilité sociale des Payan. Sans la Révolution, la fulgurante ascension des frères Payan était inimaginable, puisque, de fait, impossible dans un contexte plus « ordinaire ». Pensée dans le temps long de la mobilité familiale, la Révolution n’apparaît guère que comme une parenthèse, voire comme un simple accident de parcours, se révélant finalement aussi contraignante à l’échelle des familles qu’elle peut être un levier ascensionnel inespéré dans un parcours de vie. En effet, elle éloigne les Payan d’une hypothétique noblesse qu’ils auraient pu théoriquement acquérir à l’horizon 1817, si l’office de conseiller maître à la chambre des comptes de Dauphiné de Joseph-François n’avait pas été supprimé. En rendant a priori caduques les aspirations nobiliaires des Payan, en les forçant à faire le deuil d’une noblesse d’emprunt au profit de la « dignité » du service public2, réinventé à partir de 1789, la Révolution française n’a finalement que retardé leur intégration à la noblesse qui n’est effective qu’en 1866. En somme, la Révolution ne provoque finalement pas de rupture définitive dans le parcours socioprofessionnel d’une famille toute entière promise au droit et à l’exercice des charges publiques. Si elle autorise les frères Joseph et Claude à s’extirper d’un modèle familial qu’ils ne peuvent souffrir, leur parcours reste, finalement, météorique mais, osons le dire, au regard de la trajectoire familiale sur quatre générations, presque anecdotique. Une fois la parenthèse révolutionnaire refermée, Joseph-François renoue avec l’administration fiscale sous le Consulat et l’Empire qui équivaut, à bien des égards, à renouer avec les fonctions qu’il occupait sous l’Ancien Régime ; quant à son fils Ernest, il embrasse la même carrière judiciaire que celle de son grand-père et de ses aïeux avant lui, à la différence près que l’empreinte révolutionnaire du père ralentit, sinon entrave, fortement la promotion professionnelle du fils.
5Dès lors, se pose une autre question : comment les acteurs ont-ils su ou pu s’adapter, résister et survivre au bouleversement révolutionnaire, se l’approprier pour parvenir à « se recycler » dans la société postrévolutionnaire ? Penser l’adaptation des individus en contexte révolutionnaire ne prend véritablement de sens qu’à l’aune des tactiques et des pratiques sociales mises en œuvre par les familles sur plusieurs générations en amont de la Révolution. Celles-ci révèlent l’existence de diverses stratégies déployées par les Payan pour s’affirmer au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes : formation d’une identité nobiliaire, mobilisation d’un réseau de relations de différentes natures, culture du secret, mainmise sur la municipalité et affrontement indirect avec le seigneur-évêque sont autant de leviers qui permettent aux Payan, tout au long du xviiie siècle, de sauvegarder et de conforter leurs positions sociales. Leur capacité à jouer avec une identité sociale très plastique et diversifiée (aristocratique, lettrée, administrative, etc.) en est un autre. Outre qu’elles confirment la porosité des appartenances, cette « identité multiple » offre aux Payan les ressources pour faire mieux qu’encaisser le choc révolutionnaire : épouser son élan. Dès lors, la Révolution ouvre de nouveaux horizons que les Payan parviennent à investir pour se réinventer en adaptant leurs stratégies familiales au nouveau cadre sociopolitique. En remobilisant, avec habileté, ressources et habitus familiaux ainsi que la constellation d’individus qui gravite autour d’eux, les Payan saisissent les nouvelles opportunités offertes par un contexte inédit et, partant, parviennent à s’affirmer avant de gravir toutes les échelles du politique, du local au national, au gré d’une fulgurante ascension que seules les révolutions autorisent. C’est aussi en sachant jouer avec les différentes facettes de son identité sociale et familiale, que Joseph-François peut abandonner ostensiblement son identité et son parcours révolutionnaires pour se reconstruire après la « cassure » du 9 thermidor an II en se coulant facilement dans le moule des notabilités postrévolutionnaires. Ces incroyables parcours de vie placent incontestablement les Payan dans la deuxième catégorie de la typologie conceptualisée par Marc Abelès pour théoriser l’échec en politique : « ceux qui savent rebondir et se servir des échecs subis pour repartir à la conquête du pouvoir3 ».
6Le « cas » Payan permet ainsi de mieux comprendre l’inégale capacité d’adaptation des acteurs en temps de crises et de révolutions. Dans ce parcours, il y a bien un soupçon d’audace – et, il faut le reconnaître, de chance –, mais il y a aussi une culture de la résilience parfaitement maîtrisée du fait de leur capacité à mobiliser, à différentes échelles, des ressources variées pour se relever au lendemain de leur disgrâce politique. Qu’elles soient personnelles (compétences et identités multiples), matérielles (un patrimoine finalement peu entamé par la Révolution française) et, surtout, humaines (réseau diversifié), ces ressources offrent aux Payan la possibilité de ne pas tomber dans le déclassement dont les menaçaient pourtant les multiples crises qui auraient pu, à plusieurs reprises, les terrasser : révocation de l’édit de Nantes, suppressions des parlements Maupeou ou des cours souveraines, 9 thermidor an II, Restauration, etc.
Famille, liens sociaux et radicalisation politique
7En cartographiant la structure relationnelle des Payan, sur trois générations en amont de la Révolution, l’enquête a dévoilé l’existence d’un réseau de parents, d’amis, plus ou moins proches – tels que le comte de Castellane, le comte de Pontbriant ou encore Gabriel-Prosper de Chièze –, de connaissances au profil très hétéroclite, de voisins, de débiteurs, de protégés ou de partisans et, surtout, les usages sociaux et politiques qui sous-tendent la construction et l’entretien de ces différentes relations. La focale micro-analytique, resserrée dans un premier temps sur leur terreau d’origine de Saint-Paul-Trois-Châteaux puis élargie aux échelles départementale et parisienne, sur leur terrain transitoire de promotion, donne suffisamment d’épaisseur à l’enquête pour lui permettre de déceler une double évolution – individuelle et familiale –, dont les conclusions se rejoignent. En croisant les itinéraires de François Payan et de ses deux fils Joseph-François et Claude-François, l’ouvrage montre combien la polarisation politique et religieuse fracture profondément et précocement, dès 1791, les schémas relationnels patiemment élaborés avant 1789 : d’un côté, s’évanouissent les amitiés « aristocratiques » et ecclésiastiques, soudées par un idéal commun « élitaire » qui participait pleinement de la définition de l’identité sociale des Payan ; de l’autre, de nouveaux liens amicaux, plus ou moins durables, éclosent dans le creuset des sociabilités et des luttes politiques révolutionnaires, en particulier dans la nébuleuse « montagnarde », et plus spécifiquement en ce qui les concerne, robespierriste. Cependant, les structures relationnelles auxquelles s’agrègent les Payan sont continuellement remises en question par la labilité des options politiques et, plus généralement, constamment redéfinies par l’évanescence de la conjoncture des années 1791-1794. Ainsi, les compagnonnages politiques, forgés par les luttes et les affrontements partisans en 1791-1792, et dont l’amitié avec Caudeiron constitue, sans doute, l’exemple le plus significatif, se brisent sur le « fédéralisme » qui redistribue tragiquement les cartes dans la Drôme à l’été 1793. Enfin, lorsque la musique s’arrête au matin du 10 thermidor an II et que les Payan se retrouvent brusquement sans siège, leurs plus « fidèles » affidés s’empressent de les renier pour échapper au glaive des « thermidoriens ». Ce genre de revirement ne tient pas qu’à l’opportunisme politique et celui-ci ne saurait constituer le seul ressort de la fulgurante ascension des frères Payan. Alors que les clivages partisans semblent délimiter des lignes de fractures politiques antagonistes, à partir desquelles ont été définies des catégories sociopolitiques aussi commodes que rigides, les écrits du for privé dévoilent une réalité bien plus nuancée des logiques ou des déclinaisons de l’engagement et l’existence d’autres possibles où des voies intermédiaires restent envisageables. Ainsi, malgré les divisions politiques qui rejettent amis, parents et alliés dans des camps opposés et, a priori, irréconciliables, la Révolution ne crée pas, en définitive, de ruptures irrémédiables. En dépit des tensions, des conflits et des reniements, la profondeur et la vigueur d’anciennes amitiés, la force des solidarités passées et des compagnonnages politiques, nés dans les moments les plus difficiles de l’existence des Payan, transcendent largement les antagonismes idéologiques. Les liens, tout au moins avec les plus proches amis ou alliés de la famille, se distendent, parfois à l’extrême, sans jamais céder, même au plus fort de la séquence 1792-1794, au cours de laquelle les Payan figurent à la pointe du combat révolutionnaire et épousent la cause « robespierriste ». Ainsi, François Payan ne rompt jamais véritablement avec de Castellane, même lorsque ce dernier prend la tête de la fronde « aristocrate », pas plus que son fils ne rompt avec de Chièze, agent contre-révolutionnaire actif, qu’il protège des foudres de la « Terreur », alors même qu’il ne cesse de dénoncer le péril de la Contre-révolution dans ses discours. La survivance de ces différentes formes de solidarité offre aux Payan la possibilité de jongler avec de multiples appartenances et de naviguer entre des milieux politiques diamétralement opposés, favorisant et accélérant ainsi leur mutation. Les revendications politiques et l’affiliation « Montagnarde » doivent ainsi être remises en perspective avec des pratiques et des reconfigurations sociales qui offrent des acteurs et de leurs choix une analyse plus nuancée puisque plus complexe.
8La parentèle est gravement fracturée par la crise politico-religieuse de 1791, brouillant les Payan avec les familles alliées, tels que les d’Audiffret ou les d’Arnaud de Lestang qui embrassent le « parti aristocrate ». Le délitement de ces liens provoque une crise d’identité majeure que les Payan surmontent en se recroquevillant sur leur noyau familial. Ce repli soude ses différents membres qui déploient une stratégie collaborative et fraternelle particulièrement diversifiée, reposant sur la complémentarité des compétences et une stricte répartition des tâches : c’est ce qui leur permet, in fine, de conduire une politique « familiale » bien concertée. Les épreuves politiques ont, non seulement, renforcé des liens de germanité peu normés et ordinairement enclins à se distendre à l’âge adulte, mais les ont, également, redéfinis sur la base d’une nouvelle forme de fraternité révolutionnaire que les Payan épousent dans ses diverses déclinaisons (frères de sang, frères de luttes). En outre, en côtoyant des acteurs qui partagent les mêmes idées politiques et la même expérience combattante, face aux « aristocrates » tricastins ou aux « fédéralistes » drômois, les Payan s’agrègent à une communauté politique qui fait figure de famille d’adoption et qui leur offre ainsi une alternative à la famille traditionnelle, fondée sur les liens du mariage ou du sang. Ceux-ci ne sont toutefois pas irrévocablement rompus. L’intérêt et le sens de la famille demeurent, même au plus fort de l’an II, lorsque d’Audiffret est sur le point d’être déféré devant le Tribunal révolutionnaire et que d’Arnaud de Lestang croupit dans les geôles lyonnaises : ils autorisent encore, au nom de solidarités passées, le dialogue et l’entraide. La ductilité des liens familiaux permet ainsi une réconciliation rapide et la normalisation des relations, en vertu d’un retour au statu quo ante bellum qui consacre, de nouveau, la position hégémonique des Payan et réordonne une hiérarchie familiale pourtant si fortement perturbée par la Révolution.
Mue idéologique, identité politique et légende noire
9La micro-analyse permet enfin de prendre le pouls de la vie politique locale et d’appréhender non seulement les recompositions partisanes opérées par la séquence révolutionnaire mais aussi les évolutions personnelles, propres à chaque individu confronté aux choix ou aux contradictions qu’impose la Révolution. En observant l’itinéraire politique des Payan, de leurs alliés et de leurs adversaires, l’enquête dévoile une réalité plus nuancée, que celle communément admise, des dynamiques politiques révolutionnaires. Alors que les Payan restent classés parmi les « robespierristes » patentés, l’enquête a révélé la grande plasticité et volatilité de leur positionnement politique qui ne saurait se réduire au « moment » de l’an II, si déterminant fût-il. L’exemple des frères Payan montre, s’il en était encore besoin, à quel point les itinéraires politiques des individus n’ont rien de linéaire et encore moins de figé. Rien, en effet, ne prédestinait les Payan à graviter dans l’orbite robespierriste. Du redéploiement de leurs stratégies familiales sur le fief tricastin en 1789 à la montée sur l’échafaud le 10 thermidor an II, la trajectoire empruntée par les Payan a été particulièrement tortueuse, ponctuée de revirements (soutien puis dénonciation des Girondins), d’hésitations (la tentation hébertiste notamment), et de rencontres décisives (les Jullien, Robespierre, etc.), qui remodèlent et influencent la pensée politique des deux frères au prix d’une longue mue idéologique. Les frères Payan ont eu beau mourir « robespierristes » (physiquement pour l’un, en partie socialement pour l’autre), ils ne sont pas nés « robespierristes ». Ce n’est qu’à l’issue d’un long chemin de Damas des plus tâtonnants qu’ils ont fini par accéder à la « galaxie » gravitant autour de l’Incorruptible.
10Enfin, la longévité de Joseph-François Payan offre également l’opportunité de penser des effets, sur le long terme, de la radicalisation politique. Foncièrement modéré, comme l’attestent ses cahiers de réflexions d’adolescent et ses prises de positions jusqu’en 1791, le durcissement de la Révolution conduit, finalement, Joseph-François sur des pentes plus « raides ». De la formation d’un noyau « aristocrate » à Saint-Paul-Trois-Châteaux, en lien avec les réseaux contre-révolutionnaires comtadins, jusqu’au péril « fédéraliste » à l’été 1793, c’est avant tout la nécessité de lutter contre les « ennemis » de la Révolution qui le pousse à s’engager plus en avant dans le combat politique et, partant, à adopter progressivement une posture toujours plus radicale, bien que moins virulente que celle de son frère. Leur engagement politique semble d’ailleurs reposer sur une intéressante dualité conjuguant modération et radicalité : l’un peut se permettre d’être « modéré » probablement car l’autre professe une certaine radicalité, donnant suffisamment de gage du patriotisme irréprochable de la famille. En revanche, aussitôt la parenthèse « Montagnarde » refermée, Joseph-François renoue avec la modération politique qui l’a animée jusqu’en 1791. Marqué par son ostracisme politique, son émigration, la séquestre temporaire de ses biens et, surtout, la mort violente de son frère, suivie de peu par celle de son père, Joseph-François se rallie sincèrement au Consulat et à l’Empire, comme maints contemporains désireux de maintenir la stabilité du pays. Si Payan ne renie pas son passé politique, il effectue une dernière mue idéologique qui émousse un républicanisme désormais intériorisé, mais bel et bien vivace – comme en témoignent la survivance des fidélités républicaines et les alliances matrimoniales de certains de ses enfants – et tempère l’impétueux volcan. Le sacrifice d’une partie de sa famille, et plus particulièrement d’un frère avec lequel Joseph-François a si intimement lié son engagement politique, semble l’avoir détourné des combats politiques virulents de sa jeunesse. Ainsi, c’est un Payan bien rangé qui adhère aux Cents-Jours, non sous les traits de l’insurgé révolutionnaire, prenant la tête des fédérés comme d’autres vétérans de l’an II, mais sous ceux du notable, représentant les masses de granit ardéchoises au champ de Mai. C’est ce même notable assagi qui adhère à la monarchie de Juillet, fédérant dans le creuset de l’orléanisme les modérés de tous horizons. Au regard de la longue carrière administrative de Joseph-François, la Révolution ne semble donc avoir été qu’une étape furtive bien vite refermée. En réalité, elle marque durablement l’identité de la famille Payan qui ne parvient jamais véritablement à s’affranchir de la réputation que les « deux frères » s’y sont forgée.
11En s’investissant aussi pleinement dans le processus révolutionnaire, les Payan finissent par l’incarner localement. Leur parcours révolutionnaire ne saurait pourtant se réduire à la seule parenthèse de l’an II. La mémoire des survivants ou de leurs descendants, nourrie de la légende noire forgée par les « thermidoriens », se cristallise sur ce moment « terroriste », érigeant, dès lors, les Payan en parangons d’une Révolution abhorrée. En dépit de sa faculté à se recycler rapidement dans la société postrévolutionnaire, Joseph-François Payan ne parvient jamais à se défaire totalement de cette macule révolutionnaire, réduite, en réalité, à sa seule dimension « terroriste », qui flétrit son nom et rejaillit jusque sur sa descendance. Dans un département de la Drôme curieusement marqué par les souvenirs douloureux d’une « Terreur » pourtant moins sanglante ici qu’ailleurs, les excès de la Révolution, se résument désormais à un seul nom : celui des Payan. Dans les imaginaires politiques, forgés à chaud ou a posteriori, les contemporains peinent à dissocier les deux frères, dont les modalités d’engagement ne furent pourtant pas identiques et dont le rôle fut clairement différent lors du coup de théâtre des 9-10 thermidor an II, mais que la vulgate « thermidorienne » a associés sous l’étiquette des « infâmes Payan ». Faut-il voir derrière l’acharnement d’Ernest à écraser l’insurrection républicaine de 1851 – en sus d’affinités interpersonnelles et d’intérêts divers –, une volonté de se délester de ce lourd passif familial et d’effacer ainsi ses stigmates révolutionnaires ? Expier aussi publiquement l’œuvre du père revient presque à commettre symboliquement une sorte de parricide idéologique, afin d’éliminer de la mémoire collective et familiale ce passé révolutionnaire qui éclabousse encore le nom de Payan. C’était là peut-être le prix à payer pour réintégrer pleinement le concert des notables réactionnaires. Reste que ni les fers des proscrits de l’insurrection de décembre 1851 ni les honneurs de l’Empire restauré ne peuvent réhabiliter entièrement le nom des Payan : voué à la damnatio memoriae, tant par les thuriféraires d’une République martyrisée que par les porteurs de la mémoire vive ou réchauffée d’une Révolution honnie que les Payan n’ont, au fond, jamais cessé de personnifier.
Notes de bas de page
1Cité par Messié Paul, « Les frères Payan », art. cité., p. 153.
2Margairaz Dominique, « L’invention du “service public” entre “changement matériel” et “contrainte de nommer” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 52, 2005/3, p. 10-32.
3Abélès Marc, L’échec en politique, Belval, Circé, 2005.

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