Conclusion
p. 97-98
Texte intégral
1Outre le privilège rare de pénétrer dans l’intimité d’une famille d’Ancien Régime, cette enquête dévoile les stratégies d’ascension sociale des acteurs. Dans cette « société fluide », la mobilité des individus repose sur une synergie de critères déterminants : un capital familial valorisé et accru (patrimoine foncier, ressources financières), des choix tactiques, propres à chaque individu (dans le cas des Payan : mobilité sociale par l’office, redéfinition de l’identité familiale en jouant la carte de l’usurpation de la noblesse, diversification sociale pour les enfants de François), mobilisation de toutes les forces vives, puisées dans les différents fronts de parenté et jusque dans les réseaux de connaissances les plus éloignées, ainsi qu’un soupçon de chance et d’audace ! Croiser les documents administratifs, aussi précieux qu’austères, avec des archives privées, donnant à voir de l’intérieur les phénomènes étudiés, évite de tomber dans une vision téléologique et réductrice, présentant les processus ascensionnels de manière linéaire et reposant sur la simple volonté efficiente des acteurs. La trajectoire des Payan est sinusoïdale, ponctuée de revers et de retournements de situation. Ces derniers, comme la suppression des parlements Maupeou, leurs difficultés à s’agréger à la noblesse, la contraction de la sphère militaire et son rejet des roturiers ou des anoblis, sont aussi instructifs que leur succès, car ils permettent de jauger la résilience des acteurs et leur capacité à réorienter leur stratégie. La grande force des Payan est d’avoir su rebondir, se réinventer et saisir les opportunités qui se sont présentées à eux (subdélégation, parlement Maupeou, chambre des comptes de Dauphiné, etc.). Avec un peu de recul, l’enquête tend à confirmer que, dans le domaine des mobilités sociales, la « règle » des trois générations reste opératoire : pour Benjamin-François et François, l’intégration au second ordre constitue un véritable plafond de verre, fissuré en 1771-1774 avec l’élévation de François au parlement Maupeou, véritablement fracturé en 1787 lorsque Joseph-François entre à la chambre des comptes du Dauphiné.
2L’étude met également en évidence les ressorts des stratégies utilisées par la famille pour reconstruire sa notabilité et consolider sa prééminence sociale. Les solidarités familiales, amicales, professionnelles ou nobiliaires et la sociabilité culturelle en constituent le socle principal. La correspondance intime révèle les usages sociaux que font les Payan de leur inscription dans des réseaux tentaculaires, constitués en différents cercles concentriques structurés par leurs différents degrés d’affinité avec les Payan et les différents usages que ces derniers comptent en faire, et combien leur influence repose en grande partie sur leur capacité à mobiliser à bon escient tel individu susceptible d’apporter l’aide décisive que la famille requiert au moment opportun. Dans une société fortement hiérarchisée, où la concurrence entre les différentes familles ascensionnelles est impitoyable, la culture du secret est décisive. Les écrits du for privé dévoilent très clairement les rouages de cette stratégie, que les Payan maîtrisent à la perfection. Cependant, le processus de reconstruction de la notabilité des Payan se heurte aux principales familles de pouvoir, à commencer par le prélat de Saint-Paul-Trois-Châteaux et ses alliés. Là encore, la stratégie révélée par la documentation est limpide. Elle repose sur le secret, la non-exposition et un affrontement indirect par procuration (d’Audiffret, ses collègues parlementaires, Joseph-François à Paris, etc.). En livrant d’importantes clefs de compréhension des dynamiques politiques locales, l’enquête révèle l’influence importante – mais non sans limite – que les Payan exercent sur la maison commune mais, surtout, combien la confrontation victorieuse avec l’évêque consolide leur prééminence sociale à la veille de la Révolution française. Le croisement des sources atteste, s’il en était besoin, que François Payan est un redoutable stratège maîtrisant parfaitement les codes et les pratiques de la culture politique des Lumières. Enfin, les bribes d’égo-documents produits par les enfants de François tendent à démontrer que les Payan partagent des caractéristiques culturelles qui renforcent leur identité sociale et familiale. Comme l’a montré récemment Richard Flamein, le « cas » Payan confirme la faible adéquation du statut social des individus avec une identité plurielle que la porosité des groupes sociaux et la diversité des appartenances rendent particulièrement complexes à saisir. Leur boulimie de lecture abreuve leur soif de connaissances et façonne un esprit critique, particulièrement affûté. Les débats sociétaux qui irriguent la société prérévolutionnaire résonnent fortement en eux.
3Alors que les Payan sont sur le point de concrétiser leur objectif social et familial en intégrant la noblesse de robe – à l’horizon 1817, après vingt ans d’exercice dans la charge –, voilà que la Révolution française bouleverse tous les schémas établis, fracture les réseaux de sociabilité ou d’entraides préexistants et redistribue les cartes, obligeant, dès lors, la famille à revoir ses plans. En redéfinissant les règles du jeu pour le pouvoir local et les structures même de la notabilité, la Révolution ouvre néanmoins de nouveaux horizons. Reste à observer comment les Payan s’approprient la Révolution française et réadaptent leur stratégie au nouveau contexte institutionnel et social qui fragilise les fondements de leur influence et conduit à une profonde redéfinition de leur identité sociale, et, in fine, de leur place dans la société révolutionnée.

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