Chapitre III. Culture et stratégies politiques
p. 81-96
Texte intégral
1Forte de son influence et de son prestige, la famille Payan investit pleinement la sphère politique locale, une caractéristique essentielle des notables d’Ancien Régime. En effet, que ce soit en tant que vibailli, présidant les séances municipales, ou en tant qu’édile, après la restauration du parlement de Dauphiné, François fréquente assidûment la maison commune durant les quatre décennies précédant la Révolution. Croiser l’important fonds d’archives municipales avec les écrits intimes des Payan permet de saisir de l’intérieur les intrigues politiques locales et de dépasser ainsi les faux-semblants et les écueils des actes administratifs.
2Dès 1759, le seigneur-évêque de Reboul de Lambert est aux prises avec une partie des officiers du bailliage, qui conteste ses prérogatives judiciaires, et une partie des administrateurs municipaux, qui s’oppose à son ingérence à la maison commune. L’interpénétration des sphères judiciaires et municipales amplifie et alimente régulièrement le conflit. Dans cette intrigue, les Payan, et les familles qui leur sont attachées, occupent les premiers rôles. En parfait stratège, François souffle le chaud et le froid et joue sa propre partition. La correspondance familiale dévoile très clairement les ressorts de cette stratégie. Après avoir été l’un des plus farouches adversaires du prélat jusque dans les années 1770, les ambitions familiales le poussent à davantage de mesure. Ménageant le vieil homme en apparence et multipliant à son égard les gestes ostentatoires de réconciliation, Payan orchestre clandestinement le travail de sape de l’autorité seigneuriale en conseillant secrètement ses opposants parmi lesquels figure son propre gendre, Paul-François-Joseph d’Audiffret.
Affrontements politiques par procuration ou la stratégie de la non-exposition
Fausse lutte antiseigneuriale, vrais conflits de notabilités
3Pierre-François-Xavier de Reboul de Lambert est vicaire général de l’archevêque d’Aix avant d’être placé à la tête de l’« évêché crotté » de Saint-Paul-Trois-Châteaux en 1743. Ce diocèse ne s’étendant que sur trente-six paroisses, à cheval sur le royaume de France et le Comtat, est l’un des plus petits de France mais également l’un des moins riches, avec des revenus estimés à un peu moins de 24 000 l1. Autour de l’évêque et de son vicaire général gravite un chapitre cathédral comptant dix individus (le prévôt, un archidiacre, un sacristain, un théologal et six chanoines)2. En vertu de privilèges séculaires, le chapitre jouit de l’exemption de la juridiction épiscopale. Les rapports avec le prélat, de nature austère et autoritaire, sont très fluctuants. Ce sont surtout avec les laïcs que les accrochages sont les plus vifs.
4Après plusieurs années de rapports cordiaux, les relations entre la maison commune et le seigneur-évêque se tendent à la fin des années 1750. Le prélat dénonce les tracasseries dont il se dit victime tandis que la municipalité prétend défendre son indépendance face à la trop grande ingérence de l’évêque. À partir de 1759, la municipalité engage un bras de fer avec le prélat, cible de nombreuses attaques du corps municipal qui tente de rogner la moindre de ses prérogatives, comme son droit de nommer le précepteur de la jeunesse3. La charge la plus importante concerne l’encadastrement et la taillabilité des biens de l’évêque qui empoisonnent la communauté pendant une dizaine d’années et rend le dialogue presque impossible entre les deux parties. La rénovation du compoix, entreprise à partir de 1762, avive les tensions. Les édiles, faisant preuve de mauvaise volonté, tentent de ralentir la procédure et de décourager les feudistes : le secrétaire-greffier cache les registres, les clefs de l’armoire disparaissent, etc. Enfin, les velléités d’indépendance de la municipalité face à son seigneur sont réaffirmées symboliquement lors des festivités qui mettent en scène l’ordre politique et social. Ainsi, en 1773, lors du bienne épiscopal, un conflit survient entre les officiers de justices seigneuriaux et les administrateurs municipaux au sujet de préséances non respectées. Les édiles, refusant d’être relégués derrière le personnel judiciaire de l’évêque, menacent de boycotter à l’avenir toute cérémonie tant que la question du rang4 occupé par chacun ne sera pas clairement définie5. Loin d’être de simples luttes picrocholines, les conflits de préséance constituent souvent des artefacts révélateurs d’un clivage dont les déterminants principaux sont ailleurs6. Dans ce climat tendu, les officiers seigneuriaux, siégeant à l’hôtel de ville lors du bienne de l’évêque, cristallisent l’hostilité de certains édiles. Ces derniers multiplient les attaques et les tracasseries à leur encontre. Par exemple, le procureur fiscal de l’évêque, Jean-Antoine Granet, également fermier des droits seigneuriaux, se plaint à l’intendant d’avoir été capité à trois reprises sous des prétextes différents : une première fois en tant que « citoyen » (21 l.), une seconde en tant que procureur fiscal (12 l.) et une troisième comme fermier de l’évêque (13 l.)7. Face à la violence des attaques et à l’ambiance détestable qui règne à l’hôtel de ville, Granet se démet de toutes ses fonctions. Si la fibre antiseigneuriale a pu servir de catalyseur, d’élément fédérateur, il s’agit surtout d’un vernis déguisant un conflit d’une tout autre nature, opposant des notabilités aux ambitions contrariées, dans lequel François Payan joue un rôle de premier plan.
5Alors que les rapports étaient des plus cordiaux entre l’évêque et Benjamin-François Payan, les relations se tendent rapidement avec François. Après une très brève lune de miel, des tensions apparaissent vers 1759, date à partir de laquelle une contestation s’élève entre les deux hommes au sujet du montant des lods que l’évêque prétend s’arroger à la suite d’une opération immobilière réalisée par François. Le goût prononcé de Reboul de Lambert pour la chicane et son caractère acariâtre – Payan se plaît à rappeler qu’« il n’y a peut être pas quatre familles de considération dans le diocèse avec lesquelles Monsieur l’évêque ne se soit brouillé8 » – n’expliquent pas, à eux seuls, la détérioration des rapports entre les deux hommes. La sécheresse des sources ne permet malheureusement pas de creuser davantage. C’est tout de même lors des biennes royaux, lorsque Payan préside les séances en tant que vibailli, que les attaques du corps municipal se font les plus incisives. Le prélat ne s’y trompe pas et dénonce régulièrement Payan comme étant l’artisan principal de ses difficultés. La tension entre les deux hommes monte crescendo jusqu’à la rupture de 1772.
6La crise entre les deux hommes entre dans sa phase paroxystique lors de l’élévation de François au parlement Maupeou en 1772. Le départ de Payan pour Grenoble risque de bouleverser l’équilibre politique en faveur du prélat. En supprimant la vénalité des offices et en réaffirmant le droit du roi de choisir librement le successeur d’un officier, la réforme Maupeou redistribue les cartes et amplifie la compétition entre les deux hommes9. En effet, pour l’évêque, c’est une occasion inespérée d’étendre son influence sur le bailliage et de neutraliser un pôle actif de résistance. Dans la rapide course à l’office de vibailli, Payan finit par l’emporter, grâce à l’appui du chancelier Maupeou et de l’intendant de Dauphiné, et peut transmettre l’office à son neveu Joseph Paul François d’Audiffret. Ce faisant, il contrecarre les projets de l’évêque qui « protège un sujet indigne de cette place10 ». En maintenant cette fonction stratégique et prestigieuse au sein de la même famille, Payan préserve l’équilibre des pouvoirs dans la communauté et conserve une forte influence sur cette dernière. D’Audiffret, n’ayant pas l’envergure de son oncle, est l’homme de paille de Payan.
7Profitant de l’absence de Payan, l’évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux contre-attaque et réaffirme son autorité contestée en investissant Louis-Elzéard Solier (1710-1791), juge seigneurial de Clansayes et de Suze, comme bailli pour le bienne épiscopal de 1773-1775, laissant d’Audiffret sur la touche. Pour la première fois depuis 1715, la justice n’est plus rendue par un seul et même individu, ni par la même famille. C’est un coup dur pour d’Audiffret, réduit à jouer un rôle purement figuratif lors des biennes épiscopaux. Dès lors, se pose de nouveau en terme conflictuel l’épineuse question de l’arbitrage des cas royaux qui empoisonne la ville depuis plusieurs siècles. En effet, depuis l’acte de paréage de 1408, les cas royaux civils et criminels relèvent des officiers royaux, y compris pendant le bienne du bailli de l’évêque. La juxtaposition de justices concurrentes, aux ressorts parfois très flous, concourt à multiplier les querelles de légitimité entre les officiers. Ces tensions s’étaient éteintes lorsque Benjamin-François et son fils rendaient alternativement la justice au nom du roi et de l’évêque. Dès 1773, le prélat s’oppose à ce que d’Audiffret puisse connaître les cas royaux lorsqu’officie son bailli. Le conflit qui oppose de Reboul de Lambert et d’Audiffret dégénère en violent procès. Pour gagner l’opinion publique à leur cause, les deux parties s’affrontent à coups de mémoires et de factums. Au parlement où l’affaire est déférée, d’Audiffret bénéficie du soutien précieux de son oncle, et beau-père depuis 1775. Ce dernier mobilise ses relations, dont certaines, comme son parent Lagier-Vaugelas, siègent parmi les juges chargés de l’affaire. Même après le rétablissement du parlement de Dauphiné, Payan conserve de précieux appuis et, dès 1777, une issue favorable semble se dessiner en faveur d’Audiffret. Toutefois, le procès traîne en longueur et s’achève par un coup de théâtre : le parlement déboute d’Audiffret en 178211.
8À Saint-Paul-Trois-Châteaux, les tensions restent vives et le conflit est régulièrement projeté à la maison commune où les édiles sont de plus en plus divisés. À l’automne 1778, d’Audiffret, sans doute sur les conseils de Payan, pousse le conseil politique à s’opposer à de nouvelles prétentions fiscales de l’évêque qui dispose, lui aussi, d’importants soutiens parmi les édiles, comme son vicaire général. Jusqu’en 1790, la vie municipale reste émaillée de tensions qui reviennent de manière cyclique, en particulier lors des biennes épiscopaux.
Jeux de dupe avec le prélat
9Au tournant des années 1780, Payan songe à faire entrer Charles-Joseph, dit Valeton, le frère jumeau de Claude-François, dans le premier ordre. Le spirituel constitue le débouché naturel pour de nombreux rejetons de familles de notables qui n’ont pu intégrer la carrière des armes ou du barreau. Outre la perspective de ne pas trop disloquer l’héritage familial et d’évacuer un surplus de filles à marier, l’incorporation au premier ordre renforce la notabilité et le prestige de la famille tout en lui assurant le contrôle de précieux bénéfices, transmissibles sur plusieurs générations12. En cherchant à placer son fils dans le domaine spirituel, François poursuit la stratégie familiale qui avait permis à Benjamin-François de transmettre un patrimoine intact à son fils en 1752. Pour mener à bien son projet, Payan doit se réconcilier avec l’évêque, seul à même d’accorder la tonsure. Au début des années 1780, le contexte se prête parfaitement à un accommodement entre les deux hommes.
10Au cours de l’été 1781, désirant arrondir les angles avec le prélat, François charge son parent Lagier-Vaugelas, vicaire général de l’évêque de Die, de jouer les médiateurs avec de Reboul de Lambert. Les tractations ne durent guère et l’évêque, épuisé par le procès qui l’oppose à d’Audiffret, accepte la main tendue. La réconciliation entre les deux hommes est scellée par une entrevue, organisée fin août 1781, placée sous le patronage de François-Laurent de Pontbriant13. Fort du réchauffement des relations, Payan multiplie les visites de politesses au cours desquelles il évoque le projet de confier Valeton au domaine spirituel. À la fin de l’année 1781, Payan annonce à son fils que le prélat compte recevoir Valeton, « dont il a la meilleure idée14 ». Pour mener à bien son projet, François peut faire jouer ses relations, parmi lesquelles se trouvent de nombreux ecclésiastiques du canton qui fréquentent assidûment le salon des Payan, comme le prévôt du chapitre cathédral. Au début de l’année 1782, le rapprochement avec le prélat semble porter ses fruits. De Reboul de Lambert, après avoir reçu et interrogé l’enfant, fait savoir à Payan qu’il envisage sérieusement l’état ecclésiastique pour son fils15. Pour éprouver sa foi et sa détermination à intégrer le premier ordre, Valeton, âgé de seize ans, intègre le séminaire de Die en novembre 1782, sous le patronage de l’évêque Gaspard-Alexis Plan des Augiers, proche de la famille Payan. Il y fréquente de nombreux fils d’officiers ou de bourgeois, plus nombreux à intégrer les séminaires à la fin du xviiie siècle que les rejetons de la noblesse16. Les premiers résultats de Valeton, très estimé par les professeurs – d’après son père –, laissent présager une tonsure rapide. Entre-temps, la petite ville est ébranlée par l’arrêt déboutant d’Audiffret.
11Peu de temps avant l’arrêt du parlement, Payan et d’Audiffret se sont brouillés. S’estimant lésé par l’achat de l’office de vibailli, d’Audiffret assigne son beau-père en justice et refuse de s’acquitter des 6 000 l., estimant lui-même que la fonction « ne saurait valoir au-delà de 3 000 l. vu le peu d’étendue du ressort, le dépècement de la justice ordinaire17 ». À en croire les rares témoignages des contemporains, d’Audiffret passe pour être aussi acariâtre et autoritaire que son adversaire, le prélat de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Dans la correspondance qu’il adresse à son fils, François le dépeint comme « un malade et un phrénétique [sic] qu’il faut éviter et plaindre18 ». Moins estimé et moins compétent que son beau-père, d’Audiffret se retrouve très rapidement isolé et perd le soutien de l’opinion publique. Payan, très rancunier, projette leur conflit à la maison commune où il n’a guère de mal à rallier les édiles qui manifestent une vive hostilité au vibailli qui multiplie « les gaucheries journalières dans sa charge19 ». Ce dernier déserte de plus en plus l’hôtel de ville, laissant le champ libre à Payan et à ses partisans. Marginalisé, impopulaire, d’Audiffret tente à plusieurs reprises de se réconcilier avec son beau-père qui, de son côté, a beaucoup de mal à passer l’éponge. En mai 1781, d’Audiffret est reçu « très froidement20 » à l’hôtel particulier des Payan où il est venu solliciter leur amitié et l’oubli du passé, « chose bien difficile », confie François21. D’Audiffret, « que tout le canton blâme22 », renonce au procès et cherche un arrangement avec son beau-père. D’Audiffret a besoin des conseils et de l’influence de Payan pour obtenir la cassation de l’arrêt du parlement qui le déboute de ses prétentions. En mars 1783, le comte Esprit-Joseph de Castellane-Saint-Maurice accepte de jouer les médiateurs. La conjoncture est clairement favorable à Payan qui accepte, par solidarité familiale23, d’aider secrètement son beau-fils. Officiellement, ce combat doit être le seul fait du vibailli, officieusement, Payan est tout disposé à « aider un ingrat malgré lui et à obtenir la cassation du vivant de l’évêque24 ». Dans l’ombre, François conseille et pousse d’Audiffret à la manœuvre.
12Fatigué par le procès et de nombreuses attaques d’apoplexie, le prélat multiplie les voyages en Avignon, où il part se reposer chez l’archevêque, et s’éloigne de l’arène étouffante de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Ces absences fréquentes ralentissent les projets de la famille. Lorsque Valeton quitte le séminaire au début de l’été 1783, la tonsure, promise par le prélat, se fait toujours attendre. Toutefois, à la fin de l’année 1783, de Reboul de Lambert présente Valeton à l’archevêque d’Avignon lors de sa venue à Saint-Paul-Trois-Châteaux et promet de le faire entrer dans l’état ecclésiastique le 15 août 1784. Néanmoins, au cours de l’année 1784, la santé du prélat se dégrade. Ses attaques d’apoplexies répétées le laissent pratiquement muet tandis qu’il multiplie les cures thermales l’éloignant de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Payan ne désespère pas de faire tonsurer son fils. L’évêque d’Orange, du Tillet, est chargé de remplacer de Reboul de Lambert qui ne peut plus officier. Dans une lettre adressée à son fils à la fin du mois d’août, Payan dévoile toute la stratégie déployée depuis 1781 : « Nous croyons d’obtenir la tonsure que nous nous gardons bien de requérir25. » Dans la pensée des contemporains, il serait malséant de briguer ouvertement une place. Ainsi, plusieurs clercs, amis ou débiteurs de la famille, négocient dans l’ombre pour les Payan, assurant le succès du projet qui doit rester secret. Pendant que le projet de Valeton se concrétise, les Payan, père et fils, aident d’Audiffret à obtenir la cassation. À Paris, Joseph-François multiplie les mémoires et les missions pour le compte de son père auprès du Conseil des dépêches. Toutefois, l’évêque dispose lui aussi de précieux conseils et d’appuis en haut lieu qui inquiètent Payan. Finalement, au terme d’une longue bataille juridique, un arrêt du Conseil des dépêches du 24 novembre 1787 confirme la décision du parlement et la défaite du vibailli. D’Audiffret, isolé et impopulaire, ressort complètement brisé par cette décennie de procès qui a terni son image et met un terme à son ascension sociale. Victoire du prélat donc ? S’il est vrai que juridiquement, l’évêque est parvenu à défendre son pré carré, il ressort épuisé, physiquement et financièrement, de ce violent combat qui, en outre, a effrité sa popularité. Pour couronner le tout, il multiplie les attaques d’apoplexie qui, le privant de plus en plus de l’usage de la parole, fragilise son autorité à un moment où elle aurait eu besoin d’être raffermie. Le seul véritable vainqueur de ce triangle politique est François Payan qui récolte les fruits de sa stratégie reposant sur son rôle d’éminence grise et son refus de l’affronter à découvert. Ses adversaires se sont épuisés et discrédités tandis que sa neutralité de façade, créant l’image d’une sorte de sage se plaçant au-dessus des partis, renforce son aura et son influence.
Maison commune ou maison Payan ?
Un pouvoir municipal confisqué ?
13Au xviiie siècle, le pouvoir municipal est accaparé par une minorité, plus ou moins étroite, de notables qui se cooptent en circuit presque fermé26. Il existe néanmoins des différences très variables d’une province à une autre. À Paris27, par exemple, l’hôtel de ville est beaucoup plus accessible que dans le Nord28 ou dans de nombreuses communautés du Midi où, malgré l’existence de « démocraties municipales29 », le personnel édilitaire ne se renouvelle guère30. Saint-Paul-Trois-Châteaux s’intègre parfaitement dans ce modèle méridional voyant les principales fonctions alterner régulièrement entre les mêmes familles. Toutefois, la seconde partie du xviiie siècle est marquée par un processus d’oligarchisation du pouvoir municipal favorisé par la réforme Laverdy.
14Malgré de nombreuses lacunes dans les registres de délibérations municipales antérieures à 1766, il est néanmoins possible de repérer les principaux acteurs de la vie politique du premier xviiie siècle. Comme dans le reste du Dauphiné, la maison commune est administrée par deux consuls assistés par 30 conseillers de ville : 14 conseillers de première main, choisis parmi les gentilshommes, les juristes et les bourgeois ; et 16 conseillers de seconde main, recrutés parmi les artisans, marchands et ménagers. Tous sont sélectionnés parmi les individus les plus allivrés. La composition du pouvoir urbain se veut être la plus représentative des différentes catégories sociales qui habitent la ville. Lorsque le mandat annuel des deux consuls arrive à son terme, les consuls sortants proposent le nom des deux nouveaux consuls qui doivent être confirmés par le conseil général des habitants. Les sources ne permettent pas, hélas, d’en savoir davantage sur la composition de cette assemblée. Cette confirmation semble être une formalité puisqu’aucune nomination n’a été rejetée. Les nouveaux consuls nomment ensuite les conseillers, parmi lesquels siègent d’office les deux anciens consuls, devenus conseillers de droit. Si la cooptation restreint l’accès de nombreux habitants à la maison commune, cette dernière n’est pas pour autant la chasse gardée d’une oligarchie sclérosée31. Bien que de nombreux acteurs reviennent régulièrement, la nécessité de nommer 30 conseillers, renouvelés tous les ans, entretient l’existence d’un cercle assez large d’administrateurs municipaux. En revanche, l’application de la réforme Laverdy change la donne.
15Dans l’optique de moderniser les administrations locales et de réduire l’emprise des lignages sur les pouvoirs locaux, le contrôleur général des finances Laverdy restructure les institutions municipales par les édits de 1764-176532. Après plusieurs mois de lutte, le parlement de Dauphiné finit par enregistrer l’édit en janvier 1768. Pour entraver l’existence d’oligarchies municipales, la réforme Laverdy impose un cursus honorum33 municipal très codifié. En réalité, à Saint-Paul-Trois-Châteaux, comme dans d’autres cités dauphinoises, la réforme accentue l’enracinement des édiles et s’avère contre-productive. En effet, l’édit réduit drastiquement le nombre d’administrateurs municipaux, passant de 32 édiles à seulement 11 à partir de 1768. Par ailleurs, la mise en place de la réforme ne se traduit pas par un renouvellement massif du personnel politique, bien au contraire. Neuf des onze administrateurs élus en 1768-1769, par exemple, siégeaient déjà à la maison commune avant 1768. Si l’on considère les 37 édiles présents entre 1768 et 1790, on note qu’au moins 20 individus, soit plus d’un sur deux, ont exercé une charge municipale, notamment consulaire, par le passé. Quid des 17 individus nouvellement incorporés à la maison commune ? Une rapide étude des actes notariés révèle qu’au moins 11 individus – mais peut-être davantage – ont noué des liens familiaux, de compérage ou d’amitié avec des administrateurs chevronnés qui les précèdent à l’hôtel de ville34. La construction de ces liens constitue d’ailleurs un préalable à une potentielle intégration à l’hôtel de ville35. Ce processus d’oligarchisation est amplifié par l’instauration du cursus honorum municipal. En effet, si celui-ci favorise une très forte rotation des individus au sein de la maison commune, ce sont toutefois les mêmes personnes qui se retrouvent d’un poste à l’autre. Un notable devenant conseiller de ville puis échevin peut ainsi espérer se maintenir au conseil politique sur plus d’une décennie. Dès lors, le renouvellement des édiles est particulièrement faible : 37 administrateurs se partagent un total de 95 places disponibles, soit un renouvellement moyen de l’effectif à hauteur de 39 %. Sans être devenu totalement hermétique, le conseil politique n’intègre du sang neuf qu’à dose infinitésimale. À la veille de la Révolution française, la municipalité tricastine est monopolisée par un cercle restreint de familles alliées ou amies. Parmi ces quelques familles cooptées se trouvent les Payan.
« Je mène toujours l’hôtel de ville »
16Appréhender l’itinéraire des Payan permet d’approfondir les réflexions consacrées aux rapports entre individus à l’intérieur de la maison commune36. Les délibérations municipales fournissent de précieuses informations mais en première approximation seulement. En effet, l’historien est rapidement confronté aux non-dits de ces sources formelles et très codifiées qui ne permettent pas de faire apparaître efficacement les dessous des arcanes du pouvoir. De son acquisition de la charge de vibailli, en 1752, à son élévation au parlement, François Payan exerce une influence toute particulière sur le corps municipal qu’il préside. Ses détracteurs l’accusent régulièrement de ne pas se cantonner à la simple présidence des réunions mais d’orienter le débat, voire de dicter les délibérations. Dans les mémoires rédigés dans l’affaire qui l’oppose à d’Audiffret, de Reboul de Lambert pointe systématiquement le rôle occulte joué par Payan dans toutes les tracasseries occasionnées par le corps municipal. L’évêque exagère certainement l’influence de Payan pour s’attirer les faveurs des juges mais la sécheresse des sources ne permet pas d’aller plus loin dans l’analyse. En revanche, le second passage à la maison commune de François Payan, après sa période parlementaire, est plus documenté.
17En 1779, élu notable du corps municipal, Payan retrouve un hôtel de ville qu’il avait quitté vibailli, huit ans plus tôt. Payan prétend accepter son élection à contrecœur. Celui-ci affirme, en effet, « avoir résisté à entrer dans l’hôtel de ville pendant plusieurs années malgré toutes les sollicitations du corps municipal » et qu’il n’aurait cédé que face « à la prière que vinrent lui en faire deux membres du conseil assemblé pour les élections37 ». Ces réticences interrogent. Sont-elles motivées par le refus d’occuper une fonction subalterne qu’il juge incompatible avec son état ? François, disposant de réelles compétences administratives et d’une excellente expérience du terrain, se résout-il à apporter sa contribution au nom d’un certain engagement civique qui transcenderait l’intérêt personnel38 ? À moins que ses réticences initiales masquent, derrière un discours convenu feignant le désintéressement et partagé théoriquement par les élites municipales, une réelle ambition39. Sous l’Ancien Régime, les candidatures sont prohibées, la réforme Laverdy condamnant d’ailleurs toute sollicitation de suffrages40. Néanmoins, des conciliabules clandestins, propices à nouer des alliances secrètes, peuvent se tenir en amont41. Les lacunes des sources ne permettent pas de trancher. Reste que l’honneur d’être élu magistrat du peuple ne se refuse pas, le conseil politique s’en offenserait.
18Payan reste notable jusqu’en 1785. Contrairement aux autres édiles, il ne cherche pas à gravir les étapes du cursus honorum municipal qui l’aurait pourtant conduit facilement jusqu’à l’échevinage. François n’est pas un notable ordinaire. Le prestige de ses anciennes fonctions demeure. Ses connaissances administratives ou judiciaires lui confèrent une aura et une autorité toutes particulières parmi les édiles, dont plus de la moitié siégeait déjà lorsqu’il était vibailli. Son influence est telle qu’il ne lui ait pas besoin de devenir 1er échevin pour « mener l’hôtel de ville », comme il le confie à son fils en 178142. Cette affirmation confirme ce que les historiens ont déjà mis en évidence dans d’autres espaces : la réalité du pouvoir ne se trouve pas toujours là où on le pense. Les plus hautes fonctions locales confèrent parfois plus d’autorité à l’extérieur de la maison commune (procession, banc à l’église, etc.) qu’entre ses murs, où le premier des administrateurs peut n’être que le simple homme de paille d’un individu ou d’une poignée d’acteurs qui tirent les ficelles dans l’ombre. Chacun y trouve son compte. Aux uns qui parachèvent leur cursus honorum, la notabilité et le prestige qui rejaillissent sur leur famille, aux autres l’exercice réel du pouvoir43.
19En recoupant les délibérations municipales avec la correspondance intime des Payan, il est possible d’appréhender une partie de cette influence. Dans ses lettres, François évoque les problèmes financiers rencontrés par la veuve du chevalier Henri-Laurent Arnaud de l’Estang, son cousin. Par délibération du 23 janvier 1781, la municipalité accorde un prêt de 850 l. à la famille de l’Estang, avec un intérêt de 5 %44. Faut-il y voir l’influence de Payan ? C’est très probable, d’autant plus qu’aucun autre prêt n’est accordé à un particulier. Par ailleurs, en cette année 1781, le vibailli, d’Audiffret, avec lequel Payan est en froid, « ne paraît plus à l’hôtel de ville, pas plus que le procureur du roi45 », offrant dès lors à Payan toute latitude pour agir.
20L’autorité et le charisme seuls ne font pas les majorités municipales. Pour mener à bien ses projets, Payan doit composer avec les autres édiles. C’est là que la microanalyse politique se révèle particulièrement féconde pour mettre en évidence les fondements de son influence politique. Au cours de sa mandature, Payan côtoie 22 administrateurs municipaux. Parmi eux, émerge un premier cercle d’amis46 et de parents – dont son cousin, François-Joseph de Payan-Champié – qui gravite autour de François, à la ville comme à la scène municipale, sur lequel il sait pouvoir compter. Ce sont des individus nobles47 (de la Roche d’Eurre, Fargier de Saint-André, Petity de Saint-Vincent) ou de bonne bourgeoisie qui fréquentent régulièrement le salon des Payan, comme l’apothicaire Genton ou le notaire Théron. Aux relations mondaines s’ajoutent des liens plus personnels et des rapports de domesticité. Ainsi, Jean-Jacques Cheysson, rejoignant la maison commune en 1781, devient secrétaire particulier de Payan en juin 1782. Intégrer la sphère domestique des Payan semble avoir brusquement accéléré la carrière municipale de Cheysson qui est élu premier échevin de 1784 à 1786. Comme l’a montré récemment Nicolas Schapira, le secrétaire est avant tout un homme de confiance logé dans divers lieux de pouvoir, entretenant une relation particulière avec son patron, avec lequel il coproduit l’exercice du pouvoir48. Par sa double appartenance à la maison commune et à la maison Payan, le cas Cheysson témoigne de l’enchevêtrement des sphères privée et publique qui forme l’ossature de nombreuses relations entre édiles dans les municipalités d’Ancien Régime. Ce premier réseau d’intimes des Payan est structuré par des liens étroits que ses différents membres ont noué entre eux : mariage, compérage, amitié, etc.49. Ce premier cercle comprend presque un tiers de l’échantillon, dont 2 premiers échevins sur 4 et 4 conseillers de ville sur 11. Reste qu’un tiers ne forme pas une majorité, d’autant plus que ces intimes de Payan ne siègent pas tous en même temps au conseil. Ils sont trois ou quatre, en moyenne, sur un total de onze édiles (Payan compris), sauf en 1784 et en 1785 où Payan et ses amis sont majoritaires au conseil. Il nous faut tout de même ici exprimer une réserve. L’appartenance à ce réseau de proximité n’implique jamais une totale inféodation aux Payan. Au contraire, les relations sont établies sur la base de l’entraide mutuelle et chaque individu reste potentiellement libre de jouer sa propre partition au gré de ses intérêts50. Toujours est-il que ces individus se retrouvent sur de nombreux points et Payan, en bon chef d’orchestre, bat la mesure.
21Le recours aux actes notariés et au cadastre d’Ancien Régime laisse entrevoir la constitution d’un second cercle d’édiles au profil très hétéroclite, moins proches de Payan, mais susceptibles de pouvoir composer avec lui selon les circonstances. Parmi eux se trouvent des débiteurs à qui la famille a prêté de l’argent. Ainsi, le notable Guynet, présent au conseil de 1780 à 1784, a emprunté 1 383 l. à François Payan dans les années 1760. Les nombreux biens possédés par les Payan donnent du travail à certains artisans, comme le maître serrurier Jean-Joseph Labrot (édile en 1785), engagé à plusieurs reprises pour effectuer diverses réparations. Sans s’inscrire forcément dans des rapports de domination51 ou de dépendance, les nombreux services rendus par les Payan jouent sans doute en leur faveur et peuvent suffire à leur gagner des partisans au conseil. Mais rien n’affirme que ces individus acceptent de suivre aveuglément Payan. Enfin, il reste 9 édiles pour lesquels les actes notariés n’indiquent aucun lien direct avec les Payan. Néanmoins, dans une petite ville comme Saint-Paul-Trois-Châteaux, les occasions de rencontre fortuite ne manquent pas. L’étude du cadastre permet de proposer quelques hypothèses. En observant attentivement le bâti, on s’aperçoit que la plupart de ces administrateurs n’habitent pas dans le voisinage immédiat des Payan, à l’exception de Chautard qui vit à moins de 100 mètres. Cette proximité géographique est susceptible de créer des liens ou du moins de favoriser des rencontres. Il n’est d’ailleurs pas absurde d’imaginer que Payan ait pu facilement évoquer divers projets municipaux ou solliciter son suffrage en toute discrétion52. Dans le même esprit, l’analyse de la répartition des fonds de terres possédés par les Payan sur l’ensemble du terroir tricastin laisse entrevoir de potentiels rapports de voisinage, probablement plus lâches, avec les huit autres édiles, dont les terres jouxtent celles des Payan. Sans toutefois assurer à François Payan une majorité à la maison commune, cette mitoyenneté foncière est naturellement propice à des rencontres, des échanges et, on peut l’imaginer, à diverses sollicitions53. Là encore, rien n’affirme que ces hommes aient accepté de suivre Payan dans tous ses projets. Ces hypothèses, bien que stimulantes, ne peuvent que difficilement être étayées. Ainsi, entre 1779 et 1785, Payan a de multiples occasions d’entrer facilement en contact avec 19 des 22 édiles (soit 87 % de l’échantillon) hors des séances municipales. En parallèle, les hommes du roi, le vibailli d’Audiffret, et le procureur du roi Delubac, consultent régulièrement Payan en privé sur divers points de droits ou requièrent ses services.
22Si Payan semble exercer sur la maison commune une réelle influence, celle-ci n’est pas sans limite. L’hôtel de ville n’est pas entièrement sous sa coupe et ses opposants, lorsqu’ils parviennent à s’organiser efficacement, peuvent lui tenir tête et torpiller ses projets, comme l’atteste l’échec rencontré dans « l’affaire Caudeiron ». Louis-François Caudeiron, médecin originaire de Toulon, s’est installé à Saint-Paul-Trois-Châteaux après avoir épousé Thérèse de Payan-Champié en 1775. L’homme s’est rapidement intégré au monde des notables locaux, dont les Payan, et plus particulièrement Joseph-François, témoin lors de son mariage. Pour autant, les affaires ne sont pas bonnes. Caudeiron et sa femme, au caractère très acariâtre – à en croire Payan – se brouillent fréquemment avec les habitants, de telle sorte que les malades préfèrent requérir aux services de médecins étrangers. Caudeiron envisage un temps de se fixer à Crest où il jouit de relations et d’une meilleure réputation qu’à Saint-Paul-Trois-Châteaux. Le projet n’aboutit pas. Toutefois, Caudeiron bénéficie du soutien de sa parentèle, y compris de Payan. Ce dernier l’aide dans ses déboires judiciaires, bien qu’il n’apprécie pas son caractère emporté, et encore moins celui de sa femme, dont « il faut se méfier de la langue et de la méchanceté54 ». En 1782, Caudeiron obtient un brevet de médecin ordinaire du roi et d’inspecteur des eaux à Vals, en Vivarais. Dès lors, la communauté lui verse une pension annuelle de 200 l. En 1784, Caudeiron est appelé à Crest pour combattre une épidémie. Il envisage, à nouveau, son installation à Crest et le notifie au conseil politique qui fait appel à un nouveau médecin. En octobre 1784, Christophe Turrier, officiant à Grignan, est choisi pour devenir le nouveau médecin de la communauté. Or, Caudeiron revient s’installer à Saint-Paul-Trois-Châteaux dans la foulée. Faisant jouer ses relations, il intrigue pour recouvrer sa pension. Les manigances de Caudeiron, soutenu par ses parents et amis, se transforment en une véritable affaire politique qui empoisonne l’hôtel de ville durant tout l’automne 1785. Le 20 octobre 1785, au cours d’une séance municipale particulièrement houleuse durant laquelle les édiles sont invités à trancher, les partisans de Caudeiron l’emportent d’une très courte majorité (6 voix contre 5)55. L’« affaire Caudeiron » est un excellent révélateur des clivages et des rivalités souterraines qui divisent les notables tricastins. La candidature de Turrier, soutenue par l’évêque, ses agents et ses partisans, représente une nouvelle tentative d’ingérence seigneuriale dans les affaires communales et, sans doute, une manière de nuire aux intérêts des Payan. Au-delà d’une certaine solidarité « clanique56 », l’option Caudeiron relève pour certains édiles du calcul politique contre le seigneur-évêque. Le vote est entaché de nombreuses irrégularités : au cours de la séance, les parents du médecin (Fargier de Saint-André, de la Roche d’Eurre, Payan) influencent et sollicitent le suffrage des autres édiles. Toutefois, l’affaire est portée en justice. La sentence du parlement est sans appel. Le scrutin du 20 octobre est cassé. Le 2 décembre 1785, un nouveau vote est organisé, dont sont exclus les trois édiles proches de Caudeiron. Sans surprise, la tendance s’est inversée et Christophe Turrier est prié de continuer ses fonctions. Cet échec atteste clairement les limites de l’influence de Payan, d’autant plus qu’en 1785, le conseil politique compte théoriquement une majorité d’édiles disposée à travailler avec lui. Tout cela montre bien à quel point les positionnements restent extrêmement volatiles, fluctuant selon les rapports de force et les intérêts que chacun peut y trouver.
23François arrive au terme de ses fonctions à la fin de l’année 1785. Il approche des 70 ans. Au soir de sa vie, le bilan est très positif. Les Payan se sont fait un nom dans toute la province et, à Saint-Paul-Trois-Châteaux, ils comptent parmi les familles les plus influentes. De plus, l’avenir semble assuré. Après de nombreuses difficultés, tous ses enfants ont trouvé un état.
24Cette approche micro-historique, suivant les méandres tortueux des dynamiques politiques tricastines, est riche en enseignements. Elle confirme les analyses des précédents chapitres en rappelant combien l’inscription des Payan dans une importante logique réticulaire, assurant leur connexion dans toutes les strates du pouvoir local, est consubstantielle à leur mobilité sociale et constitue le préalable à toute forme de notabilité. Surtout, cette enquête éclaire sous un nouveau jour les stratégies déployées par les familles de pouvoir pour se maintenir et conserver leur influence. Dans ces dynamiques politiques complexes, où les alliances se font et se défont au gré de positionnements partisans volatiles, la culture du secret est décisive. À ce titre, Payan confirme sa parfaite maîtrise de l’art de la dissimulation. Enfin, le croisement des sources montre à quel point la tactique des Payan repose en grande partie sur une logique d’affrontement indirect avec ses adversaires, notamment le prélat de Saint-Paul-Trois-Châteaux. S’il y a quelques frictions entre les deux hommes, en bon stratège, François ne s’expose jamais directement et porte les coups les plus rudes par procuration : ici, sous couvert d’une municipalité qui entend défendre son pré carré face à un seigneur envahissant, là, à travers le combat mené par son neveu, le vibailli d’Audiffret, tandis que Payan donne le change, multipliant à outrance les gestes ostentatoires de rapprochement avec l’évêque. Ce jeu de dupes porte ses fruits. François parvient à placer l’un de ses rejetons dans le spirituel tandis que le conflit opposant d’Audiffret au prélat laisse les deux rivaux exsangues. À la veille de la Révolution française, la mise hors-jeu de réseaux concurrentiels, à un moment où la règle du jeu pour le pouvoir local change, propulse les Payan sur le devant de la scène politique.
Notes de bas de page
1Robert Thierry, Le diocèse du Tricastin à la veille de la Révolution française, mémoire de maîtrise, sous la dir. de Christine Lamarre et Charles Frostin, université Jean Moulin, 1987-1988, p. 58.
2Lacroix André, L’arrondissement de Montélimar. Géographie, histoire, statistique, t. VII, Valence, Combier et Nivoche, 1888, p. 369.
3Simien Côme, Le maître d’école du village au temps des Lumières et de la Révolution, Paris, CTHS, 2023.
4Cosandey Fanny, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris, Gallimard, 2016.
5Archives municipales (désormais AM) de Saint-Paul-Trois-Châteaux, BB 18, délibération municipale du 15 novembre 1773.
6Lebel-Cliqueteux Aurélie, « À la droite du Père… Les conflits de préséance devant le Parlement de Flandre (xvii-xviiie siècle) », Revue du Nord, no 382, 2009/4, p. 883-910 ; Rideau Gaël, Une société en marche. Les processions au xviiie siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021.
7AD 26, B 1299, Réplique pour messire Pierre-François-Xavier de Reboul de Lambert, évêque et comte de Saint-Paul-Trois-Châteaux contre Me Paul-Joseph-François Audiffret, 1782.
8AD 26, C 288, mémoire de Payan à l’intendant, 16 mars 1759.
9Viguier Éric et Marraud Mathieu, « La réforme Maupeou, un révélateur de la question officière (1771-1774) », in Robert Descimon et Élie Haddad (dir.), Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (xvie-xviiie siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 61-82.
10BM Grenoble, Q 5, lettre de Vidaud de la Tour à Maupeou, 10 février 1772.
11AD 26, B 1300, arrêt du Parlement de Dauphiné, 21 septembre 1782.
12Prost Michel, « Les ecclésiastiques et leurs familles. Études des structures sociales et des pratiques migratoires en Haut-Dauphiné du xve au xixe siècle », Annales de démographie historique, no 107, 2004/1, p. 197-214.
13AD 26, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 24 août 1781.
14Ibid., 12 décembre 1781.
15Ibid., 18 janvier 1782.
16Plongeron Bernard, La vie quotidienne du clergé français au xviiie siècle, Paris, Hachette, 1974, p. 58.
17AD 26, 356 J 93, mémoire rédigé par Paul François Joseph d’Audiffret, 22 février 1782.
18AD 26, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 10 avril 1781.
19Ibid., 16 octobre 1783.
20Ibid., 16 mai 1781.
21Ibid., 24 mai 1781.
22Ibid., 26 juin 1781.
23Castan Nicole, « La criminalité familiale dans le ressort du Parlement de Toulouse, 1690-1730 », Cahiers des Annales, no 33, « Crimes et criminalité en France sous l’Ancien Régime, xviie-xviiie siècles », 1971, p. 91-108.
24AD 26, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 26 avril 1783.
25Ibid., 31 août 1784. Le mot est souligné par Payan.
26Coste Laurent, Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007.
27Descimon Robert, « Le corps de ville et les élections échevinales à Paris aux xvie et xviie siècles. Codification coutumière et pratiques sociales », Annales, vol. 13, no 3, 1994, p. 195-209 ; Croq Laurence, « Les édiles, les notables et le pouvoir royal à Paris, histoire de ruptures (xviie-xviiie siècles) », in Philippe Hamon et Catherine Laurent (dir.), Le pouvoir municipal en France de la fin du Moyen Âge à 1789, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012, p. 223-250.
28Guignet Philippe, Le pouvoir dans la ville au xviiie siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d’autre de la frontière franco-belge, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
29Fournier Georges, Démocratie et vie municipale en Languedoc du milieu du xviiie au début du xixe siècle, Toulouse, Les Amis des Archives de la Haute-Garonne, 1994.
30Soulas Nicolas, Révolutionner les cultures politiques. L’exemple de la vallée du Rhône, 1750-1820, Avignon, Éditions de l’université d’Avignon, 2020, p. 74-83.
31Saupin Guy, « Les oligarchies municipales en France sous l’Ancien Régime : réflexion méthodologique sur l’analyse historique de leur reproduction à partir de l’exemple de Nantes », in Claude Petitfrère (dir.), Construction, reproduction, et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au xxe siècle, Tours, Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine, 1999, p. 98.
32Bordes Maurice, La réforme municipale du contrôleur général Laverdy et son application (1764-1771), Toulouse, Association des publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, 1968.
33Il faut d’abord être notable pour devenir conseiller de ville avant d’atteindre l’échevinage.
34Hamberger Klaus et Daillant Isabelle, « L’analyse de réseaux de parenté : concepts et outils », Annales de démographie historique, 2008/2, 116, p. 13-52.
35Coste Laurent et Rosenberg Lara (dir.), Liens de sang, liens de pouvoir. Les élites dirigeantes urbaines en Europe occidentale et dans les colonies européennes (fin xve-fin xixe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2010.
36Karnoouh Claude, « La démocratie impossible. Parenté et politique dans un village lorrain », Études rurales, no 52, 1973, p. 24-56.
37AM Saint-Paul-Trois-Châteaux, BB 19, délibération municipale du 4 décembre 1785.
38Ruggiu François-Joseph, « Pour une étude de l’engagement civique au xviiie siècle », Histoire urbaine, no 19, 2007/2, p. 145-164.
39Christin Olivier, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Seuil, 2014, p. 35-36.
40Tanchoux Philippe, Les procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Paris, CTHS, 2004, p. 75.
41Coste Laurent, « Être candidat aux élections municipales dans la France d’Ancien Régime », in Philippe Hamon et Catherine Laurent (dir.), Le pouvoir municipal en France de la fin du Moyen Âge à 1789, op. cit., p. 216.
42AD 26, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 8 novembre 1781.
43Le fait est avéré aussi bien dans le village voisin de Tulette que dans des centres urbains plus imposants, comme Rodez, Durand Stéphane, « Luttes politiques et confiscation du pouvoir à Tulette (Drôme) de 1750 à 1826 », Études vauclusiennes, no 45, janvier-juin 1991, p. 17-21 ; Mouysset Sylvie, Le pouvoir dans la Bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime, Rodez, Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, 2000.
44AM Saint-Paul-Trois-Châteaux, BB 18, délibération municipale du 23 janvier 1781.
45AD 26, 356 J 126, lettre du 6 octobre 1781.
46Constant Jean-Marie, « Amitié, système de relation et politique dans la noblesse française aux xvie et xviie siècles », in Françoise Thelamon (dir.), Aux sources de la puissance : sociabilité et parenté, actes du colloque de Rouen, 12-13 novembre 1987, p. 147-153.
47Ruggiu François-Joseph, Les élites et les villes moyennes en France et en Angleterre (xviie-xviiie siècles), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 239-266.
48Schapira Nicolas, Maîtres et secrétaires (xvie-xviiie siècles), Paris, Albin Michel, 2020.
49Saupin Guy (dir.), Histoire sociale du politique. Les villes de l’Ouest atlantique français à l’époque moderne (xvie-xviiie siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2010, p. 141-192.
50Debordeaux Danièle et Strobel Pierre, Les solidarités familiales en questions. Entraide et transmission, Paris, Librairie générale de droits et de jurisprudence, 2002.
51Weber Max, La domination, Paris, La Découverte, 2014 (1914).
52Dolan Claire (dir.), Les pratiques politiques dans les villes françaises d’Ancien Régime. Communauté, citoyenneté et localité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2018.
53Garrioch David, Neighbourhood and Community in Paris, 1740-1790, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; Kaiser Wolfgang, Marseille au temps des troubles. Morphologie sociale et luttes de factions 1559-1596, Paris, Publications de l’EHESS, 1992.
54AD 26, 356 J 126, lettre du 26 mai 1782.
55AM Saint-Paul-Trois-Châteaux, BB 19, délibération municipale du 24 octobre 1785.
56Ravis-Giordani Georges, « Clientélisme et clanisme : une réévaluation », in Jean-Paul Pellegrineti (dir.), Pour une histoire politique de la France méditerranéenne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2021, p. 457-472.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008