Préface
p. 9-14
Texte intégral
1À l’origine de ce livre, il y a d’abord l’exceptionnel destin de deux frères, Joseph Payan Dumoulin et son cadet, Claude Payan, à qui la Révolution a offert une place dans l’Histoire. Au début du xixe siècle, les notices que leur consacre la Biographie nouvelle des contemporains (1827) se suivent et se ressemblent, par le récit de leurs origines familiales, puis de leurs brèves carrières parisiennes, en l’an II de la république ; mais là où le cadet, Claude, devenu agent national de la capitale, est présenté comme un suppôt de Robespierre, une « tête ardente », « brûlée de tous les feux du midi », l’aîné, Joseph, pourtant un temps responsable de la Commission exécutive de l’instruction publique, est loué pour son « esprit de sagesse et de modération ». Le jugement du dictionnaire rejoint la sanction de l’Histoire ; Claude, mort sur l’échafaud pour avoir, à la Commune, résisté à la Convention du 9 Thermidor, voit son parcours réprouvé ; son aîné, alors contraint de prendre la fuite pour éviter la proscription, paraît absous par son paisible retour, en l’an IV, puis une discrète carrière dans l’administration fiscale. En 1794, l’un est mort coupable ; en 1827, l’autre vit encore et semble réhabilité, au moins en partie. La Biographie nouvelle peut ainsi vanter le « caractère de justice et d’intégrité » du frère survivant, Joseph Payan Dumoulin, qui s’est depuis 1816 retiré des affaires publiques.
2Bien des fratries ont ainsi traversé la Révolution, parfois en occupant de premiers rôles : Charles et Alexandre de Lameth sont restés proches sur les bancs de la Constituante ; en 1791, Carnot et Carnot-Feulins ont siégé pour le Pas-de-Calais à la Législative, de la même manière que, l’année suivante, les frères Robespierre ont été tous deux portés par Paris à la Convention. Des fratries se sont fracturées, comme ces frères Lejosne de Douai, dont l’un soutient l’exception politique de l’an II, et l’autre meurt sur l’échafaud au cri de « vive le roi » ; d’autres sont restées unies jusque sur les chemins de l’exil, tels Charles et Alexandre de Lameth à l’été 1792, ou parfois jusque dans la mort ; comment ne pas se souvenir des paroles de « Robespierre jeune » au 9 Thermidor, reprises sur le médaillon que lui a consacré David d’Angers : « Je partage les vertus de mon frère, je veux partager son sort, je demande aussi le décret d’arrestation contre moi. » Il monte sur l’échafaud le lendemain, avec Maximilien Robespierre, Saint-Just, Couthon et les principaux responsables de la Commune, dont Claude Payan.
3Ce dernier méritait à lui seul une biographie, tant le parcours de ce jeune homme, brutalement projeté sur la scène parisienne, paraît emblématique. Son nom et sa fougue sont connus, mais sa fulgurante et brève carrière de juré du Tribunal révolutionnaire, puis d’agent national de Paris laissait espérer des développements qui manquaient jusqu’ici. L’ouvrage de Nicolas Soulas, pour autant, nous offre bien plus. Son livre est aussi la biographie croisée de deux frères en Révolution (« frère[s] de sang, frère[s] de luttes »), de leur engagement initial dans la Drôme, bouleversée par les tensions religieuses, la proximité des troubles d’Avignon et du Comtat, puis l’éviction de 29 députés girondins de la Convention, au 2 juin 1793, jusqu’à la scène parisienne. Plus encore, Nicolas Soulas nous retrace le parcours de quatre générations de Payan, des lendemains de la révocation de l’édit de Nantes (1685), lorsque cette famille protestante se convertit pour continuer d’exister, jusqu’au Second Empire, quand l’un des fils de Joseph Payan, Ernest, obtient un anoblissement qu’avaient en vain recherché son aïeul et son père. Claude ; Claude et Joseph ; Claude, Joseph, leur père François et les autres… Autant d’histoires enchâssées, entremêlées, pour l’examen desquelles l’auteur multiplie les angles d’analyse, les jeux d’échelle, renouvelle les questions aussi.
4Il est vrai que d’exceptionnelles sources y invitent. Encore convenait-il de les réunir, puis de s’en saisir, pour une plongée dans l’histoire d’une famille de robins avides de reconnaissance sociale. Les sources sont celles produites par les frères Joseph et Claude Payan pendant leur parcours drômois, puis parisien ; elles sont aussi, surtout peut-être, ces exceptionnelles archives privées collectées par les Payan eux-mêmes, au fil des générations, qui sont conservées dans le « fonds Payan » des archives départementales de la Drôme. Depuis Benjamin-François (1682-1752), chaque chef de famille a gardé ses titres universitaires, des actes notariés, des comptes, de la correspondance et des papiers divers, à partir desquels peuvent être reconstitués des itinéraires de vie, des relations sociales, mais aussi les motivations de certains choix politiques ou économiques, de même que certaines aspirations partagées.
5Le cœur du livre donne ainsi à voir plusieurs générations confrontées à l’événement révolutionnaire, puis à ses échos. Les réactions sont individuelles ; pour François Payan et ses fils, elles trahissent des convictions, ainsi qu’une soif d’engagement nourrie par la conscience d’une rupture politique majeure, par la volonté d’y prendre part, avec enthousiasme. Les mots des lettres et des discours prononcés, les actes aussi, confirment le « patriotisme » revendiqué. Le père, ancien magistrat, est élu « notable » de sa commune, puis administrateur du département de la Drôme ; il préside un court moment l’administration départementale, avant de porter durablement l’habit de juge de paix. Parmi ses fils, Joseph est élu maire dès 1790, entre dans l’administration du département puis, en septembre 1792, en devient procureur général syndic ; entre-temps, il a engagé un bras de fer avec les réfractaires et les « aristocrates ». Claude Payan, le frère cadet, n’est pas en reste, particulièrement au printemps 1792, lorsqu’il permet aux « patriotes » de reprendre le contrôle du bourg de Saint-Paul-Trois-Châteaux, dont il devient procureur de la commune.
6L’examen des parcours individuels, pour autant, n’épuise pas la compréhension des engagements. La question de l’entrée en Révolution, certes, demeure essentielle ; nombre d’historiens se sont penchés sur la transformation des députés des États généraux en révolutionnaires (Timothy Tackett), sur ces hommes ordinaires qui ont fait le choix de l’action, avec la certitude de pouvoir jouer un rôle et de laisser une trace (Haim Burstin), sur cette extraordinaire floraison d’actes altruistes et désintéressés, qui révèle la force des espoirs en la république (Olivier Christin)… Par-delà ces analyses, l’ouvrage de Nicolas Soulas rappelle la dimension familiale des engagements. Sans nier la sincérité et le désintéressement des acteurs, l’historien s’interroge sur l’articulation entre des choix personnels et de possibles stratégies familiales, conscientes ou non, lorsque la Révolution remet en cause une confortable aisance, des statuts sociaux et un lancinant espoir d’accès à la noblesse. L’auteur se penche sur les reconversions professionnelles et les nouvelles formes de reconnaissance sociale ; sur la manière dont deux frères, l’un formé au métier des armes (Claude), l’autre au droit (Joseph), se sont épaulés en temps de révolution ; sur la façon dont des options individuelles ont pu, ou ont dû, prendre en compte des enjeux familiaux, à une époque où le livre de raison, comme « comptabilité des hommes et des biens » d’une famille – pour reprendre la formule de Jean Tricard –, coexiste avec le journal personnel naissant. Les questions sont majeures, mais rarement posées, tant les sources manquent habituellement pour y répondre. De la même manière, Nicolas Soulas a reconstitué les réseaux d’amitiés et de connaissances, leurs recompositions au fil des régimes, la force des parentés aussi, par-delà les divergences politiques.
7Dans un parcours révolutionnaire, tout ne s’explique cependant pas par des choix individuels ou des stratégies familiales. Rien ne prédisposait Claude et Joseph Payan à s’installer à Paris et à y jouer un rôle de premier plan, avec le soutien des hommes du Comité de salut public. Claude n’était qu’un jeune militaire, dont la virulence antiaristocratique aurait pu demeurer inconnue hors de la Drôme, tout comme l’action patriotique de son frère, le juriste Joseph Payan. Mais il y eut le 2 juin 1793, puis la résistance des deux frères contre un basculement de leur département dans le « fédéralisme » ; leur patriotisme est remarqué par les représentants en mission Albitte et Gauthier, remarqué à Paris aussi, où ils sont perçus en « sauveurs du midi ». L’exceptionnelle résonance d’un combat républicain relève en partie du hasard, tout comme les suites de cette soudaine notoriété, particulièrement pour Claude Payan, qui monte à Paris dès l’été 1793, entre dans les services du Comité de salut public, en dirige très vite le bureau de correspondance, puis collabore au journal L’Anti-fédéraliste et, après l’éviction des hébertistes, remplace Chaumette comme agent national de la Commune. En quelques mois à peine, le jeune Drômois s’impose à un poste stratégique et lie étroitement son sort à celui de Robespierre, dont il admire le désintéressement. Arrivé plus tard à Paris, son aîné, Joseph Payan, est placé à la tête de la Commission exécutive de l’instruction publique.
8Mais la promotion civique des deux frères est aussi remarquable qu’éphémère. Pour Joseph Payan, qui survit à Thermidor, un nouveau défi se présente. Comment se réinventer après 1794, retrouver une place dans la société et, si possible, faire oublier une expérience politique désormais réprouvée par l’opinion ? Il n’est certes pas le premier de sa famille à être confronté à l’adversité ; après tout, génération après génération, les Payan ont su faire preuve de résilience : ils ont socialement survécu à la révocation de l’édit de Nantes, puis se sont adaptés à 1789. Au lendemain de Thermidor, ils s’adaptent une nouvelle fois. En fait, à chaque étape de la vie de Joseph Payan Dumoulin correspond un choix de carrière et d’estime publique : magistrat d’une chambre des comptes sous l’Ancien Régime, il aspire à l’anoblissement ; administrateur du « nouveau régime », il s’impose par son engagement patriotique ; à partir du Directoire, il se reconvertit dans l’administration des contributions directes, monte un à un les échelons, étoffe son patrimoine et, sous la monarchie de Juillet, a tout d’un grand notable !
9Dans un xixe siècle qui vit dans le souvenir de la Révolution et de l’Empire, s’appeler Carnot, Cavaignac, Le Bas, voire Payan, n’a cependant rien d’anodin. Certains y puisent une force et revendiquent une glorieuse parenté, quand d’autres paraissent préférer l’oubli, ou au moins le silence. Ernest Payan, le fils de Joseph, est de ceux-là. Il n’a pas choisi de suivre l’exemple de son père en Révolution, mais plutôt celui de son père d’avant 1789, lorsque Joseph Payan Dumoulin exerçait à la chambre des comptes du Dauphiné. Successivement avocat, puis magistrat, le fils signe « de Payan Dumoulin », avec particule ; tenté par la vie publique, il se révèle homme d’ordre, soutient le coup d’État du 2 décembre 1851, puis obtient un titre de baron (1866).
10L’ouvrage de Nicolas Soulas permettra au lecteur de rencontrer d’autres Payan encore : Esprit et Charles, deux des frères de l’agent national et du membre de la Commission de l’instruction publique, ou les épouses de François (le père) et de Joseph (le fils, commissaire à l’instruction publique), si discrètes dans les sources… Mises ensemble, ces traces de vies n’entendent pas former un portrait de famille, un tableau figé, mais plutôt présenter des existences en mouvement. En reconstituant des parcours, des parentés et des amitiés, l’historien restitue des cheminements entrecroisés et isole les ressorts collectifs de certains engagements, souvent négligés, car invisibles hors des archives privées. Sans négliger les choix personnels, il rappelle combien les individus ne peuvent totalement faire abstraction des enjeux familiaux. La remarque vaut jusqu’au plus célèbre des Payan, l’agent national en qui Robespierre plaçait toute sa confiance ; dans le livre de Nicolas Soulas, le parcours de Claude Payan gagne une nouvelle dimension, tant le patriote de l’an II s’éclaire par les choix de son père, ancien magistrat, ou par ceux de son frère, Joseph Payan Dumoulin, aux côtés duquel il a fait ses premières armes. L’aventure individuelle y retrouve son insertion familiale, le destin politique sa dimension sociale. C’est en cela, surtout, pour Claude Payan, comme pour les autres membres de sa famille, que le choix d’une histoire des Payan sur le temps long s’avère particulièrement stimulant.
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