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Chapitre 11. Du travail comme activité de service

p. 267-290

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Texte intégral

1La société « postcapitaliste » est celle où le conflit de classe connaît une mutation fondamentale, où le conflit industriel perd sa centralité dans la société suite à la tertiarisation de l’économie ; les conflits sociaux se manifestent désormais dans une multiplicité de groupes d’intérêts (Dahrendorf 1959) ou encore de mouvements sociaux aux luttes multiformes, à caractère culturel, pour le contrôle de l’historicité (Touraine 1973). Les sociétés « postsocialistes » et « postcapitalistes » sont « postindustrielles » au même titre en ce sens qu’elles sont pareillement dominées par la science et par la classe scientifique et technique (Bell 1973). L’idée d’une « société du savoir » émerge en même temps que l’on note « la fin des idéologies » puisque les actions humaines sont désormais guidées par la science (Lane 1966). La centralité du savoir dans la société résulte du fait qu’il est devenu le facteur de production le plus difficile à remplacer ou à obtenir, plus que le capital et le travail1. Un débat va s’enclencher concernant la composition, le rôle et la place de la « nouvelle classe » détentrice de ce savoir stratégique, qui s’immisce entre la classe ouvrière et la classe capitaliste. Les analyses de l’expansion du secteur des services sont liées étroitement à ce débat sur la transformation des classes sociales, de même que sur celle du travail.

2Les auteurs adoptant une approche marxiste tiennent un discours de la continuité et tentent d’actualiser la théorie marxienne des classes en créant des catégories connexes dans lesquelles les nouvelles couches de salariés pourront être classées (cf. Poulantzas 1974 ; Carchedi 1975 ; Wright 1976), ou encore en redéfinissant ce que sont devenus le travail productif et le travail improductif dans le cadre d’une économie de services (O’Connor 1975 ; Wright 1976). Ces auteurs marxistes classent les travailleurs et les travailleuses comme si l’identification des classes sociales faite par Marx l’avait été une fois pour toutes et qu’il n’y avait qu’à opérer la bonne classification pour promouvoir la lutte des classes qui mènera au socialisme. Ces analyses ne postulent pas un changement radical de la société : la classe ouvrière et la classe capitaliste demeurent les deux classes antagoniques en conflit dont l’issue décidera de l’avènement du socialisme. Les nouvelles couches de salariés, selon leur proximité du capital ou du travail, doivent s’allier à l’une ou l’autre de ces deux classes. On souligne l’ambiguïté de cette nouvelle classe qui à la fois profite de l’expropriation du savoir ouvrier et la subit, participe de la fonction du capital et de celle du travailleur collectif2 ; cette ambiguïté, même si elle complique l’identification des classes sociales, ne les remet pas en cause. L’approche marxiste ne tient pas compte de l’existence du management qui, comme processus de l’organisation capitaliste et comme son agent, fond en lui les deux fonctions et transforme radicalement les rapports sociaux de production. Selon l’approche marxiste traditionnelle, la « nouvelle classe » se rattache au capital ou au travail, ou aux deux, mais elle n’est pas autre.

3Mallet (1963) a proposé un autre type d’analyse qui prend en compte la domination du « capitalisme d’organisation » en France depuis la fin des années 1950. Sa « nouvelle classe ouvrière » est composée des techniciens de la production industrielle dans les secteurs de pointe (et non des employés dans le secteur des services).

« Précisément parce qu’elle est placée au centre des mécanismes les plus complexes du capitalisme d’organisation la nouvelle classe ouvrière est amenée à réaliser plus vite que d’autres secteurs les contradictions inhérentes à ce système. Précisément parce que ses revendications élémentaires sont largement satisfaites, la nouvelle classe ouvrière est amenée à se poser d’autres problèmes qui ne peuvent trouver leur solution dans la sphère de consommation. Sa situation objective la place ainsi en mesure de saisir les failles de l’organisation capitaliste moderne, et d’accéder à une conscience d’un nouveau type d’organisation des rapports de production, seuls capables de satisfaire des besoins humains qui ne peuvent pas s’exprimer dans le cadre des structures actuelles. Son action tend à être fondamentalement contestatrice, non seulement du capitalisme, mais encore de toute formule technocratique de direction de l’économie3. »

4Si S. Mallet a une vision optimiste de cette nouvelle classe, pourtant étroitement intégrée à l’entreprise, qui pratique un syndicalisme d’entreprise aux revendications particularistes, c’est que cet auteur est convaincu que le caractère global de l’économie qui caractérise notre époque va inciter les syndicats d’entreprise à sortir de ce particularisme, à élargir leurs revendications gestionnaires à la société. Le mot est lâché : la participation à la gestion deviendra synonyme de progrès social et de pouvoir ouvrier dans l’atelier et dans la société. On parle aujourd’hui de logique systémique (non plus de « capitalisme d’organisation ») comme s’il s’agissait d’une force autonome, autogénérée, pourvue d’une capacité d’insuffler un nouveau pouvoir aux travailleurs. Ces analyses, comme celle de S. Mallet, tendent à se concentrer sur le secteur de la production industrielle. Mais la nouvelle classe des managers dont j’ai examiné l’émergence dans la troisième partie chevauche la production et le service ; elle procède des deux logiques et a provoqué un développement des activités de service dans les sociétés dominées par le capitalisme corporatif-managérial ; il est essentiel de dégager le sens de ce développement pour comprendre celui qu’a acquis le travail.

5La remise en cause du marché et du travail imputable au capitalisme organisateur est étroitement liée à l’explosion des activités de service. Plusieurs analystes ont ainsi associé la transformation radicale de la société (« postindustrielle », « postcapitaliste ») et du travail à l’explosion des activités du tiers secteur. Ce n’est cependant pas le contenu substantif du travail qui est décisif pour la transformation de son sens puisque celui-ci se développe pour nous à travers des rapports sociaux impliquant plusieurs types d’agent social. Le sort du travail ne peut être inféré de la nature des activités de service en elles-mêmes ; il faut en faire ressortir le sens dans la société, dans les rapports sociaux dominants. La question à laquelle il nous faut tenter de répondre est celle-ci : que signifie la prééminence des services dans l’économie pour les rapports sociaux qui définissent la société ?

6La corporation et sa dimension organisationnelle comme forme dominante de l’entreprise sont venues brouiller la distinction entre société capitaliste (définie par le rapport de propriété) et société industrielle (définie par son type d’organisation de la production). Depuis l’avènement du capitalisme corporatif-managérial, la distinction entre société capitaliste et société industrielle s’est de plus en plus estompée : la société actuelle n’est ni postcapitaliste ni postindustrielle, elle est une société d’organisations à logique capitaliste. La « nouvelle classe », ni ouvrière ni capitaliste, qui s’immisce entre le capital et le travail tout en procédant des deux, est la classe représentative de la société d’organisations, celle qui ravit le centre de la société aux anciennes classes liées au travail en y diffusant sa rationalité gestionnaire, l’auteur de l’acte « productif » par excellence : la reproduction du système capitaliste et l’extension de sa logique organisationnelle. La « nouvelle classe » et ses activités dites de services, son « travail réflexif », ont étendu la logique organisationnelle capitaliste à l’ensemble de l’économie, au politique, au social, puis à la sphère privée. Ceux qui ont conclu à la fin du capitalisme se sont laissés abuser par la perte de sa dimension marchande (organisation du marché), alors que cette perte signifie la réalisation du capitalisme devenu pure organisation sous la forme idéaltypique de l’entreprise corporative-managériale comme forme d’État.

7Le service, mot dont l’origine est liée à l’esclavage (servus), véhicule d’abord le sens d’une servitude ; mais ce concept a connu une élévation de sens lorsqu’appliqué à Dieu (le service divin des prêtres) puis à d’autres types de fonction dotés d’une valeur fixée collectivement (le maître chargé d’enseignement, le fonctionnaire de l’État qui a charge publique, le juriste et l’idée du droit qu’il représente, etc.). Aujourd’hui, quand on parle de la spécificité des services, on tend à ne retenir que ce dernier sens « professionnel » avec sa logique propre, antiproductiviste, et non celui qui lie l’activité à une forme de servitude. Or le développement des services qui a suivi l’avènement du capitalisme industriel et plus encore celui qui a accompagné le capitalisme corporatif-managérial se distinguent des deux tout en s’en inspirant. À la fin du XIXe siècle, la vendeuse des magasins Filene de Boston, le cadre moyen chez General Electric, le fonctionnaire fédéral promu par concours et le nouveau travailleur social (social worker), ont en commun d’être soumis à la logique organisationnelle qui a provoqué leur apparition. La société d’organisations qui se construit à partir du tournant du XXe siècle est une société de services nouvelle manière qui allie rationalité productive et rationalité gestionnaire. Le sens « élevé » de l’accomplissement d’une fonction au nom de la collectivité est revendiqué par la corporation par la voix de son management (en témoigne, entre autres, la polémique opposant le service et le profit). Les activités de service subalternes, celles qui s’apparentent au sens premier de servitude, feront l’objet des mêmes attentions productivistes que les activités de fabrication (mécanisation des activités administratives, division du travail, taylorisation du travail, etc.). À cause de cette dualité de sens, nous avons des interprétations comme celle de Offe (1985) qui embellissent les activités de service et leur confèrent un statut de quasi-institution dans la société, alors que d’autres, comme celle de Gorz (1988), voient dans la prééminence de ce type d’activité dans la société et l’extension de leur logique dans la fabrication l’annihilation de la capacité politique reliée au travail. R. Williams considérait également que l’éthique contemporaine de service menaçait notre capacité d’agir comme sujets dans la société :

« The idea of service, ultimately, is no substitute for the idea of active mutual responsibility, which is the other version of community. Few men can give the best of themselves as servants ; it is the reduction of man to a function. Further, the servant, if he is to be a good servant, can never really question the order of things ; his sense of authority is too strong. Yet the existing order is in fact subject to almost overwhelming pressures. The break through, into what together we want to make of our lives, will need qualities which the idea of service not only fails to provide, but, in its limitations of our minds, actively harms4. » (Williams 1958 : 317.)

8Mais encore faut-il reconnaître l’éthique de service lorsqu’on la rencontre. La sociologie du travail, jusqu’à maintenant, a peu contribué à la construction des outils conceptuels pour y arriver, alors qu’elle a souvent su la parer de nouveaux déguisements afin de la rendre encore plus méconnaissable.

9Plusieurs analyses soulignent la spécificité du secteur des services et lui accordent un rôle décisif dans la transformation de la société ; leurs conclusions sont toutefois paradoxales : elles confirment tantôt le caractère ambigu et distinctif de cette classe d’activité et tantôt elles révèlent une nouvelle source d’ambiguïté qui réside dans un rapprochement entre secteur tertiaire et secteur secondaire. Offe (1985) a fait une analyse des activités de services qui met l’accent sur leur caractère spécifique et ambigu. Tenant à définir positivement le secteur des services, il en fait le lieu d’une médiation entre les différentes parties de la société, qui sert à en préserver la structure5. Les activités de services obéissent à une autre rationalité que celle de la production et du travail et elles sont soumises à une double rationalité contradictoire du fait qu’elles sont intégrées au régime du travail : la rationalité de l’économie industrielle, orientée vers le contrôle et la standardisation du travail, et la rationalité de la « médiation et de la conciliation » inhérente au service, qui exige de laisser une marge de manœuvre à l’employé (Offe 1985 : 107).

10Les activités de services sont donc à la fois soumises aux lois de l’organisation (qui en font du « travail ») et à celles de l’institution (en tant que « médiation et conciliation » qui leur confèrent leur nature spécifiquement autonome). Le dilemme entre le cas et la norme inhérent à ce type d’activité implique une orientation normative et une éthique professionnelle de la part de l’employé, mais la rationalité de l’organisation entre en conflit avec l’autonomie et la flexibilité requises pour résoudre ce dilemme. Cette rationalité autre des activités de services (autre que les rationalités technique et économique propres au travail) et leur prééminence dans la société posent un défi à la rationalité du travail, estime C. Offe.

« L’ambivalence et l’autonomie de ce type d’activités résident dans son caractère de “corps étranger” indispensable. Ce type de travail garantit et normalise les présuppositions et les valeurs à la marge d’un modèle de travail dont il ne fait en réalité pas partie. D’un côté il a comme fonction d’être “gardien et régulateur” (Marx) du travail et de la production de plus-value, et de l’autre il n’est pas soumis (tout au moins en partie) à la discipline de la rationalité de l’économie calculatrice et au contrôle de rendement et de productivité qui lui est propre. En tant qu’agent qui synthétise consciemment les systèmes et les processus sociaux, ce type de travail s’oppose à eux comme leur étant extérieur et les objectivant. Cette distance, aussi bien socio-économique que cognitive et normative, est la condition pour la naissance, dans ce qu’on a souvent appelé polémiquement “la nouvelle classe”, de nouvelles valeurs et attitudes qui défient la société de travail et ses critères de rationalité (rendement, productivité, croissance) et qui les mettent en question en optant pour des critères de valeurs matériels, qualitatifs et “humanistes”. Le phénomène de division, dans toutes les sociétés “post-industrielles”, de la totalité des travailleurs en “producteurs” et “producteurs de la production” ne mine donc pas seulement l’unité structurelle du travail et sa rationalité. Elle donne aussi naissance à un contentieux entre les représentants de ces deux types de travail sur les critères de rationalité qui doivent diriger (ou, le cas échéant, limiter) les échanges avec la nature. » (Offe 1985a : 2073-2074.)

11Selon Offe, la rationalité des activités de services où se retrouve la « nouvelle classe » permettrait d’effectuer un « retour du refoulé » : retour d’une rationalité substantive normativement fondée, réprimée par le travail productif ; ce type d’activité devenu prédominant remet en question la société de travail et sa rationalité productiviste en faveur de normes substantives, qualitatives et humanistes. En tant que « “gardien et régulateur” du travail et de la production », le travail dans les services est un travail « réflexif » en ce qu’il sert à maintenir et reproduire le travail. « An essential feature of all “reflexive” service labour is that it processes and maintains work itself6 » (Offe 1985 : 138.) Dans le « travail réflexif » par excellence, celui du management, c’est pourtant la rationalité même du travail qui guide et oriente l’activité : pour reproduire le travail, il faut se calquer dessus ; c’est ce qu’a fait Taylor par exemple en opérant une subdivision des activités d’administration et de gestion. Le « travail réflexif » du management est tout aussi instrumental et soumis à une « économie calculatrice et au contrôle de rendement et de productivité » que le « travail ». Le management, qui est à la fois maître et serviteur de l’organisation capitaliste, cumule les deux dimensions – élevée et asservie – du service propre à la production capitaliste.

12La spécificité des activités de services analysée par C. Offe renvoie surtout aux professions qui ont traditionnellement été en conflit avec la logique économico-organisationnelle (tout en contribuant à son extension). Les professions (auxquelles s’applique le sens élevé du service) sont aujourd’hui menacées de la même façon que l’ont été les métiers des ouvriers britanniques par le capitalisme industriel. Ce que Offe nous donne à comprendre cependant, c’est que le secteur des services représente le type idéal de la juxtaposition organisation-institution. Cela se manifeste par l’ambivalence des professions du XVe siècle, nées des organisations, tout en s’opposant à leur dimension de contrôle.

13Par ailleurs, une nouvelle forme de rapprochement entre les activités de service et les activités de fabrication a été notée suite à l’élargissement du phénomène de la marchandisation à de nouvelles activités. L’ambiguïté ici n’est pas liée à la classe sociale, ni à la nature des activités, mais aux statuts des biens et des services, qui tendent à se confondre. Pendant que C. Offe associe l’expansion du secteur des services à la fin de la centralité de la rationalité économique du travail, d’autres notent l’intensification des rapports marchands que provoque son développement. Faivret et al. (1980) affirment que, depuis le milieu des années 1970, on ne peut plus définir le tertiaire de la façon négative dont il a été défini le plus souvent. On ne peut plus le qualifier de secteur non productif car les technologies informatiques permettent désormais d’y introduire la rationalité productiviste. Ce n’est plus un secteur non orienté vers la production de marchandises car les produits industriels comprennent maintenant dans leur prix une part importante imputable aux brevets, à la recherche, à la promotion publicitaire et autres services ; inversement, le développement des services dépend de plus en plus d’un équipement matériel fabriqué et acheté sur le mode de la marchandise. En outre, une part importante des services est reliée au service après vente, à la réparation de produits-marchandises et fait partie intégrante de la relation marchande propre au produit-marchandise. De plus en plus, la fabrication investit les services et vice versa. Enfin, l’expansion des services aux entreprises – qui se sont multipliés beaucoup plus vite que les services aux particuliers7 – fait entrer dans la sphère marchande des activités qui en étaient auparavant exclues puisqu’elles étaient assurées au sein même des entreprises. Cette augmentation des échanges marchands nécessite de réviser notre perception des services pour tenir compte des contraintes croissantes de l’échange économique et de la production dans leur développement, concluent Faivret et al. (1980). Ce type d’analyse, qui semble contredire celles qui concluent à l’affaiblissement du rôle du marché (cf. Galbraith 1967, Habermas 1973, Chandler 1977), fait ressortir un mouvement de convergence dans l’économie depuis qu’elle est dominée par la grande corporation : celle-ci organise ses propres marchés, réduit les échanges marchands, recourt aux interventions de l’État quand cela lui est utile, en même temps qu’elle suscite la prolifération d’entreprises périphériques pour se charger des activités qu’elle abandonne ou qu’elle engendre. Le secteur des services représente, selon Chesnais (1994), la « nouvelle frontière » pour la mondialisation du capital puisqu’il est le seul à offrir de nouvelles chances d’expansion des marchés (il s’agit ici essentiellement de services financiers, d’assurances et d’immobilier, de la grande distribution, de transport aérien et de télécommunications). Mais en même temps, ces « nouveaux marchés » sont inséparables du phénomène d’organisation puisque, poursuit F. Chesnais, plus de 80 % des investissements directs à l’étranger du secteur des services américain sont faits par des entreprises industrielles qui veulent contrôler leurs frais, le phénomène de la transnationalisation engendrant toute une panoplie de services (financiers, informatiques,…) (ch. 8). La mondialisation des activités de service représente donc, elle aussi, une nouvelle forme d’organisation intracapitaliste.

14J’ai noté au cours de mes lectures que les explications de l’avènement du tertiaire et de sa progression recoupent souvent celles de l’avènement d’une société d’organisations (Perrow 1991), d’un marché organisé (Mills 1951, Galbraith 1967 et Chandler 1977) et de l’organisation du travail et de la production par le management (Lipietz 1980). Société d’organisations et société de services semblent être des réalités convergentes, sinon des synonymes ; elles reflètent une société en mutation où la logique économique semble omniprésente parce qu’elle a été prise en charge par l’organisation, par définition diffuse et fusionnelle. La critique de l’économie (que nous invitent à faire Rosanvallon 1979, Freitag 1991 et Méda 1995) passe donc nécessairement par celle de l’organisation ; si celle-ci a constitué un corps étranger dans le système économique, venu le corrompre, elle était par contre inhérente au capitalisme industriel (systémique et organisateur). Jusqu’à l’avènement du capitalisme corporatif-managérial, la dimension économique marchande – redevable aux institutions – a prédominé (période dite du capitalisme concurrentiel). Depuis le tournant du XXe siècle, la dimension organisationnelle de l’économie, originaire du domaine privé du capitaliste – l’atelier – domine. Cette domination correspond à la prise en charge de l’organisation par le management, qui devient ainsi un processus autonome par rapport à la propriété, dont l’expansion du secteur des services est la concrétisation8. Depuis que l’organisation a absorbé le travail, les travailleurs ne représentent plus que leurs intérêts particuliers face au management qui, lui, apparaît comme le représentant d’un processus qui le dépasse et le transcende9. Si le savoir a remplacé le capital et le travail comme facteur de production décisif, c’est parce qu’il a été monopolisé par le management et une poignée d’experts qui réclament l’exclusivité des droits d’auteur de la production. Le savoir est ici synonyme de capacité d’organisation (du travail, des marchés, de l’entreprise, du capital, de la société,…).

15Braverman (1974) fait le lien entre les transformations des procès de travail dans les services et celles ayant eu et ayant toujours cours dans le secteur de la fabrication ; il y voit une tendance irrémédiable à la déqualification des employées, à leur contrôle de plus en plus serré par le management, dans un approfondissement du phénomène de taylorisation du travail. Les critiques faites à la thèse de H. Braverman renvoient généralement au volet manufacturier de son analyse ; peu d’auteurs ont tenté de lever l’ambiguïté du rôle du secteur tertiaire dans l’évolution du travail vers sa forme gestionnaire. Si les critiques de Braverman (1974) s’étaient davantage arrêtés à son analyse des effets de l’informatisation sur les activités administratives subalternes, ils auraient pu en tirer quelques leçons pour l’analyse des effets de l’informatisation de la production sur les travailleurs de la fabrication. L’informatique, comme son nom l’indique, est une technologie fondée sur l’information, qui l’utilise comme mode de régulation-contrôle autonome. À ce titre, elle est essentiellement une technologie de gestion, qui a d’abord servi à transformer la gestion administrative avant d’être appliquée à la gestion des processus de fabrication et de contraindre les opérateurs à devenir des serveurs du système technique.

16L’informatisation des tâches administratives – comme ce sera le cas plus tard pour celles de la fabrication – permet la réintégration des tâches divisées par la mécanisation (paye, facturation, comptes à payer et à recevoir, hypothèques, inventaires, etc.). Cette intégration des tâches ne met pas fin à la division du travail ; elle la transforme en lui donnant un nouveau contenu : à la hiérarchie des tâches administratives est substituée une nouvelle forme de dualisation créant deux catégories exclusives de tâche. La première vague d’informatisation créera des tâches banalisées et parcellisées (comme la saisie de données) pendant que d’autres postes subalternes intégreront plusieurs fonctions sans que cela ne soit célébré comme une requalification des employées concernées10. Au contraire, l’informatique a permis d’y faire pénétrer la notion de productivité car les activités dématérialisées et formalisées se prêtent mieux au calcul, à la mesure, au contrôle quantitatif. Dans un premier temps, la plupart des analyses des effets de l’informatique sur le travail des employées subalternes ont conclu à un mouvement de déqualification11 Puis, une forme de dualisation est apparue évidente ; pour poursuivre avec l’exemple des banques, les opérations banalisées où sont concentrées les employées subalternes pourront graduellement être automatisées (comme le sera éventuellement la saisie de données) ou transférées au client sous forme de libre-service, alors que celles qui visent à assurer l’expansion et le développement de l’organisation pourront être dispensées sous forme de services personnalisés qui donneront « l’impression que le client est unique dans une masse de procédures standardisées » (Iribarne 1981 : 92).

17L’introduction de l’informatique centralisée dans les services a donné lieu à des réorganisations importantes en vue desquelles on a procédé à l’évaluation des tâches des employées et au calcul des effectifs nécessaires suivant des principes semblables à ceux prévalant dans le secteur manufacturier (études de temps, calcul du rendement selon la quantité « produite »,…)12. Dans les services bancaires – où tout n’est qu’information – il a été clair dès les débuts de l’informatisation que celle-ci, couplée aux télécommunications (télématique), allait révolutionner le type de services offerts par les banques : transfert des opérations simples aux clients sous forme de libre-service, dématérialisation des transactions par le télétraitement et « professionnalisation » du service à la clientèle qui reste. La dualisation entre les postes (et les employées) appelés à disparaître et les postes (et les employés) appelés à servir l’organisation a commencé à s’y dessiner dès le début des années 1980 ; cette dualisation a détruit le cheminement de carrière propre à ce type de milieu de travail dans lequel les employées tentaient tant bien que mal de progresser. Les employées affectées aux tâches banalisées sont aujourd’hui sur le point d’atteindre le terme de leur « carrière » suite à la réingénierie des processus administratifs. Les autres, ceux qui ont le privilège de demeurer les fidèles serviteurs de l’organisation, deviennent des vendeurs de services, par technologie interposée ; on les appelle désormais des professionnels (on a même tenté d’en faire des cadres13 dans une banque montréalaise puisqu’ils « représentent » l’organisation auprès du client). Les filières de promotion séparées et fermées mènent éventuellement à l’exclusion des couches d’employés non immédiatement essentielles à l’organisation. Les activités subalternes tendent à disparaître et on confère à celles orientées vers le service à la clientèle un sens d’autant plus élevé (qualifié) qu’il est étroitement associé au développement de l’organisation.

18Si nous revenons maintenant au secteur manufacturier où la production et l’échange tendent à se confondre dans l’organisation, nous y notons un rapprochement, une convergence entre fabrication et service, les activités de production étant de plus en plus assimilées à un service à la clientèle. Cette dissolution de la distinction entre fabrication et service, entre profession et organisation, entre travailleurs et employés, entre travail et gestion, contribue à vider le concept de « travail » de ce qui restait de son sens. Naville (1962) notait déjà une confusion des termes utilisés dans les recensements – entre les mots « profession », « emploi » et « travail » :

« Ce qui nous retiendra ici, c’est la signification sociologique de cette diversité d’expression et ses tendances. On constate depuis longtemps que le “métier” disparaît, dans l’industrie, au profit des postes ou emplois ; on enregistre aussi une tendance à l’introduction, dans l’emploi salarié ordinaire, des caractéristiques d’une carrière. On note aussi une extension de la signification collective des emplois par rapport à leurs propriétés personnelles (activités individuelles et activités collectives des recensements). Ces faits traduisent une évolution dont il n’est pas toujours facile de saisir les modalités exactes, mais qui signale à coup sûr des transformations sociales profondes dans la composition de la société de travail et dans ses mœurs. » (Naville 1962 : 232.)

19Naville constatait la disparition du métier traditionnel, attaché à l’ouvrier, remplacé par les postes de travail qui se définissent les uns par rapport aux autres ; l’OS tire ses caractéristiques professionnelles de la nature de l’établissement où il travaille et non de ses capacités personnelles. Ce que Naville appelait la « professionnalisation » des métiers, i.e. le développement d’une carrière interne, était la manifestation du « marché interne du travail », ce qui correspond davantage au terme d’emploi qu’à celui de profession, au caractère asservi du service qu’à son côté professionnel (autonome). Naville était conscient que la refonte nécessaire de termes comme emploi, travail, profession « annon [çait] l’apparition de statuts inédits, dont il n’est pas aisé de prévoir la forme finale » (ibid. : 240). On commence maintenant à saisir ce que sera cette forme finale. En même temps qu’on parle de « reprofessionnalisation » des employées et des travailleurs du noyau central, les professionnels de leur côté – dont les activités obéissent encore partiellement à une autre rationalité que le travail, qui demeurent orientées vers la tâche et son contenu et conservent une dimension synthétique – connaissent une dé-professionnalisation croissante (cf. Burris 1993 et Rikfin 1995) consécutive à leur intégration de plus en plus étroite à l’organisation. Cette soumission à l’organisation est à l’origine d’un conflit interne aux activités professionnelles – qui conservent une autonomie, voire une autorité reliée au statut de l’expert – entre la logique professionnelle et la logique organisationnelle. Les professionnels font face aujourd’hui à une attaque contre leur autonomie professionnelle similaire à celle qu’ont subie les ouvriers de métier sous le taylorisme. Les activités professionnelles font aussi l’objet d’une rationalisation et d’une intégration à la technologie à mesure que les logiciels se perfectionnent et que le contrôle organisationnel s’impose de manière plus impérative à cette catégorie de salarié ; le savoir professionnel doit de plus en plus être au service de l’organisation et de moins en moins une prérogative de la profession. Les professionnels « déprofessionnalisés » d’un côté, les travailleurs et les employés « reprofessionnalisés » de l’autre, convergent vers le statut de serviteur propre au management inférieur et intermédiaire qui semble bien représenter la forme finale que P. Naville avait de la difficulté à percevoir en 196214. À cette convergence des statuts s’ajoute celle des contenus alors que les activités de fabrication sont assimilées à des activités de service à la clientèle.

20Traditionnellement, dans la fabrication de biens, qualité du processus et qualité du produit ont été indépendantes (ce qui n’est pas le cas dans les services, où le processus est le produit, où toute la personne de l’employé est mise à contribution). Le principe de la « gestion intégrale de la qualité » (total quality management) vient changer cela : il substitue à l’inspection du produit le contrôle de tout le processus de fabrication, et donc de tous ceux qui y sont impliqués ; il repose sur l’évaluation de la qualité de ce processus et l’on assume que cela décide de celle du produit, comme si les travailleurs à la fabrication qui sont partie prenante du processus faisaient une prestation de service dans l’organisation et que la qualité du produit était la qualité de ce service, comme si le produit était ce service. En fait, le produit lui-même devient une sorte de service : suite à l’organisation inter-entreprises, on a vu que le produit perd en effet son indépendance face à la valeur d’usage, qu’il n’est plus une marchandise « libre »; il est identifié au processus comme dans les services et ce processus est habituellement imposé par l’entreprise cliente. Cette acception de la « qualité » signifie un contrôle beaucoup plus serré des travailleurs et des travailleuses eux-mêmes (et non plus seulement des pièces ou du produit). Au cours de mes activités professionnelles avec les syndicats sur cette question, il était généralement souligné par les travailleurs que la définition de la qualité donnée par le management renvoie en fait à une question de productivité. Il s’agit en effet de la même logique que la productivité selon Taylor, qui affirmait que la soumission à son one best way constituait une garantie de résultat, i.e. de hausse de la productivité. La gestion intégrale de la qualité est une forme de contrôle comme la productivité. Le contrôle de la qualité dans sa forme traditionnelle (de celle du produit), est entièrement reporté sur les épaules des travailleurs ; cela engendre des conflits entre travailleurs car on escamote ainsi tout le rôle joué par la qualité des pièces, du matériel, de l’équipement, la disposition d’outils adéquats, une coordination efficace par la gestion, etc., qui toutes, font partie de la fonction productive du management. Celle-ci, comme la fonction de contrôle, est en partie intégrée au système technique et en partie déléguée aux fournisseurs et aux travailleurs. Cela se traduit par l’introduction de rapports fournisseurs-clients au sein des collectifs de travail où un travailleur ou un groupe de travailleurs doit s’engager à fournir un « produit » de qualité à celui qui le suit dans la chaîne de production15. Toute activité tend à être orientée vers un client à la fois concret et abstrait : concret, parce que tout le processus est constitué d’une chaîne fournisseur-client personnalisée ; celle-ci sert à créer les conditions concrètes du client abstrait, i.e. une catégorie générale présentée comme le véritable objectif de la production (d’un bien ou d’un service); le « client » est utilisé comme un instrument intangible de contrôle et de discipline (où l’entreprise et le management se présentent eux-mêmes comme des clients des employés).

21Cet accent mis sur le processus plutôt que sur le produit, sur la technologie organisatrice plutôt que sur l’opérateur, semble remettre en cause le concept de productivité. La sociologie et l’économie du travail-gestion semblent avoir finalement rejoint le camp des théoriciens de l’organisation puisqu’un consensus se dessine actuellement chez ces économistes et ces sociologues pour dire que la productivité n’est plus l’affaire des travailleurs, de la mesure de leurs opérations, mais le produit de multiples interactions dans le système, du « travail de l’organisation » comme dit Clot (1995). Par ailleurs, la diffusion de la logique du service en amène d’autres à suggérer que le concept de productivité est devenu obsolète pour calculer l’efficience de la production ; on ne peut mesurer l’efficacité d’un processus interactif comme on le fait de la production d’un bien matériel clairement identifiable (cf. Gadrey et al. 1992). Et pourtant, on a vu que des théoriciens des organisations comme Chapple et Sayles (1961) considèrent que les interactions humaines et sociales sont tout à fait transposables en termes statistiques et donc contrôlables. On sait, par exemple, que les interactions des employés avec les clients dans la restauration rapide (le fast food du type McDonald) sont strictement chronométrées, que des employées de banque l’ont été afin de calculer le nombre d’employés nécessaires suite à des changements technologiques et organisationnels, etc. La productivité comme forme de contrôle n’est pas obsolète, loin s’en faut ; elle a pris d’autres formes, dont la gestion intégrale de la qualité est la plus répandue et la plus importante. La productivité est un concept abstrait qui ne renvoie pas à la production matérielle d’un bien, mais à une forme de contrôle. Aujourd’hui, comme au tournant des XIXe et XXe siècles, il s’agit essentiellement d’un contrôle du temps.

Temps, travail et organisation

22L’industrie, en identifiant temps et travail, a séparé le travail et la tâche : le travailleur est confronté à une série de temps mesurés et à des gestes répétitifs ; le fondement du travail industriel subdivisé n’est pas la tâche, mais le temps (par contraste, le travail des professionnels par exemple demeure essentiellement régi par la tâche). Dans la société capitaliste, le temps – que l’on ne peut accumuler ni cultiver – plus que les compétences des travailleurs – que l’organisation peut modeler, transformer, éliminer – est ainsi devenu une ressource rare et exploitable. La rareté du temps a conduit à des luttes entre patrons et ouvriers concernant le travail aux pièces et le niveau des salaires, la longueur et l’organisation de la journée (horaire), de la semaine, de l’année et de la vie de travail. La question du temps au travail, de sa maîtrise et de sa réduction demeure aujourd’hui centrale tant pour les travailleurs et les travailleuses que pour le management. Celui-ci, responsable de l’organisation, doit synchroniser ses activités, les planifier dans le temps et trouver un rapport temps/activité optimal. La productivité implique le contrôle du temps, et la rentabilité d’une nouvelle technologie est inséparable de sa capacité à effectuer un tel contrôle sur le travail et sur les travailleurs. La maîtrise du temps au travail n’est pas liée seulement à la qualification professionnelle ; les deux ne sont pas nécessairement directement proportionnelles16 (on l’a vu par exemple avec la science du travail de Taylor, élaborée à partir des tâches peu qualifiées de pelleteur et de manutentionnaire, dans le but d’en extirper toute maîtrise subjective de leur temps par les travailleurs). En fait, la maîtrise du temps au travail prend d’autant plus d’importance pour le travailleur que le travail est moins qualifié17. Depuis l’avènement du capitalisme industriel, du travail payé au temps plutôt qu’à la tâche, la maîtrise de son travail (qualifié ou non) a signifié la maîtrise de son temps. C’est la maîtrise du temps – qui est une forme de réappropriation du temps subjectif et non de participation au procès de travail comme l’est la qualification18 – qui donne le sentiment d’un espace d’autonomie dans l’accomplissement de son travail, si minime soit-il. La réappropriation du temps de travail constitue l’objectif principal des groupes informels de travailleurs et de travailleuses dont la manifestation la plus étudiée a été la restriction du rendement par un contrôle collectif du temps de travail. Or les stratégies de gestion intégrées aux « nouveaux concepts de production », qui valorisent la participation des travailleurs et des travailleuses, visent précisément à éliminer ces vestiges de maîtrise du temps que sont les méthodes clandestines, informelles de travail – qui ont pour but de se réapproprier des parcelles de temps – en les intégrant aux normes officielles pour resserrer les temps de production19.

23Les politiques de réorganisation du travail actuellement promues par les entreprises sont reliées à une utilisation plus rationnelle du temps, y compris la transformation des frontières entre les postes de travail et la redéfinition des compétences : la polyvalence et la rotation des tâches visent, tout comme la division technique du travail, à resserrer les temps de production maintenant que la technologie permet la réintégration des tâches. De la même façon, le JIT vise à éliminer le temps non productif du capital et des travailleurs, alors que les technologies informatiques (comme le courrier électronique, les télécommunications, les systèmes de contrôle intégrés à l’ordinateur,…) sont utilisées pour réduire les incertitudes d’ordre temporel et pour augmenter l’efficacité du temps organisationnel20. L’organisation est une « chronarchie21 », un gouvernement du temps par le temps marqué du sceau de la rigidité, de la précision, de la ponctualité, de la standardisation, de la routine. Le contrôle du temps par le temps signifie l’abolition tendancielle de toute forme de temps autre qu’organisationnelle pour les travailleurs et les travailleuses22. Le temps-facteur-de-la-concurrence qui tend vers zéro abolit la durée propre au temps subjectif et accomplit l’ultime dépossession de l’être humain : celle du temps de sa vie (Cf. Pinard 1999).

24La réduction du temps de travail du point de vue du capital (la hausse de la productivité) signifie un contrôle accru du temps des travailleurs, ainsi que l’augmentation (absolue et relative) de leur temps de travail23 ; cela a pour corollaire le temps de travail superflu des couches salariées sans emploi ou avec emploi précaire. Ceux et celles qui détiennent un emploi, stable ou instable, sont complètement à la merci du temps organisationnel24 ; en même temps, l’absence d’emploi ne signifie pas la réappropriation par l’individu de son temps, mais son rejet par l’organisation qui peut en faire l’économie : ce temps rejeté lui appartient toujours et elle doit continuer de le contrôler sous peine de le voir reprendre son sens subjectif menaçant pour elle. Le mythe de l’emploi sert à maintenir les sans-emploi dans la logique organisationnelle du temps. Marx avait identifié cette « contradiction en procès » propre au capital qu’il fallait d’abord résoudre pour bénéficier collectivement du développement des forces productives ; il écrivait dans les Grundrisse :

« … le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté, il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C’est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du travail superflu, et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition – question de vie ou de mort – pour le travail nécessaire25. »

25À mesure que l’organisation capitaliste amplifie le temps-travail superflu, le temps devient pour elle une ressource de plus en plus rare. Bell (1973) – qui fait par ailleurs très peu allusion au sort réservé au travail dans la société « postindustrielle » – présente un passage intéressant sur le temps dans le cadre de sa critique de la société d’abondance comme société post-rareté qui, selon certains analystes, devrait entraîner la rupture du lien entre revenu et travail26. D. Bell ne croit pas à la fin de la rareté car il s’agit d’un concept relatif (les valeurs sont rares relativement au désir de les posséder) et la société de services fait naître de nouvelles formes de rareté reliées à l’information, à la coordination et au temps : l’augmentation de l’information engendre le besoin de nouveaux intermédiaires pour la classer et l’expliquer ; les rapports de personnes à personnes (qui se substituent aux rapports hommes-machines) augmentent le besoin de coordination et enfin, le temps devient de plus en plus précieux à mesure que la productivité augmente (car il ne peut être accumulé comme d’autres marchandises). Or il faut du temps pour consommer autant que pour produire et voilà que le temps se fait rare même dans la sphère de la consommation. « Economic abundance thus reintroduces utility by the back door of time. Man, in his leisure time, has become homo œconomicus. In cruel fashion, Utopia thus stands confounded27. » (Bell 1973 : 474.) Bell conclut que la rareté du temps, non seulement maintient le lien entre travail et revenu mais étend la logique productiviste à la sphère de la consommation. Cela renvoie au mode fordiste de la régulation du capitalisme et de la société. D. Bell erre cependant lorsqu’il accorde au temps le statut d’une porte de service : le temps est l’entrée principale, voire l’édifice même de l’économie et de son organisation. C’est le temps qui fonde le principe de productivité qui mène à la réduction du temps de travail du point de vue du capital, à la réduction du travail nécessaire au capital. En se libérant du travail, le capital ne l’a pas fait disparaître ; il l’a relégué sous forme de temps superflu aux marges de la société d’organisations. Le fait que la réduction du temps de travail qui vise la réduction de l’importance de la place du travail dans la vie des salariés ait été éclipsée par celle qui vise la réduction, voire l’abolition de la nécessité du travail pour le capital, explique la prégnance de l’idée de l’emploi dans la société actuelle.

26Le temps organisationnel découle de l’intégration systémique du travail et de son organisation chez les travailleurs du noyau central et du développement des emplois dits atypiques à la périphérie qui utilisent le temps hors travail des employés pour assurer une régularité à l’organisation (p. ex. les horaires de travail variant au gré de l’affluence de la clientèle). Ici, comme avant l’industrialisation, il n’y a plus de distinction entre temps de travail et temps de non-travail dans la mesure où le temps de ces employés précaires est entièrement soumis aux exigences de l’organisation. Ceux et celles qui travaillent tendent quant à eux à devenir prisonniers du travail-gestion, à y restreindre leurs aspirations (ceci est encouragé par le discours sur la participation à la gestion et son caractère soi-disant enrichissant) et à ignorer la frange des précaires et des sans travail qui s’épaissit autour d’eux, par crainte d’aller les rejoindre. Pour eux aussi, le temps de l’organisation tend à envahir tout leur champ d’expérience. C’est à cette fusion temps/travail/organisation, qui crée un nouveau temps englobant, que nous devons l’impression que tout est devenu travail, c’est-à-dire que toutes les activités présentent le sens instrumental de moyens d’organisation, hors travail comme au travail et dans la société dans son ensemble.

27Cela vient fausser le sens même de la revendication de la réduction du temps de travail. La précarité de plus en plus envahissante et le non-emploi sont aussi des formes de réduction du temps de travail, mais qui élargissent la sphère de l’hétéronomie et de la nécessité en annexant la sphère hors travail à la sphère travail, en diffusant la logique du temps organisationnel dans les sphères familiale, domestique et sociale. Quand les ouvriers conservaient une capacité d’auto-organisation dans la production capitaliste, ils travaillaient le temps requis pour gagner assez puis quittaient l’atelier. Aujourd’hui, les rôles sont inversés : c’est l’organisation qui utilise les employés pour le temps tout juste requis pour « produire » assez, puis les fait sortir. L’organisation crée ainsi une rareté du temps de travail qui le rend d’autant plus précieux pour les employés, qui cherchent à l’augmenter pour augmenter leurs revenus. Au XIXe siècle, les ouvriers réclamaient du temps pour exercer leurs droits de citoyen. Aujourd’hui, la revendication pour la réduction du temps de travail se fait dans le cadre d’un surplus de temps pour une part croissante de la population qui ne trouve pas à s’employer sans que cela ne signifie une libération parce que la réduction du temps de travail se fait actuellement uniquement du point de vue capitaliste. La lutte pour la réduction du temps de travail a donc un double caractère qui correspond aux sens opposés du temps de travail : pour les travailleurs et les travailleuses, cette lutte a toujours signifié la réduction de l’importance du travail dans leur vie, alors que pour les capitalistes, elle signifie la réduction de l’importance du travail dans les coûts de production. Ces objectifs contradictoires manifestent la logique du développement capitaliste des forces productives qui vise à libérer le capitaliste, non pas le travailleur, de la nécessité du travail. Le discours sur la création d’emplois qui se fait de plus en plus insistant dans les sociétés organisées en crise contribue ainsi au renforcement de la logique organisationnelle capitaliste du temps de travail. La réduction du temps de travail du point de vue des (non) travailleurs implique désormais de s’extirper de cette logique organisationnelle qui envahit autant les espaces-temps hors travail qu’au travail. Le non-emploi, en ce sens, fait partie du concept de travail (dans son sens gestionnaire) au même titre que l’emploi. La réduction du temps de travail s’applique autant aux chômeurs et aux sans-emploi qu’aux travailleurs actifs : elle signifie, pour tous les (non) travailleurs, la réappropriation du temps, de la durée qui lui était associée, afin de lui redonner un caractère libre et gratuit.

28Dans les années 1960, les applications de la technologie de l’ordinateur développée pendant la guerre ont suscité une remise en question du rôle et de la place du travail dans la société et on voyait déjà poindre la fin de son règne. Dans les années 1990, ce sont les applications de l’informatique à la production et les rationalisations organisationnelles qui provoquent le même type d’analyse. Depuis l’avènement du capitalisme industriel, les technologies de production ont toujours représenté un moyen de soumettre les travailleurs au capitaliste, autant en rendant superflu leur savoir productif qu’en réduisant le temps de travail socialement nécessaire au capital. Parce que l’informatique recourt à l’information comme moyen de régulation-contrôle, des analystes voient là la récupération par le travailleur de la maîtrise du savoir productif. Mais la remise en cause du travail ou sa revalorisation dans la société ne peut pas être une simple affaire de technologie de production ou de réaménagement des tâches, même à grande échelle. La sociologie a eu tendance à se concentrer sur les effets des technologies et des réorganisations sur l’activité productive concrète, manifestant une forme de déterminisme technologique en dépit des meilleures intentions des sociologues. Ainsi, la multiplication des analyses empiriques qui vise à faire ressortir la diversité et la plasticité de la réalité sociale, son caractère contingent, débouche plutôt sur une forme de déterminisme réducteur de cette réalité. La définition du travail en quatre volets proposée en début d’ouvrage implique un rapport social où le travail ne peut être réduit à une activité laborieuse qui contiendrait en elle-même son sens : l’activité productive concrète n’a pas de sens en dehors de la société et des rapports sociaux dans lesquels elle s’insère. C’est pour cela que les analyses qui fondent la transformation radicale du travail sur des qualifications définies par l’activité empirique sont trompeuses. Ce qu’il importe de faire ressortir, ce sont les rapports sociaux dans lesquels ces « qualifications » apparaissent et sont valorisées, ainsi que le type de rapport social qu’elles semblent promouvoir : les « qualifications » fondées sur l’identique, parce qu’elles sont fondées sur l’exclusivisme et le privatisme propres à l’organisation, préviennent les actions solidaires encore plus que les qualifications qui différencient et divisent le travailleur collectif.

29Parce que la logique systémique – qui ne tient compte que de ce qui est fonctionnel – tend à dissoudre toutes les distinctions (conceptuelles, structurelles), la dimension dialectique des concepts disparaît et il devient très difficile de saisir la réalité. Parce qu’ils constatent l’intégration des opérations de production engendrée par l’automatisation du travail, puis l’intégration de la production et de sa gestion qui accompagne leur informatisation, des sociologues concluent à la fin de la division du travail. Quand la subjectivité des opérateurs et la qualification du travail se dissolvent dans le système technique et dans l’organisation, ils concluent à la requalification des opérateurs. Quand le travail devient gestion, quand il se fond à la logique du service et qu’il se réduit à un mode de comportement, le voilà qui prend toute sa mesure émancipatrice. Le problème de ces analyses, je crois, est qu’elles continuent de considérer le travail comme ayant conservé sa dimension dialectique, tout son sens social-politique et les avantages de sa dimension économique marchande en même temps qu’elles réduisent les concepts (de travail, de qualification, de gestion,…) à leur dimension opérationnelle. Cela produit des analyses de type fonctionnaliste qui légitiment les transformations à l’œuvre dans la société.

« Lorsque ces concepts réduits guident l’analyse de la réalité humaine, individuelle ou sociale, mentale ou matérielle, ils n’atteignent qu’à un faux concret – à un concret isolé des conditions qui constituent sa réalité. Dans ce contexte, utiliser un concept opérationnel c’est assumer une fonction politique ; l’individu et son comportement sont analysés dans un sens thérapeutique – en tant qu’ils sont susceptibles de s’adapter à la société. Dans ce contexte, la pensée et l’expression, la théorie et la pratique sont contraints à s’aligner sur les faits de l’existence et ces faits ne sont pas exposés à la critique conceptuelle. » (Marcuse 1964 : 131.)

30Quand les « concepts opérationnels » prennent le dessus sur leur dimension dialectique, il y a « réduction répressive de la pensée » (ibid. : 132) qui paralyse l’action critique. Quand les acteurs sont confinés à cette signification réduite, leur action subit le même sort, comme ce fut le cas avec la réduction du mouvement ouvrier aux labour-management relations. Le discours sociologique sur le travail et sur les qualifications dans leur sens opérationnel n’arrive pas à les situer dans le contexte qui leur a donné sens ni à rendre compte de leur dissolution dans le système technique et dans l’organisation. Cette dissolution ne signifie pas le triomphe de l’un des deux termes, mais leur transformation et l’émergence d’une nouvelle réalité que nous devons essayer de comprendre en nous en extrayant, en nous souvenant de la dialectique des rapports sociaux liés au travail, du lien entre technologies et management qui sont les deux faces d’une médaille destinée à exorciser autant les incertitudes du marché que celles reliées à la force de travail. Il apparaît alors que ce qu’on se plaît à voir comme une requalification et une démocratisation du milieu de travail est en fait une forme d’autorégulation rendue possible et nécessaire par la technologie et par les impératifs de contrôle propres à l’organisation. Le courant behavioriste qui inspire la théorie des organisations n’est pas l’effet du hasard ; il manifeste la tendance de l’organisation capitaliste à faire du travail et des rapports sociaux qui le caractérisent un mode de comportement conditionné par les interactions multiples reliées au rôle scénarisé par l’organisation pour ses acteurs.

31Tant que le taylorisme a été pratiqué par des hommes, il pouvait être combattu, on pouvait contourner ses « règles » et ses « lois » ou les tourner à son profit. Tant que l’organisation du travail par le management règne, c’est que la subjectivité de la force de travail et l’intersubjectivité des travailleurs continuent de sévir dans l’organisation ; ce sont ces rapports que l’organisation cherche à récupérer pour les réduire à des interactions inter-personnelles statistiquement contrôlables. Mais ce n’est qu’avec la gestion intégrée à la technologie, programmée, que la subjectivité du travail sera vraiment objectivée et que le travail deviendra véritablement un mode de comportement gouverné de l’extérieur. Les salariés intégrés à l’organisation subissent un phénomène de « désocialisation » de leurs rapports de travail. Une identité systémique s’établit entre l’activité et son contrôle : la rencontre-fusion, dans le discours des sciences sociales, du point de vue du management et du point de vue des travailleurs, est un corollaire de cette identité systémique et non d’une revalorisation du travail et des travailleurs qui permettrait enfin au travailleur aliéné de retrouver son identité à travers le travail.

32Pour Marx, tout travail acheté par le capital et servant à le reproduire était du travail productif : le travail payé par la plus-value (pour assurer la circulation du capital, la distribution du produit et la réalisation de la plus-value) était du travail improductif. Peut-on encore faire cette distinction aujourd’hui ? Le travail-gestion est-il du travail productif ou improductif, productif et improductif ? Le travail-gestion, accompagné de la fusion production-gestion, travail-organisation, marché-organisation, fabrication-service, débarrassé de tout sens dialectique, n’est plus (tendanciellement) que le moyen de la reproduction de la logique organisationnelle dans un système qui s’autoproduit et s’autoreproduit en utilisant la société comme environnement. En ce sens, il s’agit de la réalisation même du travail selon l’organisation capitaliste : la distinction productif-improductif n’est plus nécessaire puisque toutes les activités servent à reproduire la logique capitaliste. On note donc une tendance à la dé-différenciation dans les diverses activités appelées « travail » qui corrobore l’hypothèse de la dissolution des qualifications comme principe structurant le travailleur collectif qui accompagne la fusion de l’organisation et du marché, de la production et de l’échange, de la production et de la gestion, de la fabrication et du service, du travail et de la gestion. Quand le discours sociologique managérial pare les activités de travail du noyau central d’une requalification récupérée du management, il oublie que celui-ci a marqué le travail d’une manière irrémédiable, consacrant sa dimension essentiellement instrumentale et servile. L’idéaltype du travail-gestion, c’est le travail au service de l’organisation (comme l’est le management); le travail-gestion, activité empirique programmée, n’a, pour cette raison, aucune dimension émancipatrice. Au contraire, en étendant sa vacuité à d’autres sphères, il engendre une paralysie de la réflexion et de l’action (qui représentent des activités menaçantes pour la société organisée).

33La dissolution du travail dans la technologie et dans le management engendre une réalité paradoxale caractérisée par la dé-différenciation et l’éclatement : la dé-différenciation est identifiée au déclin, voire à la fin de la division du travail (par son intégration systémique), alors que l’éclatement (de la production, des marchés, du politique) serait assimilable à un processus de démocratisation. Le discours sur la démocratisation du travail censée s’ensuivre, qui résulterait de l’égalité (grâce à la dé-différenciation) dans les différences (grâce à l’éclatement), ressemble étrangement à celui sur la concurrence et les libres forces du marché égalisatrices. C’est le pendant sociologique du discours néolibéral qui, sous les allures pluralistes et contingentes que lui confère la concurrence organisée, présente la soumission du travail à la logique gestionnaire programmée comme le lieu d’un nouveau pouvoir relié au travail ; il contribue ainsi à renforcer l’idéologie et la réalité de l’exclusion et de la « désubjectivation » inhérentes à l’organisation.

34Tout se passe en effet comme si nous étions revenus dans une société de service, mais cette fois-ci fondée non pas sur la réciprocité des droits et obligations des membres qui la composent, mais sur une sorte d’automatisme rétroactif guidé par la logique impersonnelle de l’organisation dont la survie dépend de sa capacité à satisfaire le client. L’entrée dans ce système de rétroaction est la condition sine qua non pour faire partie de la société vue comme une sorte de club de privilégiés. La généralisation du « précariat », i.e. l’absence d’une place à soi dans une organisation, fait revivre les réseaux personnalisés et la dépendance chronique, mais sans vis-à-vis qui soit l’obligé des dépendants. Le problème avec cette exclusion, c’est qu’elle fait partie de l’organisation de la société, qu’elle est essentielle à la société organisée de plus en plus vulnérable. Contrairement à l’exclusion opérée sur une base politique (p. ex. celle des ouvriers du début de la révolution industrielle), celle-ci n’offre aucune prise aux exclus pour s’imposer dans la société : il n’y a pas d’issue possible dans la forme circulaire de l’organisation ; le seul moyen de se rapprocher du noyau central est la concurrence et cela ne fait que renforcer le phénomène d’exclusion et d’organisation. Pour retrouver la responsabilité mutuelle qui caractérise la solidarité, il faudra reconstruire des espaces communs qui traversent les cercles exclusifs qui composent la société. Cela ne pourra être réalisé qu’à partir d’une vision positive du non-travail (qui ne serait pas assimilé au chômage) : si le travail est devenu moyen d’organisation, tout ce qui est critique, opposition, résistance et lutte à la logique de l’organisation devient un non-travail positif (le non-non-travail). La longue révolution commencée avec le travail est arrivée à un point crucial où il faut soit le dépasser, soit se laisser annihiler par lui.

« Le dernier stade de la société de travail, la société d’employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique […] comme si la seule décision encore requise de l’individu était de lâcher, pour ainsi dire, d’abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d’acquiescer à un type de comportement, hébété, “tranquillisé” et fonctionnel. Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne. On peut parfaitement concevoir que l’époque moderne – qui commença par une explosion d’activité humaine si neuve, si riche de promesses – s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire n’ait jamais connue. » (Arendt 1958 : 363.)

35Ce tragique dénouement de la « longue révolution » de la Modernité n’est pas inévitable. Mais la fin du travail implique qu’il soit considéré comme une catégorie historique et non transhistorique. Rifkin (1995), par exemple, a une conception transhistorique du travail (il aurait existé de tout temps) et c’est bien ce qui rend son analyse si dramatique : nous assistons à la disparition d’un phénomène qui existe depuis l’apparition de l’homme sur la terre ! On voit le type de problème qu’entraîne cette conception du travail. Bien sûr, toutes les sociétés ont dû et devront se nourrir, se vêtir, se loger… Mais les activités nécessaires pour combler ces besoins ont pris la forme du « travail » dans certaines sociétés seulement : celles qui en ont fait la base d’un système économique à la poursuite de l’enrichissement, d’une accumulation sans fin de richesse. La fin du travail, lorsque celui-ci est remis à sa place, dans le temps et dans l’espace, prend un tour beaucoup moins traumatisant. Cela est important car la « fin du travail » n’adviendra pas tant que nous ne le voudrons pas collectivement.

Notes de bas de page

1 Cf. Galbraith (1967) et Bell (1973).

2 Cf. Il Manifesto (1970), Poulantzas (1974), Carchedi (1975), Low-Beer (1978), Burris (1980).

3 « Avertissement au lecteur » de l’édition de 1969 de Mallet (1963) : 43.

4 « L’idée de service, ultimement, n’est pas un substitut de l’idée de responsabilité mutuelle active, qui est l’autre version de la communauté. Peu d’hommes peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes comme serviteurs ; c’est la réduction de l’homme à une fonction. En outre, le serviteur, s’il doit être un bon serviteur, ne peut jamais vraiment questionner l’ordre des choses ; son sens de l’autorité est trop fort. Pourtant, l’ordre existant est en fait sujet à des pressions presque irrésistibles. La brèche vers ce que nous voulons ensemble faire de nos vies va requérir des qualités que l’idée de service non seulement échoue à offrir mais détruit activement par la limitation de nos esprits qu’elle provoque. »

5 Cette vision est probablement influencée par le rôle joué par la catégorie des fonctionnaires de l’État, en Allemagne, dans la définition du statut des managers et des cols blancs (cf. Kocka 1980).

6 « Une caractéristique essentielle de tout travail de service “réflexif” est qu’il produit et reproduit le travail lui-même. »

7 Ils ont plus que quintuplé entre 1959 et 1973 et ce secteur a été le principal créateur d’emplois en France entre 1965 et 1980 (Faivret et al. 1980 : 345). Ce mouvement n’a fait que s’amplifier depuis : Hirschhorn (1987) fait remarquer que les services aux entreprises (financiers, informatiques, comptables, marketing,…) sont ceux qui connaissent la plus grande croissance ; de son côté, Toinet (1996) souligne que le secteur des services commerciaux trouve de nouveaux marchés avec des accords commerciaux comme ceux de l’Accord sur le libre-échange nord-américain (ALENA) et de l’Organisation mondiale du commerce. D’autres chiffres corroborent la tendance à l’inclusion croissante voire majoritaire du coût des services dans le prix des marchandises : 85 % du prix de la puce électronique est imputable au design, à l’ingénierie, aux brevets et droits d’auteur, 6 % au travail routinier, 8 % aux profits (Burris 1993 : 171) et ces proportions sont appelées à se répandre dans d’autres secteurs.

8 Mills (1951) notait : «… and the calculations of accountant, statistician, bookeeper, and clerk in these corporations replace the free “movement of prices” as the co-ordinating agent of the economic system » (pp. 68-69). Les cols blancs de C. W. Mills font partie de la « main visible » du management de A. D. Chandler.

9 Williams (1976) fait remarquer que le management qui négocie avec des individus oppose les exigences d’un processus (le management abstrait) aux demandes d’individus réels quant à leur part du produit de leur travail. «The internal laws of a particular capitalist institution or system can then be presented as general, abstract or technical laws, as against the merely selfish desires of individuals. This has powerful ideological effects. » (p. 158.)

10 Ainsi, par exemple, la caissière de banque reliée à l’ordinateur central par son terminal, effectue à la fois la saisie de l’information, la mise à jour du compte, le stockage de l’information, tâches autrefois accomplies par différentes employées (Cf. Pinard 1986).

11 Voir, entre autres, Braverman (1974), Crompton (1976) et (1979), Glenn et Feldberg (1977), CFDT (1977) et (1980), Jenkins et Sherman (1979).

12 Cf. Pinard (1986) où j’ai fait un historique de l’introduction de l’informatique dans deux grandes institutions financières au Québec.

13 Au Québec, devenir cadre signifie que l’on perd son droit à la syndicalisation.

14 Cela ressemble à la convergence qui a donné naissance à la société de service traditionnelle, alors que le paysan libre asservi et l’esclave affranchi se sont retrouvés serfs (cf. supra, ch. 1).

15 Dans l’industrie de l’automobile, lorsqu’un défaut est détecté sur une pièce de la voiture, c’est l’équipe responsable du défaut qui, dans une sorte de service après vente, doit le réparer.

16 J’ai pris conscience de cette prééminence de la question du temps par rapport à celle des qualifications et de son faux pré-supposé – le caractère central des qualités intrinsèques du travail pour le travailleur industriel – lors d’une étude longitudinale sur les changements technologiques. Comme la plupart des chercheurs, nous étions principalement préoccupées de ce qu’il advenait des qualifications lors de changements technologiques et tout notre questionnement était teinté par cette préoccupation. Dans le moulin à papier qui faisait partie de notre étude, l’un des groupes de travailleurs participant à l’étude faisait, avant le changement technologique, un travail purement manuel, physiquement pénible, au bas de l’échelle des classifications de la convention collective. Or les travailleurs qui occupaient ce poste étaient parmi ceux qui avaient le plus d’ancienneté dans l’usine (alors qu’ils auraient pu gravir les échelons et hausser leur niveau de qualification comme le leur permettait la convention collective). La principale raison donnée par ces travailleurs qui étaient demeurés à ce poste le moins « qualifié » et le moins payé était qu’il leur laissait une liberté de temps et de mouvement et une grande possibilité d’entraide pour optimiser cette liberté (cf. FTQ 1987 et Gagnon et al. 1988).

17 Cela est très évident chez les travailleurs à la chaîne de l’industrie de l’automobile où l’importance du temps sur la chaîne est d’autant plus grande que les travailleurs sont contraints dans l’espace ; en fait, la maîtrise du temps passe par celle de l’espace : on sauve quelques fractions de secondes en « remontant la chaîne », i.e. en empiétant sur le territoire en amont pour y effectuer ses opérations et par la suite pouvoir se reposer l’espace d’une ou deux voitures. Ou encore, on réaménage partiellement son poste de travail afin de rapprocher pièces et outils et sauver quelques pas, et donc quelques secondes par cycle d’opération. Une autre manifestation de l’importance de la maîtrise du temps est l’aspiration à un poste hors-chaîne très répandue chez les travailleurs à la chaîne (cf. Pinard 1990). (Tout cela devrait être écrit au passé car avec l’intensification du travail, ces possibilités ont disparu.)

18 Freyssenet (1995) qualifie avec justesse la revendication ouvrière de la réduction du temps de travail de revendication du travailleur libre.

19 La productivité dans le montage de voitures automobiles est plus que jamais calculée à l’aide d’indices reliés au temps comme le nombre d’heures de travail par voiture et le nombre de secondes travaillées par minute. Le temps y est contrôlé en contrôlant l’espace comme le montrent les contrôles visuels importés du Japon (des voyants lumineux qui clignotent quand un travailleur prend de l’arrière sur la chaîne, l’arrêt de celle-ci quand un travailleur empiète sur le territoire en aval du sien).

20 Voir l’analyse de P. Blyton dans Blyton et al. (1989).

21 Terme utilisé par K. Starkey, dans Blyton et al. (1989).

22 Pour l’organisation en concurrence avec d’autres, cela signifie l’abolition pure et simple du temps (tendanciellement toujours) comme le montre le mouvement vers la concurrence par la rapidité de développement des produits et «la diminution du temps qui s’écoule entre le lancement d’un produit nouveau et le moment où le point mort est atteint » (Hollard 1992 : 254).

23 Galbraith (1967), Schor (1991) et Rifkin (1995) constatent un allongement du temps de travail global des travailleurs et des travailleuses américains, toutes catégories socioprofessionnelles confondues.

24 Les employés (es) qui sont utilisés pour protéger l’organisation contre les incertitudes de l’environnement voient leur vie personnelle, familiale, sociale envahie par la logique de l’organisation qui les utilise ainsi (cf. Pinard 1999) ; s’ils ne sont rattachés à aucune organisation, la logique organisationnelle se manifeste sous la forme de la quête incessante d’emplois qui envahit tout autant la sphère « hors travail », celle-ci devenant en fait organisée en fonction de cette quête.

25 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, (Grundrisse), Paris, 1980, Tome II, p. 194, cité par Tosel (1995) : 213.

26 Cette critique est faite en lien avec un texte de 1964 de The Ad Hoc Committee on the Triple Revolution, issu du Center for the Study of Democratic Institutions de Santa Barbara, dont voici des extraits commentés par Bell : « Cybernation results “in a system of almost unlimited productive capacity which requires progressively less labor.” An “industrial economic system postulated on scarcity [is] unable to distribute the abundant goods and services produced by a cybernated system.” The major change must occur in the relation between work and reward. “It is essential to recognize that the traditional link between jobs and incomes is broken. The economy of abundance can sustain all citizens in comfort and economic security whether or not they engage in what is commonly reckoned as work.” Thus, [commente Bell], the rise of post-scarcity society marks a turning point in the most fundamental historical experience of man, the rootedness of his social character in work. Man will have been replaced by machines, and he will have to find a new purpose in the world. » (Bell 1973 : 462.)

27 « L’abondance économique réintroduit ainsi l’utilité par la porte de service du temps. L’homme, dans son temps de loisirs, est devenu homo œconomicus. L’Utopie se trouve ainsi cruellement déjouée. »

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