Chapitre 8. La flexibilité de l’organisation : les origines de la crise du taylorisme
p. 201-218
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1Pour être en mesure de clarifier ce qu’il advient du marché et du travail, il faut bien sûr s’arrêter quelque peu sur le sort de l’entreprise comme institution économique qui manifestait la liberté bourgeoise. C’est grâce à ce statut qu’elle a pu devenir une organisation, c’est-à-dire un lieu particulier de mobilisation des facteurs de production (moyens de production et force de travail) à la discrétion du propriétaire pour atteindre ses objectifs économiques. Cette dialectique interne connaît son aboutissement au XXe siècle.
2Tout le développement de la troisième partie a visé à démontrer la place centrale prise par la corporation organisée et organisatrice dans la société. Les discours de Rathenau (1921) et de Berle et Means (1932) – qui associaient la corporation à un État dans l’État qui allait vraisemblablement s’y substituer – trouveront un écho dans la reconnaissance de la place centrale prise par la corporation dans la société américaine de l’après-guerre. Mason (1959a) affirme que l’entreprise a acquis une telle centralité dans la société que la changer c’est changer la société. Cette centralité est désormais acceptée par la société américaine si l’on en croit Bell (1971).
« To the extent that the traditional sources of social support (the small town, church and family), have crumbled in society, new kinds of organizations, particularly the corporation, have taken their place ; and these inevitably become the arenas in which the demands for security, justice, and esteem are made. To think of the business corporation, then, simply as an economic instrument is to fail totally to understand the meaning of the social changes of the last half century1. » (Bell 1971 : 23.)
3D. Bell affirme que nous ne pouvons plus considérer la corporation comme un simple instrument économique, mais ce n’était pas le cas non plus de la manufacture ni de la fabrique qui furent aussi dès le départ des instruments d’organisation sociale. Bell (1971) confère à la corporation contemporaine un mode « sociologisant » (lorsqu’elle accorde par exemple une sécurité d’emploi à ses employés) qu’il oppose au mode « économisant » uniquement orienté vers les profits. Le mode « économisant » de Bell correspond à l’entreprise comme institution économique fondée sur la propriété, donnant droit au profit. C’est en tant qu’organisation que l’entreprise intervient sur le mode « sociologisant », comme un acteur social central dans la société, dans la communauté et dans la vie des individus qui en dépendent (sa mission de service). En se substituant à l’État, la corporation (comme entité abstraite) a étendu son contrôle à toute la société (par la sécurité d’emploi). C’est donc en tant qu’organisation que la corporation acquiert sa légitimité comme « institution » centrale dans la société et Bell se laisse abuser par ce déguisement puisqu’il associe la socialisation grandissante de la production et de la distribution engendrée par la corporation à un retour inévitable du politique dans la société (parce que les choix sociaux requièrent une intervention politique). Il ne voit pas que si la corporation est devenue centrale dans la société, c’est précisément suite à la démission du politique qui a consenti à la fusion public-privé, celle-ci ayant pour effet d’étendre l’organisation corporative à de nouvelles sphères, et à la sphère politique gouvernementale en tout premier lieu, qui fait de moins en moins des choix sociaux et prend de plus en plus des décisions administratives.
4À une quinzaine d’années de distance, des sociologues français, qui se sont donnés pour mission de réhabiliter l’entreprise dans la société, font la distinction suivante entre institution et organisation : l’entreprise comme organisation est une entité refermée sur elle-même, qui acquiert un caractère institutionnel en devenant centrale dans la société, en l’envahissant de plus en plus. L’entreprise est marquée par la société qui l’entoure et l’influence en retour ; elle est un lieu central de socialisation. Sainsaulieu et Segrestin (1986) ont été parmi ceux qui ont amorcé ce mouvement :
« L’hypothèse de base est que l’entreprise tend désormais à devenir une des institutions centrales de la société, au même rang que l’école par exemple, alors qu’elle était jusqu’alors restée aux marges de la société, la culture reçue en société étant celle des travailleurs et de la classe ouvrière plutôt que celle de l’entreprise elle-même. À la limite, est lancée l’affirmation que l’entreprise tend maintenant à incarner l’institution dans notre société, ou au moins à représenter le repère institutionnel central. D’où, par extension, l’idée que l’entreprise serait de plus en plus porteuse aujourd’hui d’effets sociétaux, source des représentations collectives, et que réciproquement, le système social serait aujourd’hui plus qu’hier en résonance avec la vie de l’entreprise. » (Sainsaulieu et Segrestin 1986 : 348.)
5Que « l’entreprise [soit] porteuse aujourd’hui d’effets sociétaux » ne peut être considéré comme un phénomène nouveau dans les sociétés occidentales capitalistes. Si, effectivement, la culture reçue dans la société française avant la récente réhabilitation de l’entreprise était celle des travailleurs et de la classe ouvrière, il s’agissait là d’une différence fondamentale avec la société américaine. Mais même en France, la culture ouvrière est tout autant indissociable du capitalisme organisateur qu’en Amérique : qu’elle se soit développée en opposition (plutôt que dans une forme de symbiose labour-management à l’américaine) jusqu’à l’actuelle crise devrait inciter ces sociologues à questionner le fait que la société française en soit rendue au même point que l’américaine : négation du rôle dirigeant de l’État et adhésion du syndicalisme aux objectifs économiques défendus par l’entreprise (compétitivité et rentabilité). Ph. Bernoux propose quelques explications :
« À partir des années 1980, un certain nombre de facteurs de transformation surviennent dans l’ordre des représentations et dans celui des mouvements sociaux. C’est la fin du rêve de l’impossible […] en même temps que des modèles alternatifs. C’est la disparition du mouvement social appuyé sur la classe ouvrière traditionnelle. La France est réputée s’affaiblir dans la compétition économique, le chômage continue à croître, le réalisme de la gestion économique devient une réalité socialement admise. On sait de nouveau que l’entreprise est mortelle, et du coup elle apparaît comme un bien précieux à sauvegarder. C’est la période de réhabilitation de l’entreprise et du profit. » (Bernoux 1992 : 112.)
6En d’autres mots, l’entreprise devient centrale pour deux raisons principales : la disparition du mouvement ouvrier traditionnel et l’absence de relève, ainsi que la menace qui plane au-dessus de l’entreprise aux prises avec la mondialisation de l’économie. Mais si l’entreprise « apparaît comme un bien précieux », ce n’est pas tant parce qu’elle est menacée que parce qu’elle nous abandonne après nous avoir rendus totalement dépendants d’elle pour notre sécurité sociale et matérielle. Pour faire face à ses difficultés, l’entreprise opte pour la flexibilité, ce qui se traduit pour les salariés par un retour à l’insécurité. Cela est possible précisément parce que nous sommes devenus impotents face à elle. En tant qu’organisation refermée sur elle-même, l’entreprise est elle aussi soumise à l’organisation comme logique globale, comme mode de régulation sociétal qui s’est substitué à la régulation politico-institutionnelle. Autrement dit, ce n’est pas l’entreprise qui est devenue centrale dans la société mais sa logique d’organisation. On peut sympathiser avec les entreprises particulières qui subissent le même traitement que les travailleurs (subordination à une firme centrale, précarisation, mise au rancart, etc.), mais cela ne doit pas nous empêcher d’en faire une analyse sociologique qui permette de clarifier le sens des concepts de marché et de travail que cette transformation de l’entreprise véhicule.
Organisation et marché
7La dialectique de l’entreprise-institution et de l’entreprise-organisation est utile pour comprendre ce qui arrive à l’institution du marché (marché du travail et marché des biens et services) dans le cadre du capitalisme organisateur. Le déclin de l’institution du marché du travail et de son corollaire le travail-marchandise va de pair avec le renforcement de la dépendance des salariés envers l’organisation (ce que les régulationnistes appellent le rapport salarial). Le jumelage hausse du salaire (et de la consommation)/hausse de la productivité, au lieu de réduire la nécessité de travailler, l’augmente et renforce la dépendance des travailleurs envers l’entreprise créatrice d’emplois en même temps que celle-ci se libère d’une part croissante de travail nécessaire. Cela ne pouvait mener qu’au paradoxe actuel où l’appel au productivisme se fait au nom du développement de l’emploi et où les nouvelles technologies sont célébrées non pas parce qu’elles libèrent du travail mais parce qu’elles l’enrichissent ! L’emploi, lié à l’entreprise, n’est pas travail-marchandise, lié à la force de travail. Le « marché » de l’emploi déterminé par les entreprises n’est pas une institution mais une création de l’entreprise-organisation suivant la logique du contrôle de son environnement. Ce « marché » se restreint de plus en plus et le marché du travail dans son sens traditionnel, où se retrouvent toutes les forces de travail disponibles, n’arrive plus à jouer son rôle d’allocation du travail et des revenus. Qu’est-ce à dire ? Sommes-nous en train de perdre la liberté formelle propre au travail-marchandise et au marché du travail, comme le craignait Offe2 (1985) ?
8L’organisation du travail, la monopolisation du savoir productif par le management, avait pour l’un de ses objectifs la destruction de l’ouvrier marchand de son travail comme manifestation de la liberté bourgeoise, favorisant ainsi sa captivité dans l’entreprise comme « marché du travail interne ». On dit aujourd’hui que ce « marché interne » disparaît au profit de la polarisation interne noyau central/périphérie, secteurs expert/non expert (Burris 1993), imperméables l’un à l’autre. La disparition du « marché interne » ne signifie pas toutefois un retour au travail-marchandise car le point de rupture n’est plus le travail mais le lien d’emploi avec l’entreprise. Il y a désormais trois formes possibles de rapport à l’emploi entendu comme lien avec une organisation : une intégration complète à une organisation dans une sorte de néoféodalisme à sens unique (les entreprises-organisations n’ayant aucune obligation permanente envers leurs serviteurs); une participation flottante, partielle, déterminée par les besoins de l’organisation ; l’exclusion. Cette différenciation à l’intérieur du « marché interne » introduit une nouvelle forme de concurrence qui met en rapport les inclus, les partiellement exclus et les totalement exclus de l’organisation. Ces deux dernières formes de rapport à l’emploi – précarité et exclusion – sont tout autant liées à la logique de l’organisation que la première. Pour l’entreprise-organisation, l’environnement n’est pas la société qui l’entoure et qui lui permet d’exister, de se maintenir et de se développer ; c’est une sombre menace contre laquelle il faut se protéger, y compris la main-d’œuvre salariée dont elle dépend. L’entreprise-organisation est un organisme extrêmement frileux qui tend à ajouter toujours de nouvelles couches concentriques autour de son noyau pour le protéger. Elle devient ainsi comme un organisme refermé sur lui-même, dont les éléments – les acteurs organisationnels – assurent la survie et la reproduction, à la fois conditionnés par le système et autonomes dans leurs relations (cf. Crozier et Friedberg 1977); mais l’exclusion (du noyau central) est inhérente à l’organisation et c’est cette force centrifuge (l’exclusion) qui assure sa diffusion dans la société.
9Galbraith (1967) fut l’un des premiers observateurs sociaux à associer ce phénomène d’inclusion-exclusion à une transformation structurelle fondamentale de l’entreprise, la forme pyramidale classique étant remplacée par celle des cercles concentriques où le noyau central s’entoure de franges périphériques, différenciées non plus par la délégation d’autorité comme dans la pyramide, mais par l’attachement et l’identification à l’organisation. Galbraith mettait au centre la direction de l’entreprise et le management, entourés par le cercle des spécialistes et des techniciens, puis par celui des contremaîtres et des employés et enfin, à la périphérie, on retrouvait le cercle des travailleurs à la production, les plus éloignés du centre parce que ce sont ceux qui s’identifiaient le moins à l’entreprise. Aujourd’hui, avec la nouvelle structure d’entreprise fondée sur la flexibilité, cette « hiérarchie » des cercles change de nature puisqu’on retrouve des travailleurs dans tous les cercles, y compris au cœur de l’organisation (qui n’est plus réservé à la direction et au management). C’est la plus ou moins grande proximité du centre qui définit le statut d’emploi.
10Cette nouvelle configuration correspond à la création de réseaux d’entreprises si inextricablement liées les unes aux autres qu’elles donnent l’impression de ne constituer qu’une seule entreprise. Cette transformation est le fait d’un resserrement de l’organisation intra-capitaliste, celle du marché des produits, qui a connu de nouveaux développements depuis les années 1980 : à la fin de la décennie, le nombre de fusions et d’acquisitions d’intérêts majoritaires a été plus de quatre fois supérieure à celui du début de cette même décennie (Chesnais 1994 : 70). À la fin des années 1990, nous connaissons une recrudescence de fusions d’entreprises impliquant des transnationales américaines, européennes et asiatiques3. Les oligopoles internationaux créent un « espace de rivalité » (Chesnais 1994 : 71) entre les grandes firmes et les grands groupes, qui réagissent les uns par rapport aux autres (dosage de concurrence et de coopération) et non plus par rapport aux forces du marché. On a l’habitude d’imputer cette organisation du marché aux « défaillances » de celui-ci qui contraignent les entreprises à l’internaliser pour mieux le contrôler (ibid. : 64). Or le marché en tant qu’institution a toujours comporté des règles contraignantes comme condition de son fonctionnement « libre »; les « défaillances » dont parlent F. Chesnais reflètent en fait l’incompatibilité inhérente aux rapports marché-organisation qui débouche sur l’absorption du marché par l’organisation, ce qui est à la source d’une confusion difficile à éclaircir : est-ce le marché qui devient systémique et organisé ou bien est-ce l’organisation qui est envahie par le marché ? Arena (1992) et Michon (1994) optent pour le second terme de l’alternative prenant à témoin les théories récentes de la firme fondées sur les « coûts de transaction » ou encore le « marché du travail interne » qui, tous deux, feraient entrer les relations marchandes à l’intérieur de l’organisation. Or ce processus, qui est inhérent au mode de production capitaliste, a transformé le marché de manière radicale : l’organisation capitaliste du marché signifie que les entreprises se substituent à l’État pour orienter le fonctionnement du marché, ce qui signifie qu’elles se substituent à l’institution du marché et non pas qu’elles le complètent ou pallient ses « défaillances ». Inversement, lorsque l’organisation capitaliste intègre des principes du marché, ceux-ci se transforment en « lois techniques » de la production (dixit K. Marx), engendrant une concurrence interne entre travailleurs, qui sert l’organisation.
11Prenons l’exemple de la désintégration verticale et du recours accru aux fournisseurs et sous-traitants par les firmes principales, justifiés par l’exigence de flexibilité (les réseaux d’entreprises formant sous-systèmes). Cela pourrait, à première vue, être considéré comme un retour aux rapports de marché entre les entreprises, comme une désorganisation du marché, alors qu’il s’agit du mode privilégié de fusion de l’entreprise-organisation et du marché4. Les grandes entreprises imposent un « partenariat » à leurs fournisseurs qui ne portent plus sur un produit particulier mais sur le processus même de production. Les transactions économiques ne se font plus entre individus anonymes mais entre organisations réputées (cf. Eymard-Duvernay, 1994). Les rapports fournisseurs-clients donnent ainsi lieu à l’établissement de modalités de collaboration sur plusieurs années. Aubert et Gaulejac (1989) donnent l’exemple de Xerox, de la diversification des produits adoptée par cette entreprise lorsqu’elle s’est mise à vendre de l’équipement bureautique : elle ne vendait plus désormais un produit mais une « solution », « un ensemble comprenant une ou plusieurs machines, accompagnées de services et de conseils étalés dans le temps […]. La figure linéaire, une machine/un vendeur/un client, se transforme en une configuration dans laquelle deux systèmes d’organisation se branchent l’un sur l’autre à long terme » (p. 135). Veltz (1988) de son côté note les nouveaux entrecroisements engendrés par la dimension systémique de l’entreprise : entre espaces économique, technique et juridique ; entre relations de type marchand et de type organisationnel/administratif avec interpénétration croissante de l’espace du marché et de l’espace administré.
12Si nous illustrons ces nouveaux rapports entre entreprises par les cercles concentriques, nous avons, au centre, l’entreprise principale et ses employés, entourés de tout un réseau d’entreprises qui lui sont subordonnées et qui en dépendent. Plus on s’éloigne du centre, plus les liens avec l’entreprise centrale sont lâches et incertains. Les entreprises ainsi reliées en réseaux effectuent une « infiltration mutuelle de l’organisation et du marché » (Chesnais 1994 : 84) qui n’est pas retour au marché mais prolongement de la logique managériale et organisationnelle à l’extérieur de l’entreprise centrale par « une série de mesures drastiques dont le but est d’étendre vers l’extérieur, notamment vers les sous-traitants, les exigences et moyens de coercition liés aux “hiérarchies” » (ibid. : 85). La logique managériale s’applique à l’organisation intracapitaliste, à l’intérieur de groupes d’entreprises hiérarchisés où les entreprises subordonnées sont soumises à la logique taylorienne du monopole du savoir productif par l’entreprise-donneur d’ordres. Celle-ci impose ses normes de qualité et donc les processus censés les assurer (gestion intégrale de la qualité ou total quality management). Le totalitarisme de ce phénomène réside en ceci que ce n’est plus le produit qui fait l’objet d’un contrôle-qualité mais tout le processus de fabrication et donc tous ceux qui y sont impliqués. Ce faisant, le management de l’entreprise centrale se subordonne le management des entreprises dépendantes (et leurs travailleurs). Nous assistons à une inversion des rapports de coopération/concurrence tels que Marx les avait analysés (loi de fer des proportionnalités dans l’atelier et arbitraire de la concurrence dans la société) : les entreprises sont contraintes par des liens entre elles de plus en plus rigides pendant que l’arbitraire de la concurrence est introduit dans les ateliers ; cela ne correspond pas à une « marchéisation » de l’entreprise mais donne naissance à un nouveau concept organisationnel – la flexibilité – qui sème la concurrence à l’intérieur de l’organisation (cf. Kumazawa et Yamada 1989). La distinction entre la division sociale du travail et la division technique se brouille, l’une prenant les caractéristiques de l’autre ; étant toutes deux pareillement organisées, elles associent la coopération propre à l’atelier et la concurrence propre au marché. Le produit ne transite plus par le marché ; il est orienté vers un usage particulier dans le cadre des organisations branchées les unes sur les autres à long terme ; les entreprises subordonnées ne produisent plus pour le marché mais pour un usager : pour l’entreprise cliente, qui dicte les modalités de fabrication, ainsi que les qualités du produit.
13Aujourd’hui, même cette fraction du capital qualifiée de concurrentielle est entrée dans le giron de l’organisation (par l’organisation circulaire, systémique, des entreprises) : dans les franges périphériques qui entourent le noyau central de l’organisation, on retrouve autant des entreprises que des salariés. Le « marché » (des biens, des services, du travail) se confond avec l’espace magnétisé par l’organisation ; sa mondialisation correspond à la mondialisation du processus d’organisation qui, paradoxalement, engendre ainsi un environnement de plus en plus « complexe » et imprévisible pour les entreprises-organisations. Celles-ci sont contraintes à abandonner de plus en plus leur autonomie, élargissant encore l’espace organisé, tombant ainsi dans une spirale organisationnelle sans fin et entraînant avec elles tous leurs satellites : c’est la transnationalisation de l’organisation capitaliste.
14La coopération entre entreprises se fait maintenant sur la base de l’organisation de la production même et cela fait pénétrer plus avant la logique du marché dans le milieu de travail alors qu’elle déserte l’espace extérieur aux entreprises (ou devrions-nous dire qu’il n’y a plus d’espace extérieur aux entreprises parce que tout y est régi par l’organisation ?). Les entreprises se liant sur la base de leur organisation, ce sont leurs acteurs (management, travailleurs, syndicats) qui s’affrontent désormais sur une base concurrentielle. Ainsi, si l’idée du marché comme espace de liberté continue à régner, c’est maintenant parce que l’organisation capitaliste a besoin de susciter la concurrence entre ses parties pour améliorer sa performance5. Cette nouvelle absorption de principes marchands par l’organisation capitaliste donne lieu, sous le nom de flexibilité, à un nouveau type de « loi technique » de la production. L’intégration systémique des entreprises (plutôt que l’intégration verticale ou horizontale effectuée par une entreprise), en accentuant leur interdépendance, exige en effet de programmer et de contrôler toujours davantage le travail comme activité empirique. Naville et Rolle (1962) avaient déjà noté ce lien entre la perte d’autonomie des entreprises et la perte d’autonomie des ouvriers dans le procès de travail. Le faisceau de relations qui caractérise l’intégration systémique des entreprises, de l’organisation et du marché requiert l’intégration systémique de l’organisation managériale et du travail, la transformation des travailleurs en managers. Cela est techniquement possible et socialement sur la bonne voie (en partie grâce aux bons soins des sociologues qui célèbrent la revalorisation du travail associé à un processus de gestion). L’instrument de cette nouvelle fusion du travail et de la gestion est l’équipe managériale de travail (managériale au sens où elle est une création du management).
De l’individu à l’équipe
15La notion d’équipe de travail est aujourd’hui souvent présentée comme le pilier de la nouvelle responsabilisation des travailleurs, qui est censée leur redonner leur pouvoir perdu sur le travail. Or l’équipe fonctionnelle est aussi une catégorie organisationnelle étroitement liée à la logique managériale. La substitution du groupe à l’individu comme élément de l’organisation sert à résoudre la question suivante : comment faire accepter par les membres de l’organisation des objectifs qui vont à l’encontre de leurs objectifs en tant qu’individus ? Whyte (1956) a fait une critique de cette dimension de l’Organization Man (le manager) qui, comme membre d’un groupe nécessaire à sa survie dans l’organisation, abdique sa personnalité, perdant ainsi toute capacité de critique et de résistance6. Pour être effective, l’organisation, qui n’admet que ce qui est fonctionnel, doit modeler l’être humain, le rendre conforme à son image ; ce n’est que lorsqu’elle a imposé sa « personnalité collective » à tous ses membres qu’elle peut se targuer d’efficacité. Galbraith (1967), qui ne partageait pas le pessimisme de Whyte, affirme que la supériorité que le groupe confère à l’organisation, en affaire comme en société, est devenue incontestable :
« It is not to individuals but to organizations that power in the business enterprise and power in the society has passed. And modern economic society can only be understood as an effort, wholly successful, to synthesize by organization a group personality far superior for its purposes to a natural person and with the added advantage of immortality7. » (Galbraith 1967 : 60-61.)
16Dans l’entreprise, cette personnalité collective prend la forme de la « technostructure » : ce ne sont plus des individus dotés d’une autorité hiérarchique qui prennent les décisions mais des groupes d’experts, chacun spécialiste dans son domaine. La technostructure n’a pas besoin d’individus hors du commun puisque la mise ensemble de plusieurs experts ordinaires crée quelque chose de supérieur au génie individuel, affirme Galbraith. Ce dernier omet de dire que, si le groupe apparaît plus efficace que l’individu pour les fins de l’organisation, c’est aussi parce que les intérêts individuels et les intérêts organisationnels sont incompatibles (cela est illustré par les groupes informels dénoncés par les tenants de l’École des relations humaines comme moyen développé par les travailleurs et les travailleuses pour servir leurs intérêts individuels et collectifs). Les équipes semi-autonomes de la sociotechnique – dont l’idée est revenue en force depuis la crise des années 1970 – poursuivent le même objectif que l’École des relations humaines d’Elton Mayo, de fusion du formel et de l’informel dans l’organisation, au nom de l’harmonisation du système technique et du système social. La dissolution de l’individu dans le groupe vise ici aussi à faire du travailleur un organization man, à transformer la rivalité travailleurs-management en atout pour l’organisation, à réaliser la dimension gestionnaire du travail jusque dans l’exécution, au détriment de la dimension dialectique qui subsiste dans les rapports sociaux d’organisation où travailleurs et managers s’opposent.
17Quand une partie du travail managérial est absorbée par la technologie, la création des équipes de travail semi-autonomes est favorisée puisqu’une partie de la supervision personnalisée peut être abolie. Les équipes de travail créées par le management représentent une prolongation de l’organisation managériale dans le travail d’exécution : une application aux exécutants de stratégies d’abord destinées aux managers, lieu privilégié de la fusion du travail et de son contrôle, fondée sur la rationalité procédurale qui n’obéit ni à la rationalité substantive des travailleurs et des travailleuses qui guidait le monde de l’informel ni à la rationalité formelle de l’organisation hiérarchisée : la rationalité procédurale se substitue à la rationalité formelle et conditionne la rationalité substantive des travailleurs, alors que la rationalité formelle s’y opposait (cf. Simon 1969). Comme résultat de la fusion des rationalités formelle et informelle, la rationalité procédurale sert à assurer la coopération et le consensus qui sont essentiels à l’organisation8 (l’absence de contradictions).
18En centrant les acteurs sur la résolution de problèmes, sur l’atteinte d’objectifs organisationnels, la rationalité procédurale occulte les rapports sociaux d’organisation qui antagonisent les travailleurs et les managers et transforme les travailleurs en managers de leur activité. C’est cela qui est associé à une nouvelle responsabilisation des travailleurs censée leur conférer un nouveau pouvoir dans leur travail. Ce type d’interprétation des transformations organisationnelles contemporaines occulte non seulement le sens managérial du travail (conféré par le management) mais aussi la fusion de l’entreprise et du marché dans le tout organisationnel qui rend obsolète la notion même de pouvoir (comme catégorie politique).
19Le triomphe de l’organisation dans l’entreprise et dans la société, dans lequel le management a joué un rôle central, oblige à remettre en question notre conception du travail. Le management, comme agent organisateur, est venu se substituer au pouvoir ouvrier dans l’atelier et dans la société, pour le neutraliser, ranimant ainsi, au sein de l’organisation, la concurrence entre travailleurs. Le management est un nouvel acteur qui a chambardé les rapports sociaux de production, en s’opposant aussi bien à l’entrepreneur qu’au travailleur. Le manager est une figure inhérente à la grande corporation de la production et de la distribution de masse. Une partie de ses fonctions a été soumise à la logique du travail (décomposition, mesure, banalisation). Est-ce cela qui explique l’équation actuelle faite par des sociologues et par des syndicalistes entre gestion et démocratie, entre gestion et pouvoir ouvrier ? Comme si la prolétarisation d’une partie de la gestion et la « managérialisation » du travail représentaient la synthèse émancipatrice tant attendue par le mouvement ouvrier. Or la logique managériale, qui est issue de l’organisation capitaliste, orientée vers le comment de son efficacité, est purement instrumentale (alors que le mouvement ouvrier a su donner une dimension émancipatrice au travail par l’action ouvrière). L’équation faite entre gestion et pouvoir ouvrier est non seulement sans fondement mais trompeuse. Une petite incursion dans le monde du management comme acteur central dans la transformation de la société et du travail au XXe siècle s’avère ainsi nécessaire pour comprendre le sens managérial devenu inhérent au travail.
La théorisation du travail du management
20La fonction du management, apparue avec la construction du capitalisme corporatif-managérial, a considérablement augmenté au cours des deux décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale9. Outre la nécessité de modeler les facteurs humains et sociaux selon les besoins et les objectifs de l’organisation, l’augmentation du management hiérarchique et fonctionnel est reliée à l’expansion des services du personnel et des relations industrielles qui a suivi la reconnaissance des syndicats et de la négociation collective dans l’entreprise ; elle est aussi une conséquence directe des principes tayloriens d’organisation10. Cette inflation de la fonction managériale a donné naissance à une sociologie du management qui a pour tâche de théoriser le fonctionnement des organisations. Un examen de cette théorisation va permettre de faire ressortir la transformation du sens du travail du point de vue du management11. Cet exercice est essentiel puisque les rapports de travail ont mis en présence, depuis le tournant du XXe siècle, travailleurs et managers, syndicat et management ; ce qui se traduit en Amérique par l’expression labour-management relations qui, à elle seule, résume toutes les relations de travail.
21Je voudrais ici faire une parenthèse pour situer sociologiquement le sens de l’apparition de la théorie des organisations en sciences sociales, ainsi que ses origines liées à la biologie. L’organique et le mécanique, l’idée et la matière, la superstructure et l’infrastructure, l’abstrait et le concret, le sujet et l’objet, le capital et le travail, chacun de ces couples de contraires est complémentaire, sauf un : l’organique et le mécanique. La « science industrielle » (comme l’appelait Tocqueville) était mécanique et visait à se libérer de la nature par des artifices, des créations humaines visant à ruser avec elle pour échapper à son emprise. Pourtant l’économie politique dénonçait les artifices de l’ancienne société parce qu’ils entravaient les lois naturelles du marché. Le concept de nature dévoile ici son double sens : la nature extérieure que l’homme a de tout temps cherchée à maîtriser ou à s’allier, et celle à laquelle il doit se soumettre parce qu’elle participe de sa propre nature comme être vivant (sélection naturelle, survie des plus aptes, principes qui président aux lois du marché et de la concurrence). La mécanique (qui maîtrise la nature physique) régit la production industrielle, alors que l’organique (qui domine la nature humaine) préside aux lois de l’échange. L’organisation capitaliste, lorsqu’elle se réalisera, réussira à allier le mécanique et l’organique, la production et l’échange, fusion dont l’expression contemporaine est la théorie générale des systèmes et l’un de ses dérivés, la théorie des organisations12.
22L’analyse des répercussions de la logique organisationnelle sur les institutions du marché, de l’entreprise et du travail doit être située dans le cadre de la théorie générale des systèmes dont l’élaboration par L. von Bertalanffy à partir des années 1920 a accompagné le mouvement d’organisation de la société13. Selon Bertalanffy (1968), le principe d’organisation – invariant de tout système, qu’il soit matériel ou spirituel – a permis de résoudre la contradiction entre vitalisme et mécanisme dans les sciences du vivant, entre esprit et matière en philosophie, et il permet de résoudre toutes les autres contradictions qui viennent opposer des obstacles aux solutions scientifiques, techniques et sociales de nos problèmes de plus en plus complexes. Quelles propriétés a donc l’organisation pour ainsi résoudre des contradictions plusieurs fois millénaires ?
23La cybernétique, une branche de la théorie générale des systèmes qui s’applique aux systèmes de contrôle, nous donne quelques bonnes indications sur la nature de ces propriétés-miracles. La cybernétique, systématisée après la seconde guerre mondiale, présente deux volets complémentaires : un volet organisation-contrôle, celui de Wiener (1950) et un volet changement dont il faut assurer la régularité et la prévisibilité, celui d’Ashby (1956). Pour assurer la régularité et la prévisibilité du changement, il faut l’organisation et le contrôle. La cybernétique de Wiener utilise la notion d’organisation, empruntée aux sciences du vivant, comme un principe synonyme de vie artificielle permettant de contrer, localement et pour un temps, la tendance irréversible à l’entropie, au désordre. La cybernétique d’Ashby assimile machine et mode de comportement déterminé, i.e. qui suit un cours régulier et reproductible. Notons que la dette de ces théoriciens envers le capitalisme comme principe d’organisation-contrôle des comportements humains et sociaux et des machines n’est pas reconnue explicitement. Cette théorisation est pourtant l’expression du triomphe de l’organisation capitaliste corporative managériale, que l’on peut reconnaître à certains postulats de la cybernétique : il n’est pas nécessaire de contrôler les individus pour contrôler le système, il suffit de créer des sous-systèmes au comportement prévisible ; pour des fins de contrôle, seuls les fonctions et les comportements statistiquement mesurables importent ; l’intentionnalité, les finalités, le pourquoi des phénomènes sont menaçants pour l’organisation ; la conception du programme, de l’organisation – qui détermine le comportement des parties du système – est donnée a priori dans la cybernétique. Cybernétique et théorie des organisations (du management) partagent des principes fondamentaux : primauté des fonctions, du comportement et des stratégies (sur les finalités), primauté des relations entre les parties (sur les individus ou les parties), importance de la circularité de l’action entre les parties (action/rétroaction) pour conserver et transformer le tout ; occultation des rapports de domination qui provoquent l’affrontement et des finalités susceptibles de créer des dissensions entre les acteurs. C’est ce qui permet à la logique organisationnelle de réduire la complexité toujours croissante : en réduisant les phénomènes sociaux à un ensemble de fonctions où l’on ne se pose que la question du comment, le problème du contrôle inhérent à la logique organisationnelle est grandement simplifié en même temps qu’il devient de plus en plus central puisque l’extension de la logique organisationnelle signifie la « dé-subjectivation » croissante de l’être humain. Il faut en arriver à ce que les êtres humains qui peuplent les organisations, la société organisée, cessent de se demander : qu’est-ce que cela ? pourquoi ? à ce qu’ils acceptent de fonctionner sans poser ni se poser de questions embarrassantes pour l’organisation. C’est à la condition que nous acceptions de capituler comme êtres humains que l’organisation acquiert la propriété-miracle d’abolir toute contradiction.
24Aujourd’hui, les développements du capitalisme et les technologies de l’information ont rendu la logique organisationnelle omniprésente dans la société et cela se traduit en sociologie par le paradigme systémique emprunté à la théorie des organisations. L’exclusivité de la fonction permet la fusion-dissolution des distinctions et des oppositions puisque n’est admis dans le système que ce qui est fonctionnel, ce qui rend très problématique la conceptualisation des transformations car nous nous trouvons sans cesse confrontés à des concepts vidés de leur sens et de leur substance. La théorisation de l’organisation doit donc être examinée comme je l’ai fait d’autres phénomènes sociaux liés au travail puisqu’elle empreint notre conception du travail et de la société. L’étude de Chapple et Sayles (1961) est particulièrement éclairante pour mon propos. Ces auteurs proposent une analyse du fonctionnement managérial qui nous permet de situer les changements actuels dans les entreprises-organisations selon une continuité qui n’est généralement pas reconnue en sociologie du travail (ni même en sociologie des organisations). Chapple et Sayles proposent une « réingénierie » du management selon les processus de travail pour remplacer la division par fonction créatrice de stress et d’instabilité dans les organisations (à cause de l’éclatement qui lui est propre)14. Ils prôneront ainsi une détaylorisation du management (en favorisant la réduction de l’importance des fonctions) tout en recourant à une méthode privilégiée par Taylor – l’étude des temps – pour procéder à cette réingénierie, car la variable-temps est tout aussi critique pour le management que pour les exécutants dans les organisations industrielles.
« The work-flow theory requires the specification of what each person does, when, where, with whom, how long, and how often. Therefore a type of job analysis or job description, to use a somewhat discredited term, is needed to outline the flows for each individual and to specify in quantitative measurements the duration of the action and interaction required to carry them out15. » (Chapple et Sayles 1961 : 44.)
25Ces auteurs analysent le management de la même manière que Taylor analysait le travail d’exécution dans le but d’éliminer les dédoublements de fonction et de prise de décision, générateurs de confusion et d’inefficacité. Pour ce faire, le mode de supervision et de contrôle doit être fondé sur le procès de travail, sur sa division en plusieurs processus et chacun d’eux doit faire l’objet d’une supervision unique, complétée par une supervision de deuxième niveau pour leur coordination. Selon Chapple et Sayles, l’aire de supervision (span of control) ne dépend pas du nombre de personnes sous l’autorité de ce management de second niveau, mais des outils de contrôle à sa disposition16. Ces auteurs prévoyaient (en 1961) un élargissement de l’aire de supervision des managers de ce niveau suite aux perfectionnements de la technologie des ordinateurs ; l’établissement d’une chaîne de commandement suivant la logique « processuelle » de la production allait permettre d’orienter les développements de la technologie de l’ordinateur vers l’amélioration de l’efficacité de la supervision, i.e. vers la rationalisation de la fonction du management.
26D’autres stratégies d’organisation seront développées qui contribueront éventuellement à la remise en cause de principes tayloriens de management. Dans les années 1950-1960, la théorie des organisations développe l’approche systémique comme courant dominant. J. D. Thompson (1967) associe ainsi le taylorisme à l’organisation guidée par la stratégie du système fermé, i.e. celui qui recherche la certitude et s’attache à établir un système déterminé ; le taylorisme est incompatible avec la stratégie du système ouvert adoptée quand on s’attend à l’incertitude (inspirée du modèle des systèmes naturels). J. D. Thompson fait remarquer que ces deux stratégies managériales révèlent quelque chose d’important concernant les organisations complexes : notre culture ne nous fournit pas de concepts s’appliquant à la fois à la détermination et à l’indétermination ! Qu’à cela ne tienne. La théorie des organisations, qui s’inspire de la théorie générale des systèmes, propose comme solution la fusion des deux stratégies : adopter la stratégie des systèmes ouverts, indéterminés et sujets à l’incertitude, en y insufflant une certaine dose de détermination et de certitude17. Il s’agissait alors des diverses stratégies visant à protéger le noyau central des organisations, telles que l’accumulation des inventaires, l’établissement de zones-tampons dans la production, etc. pour éviter d’être pris au dépourvu par des changements dans l’environnement. Burns et Stalker (1961) font une distinction similaire entre le taylorisme et le systémisme nouveau en parlant de système mécaniste (environnement stable) et de système organique (environnement aux conditions changeantes). Le taylorisme, comme système fermé, mécaniste, déterminé, n’est pas dépassé mais il doit s’adapter aux nouvelles conditions environnantes. Le courant systémique de la théorie des organisations reconnaît le caractère insatisfaisant du taylorisme comme mode d’organisation dans le cadre de l’organisation intensive des entreprises et de la société propre aux Trente Glorieuses.
27Le management, dans lequel se fondent le capital et le travail, impose la logique du capital en même temps qu’il subit celle du travail. Il est le travail « réflexif » par excellence (qui sert à reproduire le travail), mais aussi travail simple, qui sert à reproduire le capital. Le management, instrument de la rationalisation du travail, doit se rationaliser lui-même. La véritable crise du taylorisme dont on a tant parlé ces dernières années se vit d’abord ici. La crise du taylorisme est une crise organisationnelle ; c’est aussi une crise du « travail » dans la mesure où celui-ci est désormais identifié à l’organisation (au management) et où il n’a plus, pour les exécutants, que le sens d’une activité empirique insérée dans le processus d’organisation. Les mêmes principes et les mêmes méthodes que ceux de Chapple et Sayles sont aujourd’hui appliqués à la réingénierie des processus administratifs, ou encore à la lean production japonaise, qui mettent l’accent sur les processus plutôt que sur la structure et opèrent une sévère ponction tant chez les employés d’exécution que chez les gestionnaires et les administrateurs. Ces « nouveaux » modes de rationalisation, censés reposer sur un principe révolutionnaire de gestion apparu avec les changements du marché et des technologies, avec la mondialisation, etc., poursuivent en fait la double logique managériale du capital et du travail qui oblige le management à se faire harakiri puisqu’il est lui-même une forme de « travail », i.e. un coût de production. Autrement dit, la logique capitaliste s’applique ici aussi, qui transformera le travail vivant de l’organisation en travail mort objectivé grâce à la technologie organisationnelle qu’est l’informatique, qui augmente considérablement la « productivité » du travail managérial ; l’informatisation de la production intègre des règles et des formes de contrôle établies par le management, ainsi que des fonctions habituellement confiées à des cadres intermédiaires (planification, coordination,…). Tel que prévu par Chapple et Sayles, la technologie informatique a élargi de manière significative l’aire de contrôle des managers18 : le management comme travail tend lui aussi à devenir une ressource abondante dont on peut de plus en plus se passer. L’organisation qui, affirmait Weber (1922), est intelligence objectivée au même titre que la machine, se trouve donc doublement objectivée lorsqu’elle est intégrée aux technologies informatiques comme travail mort (l’intelligence n’y retrouve pas sa subjectivité contrairement à ce qu’affirment les sociologues partisans du courant systémique). L’enfermement dans la « cage d’acier » de l’organisation capitaliste se concrétise. C’est à ce phénomène qu’est aujourd’hui associé le retour à l’autonomie ouvrière que permettraient ces nouvelles technologies capables de transformer la cage d’acier en cage dorée.
28Pour mettre ce discours en perspective et pour compléter l’examen du sens conféré au travail par le management, il faut tenir compte d’une autre manifestation de la managérialisation du travail, qui entre en crise en même temps que la crise de l’organisation capitaliste : la dimension gestionnaire du syndicalisme d’entreprise. Quand le management s’empare du processus de production et abandonne la division selon la fonction, ce sont les travailleurs qui deviennent les « fonctionnaires » de la production. La rationalisation du travail du management qui a donné naissance aux équipes fonctionnelles dans la production va donner lieu, dans les syndicats qui survivront à cette crise, à la création d’équipes syndicat-management : les labor-management relations à l’américaine tendent vers la fusion des deux, vers la destruction de cet espace résiduel que les travailleurs s’étaient aménagé pour échapper et résister à l’organisation capitaliste managériale totale.
Notes de bas de page
1 « Dans la mesure où les sources traditionnelles de soutien social (la petite ville, l’église et la famille) se sont effritées dans la société, de nouveaux types d’organisation, en particulier la corporation, ont pris leur place ; et ces dernières deviennent inévitablement le théâtre des revendications de sécurité, de justice et de reconnaissance. Considérer la corporation d’affaire comme un simple instrument économique, c’est échouer totalement à comprendre la signification des changements sociaux du dernier demi-siècle. »
2 Qui écrivait : «One must also take seriously the (always limited) “emancipatory” aspect of the model of “free” wage labour. In this model, labour power at least possesses the formal (contractual) freedom to escape given and fixed specific forms of utilization and, thereby, the freedom to elude the force of normative and authoritative restrictions associated with this specific form of utilization. […] the theoretical trivialization of this liberating labour market potentiality would lose sight of its emancipatory moment, and hence would deprive us of standards by which the relapse into 7 “pre-bourgeois” models of the utilization of labour power – whether in the direction of forced labour or “community” subsistence labour within a rigid estate or family framework – could be judged as regressive. The looming obsolescence of the labour market thus also in a way threatens the substance of some formal freedoms, such as occupational choice and the freedom of coalition formation. » (Offe 1985 : 64.)
3 Voir l’article de Martine Orange, « La frénésie des fusions-acquisitions s’empare des groupes européens », Le Monde, mardi 30 mars, 1999, p. 18. On y retrouve un tableau présentant les principales fusions-acquisitions effectuées entre octobre 1998 et mars 1999.
4 La désintégration verticale suppose en effet une forte organisation horizontale ; Sayer (1989) utilise l’exemple du Japon pour illustrer ce point : les keiretsu et les gurupu sont des groupes réunissant des représentants de diverses entreprises pour établir des stratégies communes ou complémentaires ; ces groupes peuvent être plurisectoriels (banque, aciérie, automobile, chimie, construction navale, etc.) ou bien réunir l’entreprise donneur d’ordres et ses fournisseurs et sous-traitants pour partager des procédés, de la formation, un mode de gestion, (ce sont généralement ceux de l’entreprise cliente qui sont imposés aux PME qui gravitent autour d’elle). Chesnais (1994) souligne que cette organisation horizontale a rendu l’économie japonaise quasiment impénétrable par l’investissement étranger. Voir aussi Kumazawa et Yamada (1989).
5 Rappelons-nous que l’une des sources du succès de GM contre la FMC dans les années 1920 a été sa structure multidivisionnelle qui mettait les divisions en concurrence entre elles, à l’intérieur de la corporation.
6 Pour Whyte, la tragédie ne réside pas tant dans le phénomène de l’organisation lui-même que dans cette capitulation de l’être humain qu’il implique.
7 « Ce n’est pas à des individus, mais à des organisations qu’est transféré le pouvoir dans la grande entreprise et dans la société. Et l’on ne peut comprendre notre société industrielle moderne que comme un effort couronné de succès pour synthétiser, grâce à l’organisation, une personnalité de groupe qui est de loin supérieure, quant aux objectifs qu’elle poursuit, à une personne physique et qui présente l’avantage supplémentaire de l’immortalité. » (J. K. Galbraith, Le nouvel état industriel, p. 101.)
8 Il est intéressant de noter que la théorie des jeux – l’un des outils de la rationalité procédurale pour l’aide à la décision, avec les algorithmes, la recherche opérationnelle, la théorie des organisations – présente la capacité à susciter la coopération d’un partenaire, tout en continuant à l’agresser, comme la relation la plus efficace dans une organisation (voir le dilemme du prisonnier, selon Simon 1969).
9 L’augmentation de l’importance du management est perceptible dans les ouvrages de l’époque. Whyte (1956) souligne que les offres d’emplois pour les jeunes managers surpassent le nombre de diplômés en même temps que le personnel staff augmente, surtout dans les services du personnel. Bendix (1956) mentionnait que General Electric devait combler 1 500 postes de cadre dans la décennie qui s’annonçait (p. 320). Chapple et Sayles (1961) donnent cet exemple tiré de leurs études : en 1948, les activités du service du personnel d’une grande entreprise (comptant 1 500 employés) étaient prises en charge par un directeur et une employée de bureau ; en 1958, il y avait six cadres et huit commis de bureau dans le même service pour un personnel global réduit à 1400 employés (p. 65). Fiedler (1965) affirme que le management, décisif pour le succès ou l’échec d’une organisation, est devenu une ressource très rare. Entre 1940 et 1970, la catégorie d’employé chargée de la supervision a connu une augmentation de 67 % (cf. Edwards 1979 : 135).
10 Par la division du travail managérial et administratif ; la préparation du travail dans les bureaux des méthodes multipliait le nombre de postes administratifs qui, eux aussi, requéraient plusieurs niveaux de supervision.
11 Je ne fais pas ici un examen exhaustif des différents courants de la théorie des organisations, me contentant plutôt d’en extraire les éléments qui m’apparaissent les plus significatifs pour le lien entre management et travail.
12 Notons ici l’absence de ce qui participe de la seule véritable nature humaine selon les Grecs : la politique.
13 L. von Bertalanffy est habituellement cité comme principal inspirateur par les théoriciens de l’organisation depuis les années 1950.
14 L’inflation de la fonction managériale qui a suivi la guerre 1939-1945 a donné lieu à l’élaboration de diverses thèses en vue de la rationaliser qui suggèrent l’absence d’un one best way en matière d’organisation. Selon Woodward (1958) par exemple, le facteur décisif est la complexité technique des systèmes de production. Walker et Lorsch (1968) rappellent quant à eux que le choix entre l’organisation selon la fonction ou selon le produit (distinct de ce que Chapple et Sayles proposent) dépend de la nature de l’entreprise.
15 « La théorie du flux de travail exige de préciser ce que chaque personne fait, quand, où, avec qui, pendant combien de temps et à quelle fréquence. Une forme d’analyse des tâches, ou de description de tâche, pour utiliser un terme plutôt chargé de discrédit, est donc nécessaire pour faire ressortir les flux pour chaque individu et pour déterminer par des mesures quantitatives la durée de l’action et de l’interaction requises pour les effectuer. »
16 Par exemple, s’il existe des rapports périodiques sur chaque processus qui font ressortir les difficultés, un manager pourra en superviser plusieurs puisqu’il n’intervient que là où il y a des difficultés.
17 On voit ici la parenté de la théorie avec le mode de développement du capitalisme corporatif-managérial.
18 Voir l’analyse d’Alsène et Denis (1990) qui, pour leur part, soulignent surtout la déqualification des superviseurs de premier niveau opérée par l’intégration informatique de la production ; voir aussi Rifkin (1995).
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